Revue de réflexion politique et religieuse.

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25 Mar 2011

Quand l’Eglise s’enfonce dans la nuit la plus obscure par Alain Tornay

[note : cet article a été publié dans le numéro 104 de catholica, pp. 130-136).

On sait la place privilégiée prise par l’abbé Journet dans les « grandes amitiés » de Jacques Maritain et en même temps de sa femme Raïssa et de la sœur de celle-ci, Véra. La publication de la correspondance entre « Jacques très cher » et « mon bien-aimé Charles », comme ils s’appellent affectueusement, vient de s’achever avec la parution d’un sixième volume qui couvre les années 1965 à 1973, année du décès de Jacques Maritain, en avril (Charles Journet décédera exactement deux ans plus tard). Le volume regroupe trois cents lettres, dont la dernière est de novembre 1972. Il est complété par un « Cahier de Rome » et divers textes du Cardinal Journet, ainsi que par diverses annexes qui apportent des journetprécisions à certains sujets abordés dans la correspondance comme le catéchisme hollandais, la régulation des naissances, la traduction française du Canon, le nouveau Missel (à noter, pp. 1044-1048, le jugement du Cardinal Journet sur la nouvelle Messe).
L’année 1965 a commencé de manière douloureuse pour l’abbé Journet. En février, le pape l’a créé cardinal. Le premier réflexe de l’abbé a été de supplier le Saint-Père de lui épargner « cet honneur trop lourd et trop voyant » ((. Lettre à Paul VI, in op. cit., p. 925. Dans un télégramme au Saint-Père, il écrit : « Je vous supplie, je refuse, de toutes les forces de mon âme, je ne peux pas accepter. C’est ma mort, c’est l’agonie, l’agonie » (op. cit., p. 926).)) . Il s’est beaucoup démené afin de refuser, comme il l’écrira à Maritain, « cette atroce nomination » (36), sa vocation étant d’être — comme saint Thomas — simple chercheur en théologie, sans que ses écrits soient affectés d’un coefficient d’autorité. Maritain au contraire le supplie à genoux d’accepter, « pour la cause de saint Thomas » (40). Pour trancher ces références contradictoires à saint Thomas, l’humble abbé Journet se laissera convaincre par les efforts conjugués du pape et de Maritain.
1965 est aussi l’année de la dernière session du Concile Vatican II. Dès avant la fin du Concile les deux amis s’accordent pour déplorer une détérioration liturgique, théologique, spirituelle. Nous allons examiner ces différents domaines. On nous pardonnera de le faire en relevant le plus volontiers des expressions hautes en couleurs, mais qui souvent touchent hélas le cœur de la cible. C’est un des intérêts d’une telle correspondance privée que de révéler à l’état brut des pensées et des réactions dépourvues de ce minimum de diplomatie auquel oblige en général l’expression publique.
Nous commencerons par la question liturgique, qui revient à diverses reprises. Déjà au printemps 1965, Maritain confesse que son ami « est encore plus sévère que [lui] pour la manière dont on bouleverse la liturgie » (64, n. 3). Journet, que Maritain approuve (146), n’arrive pas à trouver belle la Constitution sur la liturgie, qu’il juge insuffisante sur l’eucharistie et dont il déplore déjà en 1966 le résultat pastoral : les tabernacles devenus gênants, le maître-autel devenu une table protestante, et toujours plus de prêtres qui ne disent plus la messe quand ils ne peuvent pas concélébrer (128, 141).
Attaché aux concepts rigoureux hérités de saint Thomas, Journet s’en prend à plusieurs reprises aux traductions liturgiques : « J’ai envie de mourir chaque matin quand j’entends la totalement, honteusement inepte traduction française autorisée par les évêques français », et il donne l’exemple, dans le Credo, du consubstantialem rendu de manière « hérétique » par « de même nature que le Père » (49 et 238) — ce qui est enseigner le trithéisme. « Pour ma part j’aimerais mieux mourir que de faire sortir de ma bouche ce “de même nature que” » (239).
Maritain de son côté est choqué, nous sommes en mars 1967, par un projet de traduction du Canon de la messe, à propos duquel on l’a consulté : « Voir les évêques de France trahir le sacré » (374, n. 5), voir un épiscopat « organisé presque aussi bien et aussi militairement que le parti communiste » (378) le scandalise. Il n’hésite pas à parler d’une trahison collective de leur mandat, et son indignation est partagée par Journet. D’ailleurs sur tous ces sujets les deux hommes sont en parfaite communion de pensée. Il y a parfois entre eux, au fil des lettres, de minces divergences, mais c’est toujours à propos de points très techniques et non fondamentaux, en général de théologie.
Puis vient la nouvelle traduction du Notre Père, qui entre en usage la nuit pascale 1966. Journet déplore le tutoiement, adopté, observe-t-il, pour s’ajuster à une minorité protestante (128). Peu de temps après, Maritain conteste la liturgie en langue vernaculaire : « Et maintenant, avec cette liturgie en français, le dernier refuge de la beauté ici-bas nous a été ôté par l’Eglise. Au fond c’est sans doute mieux comme ça, et ne serait pas si grave s’il n’y avait en même temps le processus d’“apostasie immanente”. Nous sommes en plein dans les larmes de la Salette. Dire qu’il y a plus de cent ans la Sainte Vierge avait porté le diagnostic » (504).
Plus encore que la liturgie, c’est la crise de la foi qui inquiète les deux amis. « Le mal s’aggrave terriblement dans le clergé », constate Journet, et à plusieurs reprises il fait mention de lettres qui lui parviennent de gens dont la foi en désarroi commence à chanceler (226). Le mal est profond et omniprésent : « Si l’on ne gardait dans les Universités, instituts, séminaires, que ceux dont la doctrine est sûre, et qui croient à la valeur des décisions conciliaires du passé, on n’aurait plus grand monde pour instruire la jeunesse » (616).
Le cardinal Journet évoque sa participation aux travaux de la commission de cardinaux chargés d’examiner le nouveau catéchisme hollandais, paru avec l’appui du cardinal Alfrink. Mais ce n’est pas seulement en Hollande que le ver est dans le fruit. La catéchèse prend une direction inquiétante : « Toute la catéchétique sert, sous couleur de pédagogie, à miner le credo, et les dogmes même de foi » (293), et à propos du catéchisme des évêques français : « Au nom de la pédagogie on fait silence sur tant de choses » (542). Maritain fait le même constat, en janvier 1967 : « La crise affreuse par laquelle l’Eglise est en train de passer […] qui menace les fondements de la Foi et est liée à l’immense crise qui secoue le monde et la civilisation » (328). Dans cette même lettre, Maritain a l’idée d’un texte que le pape proclamerait solennellement, pour tirer « de leur angoisse croissante l’immense multitude d’âmes qui ne savent plus ce qu’il faut croire. » C’est dans ce contexte que Paul VI a décrété une année de la foi à partir de la fête des saints Pierre et Paul 1967. Dans une entrevue avec le pape au mois de décembre de la même année, Journet, se faisant l’avocat du projet de son ami, lui suggère de clore l’année de la foi par quelque chose comme une « profession de foi de Paul VI » (329). Et Maritain va très rapidement rédiger un texte qui en substance sera repris par le Pape ((. Journet comme Maritain manifestent une vive admiration pour la personne de Paul VI, en aucun autre pape Maritain dit n’avoir ressenti à ce point la présence de l’Esprit (84).))  et proclamé dans toute l’Eglise lors de la clôture de l’année de la foi ((. La revue Nova et Vetera sous le titre « Le credo du peuple de Dieu » présente dans son n. 2009/1 un historique détaillé de cet épisode ainsi qu’un comparatif du texte de Maritain et du texte de la Profession de foi de Paul VI.)) .
Cette initiative ne sera cependant pas une digue suffisante. L’aventure postconciliaire va se poursuivre dans la même direction, se voyant qualifiée par Journet d’« effroyable maquis où le Prince de ce Monde est Maître » (352). Dans une longue lettre réquisitoire d’août 1966, Maritain voit dans la crise actuelle une crise plus grave que celle de l’arianisme (234). Deux ans plus tard il s’indigne que « la gravité inouïe de cette crise de la foi au sein même de l’Eglise » ne soit pas le fait seulement d’une petite minorité d’agitateurs, « mais aussi des personnes en situation de contrôle qui trahissent leurs responsabilités » (602-603). Journet n’est pas en reste qui voit l’Eglise s’enfoncer dans une nuit plus obscure que jamais (686).
Cette période est aussi celle de la parution du Paysan de la Garonne. La correspondance nous transporte dans les coulisses de la genèse de cet ouvrage qui fit beaucoup parler de lui. En janvier 1966, Maritain informe Journet de son projet d’un petit livre sur le désarroi actuel des esprits, auquel il a commencé de travailler (125, 127). Ce seront des mois de dur labeur. Maritain envoie à Journet ses chapitres au fur et à mesure de leur rédaction au cours du printemps 1966. Dans les jours qui précèdent l’achèvement du Paysan, début juin 1966, Maritain confie à son correspondant : « Je suis à bout de forces, je travaille comme un forçat » (196), et de telles expressions sont récurrentes ((. Il en ira de même les années suivantes pendant lesquelles Maritain continue d’écrire, même s’il s’était juré que le Paysan serait son dernier livre. De fait, deux ouvrages seront encore rédigés, De l’Eglise du Christ. La personne de l’Eglise et son personnel (paru en 1970 chez Desclée De Brouwer), et Approches sans entraves, qui paraîtra à titre posthume (Fayard, 1973), ses épreuves ayant été envoyées à l’éditeur peu avant la mort de l’auteur.)) . Le livre sera remis à l’éditeur en juin, il paraîtra le 2 novembre. Journet espère que ce livre orientera toute notre pensée d’après-Concile (216), dans ce monde à demi-fou ou complètement fou qui nous entoure (128). Maritain le voudrait bien, mais il dément : « Ne croyez pas qu’il orientera les esprits ! La crise est beaucoup trop profonde, (et les évêques eux-mêmes beaucoup trop mous pour que rien change actuellement dans la masse du clergé, sinon vers le pire). Je n’attends aucun effet de ce livre, c’est seulement un témoignage » (231-232).
Pourtant le succès du livre (55 000 exemplaires vendus en janvier 1967) est effarant, il réjouit bien sûr Maritain, qui précise cependant : « Pour moi c’est assez horrible, il me semble qu’on me livre tout nu aux yeux de badauds dans un cabaret » (320). Il n’y aura effectivement aucun effet du côté des évêques, qui prendront position à leur manière, indirectement, dans leur réponse à une enquête faite par le cardinal Ottaviani. Alors que pour Maritain, selon une des expressions du Paysan de la Garonne qui a connu une fortune particulière, le modernisme du temps de Pie X n’était, en regard de celui qui sévit aujourd’hui, qu’un modeste rhume des foins, les évêques estiment qu’« il n’y a pas lieu de parler d’une résurgence du modernisme au sens historique du terme » ((. Texte cité dans la n. 7 de la p. 341. A la même époque, dans une lettre à Julien Green du 19 janvier 1966, Maritain écrit que « nous sommes dans la pire crise moderniste. Et je ne me console pas de voir la laideur et la bêtise introduites (avec le français) dans la liturgie sacrée » (J. Green-J.Maritain, Une grande amitié. Correspondance 1926-1972, Gallimard, 1982, p. 255).)) .

Rubrique(s) : Lectures critiques
25 Jan 2011

Croatie : l’histoire politique d’un journal conciliaire par Ivan Miklenic

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 95, pp. 57-62]

Peu avant le concile Vatican II, le régime communiste yougoslave avait interdit à l’Eglise catholique d’éditer des textes écrits en Croatie. Les franciscains de Zagreb, en accord avec l’évêque de cette même ville, Mgr Franjo Šeper, lancèrent toutefois un bulletin destiné à rendre compte des travaux conciliaires, sous le nom de Glas Koncila (« La Voix du Concile »). Le premier numéro parut le 4 octobre 1962. Les lecteurs montrèrent immédiatement leur intérêt pour ce travail, mais celui-ci se heurtait à des difficultés techniques liées à l’impression. Une intervention pressante de l’évêque de Zagreb obtint l’autorisation, à partir du 29 septembre 1963, de faire imprimer le bulletin dans une imprimerie d’Etat. Le pouvoir communiste n’y voyait alors qu’une simple relation des travaux de l’assemblée conciliaire. Glas Koncila portait d’ailleurs comme sous-titre : « Le nouveau visage de l’Eglise ».
Fin 1963, le bulletin prend le format d’un journal. Le pouvoir cherche alors à l’interdire, mais ne le peut pas, ne voulant pas prendre le risque d’un conflit avec l’épiscopat : car tous les évêques de Yougoslavie cautionnaient la publication par la seule présence de leurs signatures dans ses colonnes. Le journal, co-édité par les diocèses de Zagreb, Split, Sarajevo, Rijeka et Zadar, parut ainsi toutes les deux semaines jusqu’à la fin de l’année 1984, avant de devenir hebdomadaire. Officiellement, il n’existait pas de censure dans l’Etat communiste yougoslave, mais le danger que la publication soit interdite existait bel et bien. Le motif en était l’abandon du pur terrain religieux et ecclésiastique et le fait de traiter de sujets relatifs à la situation de la société. Les rédacteurs durent ainsi adopter un mode d’écriture spécifique, et intercalèrent systématiquement quelques citations spirituelles dans le cours de leurs textes. Même si un article abordait une question purement morale ou ecclésiale, il fallait l’enrober dans un style d’apparence dévote, dénué de tout commentaire plus circonstancié, sans quoi il risquait l’interdiction. La raison que les autorités avançaient pour justifier ce genre d’interdictions était simple : « Cela n’est pas de votre ressort ». C’est ainsi que « Glasnik sv. Antuna » [Le messager de Saint Antoine], roman publié en feuilleton dans Glas Koncila, sera interdit parce que le style dévot, seul accepté par les censeurs communistes, n’y était employé que dans sa partie biographique.
Mais Glas Koncila est resté la plupart du temps fidèle à cette méthode « pieuse », et cela lui a permis de publier de nombreux essais intéressants écrits par des personnes connaissant de près la vie quotidienne des catholiques croates. Ce fut le cas d’une journaliste catholique, Smiljana Rendic. Faute de trouver un travail dans le reste de la presse yougoslave, elle écrivit dans Glas Koncila sur les événements marquants de la vie quotidienne dans l’Etat communiste, sans rien taire de la situation politique et sociale ambiante. Ses essais, très connus, seront publiés sous le pseudonyme de « Berith » [Alliance, en hébreu], et ses articles rassemblés dans des éditions spéciales sous les titres de Nous, ici et La Tente noire.
Rappelons qu’après la rupture avec Staline en 1948 — qui avait entraîné le départ de nombreux communistes pour le camp de concentration de Goli Otok (L’île chauve) —, la Yougoslavie a adopté une voie particulière. Le parti communiste a fait beaucoup d’efforts pour rester marxiste, révolutionnaire et répressif, mais en même temps il cherchait à se présenter aux yeux de l’opinion publique mondiale comme un « Etat socialiste démocratique ». Ce jeu double conduisit le parti communiste à intégrer dans la Constitution certaines phrases garantissant la liberté de professer la foi et certains « droits de l’homme ». Dans la réalité, la pratique quotidienne était tout autre. Cependant, malgré l’énorme fossé creusé entre ce qui était écrit et la réalité, un espace se libérait, laissant une place à certaines activités sociales, sans que celles-ci entrassent forcément en conflit avec la loi. Glas Koncila a profité de cette liberté d’action.
Par ailleurs, il faut également rappeler que le parti communiste yougoslave n’a jamais cessé de poursuivre la construction d’une société athée. Pour atteindre ses fins, il s’est servi du système éducatif, de l’agitation politique, de la culture et des médias qu’il contrôlait. Les enseignants et professeurs, y compris ceux qui étaient membres du parti, n’ont jamais eu le droit de montrer extérieurement qu’ils étaient croyants. Aller à l’église aurait immédiatement signifié la fin de leur carrière. Pour éloigner les écoliers du catéchisme, les enseignants communistes présentaient la religion comme quelque chose de rétrograde ; au cours de leur scolarité, les élèves devaient avoir entendu parler du « mythe de Jésus » et avoir appris par cœur que la théorie de l’évolution démontrait que Dieu n’existe pas.

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
13 Jan 2011

Les premiers chrétiens et l’ordre politique par Gérard Guyon

[note : cet entretien a été publié dans le numéro 102 de catholica, pp. 9-19]

Confrontés à un Empire persécuteur, les premiers chrétiens ont appréhendé les institutions politiques avec une conscience tragique, en refusant de se soumettre à un pouvoir qui, selon les termes de saint Augustin, pouvait être assimilé à une « bande de brigands ». A leur égard, ils se sont regroupés sous la bannière de l’Eglise, progressivement considérée comme contre-ordre politique, non qu’elle vise à substituer un régime politique à un autre, mais parce que le témoignage de la foi, y compris et surtout par le martyre, était en lui-même politique, selon l’interprétation d’Erik Peterson, parce qu’il se dressait contre les prétentions de l’ordre politique à une souveraineté illimitée. Mais on oublie souvent que s’il est qualifié de bandes de brigands par saint Augustin, c’est que l’Empire est « sans la justice ». Autrement dit, le rejet du politique est dû au non-respect par les institutions de leur finalité propre, non à un rejet du politique en tant que tel. Une telle attitude aurait au demeurant été inexplicable, au regard de la parole du Christ demandant de rendre à César ce qui lui revient, qui suppose bien qu’il existe une dette à l’égard de l’ordre politique. Elle impliquerait également de mettre à l’écart l’Epître aux Romains (ch. 13), qui prescrit l’obéissance aux autorités parce que tout pouvoir leur vient de Dieu, obéissance qui est donc due en conscience et non seulement par crainte.
Il n’en reste pas moins que l’hostilité du monde païen à l’égard du christianisme a pu pousser les chrétiens à adopter une attitude critique et distante à l’égard de l’ordre politique, et à rechercher à faire du Royaume de Dieu une réalité tout entière incarnée dans l’appartenance à l’Eglise comme communauté, non pas physiquement mais spirituellement séparée d’un monde plongé dans le péché. Cette tendance, parfaitement compréhensible dans un contexte de persécution, traduit aussi une réalité profonde : les chrétiens ne sont pas du monde. Mais ils sont aussi, selon le commentaire classique de l’Epître à Diognète, dans le monde. La difficulté de cette double position a pu donner lieu à des mouvements opposés, dans les premiers siècles comme vers la fin du XXe siècle, soit d’insertion de plain pied dans un monde auquel il fallait s’ouvrir, voire se convertir, soit à l’inverse, éventuellement à cause de l’échec de l’optique précédente, de retrait total du domaine politique, en quelque sorte par peur d’une contamination par le monde ou d’une absorption définitive par ce dernier.
C’est à ces questions, vues sous l’angle des trois premiers siècles chrétiens, qu’est consacré le récent ouvrage de Gérard Guyon, professeur d’histoire du droit à l’Université de Bordeaux-IV, Le choix du Royaume. Il y évoque l’histoire des relations entre les chrétiens et l’ordre politique dans les premiers siècles, à une époque où il semble pratiquement difficile de penser des relations harmonieuses entre politique et christianisme.

CATHOLICA —Votre ouvrage évoque à titre principal les rapports que les chrétiens des premiers siècles entretenaient avec les institutions politiques, mais vous opérez régulièrement des rapprochements entre cette situation et les débats contemporains. Les périodes présentent-elles pour autant des points de comparaison ?
GÉRARD GUYON — La destination de ce livre n’étant pas strictement universitaire, je ne voulais pas me cantonner à cette période très éloignée. Même si l’on s’intéresse aux origines du christianisme, elle reste en effet largement étrangère au monde d’aujourd’hui. Mon intention était donc d’établir moi-même des ponts. Je voulais le faire en utilisant une grille d’analyse, certains mots, des thèmes spécifiques, de manière à pouvoir les définir sans donner prise à une éventuelle récupération.
En outre, les trois premiers siècles présentent une originalité absolue et incontestable. Il s’agit d’un ensemble doté d’une forte cohérence, tout d’abord chronologique, d’un siècle à l’autre. J’ai légèrement dépassé la période car le début du IVe siècle, en particulier l’amorce du tournant constantinien, constitue un événement absolument neuf, dont la majorité des travaux publiés à ce jour font une lecture trop idéologique, voyant dans le système constantinien le père de toutes les dérives contemporaines, en particulier des totalitarismes modernes, marqués par une théologie politique. C’est le cas évidemment de Carl Schmitt, auquel s’oppose très justement Erik Peterson. Pour moi, au contraire, cette organisation étrange, qui se crée pendant les trois premiers siècles, présente une originalité absolue, dont je n’ai pris conscience que par un lent travail de mon esprit, commencé au cours de discussions avec Jacques Ellul dans les années 80. Il a pris forme dans un premier article publié dans ses Mélanges. Nous parlions des premiers siècles, auxquels les catholiques aujourd’hui et les protestants depuis leur origine se réfèrent comme une période pure des dérives et transformations ultérieures. Alors même que je n’étais pas un spécialiste de l’Antiquité, au sens strict, j’ai entrepris d’étudier cette période, ne sachant d’ailleurs pas en quoi elle consistait véritablement, car les trois premiers siècles n’avaient jamais été isolés. J’ai été conforté dans cette approche par l’ouvrage de Roland Minnerath, Les Chrétiens et le monde (Gabalda, 1973), alors professeur à la faculté de théologie de Strasbourg, qui avait travaillé sur les deux premiers siècles. Celui-ci m’avait encouragé dans mes travaux sur une période dont il percevait l’originalité singulière, me reconnaissant une liberté d’autant plus grande que je n’étais pas théologien. Ma qualité d’historien du droit et des idées politiques me permettait d’avoir une approche particulière.
Dans le lent processus de la rédaction de ce livre, qui a pris la forme de publications de nombreux articles et de communications dans des colloques, j’ai commencé par la reconnaissance de cet élément fondateur que constitue l’eschatologie, le fait que les chrétiens s’inscrivent dans un temps, dans un futur, qui n’est d’ailleurs nullement celui dans lequel l’on construit aujourd’hui le Royaume. Aujourd’hui, les théologiens parlent du « déjà, pas encore », il s’agit d’un temps que nous créons, d’une éternité dans laquelle nous sommes. Dans les premiers siècles, le Royaume est vraiment un Au-delà qui se situe dans un temps futur mais proche. Cette notion de temps eschatologique enlève en définitive aux choses humaines leur caractère réel, les réalités sociale, politique, culturelle étant concernées au premier chef. Cette prise de conscience a constitué pour moi un choc, en dépit de ma connaissance des Evangiles. Je n’avais pas pleinement saisi la dimension sociale, institutionnelle, culturelle de ce phénomène.
En particulier, je n’avais pas pris conscience que les diverses communautés chrétiennes s’inscrivaient dans un nouveau comput historique, non comme dans un bloc intangible, mais dans une pluralité d’approches, selon qu’elles habitaient le monde grec ou le monde latin, avec une évolution dans le temps. Commençant par l’eschatologie, j’ai donc abouti à une grande diversité de réponses, partageant néanmoins cette conception fondamentale traduite par une phrase de Michel Villey qui figure dans ses Carnets : « L’homme est donc au-dessus de tout ordre perçu par notre intelligence, citoyen de la cité de Dieu qui n’a pas d’ordre juridique. Et les ordres juridiques sont de pauvres et fragiles produits historiques, aménagement de gîtes d’une nuit à travers la route ». Nous sommes dans une caravane, en route vers un terme que nous connaissons mais dont nous ne savons pas quand il interviendra. Nous ne pouvons pas faire autrement que de nous inscrire dans le provisoire, et même dans le provisoire institutionnel le plus fort. Le système politique lui-même, les grandes institutions de la société sont ainsi sans valeur.
Les chrétiens des premiers siècles, principalement à cause des persécutions, considéreraient donc que le politique leur est étranger ?
Le politique leur est plus qu’étranger, il est néfaste — au sens religieux traditionnel du monde antique. Leur distance vis-à-vis du politique découle de la conception du temps, mais s’appuie également sur cette conviction que le politique est mauvais.
Je ne suis pas certain que les persécutions constituent le point de départ de cette approche, qui se fonde davantage sur l’idée qu’il ne peut rien y avoir en dehors de la seigneurie de Dieu. Les persécutions réactivent et renforcent cette idée ; le pouvoir est alors perçu comme maléfique. Il est le résultat de l’orgueil de l’homme. Le point de départ reste la vision de royautés humaines intrinsèquement mauvaises, contre-créations ne servant à rien.

Au vu de la conception de la politique chez Aristote, et de la théologie chrétienne d’après le IVe siècle, la période que vous étudiez semble constituer une parenthèse temporelle, faisant abstraction des communautés humaines, notamment de la communauté politique, en tant qu’elles sont nécessaires à l’existence même de l’homme, au profit de la seule communauté valable, la communauté religieuse.
Les communautés chrétiennes ne se posent pas la question de cette façon. Elles s’inscrivent dans le provisoire et les choses humaines ne sont pas d’une nature suffisamment constituée et forte puisque le futur du Royaume est proche, cette parousie, qui enlève toute légitimité aux choses humaines. Dans le temps court qui reste, les charismes expriment à eux seuls la forme et la légitimité du pouvoir, dans l’Eglise elle-même.
En allant au bout du raisonnement et en synthétisant, on remplace la communauté politique par la communauté des saints.
Pendant longtemps, les chrétiens manifestent un certain exclusivisme envers les non-chrétiens, avec lesquels le petit noyau des chrétiens, les saints, n’a pas à composer. Cette vision des choses s’insère d’ailleurs davantage dans un héritage juif que dans un héritage grec, que l’on peut être porté à rendre trop prégnant à cette période. Philosophiquement, les trois premiers siècles constitueraient la période la moins grecque de ce point de vue. Mes recherches m’ont ainsi conduit à prendre conscience d’une certaine filiation juive, en particulier dans l’héritage apocalyptique, mais aussi dans l’idée d’un genre chrétien spécifique,  considéré comme le troisième genre. Les grandes constructions aristotéliciennes dont nous vivons aujourd’hui ne me semblent pas s’appliquer ici parfaitement et je n’y accorde pas une grande importance dans mon ouvrage, tant dans l’étude de la période que dans mes projections dans le contemporain.

Le moment constantinien, que vous évoquez à la fin de votre ouvrage, est souvent présenté comme une parenthèse, ouverte par Constantin et refermée à la Révolution française. Nous serions ainsi aujourd’hui dans une période similaire à celle des trois premiers siècles, marquée par l’hostilité a priori de la politique à l’égard du christianisme. La prise en compte de la fonction spécifique du politique, au sens ultérieurement rappelé par saint Thomas d’Aquin par exemple, n’est-elle pas pourtant apparue à cette période ?
J’ai conçu cette fin comme un débordement des eaux qui allait se traduire par un fleuve majestueux dans la suite de l’histoire. Après mûre réflexion, il m’a semblé nécessaire de l’inclure dans le cadre d’un prolongement allant jusqu’à une réflexion contemporaine, mais j’ai souhaité en limiter la portée. Deux éléments m’ont paru intéressants. En premier lieu, ce que l’on a appelé la conversion de Constantin comporte une part d’inexplicable. Aujourd’hui, nous savons que Constantin, qu’il se soit converti ou non, a considéré que face à la déliquescence des autres religions traditionnelles qui soutenaient la légitimité du régime impérial, seul le christianisme permettait au pouvoir romain de survivre. Mais ce n’est pas le point le plus important.
En second lieu, on assiste à la construction d’un pouvoir et d’une légitimité d’un type totalement différent de leurs équivalents dans le passé. La construction romaine du pouvoir au cours des siècles a abouti à une réalité forte, avec la majesté impériale protégée par des lois, la conception de l’empereur institué maître absolu, devenu une sorte de dieu, ce qui expliquait l’animosité des chrétiens à son égard. Il s’agissait d’une puissante machine idéologique, dirions-nous aujourd’hui. Avec le christianisme, cet univers est abandonné. A mon sens, nous avons trop insisté sur le fait que le christianisme aurait apporté une nouvelle légitimité à l’antique puissance impériale, en lui assurant une continuité, par le truchement d’une substitution de religions. Car ce qui est essentiel, c’est que le contenu a radicalement changé. L’empereur n’est plus un empereur, il n’est plus cette sorte de demi-dieu, quasi deus, divinisé après sa mort, mais qui ne rendait de comptes à personne. Dorénavant, il doit tout. Les royautés ultérieures prolongeront cette idée avec la conception ministérielle de l’autorité, le roi comme vicaire, etc. Le changement essentiel réside dans la transformation du monarque en un comptable des choses humaines devant Dieu. Cette nouveauté apparaît parfois comme une surlégitimation du pouvoir, le souverain était le vicaire de Dieu, chargé d’agir à sa place sur la terre, mais cette perception me semble constituer un débordement, une dérive. Le monarque est avant tout comptable du salut de ses sujets. Il en est responsable et sera jugé là-dessus. Dans le droit pénal, c’est une donnée très importante que la miséricorde, la grâce royale. De manière élargie, le politique, les magistratures, les juges seront jugés. Cette nouveauté radicale n’a pas été suffisamment prise en compte. Je reviendrai d’ailleurs sur ce point dans un prochain ouvrage sur l’histoire de la justice.

S’agissant des méthodes employées par les premiers chrétiens, vous évoquez la religion chrétienne comme instance critique du pouvoir, idée largement développée aujourd’hui, non sans ambiguïté. Dans les trois premiers siècles, les chrétiens se trouvent face à un pouvoir fondamentalement hostile, dont ils ne contestent pourtant pas la légitimité.
Il convient de bien mesurer la nature de cette hostilité, qui repose de manière centrale sur la prétention du pouvoir romain à l’éternité. La Rome éternelle constitue un modèle d’une durée particulièrement longue, dans lequel le pouvoir politique œuvrait pour s’installer dans un continuum sans fin, prétendant avec beaucoup d’orgueil construire l’organisation politique la plus achevée qui soit. Cette prétention se heurte à la conception des chrétiens, et sur un plan universel qui nous interpelle aujourd’hui et devrait nous éclairer.
Un jugement d’incompatibilité radicale entre le politique et le christianisme est donc porté. Mais ce jugement équivaut en réalité à un non-jugement sur la légitimité du politique puisque les chrétiens ne raisonnent pas dans ces termes. Les chrétiens ne se posent pas la question car ils sont ailleurs, se situent sur un autre plan.
Ils ne se posent la question qu’au moment des persécutions, se demandant si les magistrats sont légitimes pour faire ce qu’ils font.

Rubrique(s) : Entretiens, Revue en ligne

10 Jan 2011

Le rite désacralisé par Père Jean-Paul Maisonneuve

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 78, pp. 44-54]

Il est commun de constater que le sacré se perd ou s’est perdu, à la satisfaction des uns et à la désolation des autres. Il se trouve des théologiens pour faire chorus avec les partisans de la modernité, cette modernité qui se caractérise, selon lesdits partisans, par son affranchissement du sacré, entendu comme un univers de ritualisme et de patriarcat, donc païen ou, à la rigueur, paléo-judaïque, en tout cas ni chrétien ni moderne (c’est à dire ni post-chrétien selon certains, ni néo-chrétien selon d’autres).
Dans un livre de publication récente, David Torevell (Hope University, Liverpool) ne se réjouit nullement de la perte du sacré considéré dans le domaine particulier de la liturgie ((. . David Torevell, Losing the Sacred : Ritual, modernity and liturgical reform, T&T Cark, Edimburg, 2001.)) . Il se penche sur le culte de l’Eglise catholique dans son rite latin, celui qui a été retravaillé explicitement par le Concile de Vatican II (décret Sacrosanctum Concilium) et mène l’enquête auprès d’un grand nombre d’auteurs, généralement anglo-saxons, pour évaluer la réforme liturgique en la situant par rapport à toute une évolution historique. Cette enquête se révèle particulièrement précieuse et nous permet de tirer nos conclusions en toute liberté, indépendamment de celles de l’auteur lui-même qui s’en tient, ou affirme s’en tenir, au vœu qu’à l’avenir la liturgie rende sa place au corps et se dégage du didactisme (si ce mot peut résumer pertinemment le diagnostic de M. Torevell) où elle s’est enfermée. Si elle s’est ainsi dénaturée, c’est au terme d’une longue évolution de la culture occidentale, où le sujet s’est mis à occuper le devant de la scène, à être la norme philosophique et spirituelle. Phénomène concomitant avec la Réforme, qui participe fortement de la nouvelle mentalité (« culture »), tandis que la réponse catholique que les historiens appellent la Contre-Réforme n’a pas été sans entrer à son tour dans le processus de mise à plat conceptuelle contemporain de l’essor du livre imprimé, quoique cela ait été occulté en partie par le maintien formel du rite et une insistance sur la rubrique (indication obligatoire figurant en rouge le long de l’ordinaire de la messe). Le subjectivisme a beau s’opposer à la raison, l’avènement de la subjectivité n’en creusera pas moins le lit du rationalisme car c’est la pensée de l’individu qui se met à motiver son comportement, et non plus la tradition reçue dans un corps social duquel on se sent complètement partie prenante. Le sujet veut comprendre ce qu’il fait et dit pour être à même d’en rendre compte en détail à l’instance de ses conscience et raison propres. Au Moyen-Âge, c’était le comportement du corps social qui traçait la norme du comportement de chacun. La culture moderne s’est érigée en individualisme. D’autre part, on est passé du corps à l’intellect. Cela peut s’observer dans le domaine pénal. Les analyses de Michel Foucault sont appelées en renfort : jadis, le châtiment du condamné était la mise à mort spectaculaire du corps. A l’époque moderne, le châtiment laisse la place à la pathologie par la criminologie. La prison doit permettre au délinquant de faire son examen de conscience et, si possible, de rejoindre la norme générale (laquelle, remarquons-le en passant, ne sera plus la loi en tant que donnée d’en haut mais de plus en plus la « volonté générale »). Le subjectivisme, loin de donner la liberté, est en fait le réceptacle de la norme collective. La société en vient à exercer une surveillance universelle sur les individus et sur leur vie intérieure afin de vérifier leur normalité. Ainsi le sujet moderne, de sujet (actif) qu’il se veut de sa liberté, devient sujet (passif) du pouvoir, pouvoir qui a un œil mais pas de corps, car il n’appartient pas à une autorité située dans une personne en responsabilité par rapport à laquelle on situerait sa propre responsabilité, c’est-à-dire un roi qui répondrait de lui et de tous, auprès de qui on attendrait réponse (verdict), devant qui on aurait à répondre de ses actes.
Un monde de discours devient donc un monde où la personne est soumise à l’emprise du pouvoir anonyme et totalitaire exercé sur la collectivité et par la collectivité et qui s’intériorise dans l’âme. Il n’est que d’observer le cas des régimes de propagande totalitaire. Si le discours devient ainsi l’instrument de l’oppression et de l’aliénation, que penser de ces liturgies où les fidèles doivent subir un « enseignement » et des « explications » à jet continu ? Qui subit lui-même un lavage de cerveau plus ou moins permanent n’a de cesse qu’il ne le fasse subir aux autres dès lors qu’il a un micro, une chaire ou une tribune. M. Torevell ne va pas jusque-là, mais on doit être averti des dérives plus ou moins accentuées, plus ou moins graves, qui jadis étaient limitées au « sermon » (pendant lequel il était loisible de « débrancher l’écouteur ») et qui de nos jours tendent à envahir toute la liturgie à grand renfort de monitions, invitations, explications, intentions de prière ainsi que toutes formes de « créativité » (souvent imitée de ce qui se fait à la télévision — voir les animateurs et leur micro emblématique). Toutes ces choses reposent sur l’intention de rendre la liturgie plus « participative », de rendre les fidèles plus attentifs à ce qui se passe, de faire que prêtre et fidèles soient totalement « engagés » dans l’action liturgique. En ce sens, elles sont parfois respectables, mais elles reposent sur un malentendu au sujet de la nature de la liturgie, du mode de présence et donc de « participation » que requiert l’action liturgique. Car la liturgie est action.

* * *

Dans la foulée de l’enquête de notre auteur, il nous semble que bien avant la réforme post-conciliaire du rite romain ce rite n’était plus vécu vraiment comme il doit l’être : à preuve l’importance de plus en plus grande donnée à la méditation personnelle (et individuelle), à l’« action de grâces » après la communion, à un type de recueillement plus réflexif que conforme aux lois de la méditation proprement dite, et tout ce que l’on inculquait volontiers aux petits catéchisés pour qu’ils n’aient pas lieu de « s’ennuyer », à l’aide des prières lues dans le paroissien et de cantiques assortis d’introductions appropriées faites par l’animateur avant la lettre en suivant les étapes du déroulement de la sainte messe que ces cantiques étaient censés commenter. Les cantiques (qui sont souvent un enseignement mis en musique pour une meilleure mémorisation) et les « silences » sont devenus partie intégrante du rite latin réformé, alors qu’ils n’ont pas de raison d’être dans la liturgie elle-même mais, les cantiques, dans une procession, une mission dans les campagnes, et le silence dans la méditation solitaire (l’action liturgique devant s’enchaîner sans interruption et le silence apparent de l’ancien canon eucharistique étant occupé en fait par la gestuelle du célébrant qui relaie la voix). Le rite, en pratique, devenait de plus en plus une superposition de deux conceptions, l’une rituelle et médiévale, l’autre didactique et moderne. La réforme des années soixante a simplement fait triompher la conception qui s’était déjà substituée dans les habitudes de beaucoup à celle qui justifie le maintien du rite. Si le rite n’a pas été maintenu, c’est que, nonobstant l’œuvre de dom Guéranger dont le génie avait réussi la gageure de retremper le culte à ses sources mêmes, la liturgie traditionnelle, quoique formellement respectée, se vivait de plus en plus dans l’esprit de la devotio moderna, c’est à dire non plus comme un rite mais comme un exercice de piété. La liturgie solesmienne n’était en rien une restauration esthétique ou passéiste — et donc précaire — dans le sens du romantisme français : c’était une revivification à la fois monastique et populaire. Il est aisé de montrer à quel point la dernière réforme s’est élaborée en réalité en dehors de l’esprit de l’abbé de Solesmes, car du mouvement liturgique elle n’a retenu que certains aspects. Cela s’explique par la conception du rite qui la sous-tend, qui a fait que le rite, pour reprendre la terminologie de M. Torevell, n’est plus rituel. Catherine Pickstock a mis en évidence ((. Thomas Aquinas and the Quest for the Eucharist, 1999 (traduction française : Thomas d’Aquin et la quête eucharistique, Ad Solem, Genève, 2001).))  que les artisans de la liturgie réformée avaient une conception linéaire du temps liturgique : aussi ont-ils supprimé (conformément au décret conciliaire lui-même) quantité de répétitions (prières ou gestes) comprises comme des rajouts injustifiés.
Il est vrai que l’habitude prudentielle, attendrissante de piété mais pas forcément éclairée, de toujours ajouter et ne jamais supprimer, norme que l’on voit également à l’œuvre en dehors de la tradition latine, peut à bon droit être relativisée. Mais il s’en faut qu’elle soit à l’œuvre dans ces fameuses répétitions qui, en fait, apparentent le temps liturgique au temps musical, au temps poétique. Alors qu’un discours se doit de progresser de façon relativement linéaire (ce qui n’est pas tout à fait le cas de l’éloquence qui, elle aussi, doit à la poésie et à la musique parce qu’elle s’adresse à tout l’être et pas seulement à sa raison discursive), la liturgie, elle, est rencontre et démarche. Elle fait appel à des sentiments tels que le respect et l’audace, la confiance et l’aveu d’indignité, la supplication et la jubilation, elle s’exprime avec des élans et des réticences comme l’amitié, l’amour ou la courtoisie, parce qu’elle est tout cela à la fois et encore bien autre chose. Mais tous ces protocoles sont soigneusement stéréotypés, d’une part en vertu de la référence au passé (tout rite fait mémoire), de l’objectivité du rite qui interdit toute intrusion de la subjectivité individuelle, d’autre part afin que la liturgie (œuvre du peuple, étymologiquement) porte tous les membres de la communauté, façonne leur prière, fasse appel à certaines émotions fondamentales, de façon à produire une communion qui ne soit ni aliénante ni confusionnelle. Cet aspect de communion était bien visé par les réformateurs mais le chemin choisi ne peut qu’en produire un semblant pour ne pas dire, dans certains cas, une caricature bel et bien aliénante. Tout se passe comme si on avait cherché à produire ce pour quoi justement le rite traditionnel était fait sans voir qu’il était fait pour cela, c’est-à-dire la communion. Adoptant les a priori et les cadres de la culture moderne, on a cru parvenir à cette communion en la fondant sur le conscient plutôt que le subconscient, l’affectivité plutôt que l’émotion profonde de l’âme, le concept plutôt que le symbole (pourtant employé à qui mieux mieux mais comme illustration du discours et non comme le langage inépuisable qu’il est), l’animation psycho-sociologique (introduite pour la bonne cause !) plutôt que la manifestation naturelle (ce qui ne signifie pas spontanée) de la cohérence sociale (on dirait aujourd’hui communautaire).

Rubrique(s) : Textes
1 Jan 2011

Un spectateur engagé du Modernisme : Mgr Eudoxe Irénée Mignot par Père Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 89, pp. 113–120]
Louis-Pierre Sardella a publié en octobre 2004 aux éditions du Cerf un impressionnant travail sous la forme d’une biographie intellectuelle de Mgr Eudoxe Irénée Mignot (1842-1928). Celui qui fut évêque de Fréjus puis archevêque d’Albi a été tout à la fois un témoin privilégié et un acteur non négligeable de la crise moderniste. On a pu voir en lui un Newman français ou, et c’est sans doute une formule plus proche de la vérité, l’Erasme du Modernisme. Cependant, si Eudoxe-Irénée Mignot offre un bel exemple d’esprit curieux et d’amateur éclairé, il est très loin de l’érudition de ces deux humanistes. Mais l’intérêt de son oeuvre, de son action, de sa vie est ailleurs. Elles nous donnent de comprendre de l’intérieur les objectifs, les motivations, les enthousiasmes de ce vaste et divers mouvement dans l’Eglise que l’on appelle le Modernisme.

Eudoxe Mignot, évêque

Il est sans doute utile de donner quelques jalons biographiques. Eudoxe Mignot est né le 20 septembre 1842 en Picardie, non loin de Saint-Quentin dans l’Aisne. Fils d’instituteur, il semble surtout avoir été influencé par sa mère, personnalité pieuse et exigeante — elle supporte difficilement la médiocrité ecclésiastique. Il sera aussi toute sa vie sensible à la dévotion de l’ancienne France telle qu’elle survit dans les campagnes d’alors. Plusieurs fois, il manifestera du regret devant l’abandon de la liturgie gallicane (celle de la cathédrale de Noyon) du plain-chant français et plus généralement des anciens usages ecclésiastiques dont le port du rabat (« la dernière des libertés gallicanes » déclare-t-il) auquel il sera fidèle toute sa vie. Son curé lui donne des cours de latin et de grec.
En quatrième, il entre au petit séminaire de Soissons, même s’il n’a pas encore ressenti un appel très clair au sacerdoce. Le 1er octobre 1860, il entre au séminaire Saint-Sulpice à Issy-les-Moulineaux puis à Paris. Là un de ses directeurs, M. Le Hir l’initie aux questions de critique textuelle. Il subira aussi l’influence de M. Hogan, esprit érudit et critique qui enseigne à ses disciples à toujours examiner les sources du savoir théologique. Durant ses années d’étude, il lit l’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne de John-Henry Newman ou encore la Vie de Jésus de Renan, qu’il cherche à réfuter. Lui-même sent les limites de l’exégèse qui lui est enseignée mais il n’est pas capable d’élaborer une méthode qui satisfasse aux exigences scientifiques contemporaines.
Il est ordonné prêtre à Arras le 15 septembre 1865. Il est d’abord nommé professeur au petit séminaire de Notre-Dame-de-Liesse (1865-1868), puis il sera vicaire à Saint-Quentin (1868-1871), desservant de Beaurevoir (1871-1875), aumônier de l’Hôtel-Dieu de Laon (1875-1878), curé-doyen de Coucy (1878-1883). Curé de la Fère, il est nommé en 1887 vicaire général. Cependant ces différents ministères lui laissent un temps suffisant pour compléter sa formation. Il étudie beaucoup en autodidacte et se passionne de manière privilégiée pour les questions bibliques. Durant l’été 1874, il fait un pèlerinage en Terre Sainte.
En 1890, une nouvelle étape décisive commence pour Eudoxe Mignot. Il est nommé évêque de Fréjus, puis, en février 1900, il devient archevêque d’Albi. Dès lors sa parole et ses écrits auront un écho important dans l’Eglise et dans la société. Il meurt le 18 mars 1918. Mgr Baudrillart, dans ses Carnets, note à la date du 19 mars de cette même année : « Mgr Mignot est mort, triste et chagrin ; il avait eu son heure et beaucoup avaient mis leur espoir dans ses tendances dites progressistes ». Le 24 août de la même année il rapporte toujours dans ses Carnets, le propos d’un ecclésiastique : « Il me dit que Mgr Mignot était bien amer à la fin de sa vie et qu’il tenait des propos troublants, par exemple sur la Providence ». Durant les deux décennies qui suivirent, la mémoire de l’archevêque d’Albi fut l’objet d’un grand débat. Il est vrai qu’il est le seul ecclésiastique dont Alfred Loisy dit du bien dans ses Mémoires (parus en 1931).
De fait, Mgr Mignot, même s’il a consacré plusieurs articles ou écrits aux grandes questions qui agitaient alors l’Eglise, semble surtout un témoin privilégié de la crise moderniste, en raison des amitiés, des liens et des contacts qu’il eut avec tout ce milieu.

Mgr Mignot et les tenants du Modernisme

Mgr Mignot a certainement rêvé d’être un homme d’influence. Il intègre donc très vite le petit groupe qui constituait alors ce qui semblait être à l’époque l’aile marchante de l’Eglise. Comme toute sa génération, il a vu éclore une nouvelle société qui semble tourner définitivement le dos à l’Ancien Régime, abattu politiquement moins d’un siècle avant. Mais Mignot est surtout sensible à l’aspect intellectuel de ce mouvement qui aboutit au scientisme et au rationalisme. Le savoir ecclésiastique est au coeur de la tourmente quoique le clergé ne semble pas en France suffisamment formé pour faire face aux remises en question et aux contestations de ce qui était tenu jusque-là pour certain. Après la tourmente révolutionnaire, il s’est agi de parer au plus pressé en constituant de nouvelles générations de pasteurs, capables de gouverner et d’enseigner et de refaire le réseau paroissial.
A la fin du XIXe siècle, certains ecclésiastiques et laïcs français sont surtout préoccupés par le retard pris par les sciences ecclésiastiques en matière d’exégèse, d’histoire ou de philosophie, face à la révolution intellectuelle d’Outre-Rhin. En avril 1888, l’abbé Mignot assiste à une conférence d’Alfred Loisy à l’occasion d’un congrès de savants catholiques. Le 22 novembre de la même année, il rencontre Friedrich von Hügel. On peut dire dès lors qu’il est en relation suivie avec deux acteurs essentiels de la crise moderniste.
Mais on voit aussi Mgr Mignot en contact avec Georges Tyrrell ou Hyacinthe Loyson. Il apparaît donc au coeur du système. Ce n’est certes pas un spécialiste des sciences historiques ou exégétiques mais un enthousiaste du renouveau intellectuel que tout ce petit groupe semble
promouvoir dans l’Eglise. Cependant cet enthousiasme sera vite tempéré par le fait que le prélat se sent très vite pris entre deux feux. Il est le témoin désolé ou mécontent de la réaction du Magistère, tant au point de vue disciplinaire que doctrinal. A l’automne 1893, à l’occasion de la visite ad limina, il peut s’entretenir avec Léon XIII de la question biblique. Il rédige même un mémoire sur la question. Il est cependant déçu par l’encyclique Providentissimus Deus qui cherche pourtant à relancer les études bibliques dans l’Eglise mais qui donne aussi des critères fermes d’interprétation théologique. Aussi, pour Mignot et ses amis, le pape semble « mettre sur le même pied les rationalistes incroyants et les critiques chrétiens » (Lettre au baron von Hügel, citée p. 244).
Quelques années plus tard, Mgr Mignot est reçu en audience par Pie X, alors que Loisy vient de publier trois livres (Autour d’un petit livre, une nouvelle édition de L’Evangile et l’Eglise et un commentaire de l’Evangile selon saint Jean). Il croit avoir obtenu que l’exégète ne soit pas directement condamné. L’entretien date du 13 décembre 1903, mais le 23 décembre un décret du Saint-Office condamne cinq ouvrages de Loisy. Même si Mignot fait des réserves sur certains aspects des ouvrages qui viennent d’être mis à l’Index — nous y reviendrons — il n’empêche qu’il soutiendra jusqu’aux limites du raisonnable celui qui n’allait pas tarder à quitter l’Eglise. Fidélité en amitié ou volonté de maintenir, quoiqu’il en coûte, un front commun contre « l’immobilisme des conservateurs » (p. 412, l’expression est de L.-P. Sardella) ?

Rubrique(s) : Textes
5 Oct 2010

La force prophétique de la famille par Carlo Gambescia

[note : cet article est paru dans catholica, n. 78, pp. 127-135]

Un colloque s’est tenu à Gradisca (province de Gorizia, Italie), le 25 mai 2002, sur le thème « Comme une grande famille. La responsabilité des familles et du domaine social privé. Pour ranimer un monde vital colonisé par l’Etat et le marché ». Le sociologue Carlo Gambescia nous a communiqué le texte de la relation qu’il y a présentée, dont nous donnons ci-après la traduction. Son texte avait pour titre complet : « Don, contrat, coercition : monde vécu et formes socioculturelles de la famille (dans la crise actuelle) ».

Souvent, lorsqu’on discute du rôle social qui pourrait être joué aujourd’hui par la famille, on ne prend pas en considération la situation dans laquelle celle-ci se trouve en Italie et dans le reste de l’Occident. Hommes politiques, responsables religieux ou sociaux, experts en toutes sortes de domaines, tous croient, comme les généraux russes de Tolstoï, pouvoir encore compter sur leurs troupes, qui en réalité ne comprennent pas les ordres reçus, ou ne sont pas en mesure de les recevoir, ou bien sont déjà tombées aux mains de l’ennemi. On croit pouvoir remporter une victoire alors qu’en réalité l’ennemi est déjà aux portes de Moscou. Que signifie cette métaphore ? Deux choses très simples. La première, c’est que la famille telle que nous l’avons pensée et connue durant les trois derniers siècles (noyau familial contractuel fondé par un homme et une femme, stable, plus ou moins isolé de la parentèle), cette famille-là est en crise. D’où une question : s’agit-il d’une crise provisoire d’un certain modèle familial, ou bien d’une crise définitive du modèle familial en tant que tel ? Il n’est pas facile d’apporter une réponse, mais nous allons nous y essayer. Et, d’autre part, une remarque : si l’on veut redonner vie à la société, il est avant tout nécessaire de revitaliser la famille. Certes quelques-uns penseront qu’on pose ici un problème aussi ancien qu’insoluble : est-ce l’œuf ou la poule qui vient en premier, l’individu ou la société, le groupe social (la famille), ou les institutions (la société) ? On sait que cette question a fait naître des discussions à l’infini sans qu’il y ait de réponse définitive. Cependant une chose est certaine : monde vécu et institutions, sentiments et réalité sociale, famille et société ne prennent leur forme concrète, en termes socio-culturels, que par l’interaction, au niveau individuel, social et institutionnel, des valeurs et des formes de relation historiquement dominantes. L’individu ne vit pas dans une espèce de vide pneumatique : sa biographie propre est en grande partie une description des groupes avec lesquels il est en relation, de la place qu’il y occupe, et de la mentalité socioculturelle que véhiculent ces groupes. Cela signifie que si les valeurs et la pratique sociale qui dominent aujourd’hui sont responsables de la crise — et elles le sont, comme nous allons le voir — la revitalisation de la famille doit inversement se fonder sur leur refus. Nous reviendrons sur ce point dans la dernière partie de notre exposé. Nous nous consacrerons ici d’abord plutôt à la nature et à la portée de la crise dans laquelle est entrée la famille. Faute de temps et vu l’ampleur de la matière, il faudra nous contenter d’une esquisse et négliger certaines nuances analytiques et historico-sociales, ce dont par avance nous vous prions de nous excuser.

* * *

Nous ne voulons pas ennuyer les personnes présentes par une longue série de données statistiques sur la crise de la famille. Nous nous limiterons par conséquent à renvoyer aux publications spécialisées. Cependant, pour des raisons de clarté, il nous faut rappeler les principaux symptômes de la crise : diminution des mariages (qu’ils soient civils ou religieux), augmentation du nombre des séparations et des divorces, croissance des naissances hors mariage, des familles monoparentales, des couples sans enfants, des personnes seules, des cohabitations maritales et de ces formes d’unions qu’on pourrait qualifier de sexuellement non conformistes. Il faut également souligner que, au-delà des différents taux indiquant une crise de la famille (l’Italie n’est pour le moment pas la plus mal en point), les facteurs indiqués ci-dessus croissent avec rapidité et pénètrent les différentes couches sociales de tout l’Occident.
Un peu d’histoire ne fait pas de mal. Bien que la forme nucléaire ait été présente à d’autres époques historiques, la famille nucléo-contractualiste (père, mère, enfants) naît grosso modo entre le XVIIIe et le XIXe siècle, sur les ruines du modèle familial que nous appellerons par commodité le modèle étendu (composé de plusieurs noyaux familiaux). Quatre éléments distinguent la famille nucléo-contractualiste : 1) sa nature contractualiste, le consensualisme, la réciprocité des droits et devoirs, le lien de la reconnaissance publique ; 2) l’isolement structurel du contexte parental, et social en général ; 3) l’exaltation des valeurs d’intimité et de solidarité entre les conjoints ; 4) le caractère central des enfants. Il est évident que ce modèle ne naît pas de rien, mais, en tant qu’entité socio-culturelle, il résulte d’une interaction très forte avec les structures culturelles, sociales et économiques modernes. Nous allons voir de quelle manière.
Sur le plan de la mentalité et des idéologies, le contractualisme est le fruit de la mentalité sensualiste moderne, selon laquelle l’homme se définit par ce qu’il mange et ce qu’il possède. C’est la raison pour laquelle cette idéologie est conduite à voir partout des divergences énormes quant à l’attribution des biens sensibles ou matériels, et par conséquent portée à organiser juridiquement la répartition des biens réciproques (comme preuve de cette particularité des modernes, on peut rappeler que les juristes romains, s’ils insistaient sur l’importance du consentement, n’incluaient pas le mariage dans les obligations juridiques). Quant à l’isolement structurel et au caractère central revêtu par les époux et les enfants, on soulignera qu’il s’agit d’une part d’un effet de la tendance sensualiste moderne à la possession matérielle des « chers parents » au même titre que celle des biens matériels (malgré les idéalisations mises en scènes par la littérature « bourgeoise »), et d’autre part de la représentation, typiquement libérale-économiciste (fixée sur la dichotomie entre public et privé), de la famille comme lieu d’élection de la tendresse et de l’affection, véritable et unique antidote au marché vu comme un monde d’affrontements et de difficultés pour l’existence.
Sur le plan économique, en revanche, le processus de transformation capitaliste de la société moderne a privé personnes et familles de leurs principales fonctions. L’individu a perdu la propriété des moyens de production, et la famille ses fonctions (culturelles, éducatives, économiques, religieuses, de socialisation). Le sort des paysans et des artisans (et de leurs familles), intégrés au monde de la ville à l’époque de la première révolution industrielle, nous semble malheureusement en être un bon exemple. Dans cette perspective, sensualisme et capitalisme (le premier voyant dans la satisfaction des biens matériels le seul mobile de l’homme, le second acceptant non seulement — comme à d’autres époques de l’histoire — l’exploitation des plus faibles par les plus forts, mais allant jusqu’à la théoriser) ont fait croire aux bourgeois et prolétaires que la famille était le lieu idéal pour soigner leurs blessures.
Il reste cependant un problème, que le premier « sensualisme capitaliste » — appelons-le ainsi — du XIXe siècle, d’inspiration héroïque, n’est pas en mesure de résoudre. Que faire si la famille — la famille ouvrière du XIXe siècle — n’est pas capable de répondre, parce qu’elle reste séparée du reste de la société, à ce besoin croissant d’amour entraîné par le caractère dur, et même cruel, du marché ? La charge de trouver une réponse est assumée par le second « sensualisme capitaliste », celui du XXe siècle, fondé sur le compromis que l’on appellera fordo-welfarien ((. Combinaison de fordisme — exploitation rationnelle du travail en vue de maximiser le profit — et de welfare, c’est-à-dire d’Etat-providence. [Ndt])) . Moins héroïque que le premier, car parasite et monopolistique, et par conséquent déjà sur la défensive. Son intervention se déroule à deux niveaux. Le premier concerne l’incorporation de tous les membres de la famille dans le marché capitaliste : les femmes, perçues comme travailleuses et consommatrices alors que, sous le règne du premier « sensualisme capitaliste », elles étaient encore représentées comme les « anges du foyer », les enfants, comme consommateurs et bénéficiaires de services externes à la famille (éducatifs, recréateurs de socialisation dans un sens détourné) ; le second niveau concerne l’ingérence croissante de l’Etat welfarien dans la vie familiale, afin d’enseigner aux parents comment, à travers l’éducation « scientifiquement » correcte des enfants, la famille peut être le lieu de l’affection. En Italie, ce phénomène s’est développé tardivement (années soixante et soixante-dix), alors qu’il se développait dès les années trente en Amérique avant d’exploser dans les années cinquante : thérapies familiales, aides économiques conditionnées par la « réponse thérapeutique », etc.
Le second « sensualisme capitaliste » a ainsi essayé d’une part d’augmenter les capacités de consommation de la famille (en « l’incorporant » au marché), dans l’espoir que le recours à la quantité (la croissance de la capacité d’achat) comblerait les carences affectives, améliorant la qualité des rapports familiaux. Il a d’autre part essayé de garantir à la famille une forme de couverture, dans l’éventualité d’une « défaillance » du marché, en préparant une assistance thérapeutique étatique. Cela a eu pour résultat de priver la famille de cela même qui pouvait lui rester comme rôle affectif, en le transférant aux services sociaux.
En outre les enfants ont commencé à juger leurs parents selon leur capacité à leur fournir des biens et des services, et non plus sur leur sens de la responsabilité et leur capacité éducative. Tous les membres de la famille ont commencé à considérer l’Etat comme le garant suprême des droits subjectifs contre la famille : telle est la tragédie. Enfin, l’accent mis par tous (Etat, parents, enfants), de manière hypocrite, sur la famille présentée comme le dernier rempart de l’affection, au lieu de préparer les jeunes aux dures épreuves du marché ou, à l’opposé, de les transformer en rebelles ou révolutionnaires, les a rendus toujours plus incapables et inadaptés : telle est cette fois la tragédie dans la tragédie.
Nous en arrivons ainsi à l’époque présente, plus précisément au dernier quart du XXe siècle, années durant lesquelles le troisième « sensualisme capitaliste », cynique, spéculateur, vain en apparence, basé sur des capitaux errants et le travail flexible, a commencé à comprendre et à théoriser l’inutilité de maintenir la fiction de la famille comme lieu de l’affection. Avant tout parce qu’elle présente un coût que l’Etat minimum des révolutions néolibérales ne veut et ne peut affronter. En second lieu, parce que les élites technocratiques, qui contrôlent aujourd’hui le pouvoir et l’économie mondiale, pensent pouvoir mieux perpétuer leur propre pouvoir dans une démocratie despotique débarrassée de la famille. Ce qui nous attend, c’est une société structurée en deux étages : d’un côté, le gouvernement économique mondial, abrité derrière le bouclier d’une puissance impériale et de ses satrapes, et de l’autre une masse d’individus isolés, tous occupés par leurs petits plaisirs et besoins quotidiens, prisonniers d’une matérialité animale, et incapables, ne serait-ce que pour une seconde, de se dépasser eux-mêmes et de se réunir en famille. La famille est projection, devoir, transmission de valeurs, continuité, responsabilité, et surtout perpétuelle interrogation sur l’avenir de ses enfants. Autant de valeurs qui impliquent une demande de participation politique, et qui sont donc ignorées par ceux qui veulent, pour mieux le dominer, un monde divisé en deux, les toujours plus riches, qui savent et décident, et les toujours plus pauvres qui doivent subir les décisions des autres.

Rubrique(s) : Textes
4 Oct 2010

Quel sens pour l’histoire humaine ? Une relecture de Karl Popper par Pierre Loudot

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 48, pp. 74-87.]

Par quelle formule générale définirions-nous l’historicisme ? Karl Popper semble en préciser au mieux la nature dans ce qu’il appelle « la doctrine historiciste de base — doctrine selon laquelle l’histoire est régie par des lois particulières dont la découverte permettrait de prédire le destin de l’homme » ((. La société ouverte et ses ennemis [S.O.], t. I, L’ascendant de Platon, Seuil, 1979, p. 15.))  . Ceci revient à demander sous forme interrogative : « L’histoire a-t-elle un sens ? ». « A mon avis, elle n’en a pas », répond Popper après une laborieuse étude ((. S.O, t. II, Hegel et Marx, p. 179.)) .
Le philosophe des sciences n’a pas omis de s’intéresser aux sciences sociales, et ce, pour leur dénier, en fin de compte, tout caractère scientifique au moins dans un certain domaine de prévisions, pour « leur incapacité », notamment, « à expliquer l’essor du totalitarisme » ; il exprime sa perplexité par « ces deux questions fondamentales : une science sociale est-elle capable de produire des prédictions définitives de cet ordre ? Et si l’on demande ce que l’avenir réserve à l’humanité, peut-on s’attendre à recevoir autre chose que la réponse irresponsable d’un devin ? » (S.O., t. I, p. 10). Les questions sont en même temps les réponses.
Popper semble bien être de ceux pour qui la science, malgré ses limites, constitue le bout du monde, le seul lieu de la révélation de l’homme et de la société à eux-mêmes, mais il ne lui octroie pas plus qu’elle ne peut ; à défaut d’une efficacité ou de prévisions à long terme, il lui reconnaît le pouvoir d’ « interventions limitées » et d’un agir « au coup par coup » dans le projet « d’une reconstruction sociale démocratique » (S.O., t. I, p. 9) par opposition à l’ « édification -utopiste ».
Il ne conçoit la science que pour ce qu’elle est à son niveau physico-mathématique et selon le modèle béhavioriste qui se limite à ne travailler que sur des comportements. Qu’il me soit permis de prendre une image qui, tant soit peu caricaturale, aidera à saisir ce béhaviorisme clos des sciences en général : à l’heure où l’on s’interrogeait encore sur la face cachée de la lune, un dessin humoristique montrait une sorte d’alpiniste qui, parvenu au pôle supérieur de notre satellite (vu de profil) constatait avec ahurissement qu’il n’y avait pas de face cachée de la lune ; il ne restait que la calotte en creux de l’hémisphère visible de la terre. La science, affirment savants et scientifiques, comme A. Jacquard, ne s’intéresse qu’aux apparences ; entendons-le des apparences sensibles ; derrière, c’est du creux comme pour la lune, tout juste bon pour les rêveurs et les métaphysiciens, auxquels s’opposent plus particulièrement certains extrémismes comme celui du premier Wittgenstein selon qui tous les « états de choses » (atomic facts), d’après la dénomination du Tractatus, sont formulables dans un jeu de propositions élémentaires indépendantes les unes des autres, de sorte que « tout ce qui peut être dit peut être dit clairement ; et ce dont on ne peut parler, on doit le taire ». Un non-logicien célèbre avait déjà dit quelque chose de semblable. C’est faire fi de tout un monde, celui de l’imprévisible, des expériences, des états d’âme et des états de choses qui surviennent durant une vie et qui, tout clairs qu’ils soient pour qui les éprouve, (une souffrance, une jouissance, une expérience spirituelle inconnues…) ne trouvent pour se dire ni mot ni expression ni proposition consacrés par quelque consensus ou quelque grammaire, alors même que leur réalité est écrasante. Le réel dépasse tout langage, et il est à craindre que le plus riche de l’être ne soit destiné qu’au mutisme. Mais le soleil n’est pas anéanti par les aveugles, quand bien même ils auraient pris le pouvoir. En ce sens, la science au pouvoir subjugue par ses prestiges, mais ne sait pas répondre quant au mystère foncier de -l’homme.
Cependant, à bien observer, les réussites de la science se cantonnent dans l’empirique sensible et elle n’est pas près de fournir à l’humanité le sens que celle-ci appelle dans le tréfonds de son être. Vivre cent ans, deux cents ans, guérir toutes les maladies, nourrir le monde entier, et qui plus est, de mets succulents, réaliser la paix définitive sur terre et y répandre tous les plaisirs, de toute façon, il faudra disparaître un jour, serait-ce quand la terre succombera à son propre épuisement ou ne résistera plus au dépérissement solaire. Et encore, ne s’agit-il ici que de l’homme réduit à ses besoins matériels.
Toutes nos inventions jusqu’à ces chères démocraties, idoles de sucre, sont fondées sur du sable par un temps qui signe notre arrêt de mort en sursis. Des voix s’élèvent avec des accents d’éternité, telles que celles de Marx et Hegel. Popper leur fait un sort et, en cela on peut le trouver judicieux et perspicace étant donné que son procès du marxisme notamment a commencé en 1962 alors que nul ne prévoyait l’effondrement de 1989 dont Ralf Dahrendorf fera, avec moins de mérite, en temps voulu, ses choux gras dans Réflexions sur la Révolution en Europe, 1989-1990 (Seuil, 1991).
Popper fait remonter ses investigations sur l’historicisme à Héraclite en lequel la notion de changement prend corps dans la philosophie. Chacun se souvient de la fameuse image : on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, car, entre temps, il a changé ; « tout coule, rien ne s’arrête ». Le relativisme éthique résulte tout naturellement de cet état de fait ; le changement est à la racine de la lutte et la guerre est toujours juste, et « les dieux honorent ceux qui sont morts au combat ».
Popper situe Platon dans le droit fil de cet héritage ; pour celui-ci est bien ce qui conserve, mal ce qui perd et détruit ; et le changement qui éloigne la chose de son Idée, installe la corruption ; le changement c’est le mal tandis que l’immobilité est divine. Les lois décrivent ce dépérissement. Le communisme de Platon préserve en fait l’unité de la classe dirigeante et lui assure la pérennité. Il prône, dans la République la reconstitution de la forme tribale des sociétés antiques, « et il a parfaitement réussi à nous présenter une image idéalisée des vieilles aristocraties de la Crète et de Sparte » (S.O., t. I, p. 48). « Tels étaient les modèles qu’il voulait reconstituer » (S.O., t. I, p. 48). Il va de soi que Platon ne plaît guère à Popper dont le démocratisme ne saurait s’accommoder de cette « justice totalitaire » qui ne concerne pas les justes revendications des individus, mais qui vise en priorité « le bien supérieur de la cité tout entière et de la race », comme il est dit dans les Lois ; la vertu consiste à rester chacun à sa place et à être bien adaptés les uns aux autres. Etre en harmonie : c’est cette vertu universelle que Platon appelle la Justice. Il va de soi que l’intérêt de l’Etat soit le critère de la morale. On peut se demander si Platon ne ressort pas quelque peu rétréci de la lessive de Popper, écorné par les contours étroits d’une philosophie préméditée, la « société ouverte » étant comme la mesure de toutes choses.
Parlons maintenant de Hegel auquel K. Popper voue une haine inexpiable. J’avoue qu’on est tenté de souscrire même aux excès d’une telle démystification. « Le succès de Hegel marqua le début de l’«âge de la malhonnêteté» selon l’expression utilisée par Schopenhauer pour désigner l’époque de l’idéalisme allemand qui, selon K. Heiden, deviendra l’«époque de l’irresponsabilité», c’est-à-dire du totalitarisme moderne, où l’irresponsabilité morale succède à l’irresponsabilité intellectuelle. C’est l’ère des formules ronflantes et du verbiage prétentieux » (S.O., t. II, p. 19). « N’étaient ses sinistres conséquences, le cas Hegel mériterait à peine d’être analysé ; mais il permet de comprendre comment un bouffon peut créer de l’histoire » (S.O., t. II, p. 22). Par ailleurs, pour répondre aux accusations de partialité, Popper se défendra, mais sans grande conviction, de s’être livré à des attaques personnelles : « C’est à la philosophie et non à la biographie de Hegel que j’attache de l’importance » (S.O., t. II, p. 205).
Le flux héraclitéen n’a pas fini d’inspirer la pensée. Le chassé-croisé perpétuel de l’être et du non-être suggérera cette dialectique qui fonctionne sur le postulat qui veut que contradictions et antinomies constituent l’essence même de la rationalité ; on connaît le schéma hégélien de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse. Ne pourrait-on, indépendamment des jugements de Popper, faire à Hegel le même procès d’irréalisme que faisait F. Bacon à Aristote, de forcer les choses à entrer dans des catégories, dans des moules préfabriqués au mépris d’une observation sérieuse de la réalité ? Ainsi, penser à un perfectionnement quelconque, quand, par exemple, plus d’amour succède à moins d’amour, n’inclut pas la négation de l’état précédent, mais l’élève au contraire, ce qui dément la loi de l’antithèse. Les synthèses n’unifient pas que des contradictions.
L’Idée platonicienne, véritable réel, Hegel la met en équation avec la Raison, ce qui fait que tout ce qui est réel est rationnel et que tout ce qui est rationnel est réel ; ainsi le développement du réel ira de pair avec celui de la raison. Finalement c’est dans la nécessité de l’actuel qu’existe le bon et le raisonnable ; « à commencer par le royaume de Prusse ».
L’hégélianisme « sert à la perfection l’absolutisme du roi de Prusse. Fort opportunément, la philosophie de l’identité justifie l’ordre existant, et aboutit à un positivisme moral et juridique selon lequel ce qui est est bien, puisqu’il ne peut y avoir d’autres normes que les normes existantes » (S.O., t. II, p. 28).
La pensée de Hegel s’ancre dans le royaume de Prusse devenu Idéal de l’Etat ; celui-ci est un Esprit vivant, la totalité organisée qui se doit de protéger la vérité objective ; il a le droit d’avoir sa propre pensée qui se doit de protéger la vérité objective ; il a le droit d’avoir sa propre pensée qui doit être reconnue comme vérité objective. Qui est juge ? C’est l’Etat. « Que reste-t-il alors », se demande Popper, « de la liberté de pensée, et de celle de la science ? » (S.O., t. 2, p. 30). L’Universel se situe du côté de l’Etat et lorsque la connaissance se dégrade en opinion ou en une Eglise, par exemple, et que celle-ci entre en contradiction avec l’Etat, il appartient à ce dernier de trancher. A ce stade, on est fortement tenté de se ranger aux avis de Popper. A-t-on jamais vu plus gigantesque montagne accoucher d’une aussi malingre souris ?

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4 Oct 2010

La politique de Freud par Danilo Castellano

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 25, pp. 55-59]

Il est peut-être difficile d’affirmer que l’un des buts principaux de Freud ait été de miner radicalement les fondements mêmes de la vie en société. Pourtant une chose est certaine : comme l’a notamment observé Hayek, il a « ouvert la voie à la plus mortelle des attaques contre les fondements de toute civilisation » ((. F. A. von Hayek, Law, Legislation and Liberty (trad. italienne Legge, Legislazione e Libertà, Il Saggiatore, Milan 1986, p. 557).)) . Pour le vérifier, il suffit de lire une œuvre de maturité écrite en 1929, dix ans avant sa mort, Malaise dans la civilisation. Freud y défend des thèses qui conduiraient nécessairement, si on les adoptait et si l’on y conformait sa conduite, à la subversion radicale des institutions sociales, au nom du principe de plaisir. Si la psychanalyse était conséquente, elle devrait placer ce principe au-dessus du principe d’utilité, autrement dit au-dessus des bienfaits apportés par l’ordre social et qui pour elle consistent essentiellement dans la possibilité d’utiliser au mieux le temps et l’espace en épargnant les forces psychiques ((. Malaise dans la civilisation, 4e édition française, PUF, 1976, p. 42.)) . Ces thèses sont connues, mais il peut être utile d’en rappeler ici les principales.
1. Freud affirme qu’il a existé un état antérieur à l’existence de la société dans lequel la liberté individuelle était maximale. Cette liberté a subi des atteintes du fait de la civilisation qui, toutefois, n’a pas réussi à modifier la nature humaine. C’est pour cela que l’homme défendra toujours son exigence de liberté individuelle contre la volonté de la masse ((. Ibid., p. 45.)) .
2. Il en découle un rapport conflictuel entre l’individu et la société en grande partie responsable de nos malheurs ((. Ibid., p. 33.)) . Pour Freud, « l’homme devient névrosé parce qu’il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société au nom de son idéal culturel » ((. Ibid., p. 34.)) . Pour être heureux, il faut donc abolir, ou tout au moins réduire considérablement les prétentions de la société. La civilisation est donc un mal dont il convient de se débarrasser. Elle est en effet « le processus de civilisation [qui] répondrait à cette modification du processus vital subie sous l’influence d’une tâche imposée par l’Etos et rendue urgente par l’Ananké, la Nécessité réelle, à savoir l’union d’êtres isolés en une communauté cimentée par leurs relations libidinales réciproques » ((. Ibid., p. 100.)) .
3. On en déduit que la société n’est pas une réalité naturelle. C’est si vrai que « la vie en commun ne devient possible que lorsqu’une pluralité parvient à former un groupement plus puissant que ne l’est lui-même chacun de ses membres et à maintenir une forte cohésion en face de tout individu pris en particulier » ((. Ibid., p. 44.)) .
4. La force de la majorité s’imposant à l’individu et s’opposant à son pouvoir s’appelle « le droit ». Celui-ci n’est donc rien d’autre qu’un pouvoir plus fort contenant un pouvoir plus faible. Ce dernier n’est appelé « force brute » que parce qu’il ne parvient pas à s’imposer. Entre violence et droit, il n’y a donc pas de différence qualitative, mais seulement quantitative.
5. Pour Freud, l’ordre social et la justice ne sont donc que des flatus vocis dans la mesure où le premier n’est rien d’autre qu’« une sorte de «contrainte à la répétition» qui, en vertu d’une organisation établie une fois pour toutes, décide ensuite quand, où et comment telle chose doit être faite ; si bien qu’en toutes circonstances semblables on s’épargnera hésitations et tâtonnements » ((. Ibid., p. 41.)) . Quant à la justice, elle est seulement « l’assurance que l’ordre légal désormais établi ne sera jamais violé au profit d’un seul » ((. Ibid., p. 44.)) . Si maintenant on réfléchit sur ces thèses, on ne peut pas ne pas constater leur caractère non philosophique, et remarquer du même coup que la tentative de Freud n’est qu’une construction idéologique sans fondement. Dire qu’il aurait existé un état antérieur à la vie civile est une affirmation dogmatique sans écho dans l’expérience et qui ne peut être posée que sous forme d’hypothèse. L’expérience, en effet, comme on l’a justement observé, « exclut la possibilité de concevoir un Etat dans lequel l’individu puisse vivre isolé et solitaire, et de comprendre la sociabilité comme le résultat d’un choix volontaire » ((. F. Gentile, Intelligenza politica e ragion di Stato, Giuffrè, Milan 1983, p. 43.)) . L’homme, contrairement à ce qu’enseigne une certaine pensée politique moderne, ne jouit jamais d’une liberté absolue ni d’un droit illimité, ou, pour utiliser la terminologie freudienne, d’une liberté maximale. La thèse selon laquelle l’homme est libre sans limites est contradictoire. Aucun être, en effet, ne peut exister par lui-même. Sa nature et donc l’ordre métaphysique et moral dont il relève, représente une limite indépassable. Freud lui-même semble le reconnaître quand, à l’opposé de Rousseau par exemple, qui assignait au législateur la fonction de changer la nature humaine ((. Du Contrat social, livre II, chap. VII ; Emile ou de l’éducation, livre Ier.)) , il écrit que l’accession à la civilisation ne réussit pas à changer l’essence de l’homme, et ce même si pour lui l’essence de l’homme signifie bien autre chose que sa vraie nature. Ce n’est qu’en partant de l’hypothèse d’un état de nature antérieur au fait social que l’on peut soutenir l’existence d’une contradiction entre individu et société et dire que la société réprime le vitalisme humain. L’expérience (en laissant de côté la conception vitaliste) montre le contraire. L’individu en effet naît nécessairement « en relation » : dans les premières années de sa vie il a besoin de la société pour survivre, comme il en a ensuite besoin pour se réaliser lui-même. La thèse d’une société non naturelle est d’origine rationaliste. On peut se demander à cet égard si même quand il s’éloigne à certains points de vue de la pensée juridique moderne, ou qu’il s’y oppose, Freud ne finit pas par partir d’une hypothèse comparable à celle de Hobbes, Locke ou Rousseau. Comme Rousseau, au moins apparemment, il paraît soutenir que la civilisation, dans la mesure où elle comporte d’après lui le sacrifice de la liberté absolue, serait un mal pour l’homme, même si c’est un mal nécessaire. L’accès à la civilisation est, selon Freud, qui se contredit sur ce point, un processus particulier auquel l’humanité est condamnée ((. Cf. Ibid., p. 77.)) . L’homme donc est « condamné » à vivre en société, société qui, loin d’être — comme l’écrit Freud avec acrimonie — une source de progrès et « tracerait à l’homme la voie de la perfection » ((. Ibid., p. 46.)) , n’est que « le combat de l’espèce humaine pour la vie » ((. Ibid., p. 78.)) . Il y a plus. Freud révèle encore son rationalisme quand il soutient que l’accès à la civilisation est une abstraction qui aurait cependant la fonction de « l’agrégation des individus isolés en unité collective » ((. Ibid., p. 101.)) . Ici encore l’analogie est évidente entre Freud et Hobbes, qui voyait dans l’Etat — ou Civitas — un homme artificiel ((. Léviathan, Sirey 1971, p. 5.)) , ou avec Rousseau qui soutenait que le corps politique est  semblable à celui de l’homme, même si le premier est le produit de l’art et le second, de la nature ((. Du contrat social, livre III, chap. 11.)) , tout comme est évidente la conséquence nécessaire de cette théorie, à savoir le totalitarisme.

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4 Oct 2010

La sécularisation de la Catalogne par Jorge Soley Climent

[note : cet article est paru dans catholica, n. 83, pp. 43-53]

La Catalogne a été modelée par la foi catholique depuis ses origines les plus lointaines. Lorsque débuta, à la suite de l’invasion de la péninsule Ibérique par les musulmans, la reconquête chrétienne de l’ancienne Hispanie romaine et wisigothique, cette mission difficile fut réalisée en Catalogne à l’ombre des monastères : bénédictins, surtout, en « Catalogne ancienne » (ils étaient plus de cent au XIe siècle), et cisterciens à partir du XIIe siècle dans la zone reconquise de la « Catalogne nouvelle », tous centres vitaux de la nouvelle organisation qui se créait alors. Il n’est donc pas étonnant de lire sous la plume de l’évêque de Vic, Torras i Bages, que « la Catalogne et la foi chrétienne sont deux réalités qu’il est impossible de dissocier dans le passé de notre terre, ce sont deux ingrédients qui s’allièrent si bien qu’ils aboutirent à former la patrie » ((. Torras i Bages, La Tradició catalana, Ibérica, Barcelone, 1913, p. 31.)) . Lorsque, en 880, après la reconquête de la montagne de Montserrat, on découvrit l’image de la Vierge de Montserrat, celle-ci sera nommée « capitaine » de ses armées ; comme l’indique Lafuente dans son histoire de l’Espagne ((. Modesto Lafuente, Historia general de España, Editions Urgoiti, Pampelune, 2002.)) , le cri de l’armée catalane sera « Sainte Marie ! » De même, lors de la guerre civile espagnole, la seule unité militaire qui arborait le drapeau catalan faisait partie des troupes nationales et était le Tercio de Requetés de Notre-Dame de Montserrat. On retrouve cette ténacité dans la défense de la foi et des traditions à l’aube des temps modernes, face aux tendances absolutistes et centralisatrices du XVIIe siècle. La guerre dels Segadors est ainsi le premier soulèvement populaire de Catalogne lancé pour défendre ses institutions et lois, d’origine médiévale, contre le Richelieu de Madrid, le duc et comte de Olivares. Cette résistance sera non seulement armée, mais aussi intellectuelle, comme l’atteste la persévérance thomiste de l’université de Barcelone. Après la guerre de Succession, conflit que la Catalogne affronte comme une guerre de religion, la Grande Guerre (1793-1795) contre les troupes de la Convention, et la guerre d’Indépendance, ou guerre du Français (1808-1813), contre les troupes de Napoléon, mettent en évidence la nature profonde du peuple catalan. Il est également toujours étonnant de constater que, entre 1822 et 1876, la Catalogne a entrepris rien moins que cinq guerres contre le libéralisme : la régence de Urgell (1822), la guerre des Mécontents (1827), les trois guerres carlistes du XIXe siècle (1833-1840, 1846-1849 et 1872-1876). Francisco Canals a commenté ce fait en affirmant que « la Catalogne est la terre qui, en Espagne et dans l’Europe entière, a participé et traversé le plus grand nombre de guerres de nature populaire pour la défense de la société chrétienne traditionnelle » ((. Cité dans Teresa Lamarca Abeló, Les arrels cristianes de Catalunya. Balmes, 1995, p. 58.)) .
Cette conception de la vie, profondément enracinée, a pu compter en Catalogne sur de formidables apôtres sur le terrain intellectuel. Parmi eux il faut citer, pour ne parler que du XIXe siècle, Jaime Balmes, Sarda y Salvany, Mgr Torras i Bages. Les fruits de sainteté sont également abondants : sainte Joaquina de Vedruna, saint Antoine Marie Claret, saint Henri d’Ossó, le bienheureux Domingo i Sol, la bienheureuse Teresa Jornet, la Mère Ràfols, sans parler des nombreux martyrs du XXe siècle.

La Catalogne, terre d’apostasie

Pour autant, la Catalogne est actuellement la région espagnole où les signes de déchristianisation et de sécularisation sont les plus profonds. Sans prétendre à l’exhaustivité, quelques données d’ordre sociologique peuvent aider à comprendre la gravité de la situation : l’assistance dominicale à la messe tourne autour de 5%, taux très inférieur à la moyenne espagnole. La moyenne d’âge du clergé du diocèse de Barcelone dépasse soixante-cinq ans. La Catalogne est aussi la communauté ayant le pourcentage le plus bas de personnes disposées à cocher dans leur déclaration d’impôt sur le revenu la case destinée à ce que l’Etat donne un petit pourcentage du recouvrement à l’Eglise catholique (en pratique 29,7% pour une moyenne de 40% pour toute l’Espagne). Le panorama des séminaires ne peut pas être plus triste : au séminaire de Lérida il n’y a que deux séminaristes, trois dans celui de Gérone. La situation est telle que dans de nombreux villages des laïcs se chargent des services religieux. Le forum Alsina, qui regroupe un tiers des prêtres de Gérone, a reçu l’an passé son nouvel évêque par un manifeste demandant la suppression du célibat obligatoire et la démocratisation de l’Eglise.
Les fruits de la sécularisation sont évidents. L’influence réelle du message catholique dans la perception que les gens, spécialement les nouvelles générations, ont de la vie est minime et s’est réduite à une vague solidarité et à une forme de moralisme, qui font parfaitement abstraction de la vision chrétienne du monde. On assiste ainsi à la naissance d’un homme nouveau, incapable de penser en termes d’exigence, qui se réfugie désespérément dans un hédonisme insatiable, triste et en même temps satisfait de lui-même, installé dans une acédie touchant tous les domaines de la vie. Cette situation de postmodernité généralisée à tout l’Occident se manifeste de manière plus virulente dans la société catalane que dans le reste de l’Espagne. Comment a donc pu se produire une transformation si radicale ?
Ce changement, qui affecte de multiples domaines, ne s’est pas déroulé du jour au lendemain. Il faut plutôt parler d’un processus, avec des ralentissements et des accélérations, avec des étapes que chaque génération a dépassées et qui ont pu s’étendre en durée sur un siècle et demi. L’un des moments clés dans le déclenchement de ce processus de sécularisation semble être la défaite du carlisme, majoritaire en Catalogne, lors de la Troisième Guerre carliste. Ce sont des moments de découragement et de lent retrait de l’Eglise de domaines de la vie sociale toujours plus nombreux avant la consolidation du régime libéral. Devant ce qui était perçu comme une situation de fait inamovible, se développent, après cinquante ans de luttes et de défaites, les positions ralliées. L’encyclique Cum multa de Léon XIII, en 1882, qui appelait à la réconciliation des Espagnols, fut interprétée par beaucoup comme un appel à une acceptation implicite de la Restauration libérale. Il est important de remarquer que cette position en matière politique n’affecte pas encore le domaine doctrinal où continue de régner la plus stricte orthodoxie. Mais elle rend inactives les barrières mentales qui freinaient la pénétration sociale du libéralisme et ouvre les portes de l’Eglise àune doctrine subversive puissante, le nationalisme catalan, encore en phase d’élaboration et qui sera l’un des principaux, sinon le plus important, facteur de sécularisation.

Rubrique(s) : Textes
3 Oct 2010

La Curie romaine de Pie IX à Pie X par Gilles Dumont

[note : cette recension est parue dans catholica, n. 100, p. 105-106].

Issu d’une thèse de doctorat, ce volumineux ouvrage (852 p.), dont l’un des intérêts réside dans la très riche documentation qu’il met à disposition du lecteur français (un bon tiers du volume est constitué de notes, auxquelles s’ajoutent plus de cent pages de bibliographie), présente l’évolution de la Curie à un moment charnière de son histoire : la quasi disparition de tout pouvoir temporel de l’Eglise. Principalement dédiée à l’administration des Etats pontificaux, dans un contexte où les influences étrangères, puis les avancées de l’unité italienne, mettent en valeur l’ambivalence de sa fonction, la Curie va progressivement être réorientée vers l’administration purement spirituelle.

A cause de ce que F. Jankowiak appelle le « temps long » de la Curie, c’est-à-dire son indifférence, voulue et assumée, aux changements extérieurs et notamment à la montée du libéralisme politique, les critiques formulées, dans les Etats jankowiakpontificaux, à l’encontre du fonctionnement de l’administration pontificale, notamment locale, rejailliront sur son gouvernement central spirituel. Ce n’est qu’à partir de la disparition des Etats pontificaux que la Curie se transformera véritablement, en reportant sur le pouvoir spirituel ses fonctions antérieurement exercées au temporel. F. Jankowiak note à cet égard (pp. 342-357) que le concept de société parfaite, c’est-à-dire ayant en elle-même les moyens suffisants de sa propre existence, appliqué à l’Eglise, est consacré très exactement au moment où l’Etat pontifical est amputé d’une partie de ses territoires (Constitution apostolique Cum Catholica Ecclesia), cette nouvelle précision consistant en une remise à l’honneur, par une « représentation fixiste » de l’histoire, d’une « image exaltée » de la chrétienté médiévale. Ainsi présentée, cette opposition à la modernité, et singulièrement à une modernité politique qui dépossède l’Eglise de toute charge temporelle, sera accentuée par le Syllabus et Quanta Cura, sans que cette condamnation soit dépourvue d’ambiguïtés. Evoquant la (longue) genèse du Code de droit canon, F. Jankowiak montre bien à cet égard que l’influence de la codification napoléonienne et de la rationalisation positiviste qui lui est sousjacente n’est pas étrangère à la rédaction du code, même si, bien entendu, l’esprit et l’objectif en sont radicalement différents.

C’est d’ailleurs sans doute là que se trouve non pas une limite de l’ouvrage, mais le risque qu’il y aurait à lui donner une interprétation d’ordre autre qu’historique, en particulier théologique. L’objet de l’auteur, spécialiste de droit canon, est, au-delà de l’histoire administrative de la Curie, de donner une généalogie du dogme, mais il ne peut évidemment être de proposer un jugement du contenu même du dogme. S’il peut permettre d’expliquer le contexte dans lequel un certain nombre d’énoncés dogmatiques ont été proclamés (les développements sur l’infaillibilité pontificale, pp. 386 ss., sont à cet égard particulièrement intéressants), il serait impossible de suivre au-delà la démarche, et, notamment de « contextualiser le dogme ». On ne peut s’empêcher, en lisant l’auteur, de penser à un passage du discours programmatique du 22 décembre 2005, précisément prononcé devant la Curie, par lequel Benoît XVI rappelait les « condamnations sévères et radicales de cet esprit de l’époque moderne », mais pour préciser aussitôt que le Concile avait « revisité ou également corrigé certaines décisions historiques », replaçant en quelque sorte dans leur contexte les condamnations alors prononcées. Il rejetait l’herméneutique de la rupture, mais entérinait une discontinuité due à la distinction entre ce qui relevait des « situations historiques concrètes et leurs exigences », et ce qui appartenait au dogme. Si l’on devait suivre l’interprétation historique du dogme autrement que relativement aux conditions ayant présidé à sa proclamation, il faudrait alors considérer que les condamnations ainsi proclamées, et plus encore les dogmes précisés à leur encontre, relèvent de « faits contingents » (discours du 22 décembre), et qu’en tant que telles ces décisions « devaient nécessairement être elles-mêmes contingentes ». De la sorte, l’ouvrage de F. Jankowiak, par l’extrême minutie avec laquelle il restitue les conditions de « production » des dogmes de la seconde moitié du XIXe siècle et du tout début du XXe siècle, montre en creux, si l’on peut dire, les limites de l’interprétation contextualisante venant autoriser une herméneutique de la continuité des documents emblématiques du second concile du Vatican.

Au-delà de cet apport à la généalogie du dogme, l’ouvrage vaut également par les très nombreux développements qu’il comporte sur les hommes de la Curie, en particulier les modalités très complexes de leur choix et de l’évolution de leur carrière, qui ne manquent pas d’intérêt pour comprendre, mutatis mutandis, le fonctionnement de la Curie d’avant Vatican II voire, dans une certaine mesure, son état actuel.

Rubrique(s) : Lectures critiques
3 Oct 2010

Les chrétiens français entre guerre d’Algérie et mai 1968 par Bernard Dumont

[note : cette recension est parue dans catholica, n. 103, p. 155-156].
Le thème de cet ouvrage (350 p.) retient immédiatement l’attention, connaissant le rôle joué par les deux événements auxquels le titre se réfère dans la grande transformation de la mentalité des catholiques de France. L’entreprise est intéressante, portant sur des épisodes ignorés du grand nombre, mais aussi décevante à cause de la difficulté de l’auteur à mener une analyse dépassionnée. Commençons fouillouxdonc par le positif. Ce sont, par exemple, les quatre chapitres sur les « catholiques mendésistes », sur le PSU, les catholiques séduits par le PC, enfin sur leur confluence en mai 68. L’analyse n’est pas approfondie, mais le tableau est riche en détails, sur la revue franciscaine Frères du monde, par exemple, à laquelle collabora le dominicain révolutionnaire Jean Cardonnel ; ou encore sur l’action de l’ancien dominicain Paul Blanquart et du milieu des catho-gauchistes qu’il anima avant de devenir sociologue de la ville. Soit dit en passant, les progressistes ne seront payés de retour que par les flots d’outrages déversés par Hara-Kiri et autres Charlie-Hebdo. Un chapitre sur « “Gauche chrétienne” et “religion populaire” (1973-1977) » donne une idée de la pénétration de ces courants à l’intérieur même de l’Eglise, notamment dans les expérimentations liturgiques. Citons Georges Montaron évoquant le rôle de Témoignage chrétien : « C’est Lénine qui a dit qu’il valait mieux avancer d’un pas et être suivi par la masse que d’avancer de deux et n’être pas suivi. Sur ce point, je suis léniniste ».
Quant à la période originaire, l’Algérie de 1954 à 1962, l’auteur revient sur de nombreux faits tombés dans un oubli complet : la revue Verbe (expression de la Cité catholique fondée par Jean Ousset) et l’influence qu’on lui a prêtée sur beaucoup d’officiers, notamment après la publication d’une brochure intitulée Morale, droit et guerre révolutionnaire, les controverses auxquelles ont pris part l’abbé Luc Lefèvre (La Pensée catholique), Jean Madiran (Itinéraires), et à l’opposé, François Mauriac, le rôle du CCIF (Centre catholique des intellectuels français) et des « grandes consciences » qui firent de leur mieux pour aider le FLN. Quel dommage qu’Etienne Fouilloux n’arrive pas à contrôler ses humeurs, souvent méprisant, allant jusqu’à manifester (on se demande pourquoi) une sorte d’exécration pour les notions d’ordre naturel et, plus étonnant encore, de bien commun.
Enfin l’ouvrage est mal composé, mêlant développements étoffés et résumés (mai 68 en particulier). Un chapitre (« Brève histoire de l’intégrisme ») reprend même presque mot pour mot une partie d’un chapitre précédent. On regrette d’autant plus que l’auteur dit avoir voulu donner « une leçon de méthode » (Introduction), et démontrer une thèse, à vrai dire assez évidente : la crise postconciliaire s’est développée chez les catholiques de France sur un terreau bien préparé, étroitement solidaire des mouvements de la société.

Rubrique(s) : Lectures critiques
10 Août 2010

L’oppression de l’homme libéré par Thomas Molnar

Le principe de l’autonomie de l’homme, cet idéal qu’on a poursuivi des siècles durant, se trouve être un fardeau. L’histoire et la pensée modernes ont été façonnées par l’attente de l’indépendance progressivement réalisée dans tous les domaines. Indépendance de tout contrôle cosmique ou divin, indépendance de toute direction morale assurée par des institutions et en fin de compte, indépendance de toute structure ou modèle de pensée. La raison, par exemple, pour laquelle le régime bolchevique a représenté pendant des décennies un espoir absolu pour un très grand nombre de gens était que sa réelle brutalité pouvait être interprétée comme le présage de l’émancipation totale à venir.

Les souffrances qu’il infligeait étaient ressenties comme proportionnées à l’obscurantisme de l’histoire, des griffes duquel il essayait maintenant de sortir l’humanité. Qu’un système de salut aussi faux ait connu en ce siècle une fin honteuse n’a pas éteint la foi constamment renouvelée dans le fait qu’il valait la peine de payer le prix des échecs et des défaites puisque les chaînes devaient tomber. Cependant, malgré quelques étincelles qui maintenaient une lueur d’espoir, les illusions n’ont pu empêcher l’angoisse grandissante à l’idée que l’homme moderne ne pouvait assumer sa liberté.
Il semblait être parvenu rapidement aux limites de celle-ci lorsque soudain un abîme s’est ouvert : il s’est vu lui-même comme le héros d’efforts spéculatifs, mais aussi comme piètre constructeur de systèmes. Plus il s’entourait de garanties contre les risques, contre les maladies, la domination politique et le contrôle moral de ses actions, plus il devenait fragile, fatigué, dépendant, exploité par le système auquel il avait contribué, et qui prenait la forme d’une nouvelle prison. La conclusion inévitable que seuls quelques-uns en ont tiré fut que nous créons des systèmes pour les détruire ensuite et en créer d’autres à partir de leurs disjecta membra. (De là la vogue du structuralisme qui enseigne que les phénomènes se présentent comme éléments d’une structure à l’intérieur de laquelle, et seulement à l’intérieur de laquelle, ils prennent un sens

La conséquence en est que l’homme moderne a été saturé de liberté et qu’il aspire maintenant à l’asservissement, ou au moins à la stabilité qu’une structure extérieure qu’il n’aurait pas construite, et qu’une autorité peuvent offrir. Cette aspiration se manifeste de nombreuses manières. L’individualisme et ses droits apparaissent soudain comme excessifs car les gens sont séparés les uns des autres et manquent de solidarité et de convivialité. L’absence imprévue de sentiments communautaires suggère que les liens traditionnels, les conventions sociales, l’autorité politique ne sont pas des entraves contraignantes comme la modernité a voulu le faire croire, mais des institutions grandement bénéfiques, justement parce qu’elles sont respectées et officiellement encouragées.
Cela est vrai pour les liens de citoyenneté, l’appartenance à une communauté qu’on n’a pas choisie comme le groupe linguistique, la nation ou l’église particulière. On a constaté que dans la mesure même où les liens antérieurs s’affaiblissaient, de nouveaux se formaient : à la place de l’Eglise, la secte ; à la place de l’autorité institutionnelle, le gourou escroc ; à la place de la nation, le groupe ethnique ; à la place de la grande communauté, la communauté californienne. La caractéristique de ces nouvelles configurations est leur caractère informel et en dehors de toute institution.

Mais là n’est pas l’aspect essentiel, et on en arrive bientôt à être soumis à la contrainte et à la rigidité. Il est significatif que l’individualisme soit maintenant en déclin : il est de plus en plus considéré comme un fardeau, il n’apparaît plus comme un horizon doré. Cependant, la société officielle reste empêtrée dans une référence à elle-même exclusive de toute autre, dans une souveraineté qu’elle s’arroge, dans l’autorité qu’elle se confère elle-même. Le peuple sent que ce ne sont que des formules creuses et que l’autorité qui ne vient pas de l’extérieur n’est pas authentique. Jean-Pierre Dupuy fournit d’intéressants commentaires : quand les lois sont produites par une société sans référence extérieure ni transcendance, les gens commencent par être flattés, puis rassurés, mais à la fin, ils se posent la question suivante : pourquoi, si je me suis donné une loi, Devrais-je y obéir lorsque elle est momentanément contraire à mes intérêts ou à mes caprices ? Et : si je suis mon propre souverain, pourquoi aurais-je besoin de lois ?
De ces contradictions de plus en plus évidentes de la modernité, il s’ensuit que des conflits s’engendrent à l’intérieur des formes actuelles de coexistence sociale, conflits accompagnés d’une sorte de clause tacite selon laquelle ils ne pourraient être résolus. Cela sonne comme une énormité, contraire à la nature humaine et à ses inclinations. Cependant, une brève réflexion peut éclairer cette proposition. Le philosophe Marcel Gauchet a, à cet égard, une remarque profonde : « Quand les dieux désertent le monde, quand ils cessent de venir signifier leur altérité, c’est le monde lui-même qui se met à nous apparaître autre, à révéler une profondeur imaginaire » ((Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985, p. 297)).
L’objet de la quête de l’homme aujourd’hui est le monde dans toute son opacité puisqu’il n’est transparent que lorsque nous percevons au-delà de lui un créateur. On pensait autrefois que les conflits avaient pour cause des agents qui du dehors dressaient les hommes les uns contre les autres, parfois pour un bien ultérieur, parfois pour une harmonie subséquente mais non visible. Quand les conflits n’ont pas de justification transcendante aux yeux des participants, ils deviennent la raison d’être de l’existence, un poids qui enracine les hommes dans ce monde. Ils leur permettent de ressentir leur humanité.
Le conflit se transforme en lutte des classes, problèmes sociaux, etc., tumulte grâce auquel des perfectionnements pourront avoir lieu. En bref, le conflit donne aux hommes un sentiment de densité, la sensation d’une existence remplie, face à un arrière-plan de vide. Nous pourrions nous intéresser aux conséquences à travers la réflexion d’un autre philosophe social, Louis Dumont ((Essais sur l’individualisme, Seuil, 1983, passim.)).
La question à laquelle il essaie de répondre est celle de savoir quel enjeu représente l’individualisme moderne pour l’humanité. Sa réponse est que l’individualisme, non en tant que caractère, mais en tant qu’idéologie, requiert une « complète légitimation du monde » et par conséquent, « le transfert complet de l’individu sur le monde » présumé être le monde des traditions et des structures traditionnelles, avec en arrière-plan, la famille et la communauté, et plus particulièrement l’univers invisible.

Quand toute réalité ontologique a été liquidée au profit de l’individuel et du particulier (c’est le triomphe du nominalisme), l’individu et ses actions acquièrent le statut d’uniques existants. Et c’est ainsi que l’homme moderne se présente à nous. Nous sommes prêts à comprendre que ses conflits ne peuvent pas être expliqués plus longtemps par l’ironie supérieure d’un dieu, mais plutôt par l’analyse sociologique des intérêts et des droits respectifs, des motifs psychologiques, de l’arrière-plan idéologique et de l’orientation politique. Nous avons choisi le conflit comme thermomètre des relations humaines et sociales modernes, mais d’autres exemples auraient tout autant été valables.
Ils montrent tous le fardeau écrasant que l’homme a pris l’habitude de partager avec Dieu, que ce soit par le péché et le châtiment, ou la destinée et la puissance. L’homme n’a plus de co-agent. Maintenant, il croit, en tant qu’individu fièrement autonome et souverain, qu’il n’a plus de fardeaux à porter. Les fardeaux font partie du passé. L’homme postmoderne est capable de monter partout où il pose les yeux. La vérité est que, en réalité, les fardeaux sont maintenant de nature différente : c’étaient autrefois les lois imposées, les décisions des supérieurs, la vie en référence aux autres et aux nombreuses servitudes qu’ils impliquent. Les fardeaux ont maintenant changé, ils se nomment solitude, sentiment de culpabilité, et, comme nous l’avons vu plus haut, structures auto-construites.

Ces nouveaux fardeaux sont aussi lourds à porter que l’était le poids des contraintes institutionnelles anciennes. L’homme postmoderne n’est pas non plus exempté des systèmes de croyance qui enfermaient ses ancêtres dans un réseau concentrique de prétendues superstitions aliénantes. Dans la mesure même où l’homme moderne insistait sur la rationalisation des mythes immémoriaux et des vérités qui entouraient sa vie, il a commencé à recréer, de façon très inconsciente, des systèmes de substitution irrationnels. Après avoir désenchanté l’univers et l’avoir retiré du cercle des forces occultes, il a commencé à s’effrayer de ne plus trouver d’esprits ou de fantômes nulle part, et il a essayé d’échapper à ce désenchantement. Il s’est retrouvé à nouveau dans un monde de magie, de trompe-l’œil, d’angoisse et de terrifiants symboles de domination.
En bref, « l’univers ouvert » aspirait à se refermer. C’est un lieu commun de dire que l’homme postmoderne se sent oppressé et coupable : les romans, les poèmes, les pièces et les essais philosophiques s’en font tous l’écho. La liberté du Kiriloff des Possédés nous plonge dans un abîme puisqu’elle nous apporte la très coûteuse nouvelle que c’est l’homme, et non Dieu, qui est le pire oppresseur de lui-même et que c’est l’opprimé qui se sent coupable. « Nous avons tué Dieu », comme le résume Nietzsche. L’oppresseur et l’instigateur de la culpabilité ne sont plus des êtres transcendants, ce sont de nouvelles structures, le travail de nos propres mains : la structure épistémologique, sociale, culturelle, politique, la structure de l’âme et de la conscience elle-même.
Alors que le péché originel est ridiculisé comme invention d’hommes alarmistes, comme astuce de curés ou comme signe d’une conscience mutilée, la culpabilité est brusquement redécouverte comme quelque chose qui ne peut s’expliquer d’aucune façon et qui ne peut certainement pas s’effacer. Elle est intégrée aux structures, à toutes les structures. Plus nous effectuerons des recherches sur le corps humain, sur l’âme et sur les paramètres de l’existence, et plus nous serons appelés de façon urgente à réhabiliter la vieille sagesse, et peut-être aussi les vieux démons

Le progrès amène ainsi l’homme à de nouvelles contradictions et à la prise de conscience que son autonomie, une fois achevée, est de nouveau à la recherche de l’hétéronomie. Et alors il est piégé. Non seulement par son orgueil qui ne se résout pas à extérioriser sa thèse ; mais aussi par l’abolition des structures externes et par leur remplacement par une culpabilité interne, qui étrangement, intensifie le mérite de l’individu. L’oppression est humiliante en plus du fait qu’elle est douloureuse ; la culpabilité rassemble les éléments significatifs en l’homme, le transforme en objet d’importance à ses propres yeux, le mesure à la hauteur du mal. Aussi étrange que cela puisse paraître, alors que nous sommes certains de pas être épris d’oppression, nous sommes indissociables du sentiment de culpabilité, il ne fait qu’un avec notre moi. Quoi qu’il en soit, il est notre propre création, particulièrement lorsque, comme aujourd’hui, il n’est pas perçu comme un acte objectif de désobéissance (péché originel), mais comme un acte qui se retourne sur lui-même.

Que l’homme libéré puisse se sentir à nouveau opprimé, c’est là la véritable condition postmoderne qui remet en question les idéaux modernes de liberté, de connaissance, de progrès, de lois qu’on se donne à soi-même, pour lesquels on a combattu et souffert pendant des siècles. Comme si elle avait atteint les limites de son expansion et de son auto-accroissement, l’humanité semble maintenant être confrontée à ce qu’on doit bien appeler une tragédie. Pour paraphraser Malraux à l’Unesco en 1948, si l’homme ne peut trouver son propre visage divin, il sera moins qu’un homme au siècle prochain. Cependant, découvrir un visage divin est impossible pour l’homme moderne car il a délibérément sculpté sa propre image avec des outils anti-divins.
Quoi qu’il fasse (lui, ou son nouvel avatar, l’homme postmoderne), ses actions l’enfoncent plus profondément à l’intérieur de structures d’auto-oppression que la majorité appelle encore libération. L’aspect est alors celui de l’homme pro- blématique qui vient juste d’apprendre qu’il est enfermé dans un système, une succession de systèmes. Ni la linguistique, ni la psychanalyse, ces bulldozers de l’interprétation, ne peuvent en ouvrir les portes. Nous préférons alors appeler cette sombre conception « lucidité », et contempler notre vie en prison sans illusions.

Mais une nouvelle ironie nous attend : en même temps que nous produisons un système et que nous en devenons prisonniers, nous produisons aussi l’illusion que le système peut être forcé. Mais le système et le fait de croire que nous pouvons avoir le dessus sont nés tous les deux d’une même impulsion humaine. Ceci pourrait être la découverte philosophique centrale de l’âge postmoderne. En effet la captivité dans un système nous permet de scruter pour ainsi dire par derrière la condition humaine et de reconnaître son aspect nocturne, la culpabilité de l’inachèvement.
De là s’ouvrent deux possibilités, l’une pour les lamentations désespérées du prisonnier, l’autre pour sa métanoia, sa conversion et l’acceptation de sa condition de créature. A vrai dire, cette dernière option est aussi un « système », mais elle apporte justification et apaisement. ((Ce texte est la traduction d’une partie du chapitre VII de Philosophical Grounds (Peter Lang, New York, 1991).))

Rubrique(s) : Dossiers thématiques, L’Oc­ci­dent contem­po­rain - Thomas Molnar
9 Août 2010

In Memoriam : † Thomas Molnar, 20 juillet 2010 par La Rédaction

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Collaborateur dès les premiers numéros de Catholica, Thomas Molnar était très diminué physiquement depuis plusieurs années, au point d’être empêché d’écrire. Nous reviendrons en détail, au cours des mois qui viennent, sur la personnalité et l’œuvre de ce grand analyste de l’Occident contemporain, à la fois philosophe, historien et sociologue. Peut-être avant tout disciple de Bernanos, dont il avait connu l’œuvre au temps de sa jeunesse, ce catholique hongrois exilé aux Etats-Unis se considérait par l’esprit et le cœur comme un Français. Il avait appris la langue française dès son enfance en Transylvanie, puis en Belgique. Classé « à droite » par les uns, « à gauche » par d’autres, il eut l’art de mettre mal à l’aise plus d’un des intellectuels « utopiens » qu’il supportait fort mal et se plaisait à provoquer en mettant en évidence leurs contradictions et leur fréquente insincérité. Un dossier spécial qui lui est consacré vient d’être ouvert.

Rubrique(s) : Revue en ligne
5 Juil 2010

Crise des vocations : essai de diagnostic par Père Jean-Paul Maisonneuve

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 81, pp. 85-97]

Nous traiterons ici des vocations sacerdotales. La crise des vocations ne se fait pas sentir de la même façon dans les diverses formes de vie consacrée. Notre temps se caractérise certainement par un grand désir de vie spirituelle, désir caché la plupart du temps, fortement minoritaire, mais réel. Et ainsi un certain nombre de monastères ont accueilli des novices sans interruption, tandis que de nouvelles congrégations de vie contemplative connaissent un essor étonnant. Ce fait ne nous fait pas perdre de vue un phénomène de vieillissement qui aboutit à la fermeture de monastères naguère importants. Il est délicat d’émettre des hypothèses explicatives, surtout générales. Disons en gros que les formes de vie contemplative qui présentaient un fort enracinement dans une tradition spirituelle riche et authentique et ont su éviter tout aspect de sclérose et d’inadaptation, c’est-à-dire où la vie d’oraison, le sens fraternel et la beauté liturgique d’une part, un effort de pauvreté évangélique visible d’autre part étaient vigoureusement préservés, bénéficient d’une relève considérable. À cet égard, les grands ordres traditionnels semblent plutôt en perte de vitesse, toute vitesse acquise ne pouvant, par définition, que décroître. Mais la cause profonde est sans doute à chercher avant tout dans une perte de spiritualité, non que les communautés concernées n’aient eu des membres exemplaires vivant dans le secret une immolation dont Dieu aura été souvent le seul témoin, ou exerçant envers et contre tout dans sa fécondité le charisme de leur institut, mais parce que le témoignage communautaire d’une aventure spirituelle attirante a été par trop insuffisant.
Dans les années d’après-Concile, on a beaucoup insisté sur le témoignage de pauvreté, avec une tendance à reprocher à la vie religieuse son apparence de richesse, spécialement immobilière. Mais chaque fois que l’effort de pauvreté a été plus esthétique que mystique, le mouvement s’est soldé par une cascade d’échecs retentissants, l’expérience prenant fin faute d’hommes, au fur et à mesure des retours à l’état laïc. Il ne suffit pas d’avoir une chapelle en austère béton armé (dans les cas moins malheureux où l’on jugeait utile de conserver une chapelle), des vases sacrés en terre glaise et des vêtements liturgiques en toile écrue (dans les cas également où cela ne semblait pas encore une concession inutile au « ritualisme » et au « triomphalisme »), si c’est au sein d’une forme de convivialité qui fait plutôt penser au genre des classes moyennes et où ne font défaut aucune des sécurités matérielles des sociétés riches, aucun des moyens financiers de voyages pour des réunions, des récollections ou des vacances, même si on s’exalte des luttes pour la justice dans les pays d’Amérique latine et si l’on insiste sur une « option préférentielle pour les pauvres », option qui n’est guère convaincante dans la mesure où l’on ne sort guère soi-même d’un milieu social comme d’un train de vie de favorisés. Tout cet aspect de « style pauvre », dont il faut saluer l’intention mais dont il faut aussi relever les côtés idéologiques, a détourné l’attention par rapport à ce qui sera toujours l’essentiel de la vie religieuse, c’est-à-dire la recherche de Dieu et le sacrifice personnel et coûteux de l’individualité égocentrique, laquelle en général sort indemne des cooptations sympathiques en appartements à petits effectifs, des sessions de psychologie ou de dynamique de groupe, quand ce n’est pas d’initiation aux techniques de méditation orientales ou autres.
Au cours de ces décennies, les instituts ont vécu à l’évidence une crise d’identité dont ils ne sont pas sortis facilement, ou dont ils sont encore loin d’être sortis. Il n’est pas sûr que les révisions de constitutions soient une réussite. Un dépoussiérage, une adaptation au goût contemporain ne suffisent pas toujours. L’adaptation du style risque même d’être catastrophique, si elle manque la portée mystique que les formes d’expression modernes sont peut-être bien impuissantes à traduire.
En fait, les instituts qui ont su tenir clairement la finalité que leur avait assignée leur fondateur n’ont certainement pas connu de crise de vocations. Mais où sont ces instituts ? Il ne suffit pas d’un travail archéologique de documentation sur les sources, aussi précieux soit-il au demeurant, si avec cela on se coupe de la tradition vivante, représentée par des personnes, des œuvres concrètes. Si la Compagnie de Jésus oublie son lien avec le Saint-Siège et se désaffectionne en fait de l’œuvre apostolique du Saint-Père au mépris du « quatrième vœu », occupée qu’elle est à ses préférences internes ; si elle ferme les collèges au lieu de les multiplier et de les renouveler, de les ouvrir à d’autres milieux sociaux, d’y impliquer ses intellectuels, d’en retrouver la tradition humaniste et les principes éducatifs ; si elle oublie sa mission de faire connaître les secrets du Cœur de Jésus et de travailler à de profondes transformations sociales et politiques sur la base de cette connaissance au lieu de se mettre à la traîne de l’utopie communiste : elle aura beau éditer toutes sortes de traductions de la correspondance de saint Ignace, un travail si méritoire restera à mi-chemin si l’on n’y puise pas l’inspiration qui a donné un essor merveilleux à ladite Compagnie dès sa fondation. Si les monastères bénédictins acceptent des réformes liturgiques de la main de spécialistes qui ne se nourrissent pas au jour le jour de l’Office divin conventuel et n’ont pas hérité existentiellement d’une tradition liturgique qui est vie, reçue des anciens en une transmission ininterrompue, s’ils attendent de laïcs ou de théologiens que ceux-ci leur dictent une lex orandi aménagée, si avec cela ils tolèrent en leur sein des contestations qui s’attaquent aux racines mêmes de la foi, il ne faut pas s’attendre à ce que des vocations y éclosent. Quant aux instituts actifs, si les religieux enseignants n’enseignent plus, si les religieuses soignantes ne soignent plus, et cela entre autres raisons parce que l’on s’est soumis sans coup férir aux diktats d’une législation qui prend prétexte de tout pour soumettre l’éducation et la santé au monopole de l’Etat, et d’une société mercantile qui organise tout en fonction de la rentabilité immédiate, si tous ces postes sont abandonnés, on ne voit pas pourquoi des jeunes gens généreux désireux de suivre le Christ seraient intéressés à rejoindre ces colonnes en déroute.
Pour en venir aux vocations sacerdotales en tant que telles, une des réponses possibles au pourquoi de la crise est de nature culturelle et sociologique : le recul de la société rurale et la perte du sacré qui en est le corollaire ; la société urbaine et de consommation et la désaffection pour les formes religieuses traditionnelles au profit d’une recherche religieuse plus individuelle et pluraliste. Ce type d’explication situe les causes de la crise en dehors de l’Eglise. Ce serait le monde qui se détourne de l’Eglise et donc ne lui fournit plus de relève sacerdotale, dans la foulée de la perte de fréquentation de l’Eglise. La crise est donc versée au compte de la déchristianisation générale. Un tel type d’explication paraît trop évident pour ne pas être en trompe-l’œil. Car il ne fait que reculer l’examen des causes profondes, ou plus exactement l’élude. D’où vient, justement, la déchristianisation, et surtout la déchristianisation des chrétiens dits sociologiques ? Notre hypothèse est que cette cause profonde est à chercher dans la crise même du sacerdoce en tant que tel, crise dont celle des vocations n’est qu’une conséquence. Le coup étant porté, l’inimitié du monde ou son indifférence ne font que l’envenimer, il n’est pas leur fait.
Toute vie qui s’accomplit selon sa nature et tend fortement à sa fin, en poursuivant des finalités organiquement subordonnées à cette fin, est belle. La beauté de ce qui est pleinement soi, c’est-à-dire qui manifeste et épanouit l’image que le Créateur y a imprimée et, en régime de Rédemption, diffuse l’éclat rayonnant de la grâce, cette beauté attire, suscite amour, don sans retour. Quand il n’y a plus de beauté intrinsèque et essentielle, c’est que les finalités sont perdues. Nous avons besoin de voir le sens de nos efforts. Des théories, des slogans, des systèmes, ne donneront jamais que des cailloux à manger à l’âme qui demande son pain. Ce qui est beau attire. L’amour a besoin d’admirer, de contempler. C’est la beauté du sacerdoce, de cette forme de vie, de consécration, qui a largement cessé d’être perceptible, parce que les finalités du sacerdoce ont été trop souvent en partie perdues. Dans la mesure où l’on a voulu justifier le sacerdoce aux yeux de la mentalité contemporaine, en renouveler l’image, en adapter les fonctions, on en a peu à peu perdu le sens. Mais ces tentatives de justification et d’adaptation n’étaient elles-mêmes que la réponse maladroite à une dérive qui remonte sans doute jusqu’à des siècles, à preuve la nécessité récurrente d’initiatives qui, au reste, ont renouvelé magnifiquement le sacerdoce catholique, comme celle par exemple de l’Ecole française au XVIIe siècle. Ce qui a régulièrement manqué au sacerdoce, c’est une mystique digne de lui. Chaque fois que les prêtres, et d’ailleurs les évêques, n’ont plus qu’une image sociale dépendante des conditions politiques et des préjugés culturels, que ce soit sous l’Ancien Régime, sous le Premier Empire ou de nos jours, c’est la signification du ministère ordonné qui n’est plus reconnue.

Rubrique(s) : Textes
5 Juil 2010

Le père de la société postmoderne par Carlo Gambescia

[cet article est paru dans catholica, n. 102, pp. 125-127]

Del Noce, Pasolini et Lasch l’avaient bien compris : le marquis Donatien-Alphonse-François de Sade est le père de la société postmoderne, dans laquelle la transgression est institutionnelle. Sade est la référence idéologique d’une sorte de nouvel Etat-providence, un Etat-jouissance dans lequel le rôle imparti à la force étatique est faible, mais où sont sacrifiés les partisans d’un univers pré-sadien dans lequel la personne n’était pas réduite à une marchandise — comme l’enseignaient, chacun à leur manière, Kant ou Rosmini. Pour Del Noce, Sade réduisait l’homme à une simple excroissance de la nature, pour Lasch, à une superstructure de la société de consommation, et pour Pasolini, à une manifestation du totalitarisme ((. Un auteur de gauche, Antonio Casilli, sans citer Del Noce ni Lash, en est arrivé à des conclusions semblables (La Fabbrica libertina. De Sade e il sistema industriale, Manifestolibri, Rome, 1997). )) . Il existe donc une « Eglise de Sade », avec ses clercs et ses fidèles. Tous se rattachent à une certaine forme de collectivisme postmoderne, de communisme du désir et de situationnisme. Que l’on songe par exemple aux envolées oniriques d’un Toni Negri, accroché aux épaules de Spinoza, en (bonne ?) compagnie avec Bataille, Klossowski, Vaneigem, Deleuze ou Guattari, enseignant la libération totale du capital, y compris sexuel. De quelle manière exactement ? On ne le sait pas très bien, comme le montre par exemple le récent ouvrage de Paolo Mottana, Antipedagogie del piacere : Sade e Fourier (Franco Angeli, Rome-Milan, 2008), où il semble que Sade soit présenté comme une espèce d’obscur saint François : un prophète imprégné de vitalisme dionysiaque postmoderne, qui détruirait la personne pour mieux la sauver ((. Pour un avant-goût, lire par exemple l’entretien donné par P. Mottura au Corriere della Sera le 26 septembre 2008 (disponible sur http://archiviostorico.corriere.it/2008/settembre/26/Sade_scandalo_che_divide_ancora_co_9_080926015.shtml) : « Sade rompt certainement avec la civilisation humaniste, il détruit le concept même de personne et nous met devant la face obscure du désir. Cependant, comme le souligne Anne Le Brun, qui a dirigé l’édition des œuvres complètes de Sade, sa pensée est surtout festive, dionysiaque. Elle n’est donc pas vouée à la mort et à la destruction, mais elle élève au rang de valeur unique d’obtenir à n’importe quel prix la jouissance, sans aucun frein éthique, en s’enfermant dans un vitalisme absolu. Etant donné que dans ses écrits le fort domine le faible, entendu comme celui qui ne réussit pas à gérer l’excès, certains voient dans Sade un signe avant-coureur du nazifascisme : que l’on pense au film Salò de Pier Paolo Pasolini, inspiré des 120 Jours de Sodome. Mais dans la perspective sadienne, il n’existe aucune race supérieure : tous les hommes sont matière et donc soumis à la même loi. C’est une morale libérée de toute préoccupation historico-politique (sauf pour ce qui concerne la rupture avec le cadre autoritaire de son époque), qui affirme le caractère absolument provisoire de l’existence humaine et invite à profiter des plaisirs offerts par le monde matériel. C’est donc, selon Sade, le comportement libertin qui est le plus rationnel ».)) , suivant la vieille ritournelle marxiste du mal qui mène au bien. (Il est vrai que, au vu des résultats produits par une idéologie qui voulait réaliser le bien de la société à ce prix, il n’est plus possible d’y croire.)
Auteur d’ouvrages sur Marx, Maurice Blanchot, Roger Caillois, Giovanni Pozzi et Eric Voegelin, rédacteur de la revue Aut Aut, chercheur en philosophie à Milan, Riccardo De Benedetti vient d’écrire un livre qui va bien au-delà des intuitions de Del Noce, Pasolini et Lasch, ou qui, en tout cas, les éclaire d’un regard neuf : La Chiesa di Sade. Una devozione moderna (Medusa, Milan, 2008, 12 €). Laissons-lui d’emblée la parole : « Le programme du divin marquis s’est effectivement réalisé de diverses manières, il est devenu une forme de vie, un modèle de cité, perceptible, faisant l’objet dans plusieurs cas de revendications et présent lors de nombreuses négociations entre les parties les plus diverses de la société. En définitive, le sadisme s’est libéré de la camisole de force que lui avaient mise l’histoire et les vicissitudes de son créateur et s’est présenté sur la scène sociale et philosophique comme une option digne d’être examinée et retenue. Il est devenu une sorte d’instance légitime […] en mesure de prendre la parole et de se libérer de la malédiction des enfers des bibliothèques. […] Un Sade à la dimension d’un iPod, passé des pièces latérales de l’érudition vicieuse aux salons, aux media centers de nos maisons »…
Selon De Benedetti, le pont entre Sade et l’homme postmoderne aurait été construit dans le contexte d’un soixante-huitardisme situationniste qui « pouvait mobiliser tranquillement les instances sadiennes, ayant derrière lui la déconfiture définitive du nazisme et profitant de l’ample distance de sécurité qui était imposée vis-à-vis des analogies qui pouvaient encore troubler la générations des lecteurs ayant traversé les deux guerres mondiales. De plus, on pouvait sauter les pages les plus assommantes de Sade et l’aborder avec calme et un certain recul : un Sade prédigéré par les modulations savantes du français idiomatique parlé par les freudismes, par les marxismes, par les existentialismes de gauche qui ont participé, suivi et, dans un battement de cils, liquidé Mai 1968. »
Ce dernier passage est particulièrement important parce qu’il permet de comprendre que le vrai sujet n’est pas celui d’élever Sade au rang de prophète de l’idéologie de mai 1968 mais d’attribuer à Sade, comme le souligne Benedetti, le rôle d’initiateur d’une évolution-involution de mai 1968, de la libération politique (Marx et Lénine) à la libération sexuelle (Sade), évolution aujourd’hui traduite dans les lois et les coutumes produites par le « politiquement correct » grâce à la gauche postsoixante-huitarde.
L’Eglise sadienne, imprégnée de situationnisme, aurait dépassé son fondateur en participant à l’édification d’une société où la recherche du plaisir est érigée en système. Selon Benedetti, cette évolution a impliqué que la libération, théorisée par Sade et perfectionnée par les situationnismes, se transforme, du fait du « festin de pierre » capitaliste, en prison à ciel ouvert. L’auteur parle du « charnier des secrets sadiens, exposés finalement à la lumière du jour, ou peut-être directement dans les cotations en bourse des multinationales du divertissement ». Que l’on pense ici au tourisme de masse qui, souvent, corrompt et détruit, ou au tourisme sexuel fondé sur l’exploitation de misères inénarrables. Pensons aussi au commerce des organes, que certains voudraient rendre légal, ou à la bataille pour le suicide assisté.
Il pourrait être intéressant d’approfondir un point, celui du lien entre Sade et cet autre filon de la pensée moderne, l’utilitarisme, qui naît avec Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle. A peu près à l’époque où Sade finissait sa vie dans un asile d’aliénés, ce nouveau courant de pensée apparaissait, venant prêter main forte au capitalisme naissant, à tel point qu’il en devint l’un des deux piliers, l’autre étant l’idée smithienne de la main invisible du marché, providentielle régulatrice des intérêts humains.
Sade et Bentham avaient en commun un certain matérialisme éclairé. Ils partageaient tous deux la vision d’un homme réduit à un faisceau de sensations, les mêmes que l’on peut éprouver devant un hot dog ou une minette siliconée. Pour eux deux, l’homme est un être jouisseur et le politique doit s’occuper de redistribuer équitablement le plaisir. C’est le fondement du principe de Bentham visant « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » de citoyens : objectif qui en soi n’est pas totalement faux, à condition d’admettre l’existence de valeurs qui transcendent l’homme, ce que Bentham et Sade refusaient. Mais derrière Bentham se profilait la force d’un certain capitalisme naissant, alors capable de rationaliser la recherche du plaisir, théorisée par Sade et plus tard par ses disciples situationnistes. Mais comme en définitive Bentham l’a emporté sur Sade, on pourrait suggérer à Riccardo De Benedetti de compléter son travail en consacrant une prochaine étude à l’Eglise de Bentham et à ses fidèles actuels.

Rubrique(s) : Textes
5 Juil 2010

Culture de masse. Un entretien avec Jacques Ellul par Jacques Ellul

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 31, pp.51-55]

CATHOLICA — Dans ce monde technicisé à outrance, que peut bien signifier la relation entre l’art et la nature ?

Jacques ELLUL — Dans la mesure où l’art moderne n’a plus les critères anciens et traditionnels, soit du beau des hautes périodes esthétiques, soit d’un sens religieux, il dépend en définitive des instruments techniques que l’on possède de plus en plus. D’autre part l’art moderne répond à un certain nombre de besoins provoqués par la technique elle-même chez l’homme, et en particulier un besoin de distraction. Il ne s’agit plus de beau ni de sens mais de distraction. En réalité l’homme moderne est tellement pris dans son travail, dans la suractivité de la société dans laquelle nous nous trouvons, qu’il a besoin par moments d’une évasion que l’art peut très souvent lui offrir. Je crois que l’art moderne est très caractéristique dans ce domaine. Mais l’homme n’échappe pas vraiment de cette façon au monde moderne, parce que presque tous les moyens de cet art sont des moyens très techniques comme la télévision ou le cinéma. Dans ces conditions l’art n’est plus à la recherche d’un sens, il n’a plus que la fonction de faire échapper à la condition humaine, mais sans que cela soit positivement créateur pour l’homme. L’art n’aide pas l’homme à se créer une personnalité en face ou au milieu de ce monde technicien. Tout l’art actuel reste dans le monde technicien soit parce qu’il en dépend directement soit parce que ce monde nous a appris à voir la réalité autrement que nous ne la voyons spontanément par nos yeux et à la décomposer. Par exemple, nous superposons les vues que nous connaissons par le microscope à la réalité des objets qui nous entourent et cette manière de procéder nous habite involontairement.
Nous nous trouvons ainsi plongés dans une nouvelle réalité à deux points de vue : la réalité qui dépend directement de la technique, et la réalité d’une vision différente du monde que l’on trouve par exemple dans la relation avec la nature. L’Occidental n’a plus du tout la même relation à la nature que celle qu’on a eue depuis des dizaines de milliers d’années. La nature pour lui n’est plus son milieu, dispensatrice de ce qui lui permet de vivre, elle est principalement un cadre de distraction et de divertissement et en cela elle rejoint l’art. En témoignent ces sports nouveaux qui sont à la fois en lien avec la nature et une négation de la nature où par exemple l’idéal est d’utiliser la neige pour faire du ski. J’ai connu le plaisir de marcher dans la neige sans aucune espèce d’idée de sport ou de compétition, simplement parce que c’était une relation différente avec un monde qui n’était pas le monde courant que je trouvais en ville. C’est toute la différence entre profiter de la montagne parce que c’est extraordinairement agréable de faire une grande randonnée dans des sentiers qui ne sont pas connus et la compétition, l’utilisation de la montagne et de la neige pour faire des choses extraordinaires. Mais précisément c’est ne plus connaître la nature que faire des choses extraordinaires.

Les artistes disent souvent rejeter la société, et les modernes plus haut que les autres, mais on ne les entend pas sur ce sujet qui les concerne pourtant au plus haut point.

Il ne faut pas oublier que l’art a toujours prétendu être différent et distant de la société alors qu’en définitive il en dépendait. Aujourd’hui les artistes contestent cette société mais produisent curieusement des poèmes, des peintures qui correspondent exactement aux goûts de l’homme de cette société. Ils n’ont donc pas vraiment mis en question la société, sinon ils ne seraient pas reçus. Je pense à tel ou tel écrivain qui vraiment s’attaque au fondement de cette société, comme Bernard Charbonneau dont les livres ne sont pas reçus parce que ce qu’il écrit n’est pas acceptable. Il récuse en effet la société occidentale telle qu’elle existe maintenant avec son conditionnement d’une part et son expansionnisme d’autre part. L’élément le plus déterminant est que le monde dans lequel nous vivons est expansionniste : il ne supporte pas d’autre forme que lui-même.

Surtout quand il a les moyens techniques de s’imposer…

Il ne faut pas oublier que la volonté de puissance a toujours été une tendance de l’homme et que la technique donne à celui-ci une puissance comme il n’en a jamais eu et il est loin d’être saturé de cette puissance. Il veut toujours faire quelque chose de plus grand, de plus fort, de plus extraordinaire. C’est la grande tentation que la technique favorise considérablement.
On n’arrête pas de parler d’immortalité ou de choses de ce genre et nous en sourions facilement maintenant, mais cela reste dans la pensée interne de l’homme, ce n’est pas simplement illusoire. La croissance technique lui permet chaque année de faire de nouvelles expériences au point de vue biologique, etc., et de prendre possession de plus en plus du domaine de la vie.
Les choses sont très cohérentes, c’est-à-dire coexistent. La technique n’a pas de sens par elle-même et plus elle se développe, plus elle développe un monde qui n’a pas de sens car les significations, les orientations de la vie que l’homme possédait antérieurement, ont disparu. Par exemple, pour l’Occident, l’orientation chrétienne. Les chrétiens au lieu de s’affirmer nettement, droitement et de façon très stricte, non pas contre, mais en face de ce monde sans signification cherchent constamment à biaiser, à trouver par quelle voie on pourrait concilier la technique et la foi, la science et la foi, etc. Comme si la conciliation était l’idéal. Alors que — et je reste très marxiste à ce point de vue — je crois que c’est dans la contradiction que l’on peut évoluer le plus positivement. Et je pense que si les chrétiens avaient le sens de leur vocation dans cette société, ils seraient une force de contradiction, une sorte de contre-pouvoir.

A propos de conformisme, vous avez souvent montré que la télévision tenait en ce domaine un rôle privilégié.

Je crois que la télévision est un très fort élément de conformisme parce qu’elle donne des modèles de vie aussi bien dans les histoires qui sont racontées que dans le type de distraction qu’elle fournit et dans le style d’information. Tout cela dépend en définitive d’énormes complexes industriels ou d’une élite intellectuelle qui s’est constituée autour des médias et c’est en relation avec les structures de la société que la télévision fournit ces images. Alors elle tend à conformer l’homme à la société dans laquelle il se trouve, précisément parce que ces émissions ne sont pas faites au hasard. Elles ne sont certes pas faites en vue de conformiser mais elles expriment la société dans laquelle nous nous trouvons. Je n’accuserai personne de chercher à produire un certain type d’homme, mais il se trouve qu’en réalité l’homme qui regarde beaucoup la télévision devient très conforme à ce qu’on attend de lui dans la société.
Ce phénomène dépend aussi de la société, bien entendu, mais la télévision est un instrument exceptionnel par son impact. Quand on écoute un discours, quand on lit un article, on a le temps de faire la critique. A la télévision vous n’en avez pas le temps, vous gardez simplement une impression. Vous avez vu les Croates massacrés, un point c’est tout. Vous n’allez chercher au-delà ni les racines ni la signification. Je crois que c’est très important quant à la perte d’esprit critique.
On rejoint par là le domaine de l’art en ce sens qu’une peinture produit une impression qu’un discours sur le même sujet ne produira pas. En effet, le visuel donne le sens de la réalité que la parole ne donne jamais. Ici je raccrocherai la distinction que j’ai faite et qui je crois est importante, à savoir que la parole est de l’ordre de la vérité, c’est-à-dire qu’elle dit le vrai ou le mensonge et que le visuel est de l’ordre de la réalité et qu’il fait voir des choses exactes ou fausses. Mais ce n’est pas du tout la même chose. Dans un cas il s’agit de la vérité, qui peut aussi bien être la Vérité éternelle, et dans l’autre cas c’est le réel que nous avons sous les yeux et ce réel est beaucoup plus immédiatement ressenti.

Rubrique(s) : Entretiens
5 Juil 2010

La ville et les églises par Jean Brun

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 39, pp. 37-44]

La concentration urbaine, née du travail prométhéen sur la matière inerte, a eu pour conséquence de conférer à la rue et à l’architecture des fonctions, voire une mission, qui sont à la fois le reflet et le moteur d’une vision du monde dans laquelle la production a été substituée à la Création. Le mot intérieur, naguère encore utilisé pour désigner un domicile, impliquait une référence à une intimité à laquelle participait une famille réunie autour d’un foyer, centre de chaleur physique et spirituelle. Jusque dans sa misère, la chaumière possédait une beauté quasi métaphysique dans la mesure où elle était l’image même d’un refuge offert à l’homme errant sur cette terre. Le devoir d’hospitalité ou la nécessité de se défendre conféraient à l’habitation tout le sérieux du recueillement et de la communion. Dans les villages et les villes, les maisons étaient généralement construites autour de l’église dont elles constituaient autant de satellites. Possédant rarement plus d’un étage et comme rivées à l’horizontalité de la terre, les maisons étaient dominées par la verticalité du clocher, qui n’était pas une tour escaladant le ciel, mais une flèche en rappelant la présence.
Quant aux rues, elles étaient essentiellement des lieux de passage qui conduisaient d’un intérieur à un autre, ou qui menaient à la Grand Place où se tenaient les marchés et les foires, lieux de réunion où l’on échangeait marchandises, paroles et nouvelles. Sales, non éclairées et peu sûres, les rues étaient surtout le lieu de «mauvaises rencontres» et l’on ne s’y attardait guère. Pourtant, elles conservaient en elles quelque chose de cicatriciel car elles avaient été dessinées non par quelque urbaniste épris de fonctionnel, mais par des hommes qui peu à peu avaient laissé sur le sol les traces de leurs pas. Elles n’avaient été ni percées ni construites, elles avaient été lentement frayées par de multiples passages et c’était de part et d’autre de ces signatures que les habitations avaient été construites et continuaient de l’être. Aussi ces rues portaient-elles des noms qui aujourd’hui nous semblent pittoresques et qui se rapportaient à des corps de métier ou à des événements marquants qui s’effacèrent ensuite peu à peu de la mémoire des hommes.
Certes, entrer dans un intérieur impliquait que l’on en fût déjà sorti, mais la sortie était surtout ce qui séparait deux entrées ; l’intérieur s’ouvrait sur une intimité où l’on était chez soi. Je suis chez moi, tu es chez toi, il est chez lui, se conjuguaient d’une manière qui n’excluait pas tout égoïsme ni toute vanité, mais qui impliquait tout de même la référence à des personnes dotées d’une vie intérieure. C’est ce que tentent de nous faire sentir ces tableaux de peintres flamands où l’on voit une porte qui s’ouvre sur une pièce qui s’ouvre elle-même sur une autre pièce, et ainsi à l’infini comme jusqu’au plus profond de l’être.
Quant aux relations, elles s’établissaient «de porte à porte» ; on se réunissait pour les grands événements de la vie : naissance, mariage, maladie, mort, qui faisaient éprouver à chacun à la fois le retour d’une Visitation et le caractère inexorable de la fuite du temps. Il ne s’agit naturellement pas de décrire avec nostalgie quelque «bon vieux temps passé» qui n’aurait existé que dans les contes de fées, mais il importe de comprendre tout ce qu’implique et tout ce que représente ce dans quoi se débat l’homme d’aujourd’hui. Car il y a quelque chose d’éminemment ontologique dans la naissance et dans le développement des mégapoles tentaculaires qui ont pour contrepartie une désertification des campagnes et l’apparition de problèmes insolubles liés à la promiscuité vénéneuse dans les agglomérations et aux entassements pervers dans les concentrations urbaines. La personne y est, en effet, dévorée par les cadences que lui impose ce nouveau Léviathan qu’est devenue la Grande Ville où chacun éprouve de plus en plus tragiquement la détresse solitaire à laquelle condamne l’être-ensemble.
La Bible a toujours mis en garde contre les prestiges de la ville. La première fut fondée par Caïn qui lui donna le nom de son fils ; Hénoch fut donc créée par celui qui avait fait entrer la mort dans le monde, la ville, qui sera donnée pour le haut lieu de la fraternité, repose sur un fratricide, ce que confirme la fondation de Rome. Babel, Sodome, Gomorrhe, Babylone sont ces places où les hommes tournèrent le dos à Dieu pour y donner libre cours à leurs passions et à leurs lois. Les villes d’aujourd’hui en sont les héritières. La Grande Ville, née des exigences de la production industrielle, c’est-à-dire des travaux de Prométhée et de Faust, est devenue le temple des œuvres sans Grâce, des communications sans communion, des messages sans Message, des réseaux sans sujets. Tout y a été mis en œuvre par l’Homme devenu Dieu pour que soient éliminés le sujet, le prochain et le Tout-Autre au profit d’une pieuvre sans âme baptisée Humanité, Société, Race, Classe, Parti, Etat.
La célèbre proclamation de Sartre, selon laquelle nous devons nous délivrer de la vie intérieure parce que «tout est dehors, tout jusqu’à nous-mêmes» et pour qui «nous nous découvrirons […] sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes ((. J.-P. Sartre, Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : L’intentionnalité, in Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 34-35.)) , ne marque nullement le point de départ d’une nouvelle conception du monde se donnant la bonne conscience des alibis pétitionnaires, elle est la profession de foi d’une « belle âme » qui, à la différence de celle dont Hegel fait le procès et qui vit « dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l’action » ((. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, traduction J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, t. II, p. 189.)) , vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de l’action par une reconnaissance de l’intériorité.
C’est pourquoi la rue n’est plus ce lieu où le passant pouvait aller d’un foyer à un autre, elle est devenue l’égout collecteur où des torrents de piétons se voient offerts, ou refusés, les objets des désirs et de la concupiscence. Tous les rez-de-chaussée des rues principales sont occupés aujourd’hui par des vitrines de magasins chargées de provoquer des envies et des besoins artificiels que la publicité renforce encore en les chargeant d’érotisme. A tel point que les rues dites «piétonnes» qui semblent libérer le piéton des dangers et des bruits des véhicules, sont en réalité des moyens pour polariser l’attention de celui-ci sur des marchandises en lui évitant d’être distrait par des problèmes de circulation.
La rue n’est plus un lieu où l’on passe, mais un lieu où l’on vit de plus en plus intensément ; c’est dans la rue que l’on s’exprime ((. Dans divers domaines, l’homme de la rue est pris comme norme de référence.))  soit par des graffiti soit en y descendant car la manifestation remplace le dialogue argumenté. Dans les petites villes, on pratique fréquemment le rite socioexistentiel qui consiste à « faire la Grand Rue » les jours de repos ou à la sortie du travail. Si bien que l’on peut dire que l’habitation n’est plus tellement ce lieu où l’on entre pour pouvoir y demeurer, mais celui d’où l’on sort afin de s’en évader ; d’où le prestige dont jouissent ceux qui «sortent beaucoup » parce qu’ils ont les moyens de le faire.
C’est pourquoi les noms de rues n’évoquent plus des noms de corporation, ni des événements qui frappèrent une communauté d’hommes ayant le sentiment d’appartenir non pas à une même ville, mais à un même corps. Les noms de ville commémorent aujourd’hui des dates de l’histoire nationale ou des grands hommes dont les connaissances et les idées philanthropiques permirent à la société de «franchir une nouvelle étape sur la voie du progrès». Ces noms de rues n’ont pas jailli lentement d’une tradition forgée par un temps qui creusait son lit dans la vie quotidienne, ils furent choisis et imposés par un conseil municipal soucieux d’éduquer ((. A Dijon, une ancienne municipalité progressiste a fait suivre les noms des rues d’un bref commentaire édifiant ; c’est ainsi qu’Emile Zola est qualifié d’«écrivain aux convictions matérialistes », alors que saint Bernard est laïcisé par l’appellation : «Orateur et homme politique».))  une population à qui il « voulait du bien ».
Ces rues, où tout passe et où rien ne se passe sinon du délictueux en tout genre, ont atteint le comble de l’anonymat aux Etats-Unis où les villes-champignons sans aucun passé sont rectilignement quadrillées par des avenues et par des rues qui se croisent à angles droits et qui ne sont désignées que par des numéros. Descartes en aurait peut-être été satisfait lui qui déplorait que, dans les vieilles bourgades, les édifices soient « arrangés, ici un grand, là un petit, […] comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait plutôt que c’est la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés » ; à ses yeux ces anciennes cités étaient ordinairement « mal compassées au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace dans une plaine » ((. Descartes, Discours de la méthode, Deuxième partie.)) .
Pourtant ici, il faut se défier plus que jamais du planificateur rationaliste et de ses vérités obligatoires. Tous les « Big Brothers », chargés par eux-mêmes et par leurs courtisans, d’organiser la vie de la cité et celle des citoyens selon le sens de l’histoire, veulent être des architectes et des urbanistes régentant la circulation des idées, comme celle des produits et des véhicules. Ils pensent volontiers avec Descartes « qu’il est malaisé en ne travaillant que sur les ouvrages d’autrui, de faire des choses fort accomplies » ; ils désirent réaliser l’entreprise, à laquelle toutefois Descartes disait que personne n’avait assisté, de jeter « par terre toutes les maisons d’une ville pour le seul dessein de les refaire d’autre façon et d’en rendre les rues plus belles » ((. Descartes, loc. cit.)) . Le désir de faire table rase du passé et de forger l’avenir grâce à un paradis scientifique urbain anima aussi bien Hitler ((. Que l’on songe au plan du futur Berlin prévu dès 1939 par Albert Speer l’architecte du IIIe Reich.))  que Staline ((. On connaît le pompiérisme architectural dont Staline enlaidit l’URSS et les pays communistes.))  que Ceausescu ((. Ceausescu fit raser tous les monuments historiques du centre de Bucarest pour y construire des bâtiments de «style révolutionnaire».))  ou que Mao Tse Toung. Dans les pays libéraux pullulent les architectes et les urbanistes qui travaillent, et réussisent, à convaincre les ministres décideurs qu’ils ont trouvé le moyen de concilier le fonctionnel et la beauté en mettant l’un et l’autre au service de la « qualité de la vie » qui sera d’ailleurs ensuite prise en charge par le gouvernement ((. Que l’on songe, par exemple, aux Salines construites par C.-N. Ledoux en 1770, au Village de l’Unité et de la Mutuelle coopération de Robert Owen (1817), à la Garden City d’Ebenezer Howard (1898), au Familistère construit à Guise par Jean Baptiste Godin (le fabricant des célèbres poëles du même nom) à partir des idées de Charles Fourier, à la «Ville pour trois millions d’habitants» dessinée par Le Corbusier en 1922.)) .
Le plan organisateur est simple. Puisqu’il n’y a plus de vie intérieure, mais que seul existe l’être-ensemble, la ville devra assumer une double fonction : permettre au dynamisme de l’être-ensemble de réguler ses courants grâce à des rues et à des routes, permettre au statisme de l’être-ensemble de fixer ses repos grâce à des blocs d’immeubles juxtaposés de telle manière qu’ils occupent le moins de place possible sur le sol, d’où la prolifération des tours. L’urbanisme socio-positiviste réduit donc le vivre-ensemble à deux problèmes : celui du charriage et celui de l’entassement. Les artères et les moyens de transports sont chargés de résoudre le premier, les parallélépipèdes horizontaux ou verticaux sont chargés de résoudre le second. Des réseaux de télécommunications par l’écrit, le son et l’image assurent la cohésion du tout en transportant les informations nécessaires.

Rubrique(s) : Textes
12 Juin 2010

Un champion de l’Europe chrétienne, Marc d’Aviano par Dario Composta

Le Dr Heuss, président de la République fédérale allemande dans les années cinquante, voyait l’Europe reposer sur trois collines : le Golgotha, l’Acropole d’Athènes et le Capitole de Rome. La religion, la philosophie, et le droit sont les véritables bases durables de notre civilisation. C’est ce qu’avait compris un humble capucin, le Père Marc d’Aviano, qui a vécu à l’époque du grand péril turc auquel l’Europe a été confrontée au XVIIe siècle. Le continent, après la guerre de Trente Ans et la Paix de Westphalie (1648), prenait acte, y compris sur le plan diplomatique, de la rupture de l’unité de la foi catholique, en se scindant en une Europe luthérienne au nord, et une Europe catholique au sud. Seul restait intact le Saint Empire romain-germanique, tandis que les puissances coloniales (Espagne, Angleterre, Portugal, Hollande) se préoccupaient plus de leurs intérêts outre-mer que de l’unité européenne. C’était l’époque où Louis XIV, pour se défendre de la menace germanique, aidait financièrement et au terme d’accords plus ou moins inavoués, les Turcs qui, de leur côté, après la chute de Constantinople, se ruaient sur les Balkans, poussant jusqu’à Vienne, alors capitale de l’Empire. Venise, qui continuait d’être une puissante république maritime, maîtresse de la Méditerranée orientale, ainsi que la Pologne, étaient concernées par l’affaire, mais elles craignaient le pouvoir impérial. C’est de cette division des âmes que profitèrent les Turcs, qui occupèrent l’Albanie, une partie de la côte dalmate, et menacèrent la Hongrie et l’Autriche elle-même. Tel est le moment dramatique où vécut Marc d’Aviano, un humble capucin, né dans le Frioul et par le fait placé, pour ainsi dire, aux confins de trois composantes ethniques européennes : latine, germanique et slave.
Aviano est aujourd’hui un village adossé aux Alpes, aux confins de la Yougoslavie à l’est, et au nord, de l’Autriche. Au XVIIe siècle, le bourg, qui était entouré d’une zone agricole florissante et comptait quelques manufactures textiles, appartenait à la République vénitienne. Cent cinquante ans auparavant Aviano avait été attaqué par une expédition turque qui, après avoir mis en pièces la garnison vénète, avait saccagé le pays et déporté une grande partie de la population dans la consternation générale. Le souvenir en était encore vif en 1631 quand vient au monde Carlo Domenico Cristofori, troisième enfant de la famille, le futur Père Marc.
La famille, aisée, après l’école, l’envoya au collège des pères jésuites de Gorizia pour acquérir une formation plus complète et pour le prestige du foyer. Mais à Gorizia, le jeune homme, pris par l’idéal croisé, s’enfuit dans le but de combattre seul les Turcs. Les capucins de Capodistria, qui l’avaient recueilli, le renvoyèrent chez lui. Il prend alors la décision de suivre la voie franciscaine et en 1644, après avoir revêtu l’habit, il émet ses vœux religieux. Il a alors dix-neuf ans. A vingt-cinq ans, il est déjà prêtre et prédicateur. Après avoir dirigé, comme recteur, les couvents de Belluno et d’Oderzo, en territoire vénète, il se consacre à la prédication. En 1676, à Padoue— il avait donc quarante-sept ans —,il accomplit un miracle qui suscite l’enthousiasme populaire, mais aussi l’irritation des autorités ecclésiastiques qui décident de l’exiler. A Venise, il guérit une religieuse par une simple bénédiction après sa prédication. Sa renommée se répand rapidement dans toute la Vénétie et atteint l’Autriche où la cour le réclame. L’évêque de Cologne, en Allemagne, insiste pour que le thaumaturge se rende sur son territoire où sévissent les luthériens. En 1680, le Père Marc (tel était le nom religieux du prêtre) se rend en Autriche en passant par Trente, Innsbruck, Salzburg, Linz. C’était alors le règne de l’empereur Léopold Ier, qui, à la suite de la mort de son frère, avait laissé ses études de théologie et une vocation sacerdotale pour la succession du trône impérial. Léopold était un homme très pieux, humble, mais indécis et peu apte à gouverner. Leur rencontre a lieu à Linz, et a des résultats imprévus : entre les deux personnages s’établit une profonde amitié qui ne cessera plus désormais, au point que à dix-huit reprises, le Père Marc, après avoir passé l’hiver en Italie, se rendra de longs mois dans le nord pour prêcher au cours de longues randonnées et pour prodiguer ses conseils à Léopold. Partout où passe le prédicateur, il suscite une émotion profonde, et accomplit des guérisons miraculeuses et provoque des conversions. Le comte palatin de Neuburg l’hébergera plus d’une fois dans son château. Il ira même jusqu’à Bruxelles, non sans difficulté, puisqu’il lui faut le laisser-passer de Louis XIV qui le connaît de réputation mais craint qu’il soit un agent secret impérial. Le Père Marc, avec un compagnon, après d’enthousiastes et fructueuses prédications à Milan et Turin, passe le Mont Cenis, se rend à Lyon et se dirige vers Paris. Mais le Roi le fait arrêter près de Mâcon. La police le fouille, le met sur une charrette de paille et l’expédie, menotté, vers la frontière belge alors aux mains des Espagnols. L’accueil en Belgique est triomphal. Il prêche à Bruxelles, Anvers, Mâlines, Gand, Louvain, Namur, Liège, faisant toujours une forte impression, des conversions, des miracles, des guérisons extraordinaires. Il pousse jusqu’à Groningue avant de redescendre par Paderborn, Cologne, Würzburg, la Suisse, Milan enfin. Les documents de l’époque font état des dizaines de béquilles laissées dans les églises attestant des miracles opérés sur des estropiés, boiteux, ainsi que d’ex-votos de sourds et d’aveugles.

Missions diplomatiques

L’année d’après, le Père Marc s’en retourne à Vienne sur ordre du pape Innocent XI, aujourd’hui béatifié, qui lui avait confié la délicate mission d’atténuer les tensions politiques entre l’Empire et la France, et entre celle-ci et l’Espagne. L’année suivante il doit se rendre en Espagne, mais le roi de France lui refuse une nouvelle fois le passage. Entre-temps, les Turcs, qui avaient bousculé les garnisons impériales en Hongrie, arrivent à Vienne. La famille impériale se réfugie à Linz et l’armée se prépare dans la fièvre à affronter les agresseurs. Léopold appelle alors le Père Marc. On était en mai 1683, et les Turcs venaient tout juste de mettre le siège devant la capitale. Toutes les chancelleries européennes avaient les yeux fixés sur ce péril imminent, car une fois Vienne tombée, les Turcs auraient les mains libres en Pologne et en France. Jean Sobieski III, le roi de Pologne, sommé de se joindre aux armées impériales, pose des conditions exorbitantes : il exige que l’empereur lui abandonne le commandement militaire, il réclame des sommes considérables, chose impossible dans les conditions du moment. Le Père Marc va alors voir personnellement Jean Sobieski (dont la femme était française), il le confesse, célèbre la sainte messe et l’exhorte à voler au secours de l’armée impériale en lui adjoignant trente mille hommes. Le Père Marc intime de prier, prêche les soldats, les confesse et leur recommande d’avoir confiance dans la protection de la Sainte Vierge. Le 12 septembre, l’armée impériale attaque l’ennemi, pendant que le capucin, crucifix en main, l’exhorte à combattre avec courage pour la chrétienté. La victoire est complète, et s’il n’y avait eu dispute entre les chefs, la route de Budapest aurait été ouverte.
Après ce succès, le capucin retourna bien humblement dans son couvent de Padoue, en franchissant la Slovénie et la Vénétie. L’année suivante, il retournera donner des conseils aux commandants impériaux pour la reconquête de Budapest, et les années ultérieures il fera de même en dirigeant les troupes sur Belgrade. De 1685 à 1689, il va présenter ses projets stratégiques à Vienne en vue de la reconquête des Balkans.
La France, depuis longtemps, s’opposait à une paix entre les Turcs et les Impériaux, créant des situations difficiles pour Léopold. Celui-ci est contraint de conclure une alliance avec les princes protestants (dans le cadre de la Ligue d’Augsbourg). Cette stratégie déplaît au Saint-Siège. Une fois disparu Innocent XI, le nouveau pontife, Alexandre VIII, un Vénitien qui penchait pour la politique française, charge une nouvelle fois Marc d’Aviano d’aller à Vienne pour convaincre Léopold de rompre cette alliance, bien que juridiquement les Princes fassent encore partie du Saint-Empire romain-germanique. Alexandre VIII meurt à peine un an plus tard (1691) et on cherche à Rome à atténuer le différend avec la cour de Vienne en confiant, cette fois encore, cette mission diplomatique au Père Marc. Il connaissait parfaitement toutes les flatteries, tous les mensonges et les intérêts sordides qui s’y cultivaient. Qui plus est, certains de ses confrères vénitiens, par jalousie, l’avaient dénoncé comme imposteur. Il aurait certes préféré la vie cachée du couvent aux longs voyages, effectués presque toujours pieds nus avec sa bure rugueuse pour seul vêtement. Il obéit néanmoins avec une étonnante humilité et supporta la malveillance avec résignation. Avec l’empereur, il se montre d’une grande franchise, l’avertit de graves désordres constatés parmi les soldats, des pillages commis dans les églises de Hongrie pendant les campagnes militaires, il le met en garde contre l’hypocrisie de certains courtisans et les rivalités entre chefs militaires. Le Père d’Aviano pensait que la conduite la plus pertinente pour l’Autriche était de porter ses efforts politiques et stratégiques sur les Balkans. Cent soixante-quatre lettres de Léopold au Père Marc, et cent cinquante-trois de celui-ci à l’empereur, témoignent de l’étroite confiance et de l’amitié chrétienne régnant entre les deux hommes, et de l’esprit de paternité du capucin.

Actions missionnaires

Une année, le Père Marc fut envoyé prêcher à Rome, mais le parti italo-français redoutait que la présence du grand capucin n’altère l’équilibre politique. On trouva donc un prétexte pour l’empêcher de venir. La même chose arriva à Florence, en sorte que sa prédication forte et irrésistible se porta en Allemagne, en Hongrie et en Slovénie, et bien sûr aussi dans le nord de l’Italie. Ce qui surprend, c’est qu’en tous lieux il ne s’exprimait presque jamais qu’en italien. En Allemagne, il ne prononçait que quelques phrases dans la langue locale, mais son visage hiératique, son regard profond, sa voix puissante et souvent émue produisaient de tels effets sur les foules que celles-ci remplissaient les places, escaladaient les balcons et les toits pour le voir et l’écouter.
Marc d’Aviano est encore retourné à Vienne en 1686, à la satisfaction de l’ambassadeur vénitien lui-même et du nonce apostolique. La situation politique et militaire était alarmante, puisque depuis 1685, avec Mustapha II, le nouveau sultan d’Istanbul, les opérations militaires en Hongrie avaient redoublé d’intensité. L’humble capucin exhorta à la confiance en Dieu, il fit faire des prières publiques, fit transporter processionnellement l’image de la Vierge Marie dans les cathédrales. Et le 11 septembre, l’armée impériale aux ordres d’Eugène de Savoie culbuta une nouvelle fois les Turcs à Szeged, en Hongrie.
Cette fois, le Père Marc aurait voulu rester dans sa cellule de Padoue où il était revenu pour y terminer ses jours. Mais une fois encore, au cours de l’été suivant, il lui fallut se rendre à Vienne. Ultime voyage : épuisé, après une brève maladie, il rend l’âme dans les bras mêmes de Léopold. Il avait 69 ans.
A trois siècles de distance, la figure du Père Marc d’Aviano s’associe admirablement à sa passion pour la « chrétienté » (comme il l’appelait), c’est-à-dire non pour une Eglise abstraite, mais pour les chrétiens alors divisés et incertains face à l’ennemi turc. Il ne haïssait nullement l’ennemi, au contraire, il était bien connu des militaires et des chefs musulmans et estimé d’eux pour sa sainteté. Sa passion n’était pas celle des armes, mais bien plutôt celle de la foi catholique, de la préservation de la civilisation chrétienne, de la conversion des protestants, d’une action de paix et de concorde envers les frères séparés qui pourtant lui adressaient des invectives, et le calomniaient au moyen de libelles diffamatoires. Ils ont même tenté de le tuer lors de son voyage en Allemagne et en Hollande. De son côté, il n’a jamais recouru qu’à l’arme de la parole, ne rédigeant aucun écrit polémique. Ce champion de la foi catholique peut encore aujourd’hui être proposé à notre admiration, à un moment où l’on parle beaucoup de « réévangélisation ». Il nous apprend que la première réévangélisation qui soit, c’est celle de la sainteté et de l’austérité, et que dans une Europe jouisseuse et avide de bien-être, c’est surtout des héros de l’Evangile et des saints remplis d’amour pour le Christ et l’Eglise que nous avons besoin.

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 26, pp. 41-45].

Rubrique(s) : Textes
12 Juin 2010

Le piège de la surenchère écologiste par Denis Mestre

[note : cet article est paru dans catholica, n. 103, pp. 140-142]

La Faculté de théologie d’Angers a organisé le 17 mai 2008 un colloque intitulé « Ecologie et création, enjeux et perspectives pour le christianisme d’aujourd’hui ». L’objectif affiché de ce colloque — dont les actes ont été publiés sous la direction de Mgr Stenger, évêque de Troyes ((. Mgr Marc Stenger (dir.), Ecologie et création, Université catholique de l’Ouest, Parole et Silence, octobre 2008, 18 €.))  — était de « montrer l’attrait du christianisme pour les problèmes écologiques, ses prises de positions actuelles, et les solutions qu’il entend apporter au débat public, au pot commun » (p. 10). Mais en réalité, il semble que l’objectif d’un certain nombre d’interventions était plutôt de disculper l’Eglise d’avoir ignoré, ou pire encouragé la destruction de la nature, en démontrant qu’au contraire, les catholiques ont été les pionniers de l’écologie, de « la protection de l’environnement » et du « développement durable ». L’approche à la fois « défensive » et « contre-offensive » de la problématique écologique peut ainsi <br />donner l’impression au lecteur que l’Eglise cherche à rattraper son retard et se lance maladroitement dans la surenchère écologique. A la pointe de l’épiscopat français sur les questions écologiques (notamment en tant que président de Pax Christi France), Mgr Stenger inaugure ce colloque en apportant une double réfutation : le christianisme ne reconnaît pas la tyrannie de l’homme sur la création et le Saint-Siège n’est pas coupable d’avoir gardé le silence sur la crise écologique contemporaine. Portée en 1967 par le professeur américain d’histoire médiévale Lynn Townsend White, la première accusation repose sur une interprétation malhonnête de la Genèse : en enseignant que Dieu a demandé à l’homme de « dominer » la Terre, le judéo-christianisme aurait justifié l’exploitation immodérée de la nature. Cette thèse a depuis été largement remise en cause ((. Voir par exemple Françoise Champion, « Religions, approches de la nature et écologies », Archives des Sciences sociales des religions, n. 90, avril-juin 1995, pp. 39-56. ))  et l’on peut s’étonner que Mgr Stenger y consacre la moitié de son intervention. L’autre réfutation apportée par l’évêque de Troyes porte sur le prétendu silence du Saint-Siège en matière d’environnement. Pour disculper le Vatican, Mgr Stenger démontre que depuis le message adressé par Paul VI à la conférence de Stockholm en 1972, les papes n’ont jamais cessé de dénoncer la destruction de la nature et le gaspillage de ses ressources.
On termine ainsi la lecture de cette intervention avec l’impression que, comme tout le monde, l’Eglise a découvert les problèmes écologiques dans les années 1970, et qu’elle est désormais entrée dans la ronde écologiste. C’est d’ailleurs ce que semble accréditer la troisième partie du colloque consacrée à la création de la nature à travers l’art : les œuvres étudiées dans deux des trois interventions (tapisseries de Lurçat et de Dom Robert, ainsi que l’opéra Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen) datent de la seconde moitié du XXe siècle comme si les deux millénaires d’art chrétien qui ont précédé cette période n’existaient pas. Pourtant, la philosophie chrétienne n’a-t-elle pas toujours promu un rapport harmonieux de l’homme avec la nature ? N’a-t-elle pas toujours subordonné l’usage des biens naturels au respect de l’ordre naturel ? Rien de cela ne transparaît dans les interventions suivantes où les fioretti de saint François et la poésie de certains grands mystiques médiévaux sont présentés comme étant les seuls aspects écologiques de la tradition chrétienne.
Si l’on en croit Jean Bastaire, écrivain catholique estampillé, l’Eglise serait ainsi coupable de n’avoir pas laissé se développer la « théologie » avant-gardiste de saint François d’Assise : alors que le Poverello proclamait la fraternité de l’homme avec toutes les créatures de l’Unique Père commun de tous les êtres, saint Bonaventure aurait réduit cette paternité à un « principe premier » séparant l’homme de son environnement. La pensée franciscaine se serait ainsi privée d’une théologie bien plus respectueuse de la nature grâce à laquelle l’Eglise aurait pu être à l’avant-garde de l’écologie : « Qu’on imagine ce qu’un Nicolas Hulot pourrait faire aujourd’hui à la lumière de l’Evangile ! Mais aucun disciple de François n’a été invité au Grenelle de l’environnement » (p. 35).
Cette supposée théologie du Cantique de Frère Soleil est également reprise dans l’intervention suivante par Jean Gaillard, président de l’Association catholique pour le respect de la création animale. Ce dernier appelle de ses vœux un aggiornamento théologique de l’Eglise afin de tenir compte d’un prétendu changement des mentalités en ce qui concerne les animaux. Il faudrait que les théologiens s’interrogent sur « la nature des animaux : pourquoi n’auraient-ils pas des droits, différents de ceux des hommes mais réels ? Pourquoi le principe qui les anime, leur âme, serait-il anéanti à la mort ? » (p. 43). Il faudrait ainsi faire entrer dans le catéchisme « le devoir de respecter les êtres vivants […] et aussi de prier de temps en temps pour eux » (p. 42). Et cet aggiornamento serait d’autant plus urgent qu’un grand nombre de catholiques se sont paraît-il détournés de leur religion étant choqués par le silence voire l’hostilité de l’Eglise à la condition animale. Il faudrait donc que l’Eglise remette en cause sa théologie traditionnelle et notamment cette de saint Thomas d’Aquin, selon qui « seul l’Homme a une valeur réelle, étant créé à l’image de Dieu ; tout a été créé pour lui et il use de tous les éléments de l’univers, même des êtres vivants, librement en fonction de ses besoins et de ses intérêts » (p. 41).
Ces suggestions de Jean Gaillard reposent sur une méconnaissance manifeste de la théologie de saint Thomas d’Aquin : le Docteur Angélique n’a jamais soutenu que les animaux n’ont aucune valeur et que l’homme peut en faire n’importe quoi. Cette accusation convient beaucoup mieux à Descartes et à son mécanicisme selon lequel les animaux sont des « machines de terre » que l’homme peut démonter sans états d’âme. Pour saint Thomas, au contraire, il n’est permis de tuer les animaux que lorsque cela est nécessaire à un usage légitime (IIa, IIae, Q. 64, art. 1). Mais cela n’implique aucunement que l’homme doive mépriser les animaux : « Nous pouvons aimer de charité les êtres dépourvus de raison, comme des biens, que nous désirons pour les autres, en tant que, par la charité, nous voulons la conservation de ces êtres pour la gloire de Dieu et l’utilité des hommes. Et de cette façon Dieu les aime aussi de charité » (IIa, IIae, Q. 25, art. 3).
La principale carence de ce colloque porte ainsi sur un exposé clair et précis de la philosophie chrétienne de la création. Synthétisée (notamment par saint Thomas d’Aquin) avec la philosophie classique héritée de l’Antiquité, la philosophie chrétienne n’a pas à se justifier d’avoir été en retard ou en avance sur le mouvement écologiste. Fondée sur l’ordre naturel à partir duquel la raison peut reconnaître la loi naturelle, la philosophie chrétienne est intrinsèquement « écologique » (si l’on entend par écologie la science des mutuelles relations de tous les organismes vivants). Encadré par la loi naturelle et le droit naturel, l’usage des créatures par l’homme est strictement proportionné à l’ordre naturel des choses, ce qui exclut toute forme de gaspillage, de pollution irréversible ou de destruction gratuite. Une seule intervention aborde ce point en soulignant, mais de manière trop « timide », la dimension écologique de la philosophie antique (Pascal Mueller Jourdan, pp. 99-110).
Cela étant rappelé, en dehors d’une perspective historique, il est peu utile de chercher à démontrer, comme Olivier Landron, que certains catholiques ont été les pionniers de l’agriculture biologique (pp. 57-71), ou, comme Jean Pierre Ribaut, de se rassurer en récapitulant les actions des différentes Eglises d’Europe en matière d’écologie (pp. 47-56). Chercher à tout prix à montrer l’activisme écologique des catholiques et de l’Eglise risque en effet de conduire à la surenchère, c’est-àdire à l’écologie radicale dont les relents malthusiens voire terroristes sont pourtant bien décrits par Laurent Larcher (pp. 75-81). Les évolutions théologiques souhaitées en faveur de l’âme des animaux et de leurs droits confirment les dangers de ce mimétisme.

Rubrique(s) : Lectures critiques