Revue de réflexion politique et religieuse.

Mon­dia­li­sa­tion et déshu­ma­ni­sa­tion

Article publié le 13 Nov 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article est paru dans le numé­ro 69 de catho­li­ca, pp. 75–87]

Depuis Orte­ga y Gas­set, qui avait fait du thème de notre temps le titre d’un de ses livres, ce thème a bien évo­lué. A la join­ture de siècles et de mil­lé­naires où nous sommes ren­dus, on convien­dra aisé­ment que ce thème ne peut être que celui de la mon­dia­li­sa­tion. Ce mot, que tout le monde entend et que tous ont à la bouche sans plus y réflé­chir, ne manque pas de sel : il contient, gram­ma­ti­ca­le­ment mais sur­tout concep­tuel­le­ment, le mot monde en même temps qu’il signi­fie la volon­té de tout réduire à ce der­nier. En effet, ce qui n’est pas « de ce monde » est consi­dé­ré comme quelque chose d’outrecuidant, et le seul fait de l’évoquer est incom­pa­tible avec le « poli­ti­que­ment cor­rect ». A peine est-il per­mis comme une réa­li­té rele­vant du petit monde inté­rieur de cha­cun, de cette zone obs­cure qui est sur le point de dis­pa­raître de la face de la terre et de la conscience des hommes. La mon­dia­li­sa­tion est liée à la mon­da­ni­sa­tion.
En tout cas, la mon­dia­li­sa­tion est le propre de la moder­ni­té telle que nous la vivons actuel­le­ment. C’est cela qu’on vise lorsqu’on parle de glo­ba­li­sa­tion. Quant à ce der­nier terme, il peut être com­pris dans deux sens dis­tincts mais com­plé­men­taires. D’un côté, il a une accep­tion géo­gra­phique, la glo­ba­li­sa­tion recou­vrant la terre entière dans toute sa sur­face — conti­nents, océans, atmo­sphères — et pour­quoi pas aus­si les voi­sins de sa pla­nète — la lune… ; c’est l’ensemble géo­gra­phi­que­ment et cos­mi­que­ment cer­nable. Et de l’autre, le même terme recouvre toutes les approches que l’on peut avoir de la réa­li­té — c’est son aspect inter­dis­ci­pli­naire —, c’est-à-dire toutes les manières d’aborder la réa­li­té, par les sciences et les tech­niques ; c’est une accep­tion plu­ri­dis­ci­pli­naire et holis­tique. Dans ce der­nier cas, la glo­ba­li­sa­tion s’étend à la connais­sance du pas­sé, à l’action dans le pré­sent et à la pré­vi­sion de l’avenir. Elle s’étend en lar­geur et pro­fon­deur, à l’intérieur et à l’extérieur. Enten­due dans son sens disons géo­gra­phique, la glo­ba­li­sa­tion n’est pas neutre, puisqu’il y a des puis­sances domi­nantes (pays, ins­ti­tu­tions, groupes, ambi­tions indi­vi­duelles) qui s’affairent pour l’imposer, avec son mot d’ordre du mar­ché unique. Du point de vue de son accep­tion plu­ri­dis­ci­pli­naire, elle n’est pas non plus neutre et égale pour tout, car l’absorption qu’elle réa­lise joue au pro­fit d’un élé­ment domi­nant dont les facettes mul­tiples sont en réa­li­té très soli­daires, inter­dé­pen­dantes et uni­fiées. Der­rière le plu­ra­lisme de façade, c’est une même orien­ta­tion qui est impri­mée à toutes les acti­vi­tés, expli­ca­tions, pro­jec­tions, moti­va­tions, dési­rs, pos­si­bi­li­tés d’organisation, bref de tout ce qui consti­tue l’homme dans sa vie, son monde, sa trans­cen­dance. Elle pré­tend être et accepte de s’appeler la « pen­sée unique ».
On ne sau­rait donc res­treindre à une seule idée ou enti­té les élé­ments de cette fonc­tion englo­bante et réduc­trice, ni les rame­ner à des termes quan­ti­ta­tifs (par ailleurs étu­diés par des cher­cheurs et des pen­seurs com­pé­tents). Je rap­pel­le­rai ici quatre élé­ments moteurs, au moins les quatre prin­ci­paux : le nihi­lisme, issu de la pen­sée tech­nique ((. Le nihi­lisme dérive de la pen­sée tech­nique qui nous domine en cette fin de mil­lé­naire. Mar­tin Hei­deg­ger l’a étu­dié avec beau­coup de pro­fon­deur, en pre­nant appui sur Nietzsche et aus­si sur le livre fon­da­men­tal du jeune Ernst Jün­ger, Le Tra­vailleur. Je me conten­te­rai de ren­voyer sur ce point à mon essai Hei­deg­ger y la esen­cia del nihi­lis­mo (PUCP-Fon­do de Cultu­ra econó­mi­ca, Lima, 2000).)) , le pané­co­no­misme, et sur­tout l’organisation et la sta­tis­tique sur les­quels je me concen­tre­rai davan­tage.

Le pané­co­no­misme

Fon­da­men­ta­le­ment lié à la volon­té de puis­sance déjà dénon­cée par Nietzsche, le pané­co­no­misme l’est aus­si à l’omniprésence de l’information et à la com­mu­ni­ca­tion ins­tan­ta­née et uni­ver­selle. L’économie cherche à conqué­rir le pou­voir et — étant mon­diale — a besoin d’un réseau effi­cace de com­mu­ni­ca­tions. Le pou­voir — pas néces­sai­re­ment celui de l’Etat — n’est réel que s’il domine l’économie et l’information. Et celle-ci, qui consti­tue en elle-même un pou­voir — presse, télé­vi­sion, agences de presse —, requiert une base éco­no­mique solide. Si les élé­ments de cette tri­lo­gie indis­so­ciable et pra­ti­que­ment toute-puis­sante se dis­loquent, il y a une crise, d’où l’on ne sort qu’en recom­po­sant cette union. Cette super­puis­sance mon­diale et mon­daine (conjonc­tion de capi­tal, de force, et d’opinion) ne consti­tue pas en elle-même un Etat déter­mi­né, mais une nébu­leuse ano­nyme, omni­pré­sente, qui a la force de la déci­sion, et à laquelle seule peut faire obs­tacle la misère à échelle pla­né­taire — une « dégra­da­tion » de la réa­li­té qu’elle vou­drait pou­voir igno­rer.
Le pané­co­no­misme est l’objet de dis­cus­sions quo­ti­diennes, bien que ce soit de manière inégale selon les pro­ta­go­nistes : les uns, les plus nom­breux, admi­nistrent la véri­té offi­cielle et dis­posent de tous les moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse ; les autres, les petits, sont des mar­gi­naux qui ne savent pas — selon les autres — de quoi il s’agit et dont on dit que le mieux qu’ils puissent faire serait de se taire.
Notre mode de vie occi­den­tal, qu’on sup­pose uni­ver­sel­le­ment appli­cable, se pro­pose de par­ve­nir, au moyen de la mon­dia­li­sa­tion du mar­ché, de la sta­bi­li­sa­tion moné­taire (et la sup­pres­sion totale de l’inflation) et d’une éco­no­mie sans aucune entrave, au pro­grès inté­gral per­ma­nent et uni­ver­sel du monde à venir. On nous assure la réus­site et l’équilibre de ce sys­tème, preuves à l’appui — mal­gré les petits contre­temps qu’ont pu être les crises asia­tique et sud-amé­ri­caine, les sta­tis­tiques le confirment : plus grande richesse, échange de biens crois­sant et dimi­nu­tion des coûts, essor du sec­teur ter­tiaire, plus grande faci­li­té des com­mu­ni­ca­tions, et ce à l’échelle inter­na­tio­nale du vil­lage glo­bal — grâce au néo­li­bé­ra­lisme et à l’omniprésence de la tech­no­lo­gie. Cette posi­tion d’ordre théo­rique s’accompagne de la convic­tion into­lé­rante et auto­sa­tis­faite que, avec la glo­ba­li­sa­tion, on par­vient à défi­nir les fon­de­ments de la réa­li­té contem­po­raine, et que la mon­dia­li­sa­tion qu’elle implique, en por­tant dans la pra­tique cette vision d’ensemble exclu­si­ve­ment moné­taire, se fait à l’évidence au béné­fice de l’humanité.
Dans ces condi­tions, les para­mètres du temps et de l’espace perdent leur signi­fi­ca­tion : tout peut être simul­ta­né et en même temps arri­ver en tout lieu ou (ce qui est pareil) à per­sonne. L’homme a oublié sa « durée », son propre temps, le temps et l’éternité n’ont plus de sens ou se confondent. L’espace se crée et le temps se consume en fonc­tion de l’Economie. L’homme ne repré­sente alors plus rien puisque la moder­ni­té glo­ba­li­sante consi­dère que toute son acti­vi­té sociale doit se réfé­rer à sa com­po­sante éco­no­mique, à laquelle est subor­don­né le reste des mani­fes­ta­tions de sa vie. Il est, en prin­cipe et en pra­tique, l’homo faber, le pro­duc­teur-dis­tri­bu­teur-consom­ma­teur, et tous les autres sont uni­que­ment des « aspects » de lui. Désor­mais, on n’habite pas mais on crée des espaces et on consomme du temps, on n’appartient pas à une com­mu­nau­té mais on com­mu­nique en se ser­vant des médias, de per­sonne qu’on est on devient une don­née maté­rielle des­ti­née à être comp­tée, une don­née sta­tis­tique. Réduit à l’état de com­po­sant ou de variable du cal­cul éco­no­mique, véri­ta­ble­ment réi­fié — il n’y a plus ni valeurs morales et reli­gieuses, ni com­pas­sion, ni sen­ti­ments — l’homme, de fin qu’il était, se conver­tit en moyen, pris dans l’engrenage qui l’englobe et le condi­tionne, la glo­ba­li­sa­tion deve­nant même la condi­tion indis­pen­sable de son exis­tence.

L’organisation

Mais ce phé­no­mène n’a été pos­sible que grâce à l’organisation et à la méthode sta­tis­tique qui lui est insuf­flée, qui se trans­forme ain­si en connais­sance pra­tique et pro­jec­tive irré­fu­table. Ceci nous conduit à évo­quer l’une des veines prin­ci­pales qui nour­rissent le phé­no­mène de la moder­ni­té : l’organisation. Aujourd’hui, ce terme a une conso­nance magique. Une « orga­ni­sa­tion » a la répu­ta­tion d’être une enti­té res­pec­table, puis­sante, qui ne se trompe jamais et qui rend d’éminents ser­vices. L’anarchie est le pire des maux. Devant un orga­ni­gramme on doit être — si on ne veut pas pas­ser pour un « minable » — obli­ga­toi­re­ment en extase et bouche bée. Et un bon orga­ni­sa­teur sera capable de conqué­rir le monde. Cela vaut bien la peine de consi­dé­rer d’un peu plus près un concept si pres­ti­gieux et la dyna­mique mys­té­rieuse qui le sous-tend.
Si l’organe existe en fonc­tion de la tech­nique, qui se sert de lui, la tech­nique à son tour implique l’organe ; et l’homme s’ingénie à aug­men­ter son excel­lence : elle tend à le trans­for­mer en machine. Celle-ci est donc un organe évo­lué, ce qui veut dire qu’elle a acquis un cer­tain degré d’autonomie avec lequel elle tend à s’émanciper de la dépen­dance dont elle est issue et ain­si porte — et arrive — à deux nou­velles étapes ou situa­tions : d’abord la pos­si­bi­li­té, déjà évo­quée, que l’homme l’utilise sans vrai­ment connaître le pro­ces­sus qu’elle réa­lise, c’est-à-dire avec une tech­nique dimi­nuée, sur­pas­sée de loin par la « tech­ni­ci­té » de la machine. Ensuite, fran­chis­sant un pas sup­plé­men­taire, l’automatisme, dans lequel celle-ci atteint sa per­fec­tion et son indé­pen­dance à l’égard de l’homme. Cette évo­lu­tion trouve sa plus grande mani­fes­ta­tion dans l’électronique et les ordi­na­teurs et autres engins d’aujourd’hui qui pré­tendent riva­li­ser avec — et même sur­pas­ser — l’intelligence humaine.
De cette manière, l’organe — ins­tru­ment — semble acqué­rir une signi­fi­ca­tion propre et en défi­ni­tive se suf­fire à lui-même : l’œuvre réa­li­sée est consi­dé­rée tota­le­ment comme son œuvre. C’est la sienne et elle se « réa­lise » en elle, recou­vrant et, après, aban­don­nant la fonc­tion fon­da­men­tale de moyen qu’elle avait au départ. Elle s’est trans­for­mée en sa propre fin. Par un autre che­min, l’organe par­vient aus­si à sur­pas­ser son carac­tère de ser­vi­teur : à tra­vers les réa­li­tés avec la vie. Pour citer une fois de plus le Sta­gi­rite, il nous explique dans son De Ani­ma (614 b 14) que les par­ties du corps sont les organes de l’âme et existent en vue de la fonc­tion qu’ils réa­lisent. Avec le maté­ria­lisme du XIXe siècle, et la dis­pa­ri­tion consé­quente de l’idée de l’âme comme direc­trice et sub­stance du corps, les organes — ins­tru­ments — sont deve­nus l’unique réa­li­té pré­sente dans l’homme ; et ce qui est la somme des organes, l’organisme, s’est trans­for­mé en être fon­da­men­tal, l’unique matière de la mul­ti­pli­ci­té orga­nique.
L’organisme vivant (ensemble d’organes dont on a aujourd’hui oublié ou maté­ria­li­sé la trans­cen­dance liée à l’âme) et l’organisme tech­nique (la machine qui dans son auto­ma­tisme riva­lise avec le psy­chisme) convergent vers le même terme : l’organisme comme fin. Dans les deux cas, on doit cette évo­lu­tion à la sup­pres­sion de la psy­chê comme point de réfé­rence de l’organe ; l’éliminant, dans l’un, comme forme sub­stan­tielle du corps, et éta­blis­sant dans l’autre un pseu­do­psy­chisme comme moteur de la machine.

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