Revue de réflexion politique et religieuse.

La force pro­phé­tique de la famille

Article publié le 5 Oct 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 78, pp. 127–135]

Un col­loque s’est tenu à Gra­dis­ca (pro­vince de Gori­zia, Ita­lie), le 25 mai 2002, sur le thème « Comme une grande famille. La res­pon­sa­bi­li­té des familles et du domaine social pri­vé. Pour rani­mer un monde vital colo­ni­sé par l’Etat et le mar­ché ». Le socio­logue Car­lo Gam­bes­cia nous a com­mu­ni­qué le texte de la rela­tion qu’il y a pré­sen­tée, dont nous don­nons ci-après la tra­duc­tion. Son texte avait pour titre com­plet : « Don, contrat, coer­ci­tion : monde vécu et formes socio­cul­tu­relles de la famille (dans la crise actuelle) ».

Sou­vent, lorsqu’on dis­cute du rôle social qui pour­rait être joué aujourd’hui par la famille, on ne prend pas en consi­dé­ra­tion la situa­tion dans laquelle celle-ci se trouve en Ita­lie et dans le reste de l’Occident. Hommes poli­tiques, res­pon­sables reli­gieux ou sociaux, experts en toutes sortes de domaines, tous croient, comme les géné­raux russes de Tol­stoï, pou­voir encore comp­ter sur leurs troupes, qui en réa­li­té ne com­prennent pas les ordres reçus, ou ne sont pas en mesure de les rece­voir, ou bien sont déjà tom­bées aux mains de l’ennemi. On croit pou­voir rem­por­ter une vic­toire alors qu’en réa­li­té l’ennemi est déjà aux portes de Mos­cou. Que signi­fie cette méta­phore ? Deux choses très simples. La pre­mière, c’est que la famille telle que nous l’avons pen­sée et connue durant les trois der­niers siècles (noyau fami­lial contrac­tuel fon­dé par un homme et une femme, stable, plus ou moins iso­lé de la paren­tèle), cette famille-là est en crise. D’où une ques­tion : s’agit-il d’une crise pro­vi­soire d’un cer­tain modèle fami­lial, ou bien d’une crise défi­ni­tive du modèle fami­lial en tant que tel ? Il n’est pas facile d’apporter une réponse, mais nous allons nous y essayer. Et, d’autre part, une remarque : si l’on veut redon­ner vie à la socié­té, il est avant tout néces­saire de revi­ta­li­ser la famille. Certes quelques-uns pen­se­ront qu’on pose ici un pro­blème aus­si ancien qu’insoluble : est-ce l’œuf ou la poule qui vient en pre­mier, l’individu ou la socié­té, le groupe social (la famille), ou les ins­ti­tu­tions (la socié­té) ? On sait que cette ques­tion a fait naître des dis­cus­sions à l’infini sans qu’il y ait de réponse défi­ni­tive. Cepen­dant une chose est cer­taine : monde vécu et ins­ti­tu­tions, sen­ti­ments et réa­li­té sociale, famille et socié­té ne prennent leur forme concrète, en termes socio-cultu­rels, que par l’interaction, au niveau indi­vi­duel, social et ins­ti­tu­tion­nel, des valeurs et des formes de rela­tion his­to­ri­que­ment domi­nantes. L’individu ne vit pas dans une espèce de vide pneu­ma­tique : sa bio­gra­phie propre est en grande par­tie une des­crip­tion des groupes avec les­quels il est en rela­tion, de la place qu’il y occupe, et de la men­ta­li­té socio­cul­tu­relle que véhi­culent ces groupes. Cela signi­fie que si les valeurs et la pra­tique sociale qui dominent aujourd’hui sont res­pon­sables de la crise — et elles le sont, comme nous allons le voir — la revi­ta­li­sa­tion de la famille doit inver­se­ment se fon­der sur leur refus. Nous revien­drons sur ce point dans la der­nière par­tie de notre expo­sé. Nous nous consa­cre­rons ici d’abord plu­tôt à la nature et à la por­tée de la crise dans laquelle est entrée la famille. Faute de temps et vu l’ampleur de la matière, il fau­dra nous conten­ter d’une esquisse et négli­ger cer­taines nuances ana­ly­tiques et his­to­ri­co-sociales, ce dont par avance nous vous prions de nous excu­ser.

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Nous ne vou­lons pas ennuyer les per­sonnes pré­sentes par une longue série de don­nées sta­tis­tiques sur la crise de la famille. Nous nous limi­te­rons par consé­quent à ren­voyer aux publi­ca­tions spé­cia­li­sées. Cepen­dant, pour des rai­sons de clar­té, il nous faut rap­pe­ler les prin­ci­paux symp­tômes de la crise : dimi­nu­tion des mariages (qu’ils soient civils ou reli­gieux), aug­men­ta­tion du nombre des sépa­ra­tions et des divorces, crois­sance des nais­sances hors mariage, des familles mono­pa­ren­tales, des couples sans enfants, des per­sonnes seules, des coha­bi­ta­tions mari­tales et de ces formes d’unions qu’on pour­rait qua­li­fier de sexuel­le­ment non confor­mistes. Il faut éga­le­ment sou­li­gner que, au-delà des dif­fé­rents taux indi­quant une crise de la famille (l’Italie n’est pour le moment pas la plus mal en point), les fac­teurs indi­qués ci-des­sus croissent avec rapi­di­té et pénètrent les dif­fé­rentes couches sociales de tout l’Occident.
Un peu d’histoire ne fait pas de mal. Bien que la forme nucléaire ait été pré­sente à d’autres époques his­to­riques, la famille nucléo-contrac­tua­liste (père, mère, enfants) naît gros­so modo entre le XVIIIe et le XIXe siècle, sur les ruines du modèle fami­lial que nous appel­le­rons par com­mo­di­té le modèle éten­du (com­po­sé de plu­sieurs noyaux fami­liaux). Quatre élé­ments dis­tinguent la famille nucléo-contrac­tua­liste : 1) sa nature contrac­tua­liste, le consen­sua­lisme, la réci­pro­ci­té des droits et devoirs, le lien de la recon­nais­sance publique ; 2) l’isolement struc­tu­rel du contexte paren­tal, et social en géné­ral ; 3) l’exaltation des valeurs d’intimité et de soli­da­ri­té entre les conjoints ; 4) le carac­tère cen­tral des enfants. Il est évident que ce modèle ne naît pas de rien, mais, en tant qu’entité socio-cultu­relle, il résulte d’une inter­ac­tion très forte avec les struc­tures cultu­relles, sociales et éco­no­miques modernes. Nous allons voir de quelle manière.
Sur le plan de la men­ta­li­té et des idéo­lo­gies, le contrac­tua­lisme est le fruit de la men­ta­li­té sen­sua­liste moderne, selon laquelle l’homme se défi­nit par ce qu’il mange et ce qu’il pos­sède. C’est la rai­son pour laquelle cette idéo­lo­gie est conduite à voir par­tout des diver­gences énormes quant à l’attribution des biens sen­sibles ou maté­riels, et par consé­quent por­tée à orga­ni­ser juri­di­que­ment la répar­ti­tion des biens réci­proques (comme preuve de cette par­ti­cu­la­ri­té des modernes, on peut rap­pe­ler que les juristes romains, s’ils insis­taient sur l’importance du consen­te­ment, n’incluaient pas le mariage dans les obli­ga­tions juri­diques). Quant à l’isolement struc­tu­rel et au carac­tère cen­tral revê­tu par les époux et les enfants, on sou­li­gne­ra qu’il s’agit d’une part d’un effet de la ten­dance sen­sua­liste moderne à la pos­ses­sion maté­rielle des « chers parents » au même titre que celle des biens maté­riels (mal­gré les idéa­li­sa­tions mises en scènes par la lit­té­ra­ture « bour­geoise »), et d’autre part de la repré­sen­ta­tion, typi­que­ment libé­rale-éco­no­mi­ciste (fixée sur la dicho­to­mie entre public et pri­vé), de la famille comme lieu d’élection de la ten­dresse et de l’affection, véri­table et unique anti­dote au mar­ché vu comme un monde d’affrontements et de dif­fi­cul­tés pour l’existence.
Sur le plan éco­no­mique, en revanche, le pro­ces­sus de trans­for­ma­tion capi­ta­liste de la socié­té moderne a pri­vé per­sonnes et familles de leurs prin­ci­pales fonc­tions. L’individu a per­du la pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion, et la famille ses fonc­tions (cultu­relles, édu­ca­tives, éco­no­miques, reli­gieuses, de socia­li­sa­tion). Le sort des pay­sans et des arti­sans (et de leurs familles), inté­grés au monde de la ville à l’époque de la pre­mière révo­lu­tion indus­trielle, nous semble mal­heu­reu­se­ment en être un bon exemple. Dans cette pers­pec­tive, sen­sua­lisme et capi­ta­lisme (le pre­mier voyant dans la satis­fac­tion des biens maté­riels le seul mobile de l’homme, le second accep­tant non seule­ment — comme à d’autres époques de l’histoire — l’exploitation des plus faibles par les plus forts, mais allant jusqu’à la théo­ri­ser) ont fait croire aux bour­geois et pro­lé­taires que la famille était le lieu idéal pour soi­gner leurs bles­sures.
Il reste cepen­dant un pro­blème, que le pre­mier « sen­sua­lisme capi­ta­liste » — appe­lons-le ain­si — du XIXe siècle, d’inspiration héroïque, n’est pas en mesure de résoudre. Que faire si la famille — la famille ouvrière du XIXe siècle — n’est pas capable de répondre, parce qu’elle reste sépa­rée du reste de la socié­té, à ce besoin crois­sant d’amour entraî­né par le carac­tère dur, et même cruel, du mar­ché ? La charge de trou­ver une réponse est assu­mée par le second « sen­sua­lisme capi­ta­liste », celui du XXe siècle, fon­dé sur le com­pro­mis que l’on appel­le­ra for­do-wel­fa­rien ((. Com­bi­nai­son de for­disme — exploi­ta­tion ration­nelle du tra­vail en vue de maxi­mi­ser le pro­fit — et de wel­fare, c’est-à-dire d’Etat-providence. [Ndt])) . Moins héroïque que le pre­mier, car para­site et mono­po­lis­tique, et par consé­quent déjà sur la défen­sive. Son inter­ven­tion se déroule à deux niveaux. Le pre­mier concerne l’incorporation de tous les membres de la famille dans le mar­ché capi­ta­liste : les femmes, per­çues comme tra­vailleuses et consom­ma­trices alors que, sous le règne du pre­mier « sen­sua­lisme capi­ta­liste », elles étaient encore repré­sen­tées comme les « anges du foyer », les enfants, comme consom­ma­teurs et béné­fi­ciaires de ser­vices externes à la famille (édu­ca­tifs, recréa­teurs de socia­li­sa­tion dans un sens détour­né) ; le second niveau concerne l’ingérence crois­sante de l’Etat wel­fa­rien dans la vie fami­liale, afin d’enseigner aux parents com­ment, à tra­vers l’éducation « scien­ti­fi­que­ment » cor­recte des enfants, la famille peut être le lieu de l’affection. En Ita­lie, ce phé­no­mène s’est déve­lop­pé tar­di­ve­ment (années soixante et soixante-dix), alors qu’il se déve­lop­pait dès les années trente en Amé­rique avant d’exploser dans les années cin­quante : thé­ra­pies fami­liales, aides éco­no­miques condi­tion­nées par la « réponse thé­ra­peu­tique », etc.
Le second « sen­sua­lisme capi­ta­liste » a ain­si essayé d’une part d’augmenter les capa­ci­tés de consom­ma­tion de la famille (en « l’incorporant » au mar­ché), dans l’espoir que le recours à la quan­ti­té (la crois­sance de la capa­ci­té d’achat) com­ble­rait les carences affec­tives, amé­lio­rant la qua­li­té des rap­ports fami­liaux. Il a d’autre part essayé de garan­tir à la famille une forme de cou­ver­ture, dans l’éventualité d’une « défaillance » du mar­ché, en pré­pa­rant une assis­tance thé­ra­peu­tique éta­tique. Cela a eu pour résul­tat de pri­ver la famille de cela même qui pou­vait lui res­ter comme rôle affec­tif, en le trans­fé­rant aux ser­vices sociaux.
En outre les enfants ont com­men­cé à juger leurs parents selon leur capa­ci­té à leur four­nir des biens et des ser­vices, et non plus sur leur sens de la res­pon­sa­bi­li­té et leur capa­ci­té édu­ca­tive. Tous les membres de la famille ont com­men­cé à consi­dé­rer l’Etat comme le garant suprême des droits sub­jec­tifs contre la famille : telle est la tra­gé­die. Enfin, l’accent mis par tous (Etat, parents, enfants), de manière hypo­crite, sur la famille pré­sen­tée comme le der­nier rem­part de l’affection, au lieu de pré­pa­rer les jeunes aux dures épreuves du mar­ché ou, à l’opposé, de les trans­for­mer en rebelles ou révo­lu­tion­naires, les a ren­dus tou­jours plus inca­pables et inadap­tés : telle est cette fois la tra­gé­die dans la tra­gé­die.
Nous en arri­vons ain­si à l’époque pré­sente, plus pré­ci­sé­ment au der­nier quart du XXe siècle, années durant les­quelles le troi­sième « sen­sua­lisme capi­ta­liste », cynique, spé­cu­la­teur, vain en appa­rence, basé sur des capi­taux errants et le tra­vail flexible, a com­men­cé à com­prendre et à théo­ri­ser l’inutilité de main­te­nir la fic­tion de la famille comme lieu de l’affection. Avant tout parce qu’elle pré­sente un coût que l’Etat mini­mum des révo­lu­tions néo­li­bé­rales ne veut et ne peut affron­ter. En second lieu, parce que les élites tech­no­cra­tiques, qui contrôlent aujourd’hui le pou­voir et l’économie mon­diale, pensent pou­voir mieux per­pé­tuer leur propre pou­voir dans une démo­cra­tie des­po­tique débar­ras­sée de la famille. Ce qui nous attend, c’est une socié­té struc­tu­rée en deux étages : d’un côté, le gou­ver­ne­ment éco­no­mique mon­dial, abri­té der­rière le bou­clier d’une puis­sance impé­riale et de ses satrapes, et de l’autre une masse d’individus iso­lés, tous occu­pés par leurs petits plai­sirs et besoins quo­ti­diens, pri­son­niers d’une maté­ria­li­té ani­male, et inca­pables, ne serait-ce que pour une seconde, de se dépas­ser eux-mêmes et de se réunir en famille. La famille est pro­jec­tion, devoir, trans­mis­sion de valeurs, conti­nui­té, res­pon­sa­bi­li­té, et sur­tout per­pé­tuelle inter­ro­ga­tion sur l’avenir de ses enfants. Autant de valeurs qui impliquent une demande de par­ti­ci­pa­tion poli­tique, et qui sont donc igno­rées par ceux qui veulent, pour mieux le domi­ner, un monde divi­sé en deux, les tou­jours plus riches, qui savent et décident, et les tou­jours plus pauvres qui doivent subir les déci­sions des autres.

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