Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­tures : Nar­ra­tions hégé­mo­niques ?

Article publié le 10 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La lec­ture du récent recueil diri­gé par un pro­fes­seur de l’université de Caglia­ri, Mau­ro Pala ((. Mau­ro Pala (a cura di), Nar­ra­zio­ni ege­mo­niche. Gram­sci, let­te­ra­tu­ra e socie­tà civile, Il Muli­no, Bologne, 2014, 288 p., 23 €.)) , nous fait pen­ser à une cer­taine extrême droite ita­lienne qui, sur la piste d’une intui­tion sug­ges­tive d’Alain de Benoist, quoique vieille de qua­rante ans, déclare néan­moins mettre en œuvre un « gram­scisme de droite », ima­gi­nant qui sait quels pro­jets d’hégémonie à lan­cer sur la « socié­té civile », au nom d’une idéo­lo­gie mus­so­li­nienne revue et cor­ri­gée à la lumière de l’écologisme et de l’anticapitalisme élé­men­taire, peut-être pour un temps seule­ment et en atten­dant un règle­ment de comptes final, en com­pa­gnie de l’activisme le plus gros­sier de l’extrême-gauche. En France, on évo­que­rait sûre­ment cela en par­lant de comé­die à l’italienne.
Disons tout de suite que Gram­sci, com­pa­ré à ces révo­lu­tion­naires d’opérette, reste un révo­lu­tion­naire authen­tique. C’est un pen­seur poli­tique notable, évi­dem­ment à l’intérieur de la tra­di­tion mar­xiste, ce qui en consti­tue une grande limite cog­ni­tive. Les aspects socio­lo­giques de son œuvre – ceux par exemple liés à ce qu’il appelle la conquête cultu­relle de la socié­té civile – res­tent notam­ment d’une décon­cer­tante bana­li­té. Qui­conque a une for­ma­tion socio­lo­gique sait com­ment cer­tains méca­nismes cultu­rels étaient loin d’être incon­nus de contem­po­rains de Gram­sci tels que Pare­to, Mos­ca, Fer­re­ro, Soro­kin ou Mann­heim, pour ne citer que quelques noms par­mi les plus impor­tants. Pour faire court, deux posi­tions cri­tiques peuvent être dis­tin­guées : celle des mili­tants de l’extrême droite et de l’extrême gauche, qui insistent sur « l’invention de la poudre », c’est-à-dire conti­nuent à voir dans la théo­rie gram­scienne des idées en réa­li­té bien mieux décou­vertes, étu­diées et appro­fon­dies dans la pen­sée socio­lo­gique ancienne et plus récente ; et d’autre part celle des auteurs qui conti­nuent à appor­ter de l’eau au mou­lin de la phi­lo­lo­gie mar­xiste, sans négli­ger de lais­ser trans­pi­rer, avec une aca­dé­mique non­cha­lance, quelques aspi­ra­tions vague­ment mil­lé­na­ristes. C’est dans cette seconde caté­go­rie que se range le livre diri­gé par Mau­ro Pala. Cela veut dire une seule chose : que pour pas­ser en revue les diverses contri­bu­tions, il fau­drait par­ta­ger la pers­pec­tive construc­ti­viste et imma­nen­tiste qui carac­té­rise le back­ground des auteurs, tous orphe­lins de Marx et donc bien sûr aus­si de Gram­sci. En effet, une fois grat­té le ver­nis d’une appa­rente neu­tra­li­té aca­dé­mique, on découvre que chez eux l’ennemi prin­ci­pal demeure tout ce qui s’oppose au sort pro­gres­sif de l’humanité. Du point de vue de l’analyse socio­lo­gique, l’ouvrage est dif­fi­cile à recen­ser, dans la mesure où l’on est pris entre rele­ver des bana­li­tés (comme à pro­pos de l’importance des aspects cog­ni­tifs de l’agir social) et la fable – qui perce entre les lignes – de la nais­sance d’un monde nou­veau grâce à la redé­cou­verte du « vrai » Gram­sci, évi­dem­ment celui qu’imaginent les auteurs, relu à la lumière d’un huma­nisme mar­xiste post­mo­derne (Cultu­ral stu­dies). Tout est là.
Natu­rel­le­ment, lais­sons aux ama­teurs du genre – pas nom­breux en réa­li­té – les pré­cio­si­tés de la meilleure, ou de la pire (cela dépend du point de vue) sco­las­tique mar­xiste appli­quée à la lit­té­ra­ture poli­tique, de Rush­die à Williams. Pour ne rien dire d’un brouillet sur l’histoire de l’Italie ou de la sauce tiers­mon­diste – par­don, désor­mais « post­co­lo­niale » – hor­rible mélange de trans­for­mismes poli­tiques et de révo­lu­tions jaco­bines man­quées. Une vision qu’avaient démon­tée à l’avance Cuo­co, Croce, Matu­ri, Romeo, pour ne citer que quelques auteurs ita­liens d’importance. Ce qui n’empêche que pour Pala et les siens, qui rêvent d’Alice au pays des mer­veilles, l’heure du bilan his­to­rio­gra­phique semble être pas­sée en vain.
Qui sait, si en 1922 ou en 1948 les com­mu­nistes avaient vain­cu, com­ment cela aurait fini : ils auraient construit l’Homme Nou­veau, comme en Rus­sie sovié­tique, puis pré­sen­té leurs excuses en 1989… avant de se reti­rer en bon ordre en 1991 pour ne lais­ser der­rière eux que des décombres moraux, sociaux et poli­tiques. Etant don­né les résul­tats his­to­riques, il vau­drait peut-être mieux aban­don­ner aus­si Gram­sci. Non que le fas­cisme ait été meilleur, mais cela aurait peut-être un peu moins duré dans une his­toire hypo­thé­tique.
Der­nière consi­dé­ra­tion : le pen­seur gram­scien, du point de vue de la phi­lo­so­phie de la trans­cen­dance, reste le plus hos­tile et oppo­sé à la vision chré­tienne. Même si Gram­sci aimait, comme Sorel et de manière astu­cieuse, rap­pro­cher en le flat­tant le chris­tia­nisme et le mar­xisme, il ne cédait rien au fond. De là peut-être viennent les équi­voques, sou­vent his­to­riques, y com­pris à l’intérieur du monde catho­lique, laïc ou non, très naïf et pau­pé­riste. Dans un but pro­phy­lac­tique – terme sans doute fort mais effi­cace – citons Gram­sci lui-même, dans un pas­sage dont l’argument, à dire vrai peu exem­plaire, plai­rait à Machia­vel : « Le par­ti com­mu­niste est, dans la période actuelle, la seule ins­ti­tu­tion qui puisse sérieu­se­ment affron­ter les com­mu­nau­tés reli­gieuses du chris­tia­nisme ; dans les limites dans les­quelles le Par­ti existe déjà à l’échelle inter­na­tio­nale, on peut ten­ter une com­pa­rai­son et éta­blir un ordre des juge­ments entre les mili­tants pour la Cité de Dieu et les mili­tants pour la Cité de l’homme ; le com­mu­niste n’est certes pas infé­rieur au chré­tien des cata­combes. Voire ! La fin inef­fable que le chris­tia­nisme don­nait à ses cham­pions est, par son mys­tère sug­ges­tif, une pleine jus­ti­fi­ca­tion de l’héroïsme, de la soif du mar­tyre, de la sain­te­té ; il n’est pas néces­saire qu’entrent en jeu les grandes forces humaines du carac­tère et de la volon­té pour sus­ci­ter l’esprit de sacri­fice de celui qui croit à la récom­pense céleste et à la béa­ti­tude éter­nelle. L’ouvrier com­mu­niste qui pen­dant des semaines, des mois, des années, avec dés­in­té­res­se­ment, après huit heures de tra­vail en usine, tra­vaille encore huit autres heures pour le Par­ti, pour le syn­di­cat, pour la coopé­ra­tive, est, du point de vue de l’histoire de l’homme, plus grand que l’esclave et l’artisan qui défiaient le dan­ger pour se rendre à la réunion de prière clan­des­tine. De la même manière Rosa Luxem­burg et Karl Liebk­necht sont de plus grands saints que le Christ. Voi­là pour­quoi le but de leur com­bat est concret, humain, limi­té, et pour­quoi les com­bat­tants de la classe ouvrière sont plus grands que les lut­teurs de Dieu : les forces morales qui sou­tiennent leur volon­té sont d’autant plus déme­su­rées qu’est plus éle­vée la fin pro­po­sée à la volon­té. » ((. A. Gram­sci, « Il par­ti­to comu­nis­ta », dans L’Ordine nuo­vo du 4 sep­tembre 1920. Repro­duit dans Id., L’Ordine nuo­vo, Einau­di, Turin, 1954, pp. 156–157.))
Qu’y a‑t-il à ajou­ter ? Catho­lique aver­ti, déjà à moi­tié sau­vé…

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