- Revue Catholica - https://www.catholica.presse.fr -

La force pro­phé­tique de la famille

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 78, pp. 127–135]

Un col­loque s’est tenu à Gra­dis­ca (pro­vince de Gori­zia, Ita­lie), le 25 mai 2002, sur le thème « Comme une grande famille. La res­pon­sa­bi­li­té des familles et du domaine social pri­vé. Pour rani­mer un monde vital colo­ni­sé par l’Etat et le mar­ché ». Le socio­logue Car­lo Gam­bes­cia nous a com­mu­ni­qué le texte de la rela­tion qu’il y a pré­sen­tée, dont nous don­nons ci-après la tra­duc­tion. Son texte avait pour titre com­plet : « Don, contrat, coer­ci­tion : monde vécu et formes socio­cul­tu­relles de la famille (dans la crise actuelle) ».

Sou­vent, lorsqu’on dis­cute du rôle social qui pour­rait être joué aujourd’hui par la famille, on ne prend pas en consi­dé­ra­tion la situa­tion dans laquelle celle-ci se trouve en Ita­lie et dans le reste de l’Occident. Hommes poli­tiques, res­pon­sables reli­gieux ou sociaux, experts en toutes sortes de domaines, tous croient, comme les géné­raux russes de Tol­stoï, pou­voir encore comp­ter sur leurs troupes, qui en réa­li­té ne com­prennent pas les ordres reçus, ou ne sont pas en mesure de les rece­voir, ou bien sont déjà tom­bées aux mains de l’ennemi. On croit pou­voir rem­por­ter une vic­toire alors qu’en réa­li­té l’ennemi est déjà aux portes de Mos­cou. Que signi­fie cette méta­phore ? Deux choses très simples. La pre­mière, c’est que la famille telle que nous l’avons pen­sée et connue durant les trois der­niers siècles (noyau fami­lial contrac­tuel fon­dé par un homme et une femme, stable, plus ou moins iso­lé de la paren­tèle), cette famille-là est en crise. D’où une ques­tion : s’agit-il d’une crise pro­vi­soire d’un cer­tain modèle fami­lial, ou bien d’une crise défi­ni­tive du modèle fami­lial en tant que tel ? Il n’est pas facile d’apporter une réponse, mais nous allons nous y essayer. Et, d’autre part, une remarque : si l’on veut redon­ner vie à la socié­té, il est avant tout néces­saire de revi­ta­li­ser la famille. Certes quelques-uns pen­se­ront qu’on pose ici un pro­blème aus­si ancien qu’insoluble : est-ce l’œuf ou la poule qui vient en pre­mier, l’individu ou la socié­té, le groupe social (la famille), ou les ins­ti­tu­tions (la socié­té) ? On sait que cette ques­tion a fait naître des dis­cus­sions à l’infini sans qu’il y ait de réponse défi­ni­tive. Cepen­dant une chose est cer­taine : monde vécu et ins­ti­tu­tions, sen­ti­ments et réa­li­té sociale, famille et socié­té ne prennent leur forme concrète, en termes socio-cultu­rels, que par l’interaction, au niveau indi­vi­duel, social et ins­ti­tu­tion­nel, des valeurs et des formes de rela­tion his­to­ri­que­ment domi­nantes. L’individu ne vit pas dans une espèce de vide pneu­ma­tique : sa bio­gra­phie propre est en grande par­tie une des­crip­tion des groupes avec les­quels il est en rela­tion, de la place qu’il y occupe, et de la men­ta­li­té socio­cul­tu­relle que véhi­culent ces groupes. Cela signi­fie que si les valeurs et la pra­tique sociale qui dominent aujourd’hui sont res­pon­sables de la crise — et elles le sont, comme nous allons le voir — la revi­ta­li­sa­tion de la famille doit inver­se­ment se fon­der sur leur refus. Nous revien­drons sur ce point dans la der­nière par­tie de notre expo­sé. Nous nous consa­cre­rons ici d’abord plu­tôt à la nature et à la por­tée de la crise dans laquelle est entrée la famille. Faute de temps et vu l’ampleur de la matière, il fau­dra nous conten­ter d’une esquisse et négli­ger cer­taines nuances ana­ly­tiques et his­to­ri­co-sociales, ce dont par avance nous vous prions de nous excu­ser.

* * *

Nous ne vou­lons pas ennuyer les per­sonnes pré­sentes par une longue série de don­nées sta­tis­tiques sur la crise de la famille. Nous nous limi­te­rons par consé­quent à ren­voyer aux publi­ca­tions spé­cia­li­sées. Cepen­dant, pour des rai­sons de clar­té, il nous faut rap­pe­ler les prin­ci­paux symp­tômes de la crise : dimi­nu­tion des mariages (qu’ils soient civils ou reli­gieux), aug­men­ta­tion du nombre des sépa­ra­tions et des divorces, crois­sance des nais­sances hors mariage, des familles mono­pa­ren­tales, des couples sans enfants, des per­sonnes seules, des coha­bi­ta­tions mari­tales et de ces formes d’unions qu’on pour­rait qua­li­fier de sexuel­le­ment non confor­mistes. Il faut éga­le­ment sou­li­gner que, au-delà des dif­fé­rents taux indi­quant une crise de la famille (l’Italie n’est pour le moment pas la plus mal en point), les fac­teurs indi­qués ci-des­sus croissent avec rapi­di­té et pénètrent les dif­fé­rentes couches sociales de tout l’Occident.
Un peu d’histoire ne fait pas de mal. Bien que la forme nucléaire ait été pré­sente à d’autres époques his­to­riques, la famille nucléo-contrac­tua­liste (père, mère, enfants) naît gros­so modo entre le XVIIIe et le XIXe siècle, sur les ruines du modèle fami­lial que nous appel­le­rons par com­mo­di­té le modèle éten­du (com­po­sé de plu­sieurs noyaux fami­liaux). Quatre élé­ments dis­tinguent la famille nucléo-contrac­tua­liste : 1) sa nature contrac­tua­liste, le consen­sua­lisme, la réci­pro­ci­té des droits et devoirs, le lien de la recon­nais­sance publique ; 2) l’isolement struc­tu­rel du contexte paren­tal, et social en géné­ral ; 3) l’exaltation des valeurs d’intimité et de soli­da­ri­té entre les conjoints ; 4) le carac­tère cen­tral des enfants. Il est évident que ce modèle ne naît pas de rien, mais, en tant qu’entité socio-cultu­relle, il résulte d’une inter­ac­tion très forte avec les struc­tures cultu­relles, sociales et éco­no­miques modernes. Nous allons voir de quelle manière.
Sur le plan de la men­ta­li­té et des idéo­lo­gies, le contrac­tua­lisme est le fruit de la men­ta­li­té sen­sua­liste moderne, selon laquelle l’homme se défi­nit par ce qu’il mange et ce qu’il pos­sède. C’est la rai­son pour laquelle cette idéo­lo­gie est conduite à voir par­tout des diver­gences énormes quant à l’attribution des biens sen­sibles ou maté­riels, et par consé­quent por­tée à orga­ni­ser juri­di­que­ment la répar­ti­tion des biens réci­proques (comme preuve de cette par­ti­cu­la­ri­té des modernes, on peut rap­pe­ler que les juristes romains, s’ils insis­taient sur l’importance du consen­te­ment, n’incluaient pas le mariage dans les obli­ga­tions juri­diques). Quant à l’isolement struc­tu­rel et au carac­tère cen­tral revê­tu par les époux et les enfants, on sou­li­gne­ra qu’il s’agit d’une part d’un effet de la ten­dance sen­sua­liste moderne à la pos­ses­sion maté­rielle des « chers parents » au même titre que celle des biens maté­riels (mal­gré les idéa­li­sa­tions mises en scènes par la lit­té­ra­ture « bour­geoise »), et d’autre part de la repré­sen­ta­tion, typi­que­ment libé­rale-éco­no­mi­ciste (fixée sur la dicho­to­mie entre public et pri­vé), de la famille comme lieu d’élection de la ten­dresse et de l’affection, véri­table et unique anti­dote au mar­ché vu comme un monde d’affrontements et de dif­fi­cul­tés pour l’existence.
Sur le plan éco­no­mique, en revanche, le pro­ces­sus de trans­for­ma­tion capi­ta­liste de la socié­té moderne a pri­vé per­sonnes et familles de leurs prin­ci­pales fonc­tions. L’individu a per­du la pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion, et la famille ses fonc­tions (cultu­relles, édu­ca­tives, éco­no­miques, reli­gieuses, de socia­li­sa­tion). Le sort des pay­sans et des arti­sans (et de leurs familles), inté­grés au monde de la ville à l’époque de la pre­mière révo­lu­tion indus­trielle, nous semble mal­heu­reu­se­ment en être un bon exemple. Dans cette pers­pec­tive, sen­sua­lisme et capi­ta­lisme (le pre­mier voyant dans la satis­fac­tion des biens maté­riels le seul mobile de l’homme, le second accep­tant non seule­ment — comme à d’autres époques de l’histoire — l’exploitation des plus faibles par les plus forts, mais allant jusqu’à la théo­ri­ser) ont fait croire aux bour­geois et pro­lé­taires que la famille était le lieu idéal pour soi­gner leurs bles­sures.
Il reste cepen­dant un pro­blème, que le pre­mier « sen­sua­lisme capi­ta­liste » — appe­lons-le ain­si — du XIXe siècle, d’inspiration héroïque, n’est pas en mesure de résoudre. Que faire si la famille — la famille ouvrière du XIXe siècle — n’est pas capable de répondre, parce qu’elle reste sépa­rée du reste de la socié­té, à ce besoin crois­sant d’amour entraî­né par le carac­tère dur, et même cruel, du mar­ché ? La charge de trou­ver une réponse est assu­mée par le second « sen­sua­lisme capi­ta­liste », celui du XXe siècle, fon­dé sur le com­pro­mis que l’on appel­le­ra for­do-wel­fa­rien ((. Com­bi­nai­son de for­disme — exploi­ta­tion ration­nelle du tra­vail en vue de maxi­mi­ser le pro­fit — et de wel­fare, c’est-à-dire d’Etat-providence. [Ndt])) . Moins héroïque que le pre­mier, car para­site et mono­po­lis­tique, et par consé­quent déjà sur la défen­sive. Son inter­ven­tion se déroule à deux niveaux. Le pre­mier concerne l’incorporation de tous les membres de la famille dans le mar­ché capi­ta­liste : les femmes, per­çues comme tra­vailleuses et consom­ma­trices alors que, sous le règne du pre­mier « sen­sua­lisme capi­ta­liste », elles étaient encore repré­sen­tées comme les « anges du foyer », les enfants, comme consom­ma­teurs et béné­fi­ciaires de ser­vices externes à la famille (édu­ca­tifs, recréa­teurs de socia­li­sa­tion dans un sens détour­né) ; le second niveau concerne l’ingérence crois­sante de l’Etat wel­fa­rien dans la vie fami­liale, afin d’enseigner aux parents com­ment, à tra­vers l’éducation « scien­ti­fi­que­ment » cor­recte des enfants, la famille peut être le lieu de l’affection. En Ita­lie, ce phé­no­mène s’est déve­lop­pé tar­di­ve­ment (années soixante et soixante-dix), alors qu’il se déve­lop­pait dès les années trente en Amé­rique avant d’exploser dans les années cin­quante : thé­ra­pies fami­liales, aides éco­no­miques condi­tion­nées par la « réponse thé­ra­peu­tique », etc.
Le second « sen­sua­lisme capi­ta­liste » a ain­si essayé d’une part d’augmenter les capa­ci­tés de consom­ma­tion de la famille (en « l’incorporant » au mar­ché), dans l’espoir que le recours à la quan­ti­té (la crois­sance de la capa­ci­té d’achat) com­ble­rait les carences affec­tives, amé­lio­rant la qua­li­té des rap­ports fami­liaux. Il a d’autre part essayé de garan­tir à la famille une forme de cou­ver­ture, dans l’éventualité d’une « défaillance » du mar­ché, en pré­pa­rant une assis­tance thé­ra­peu­tique éta­tique. Cela a eu pour résul­tat de pri­ver la famille de cela même qui pou­vait lui res­ter comme rôle affec­tif, en le trans­fé­rant aux ser­vices sociaux.
En outre les enfants ont com­men­cé à juger leurs parents selon leur capa­ci­té à leur four­nir des biens et des ser­vices, et non plus sur leur sens de la res­pon­sa­bi­li­té et leur capa­ci­té édu­ca­tive. Tous les membres de la famille ont com­men­cé à consi­dé­rer l’Etat comme le garant suprême des droits sub­jec­tifs contre la famille : telle est la tra­gé­die. Enfin, l’accent mis par tous (Etat, parents, enfants), de manière hypo­crite, sur la famille pré­sen­tée comme le der­nier rem­part de l’affection, au lieu de pré­pa­rer les jeunes aux dures épreuves du mar­ché ou, à l’opposé, de les trans­for­mer en rebelles ou révo­lu­tion­naires, les a ren­dus tou­jours plus inca­pables et inadap­tés : telle est cette fois la tra­gé­die dans la tra­gé­die.
Nous en arri­vons ain­si à l’époque pré­sente, plus pré­ci­sé­ment au der­nier quart du XXe siècle, années durant les­quelles le troi­sième « sen­sua­lisme capi­ta­liste », cynique, spé­cu­la­teur, vain en appa­rence, basé sur des capi­taux errants et le tra­vail flexible, a com­men­cé à com­prendre et à théo­ri­ser l’inutilité de main­te­nir la fic­tion de la famille comme lieu de l’affection. Avant tout parce qu’elle pré­sente un coût que l’Etat mini­mum des révo­lu­tions néo­li­bé­rales ne veut et ne peut affron­ter. En second lieu, parce que les élites tech­no­cra­tiques, qui contrôlent aujourd’hui le pou­voir et l’économie mon­diale, pensent pou­voir mieux per­pé­tuer leur propre pou­voir dans une démo­cra­tie des­po­tique débar­ras­sée de la famille. Ce qui nous attend, c’est une socié­té struc­tu­rée en deux étages : d’un côté, le gou­ver­ne­ment éco­no­mique mon­dial, abri­té der­rière le bou­clier d’une puis­sance impé­riale et de ses satrapes, et de l’autre une masse d’individus iso­lés, tous occu­pés par leurs petits plai­sirs et besoins quo­ti­diens, pri­son­niers d’une maté­ria­li­té ani­male, et inca­pables, ne serait-ce que pour une seconde, de se dépas­ser eux-mêmes et de se réunir en famille. La famille est pro­jec­tion, devoir, trans­mis­sion de valeurs, conti­nui­té, res­pon­sa­bi­li­té, et sur­tout per­pé­tuelle inter­ro­ga­tion sur l’avenir de ses enfants. Autant de valeurs qui impliquent une demande de par­ti­ci­pa­tion poli­tique, et qui sont donc igno­rées par ceux qui veulent, pour mieux le domi­ner, un monde divi­sé en deux, les tou­jours plus riches, qui savent et décident, et les tou­jours plus pauvres qui doivent subir les déci­sions des autres.
Il s’agit certes d’un pro­ces­sus lent ; la famille nucléo-contrac­tua­liste a à peine trois siècles, et elle est entrée dans sa phase cri­tique autour du milieu du XXe siècle. Ana­lo­gi­que­ment, la dis­ci­pline chré­tienne du mariage a pris cinq ou six siècles pour s’affermir. L’actuelle forme contrac­tua­liste, que les cano­nistes reprirent du droit romain autour des XIe-XIIe siècles, requiert éga­le­ment pour se conso­li­der, sous sa forme sécu­la­ri­sée, un même nombre de siècles. La famille nucléo-contrac­tua­liste se diri­ge­ra pro­ba­ble­ment dans les vingt-cinq ou trente pro­chaines années vers une frag­men­ta­tion sup­plé­men­taire de ses struc­tures et vers une « sub­jec­ti­vi­sa­tion » des attentes et des com­por­te­ments fami­liaux. En bref : nous aurons plus de céli­ba­taires, plus de couples sans enfants, plus de concu­bi­nage, plus de per­sonnes âgées seules, etc. Ensuite, cela dépen­dra beau­coup des trans­for­ma­tions démo­gra­phiques et des flux migra­toires. Certes, la confu­sion aug­men­te­ra ; à côté de familles sans enfants, d’unions gay et de vieillards par­qués, nous aurons des familles nom­breuses musul­manes et asia­tiques. Un nombre crois­sant de per­sonnes pas­se­ra par ces unions et divi­sions qui jusqu’à aujourd’hui se sont tra­duites par un réseau très com­plexe d’ex-femmes, d’ex-maris, de fils natu­rels et légi­times épar­pillés un peu par­tout, sans qu’apparaisse clai­re­ment de savoir qui est res­pon­sable de qui et de quoi. On rit de cela au ciné­ma, même si Hol­ly­wood, confor­mé­ment aux choix faits par les élites que nous avons men­tion­nées, le pro­pose comme modèle de vie attrayant ; mais des trau­ma­tismes subis par les enfants, per­sonne ne parle.

* * *

C’est pour­quoi la tran­si­tion sera longue et pro­gres­sive. Le fait que la crise de la famille nucléo-contrac­tua­liste, au cours d’un pro­ces­sus long de plu­sieurs siècles, puisse abou­tir ou non à la dis­so­lu­tion du modèle fami­lial en tant que tel, est quelque chose qui dépend de cha­cun de nous, de nos choix. Il est clair que si per­sonne ne s’oppose à cette énième méta­mor­phose cultu­relle, sociale et éco­no­mique qu’est le « sen­sua­lisme capi­ta­liste », la famille est condam­née à dis­pa­raître. Aujourd’hui, la famille est vue par la majo­ri­té des médias comme un sys­tème coer­ci­tif, un poids pour l’individu. Dans cette pers­pec­tive serait inutile — même si cer­tains le réclament — tout retour au com­pro­mis wel­fa­ro-for­diste, avec un Etat éthi­que­ment neutre (c’est-à-dire s’abstenant d’avoir une concep­tion déter­mi­née de la famille) et s’immisçant dans la vie fami­liale pour y cau­ser encore plus de dom­mages au nom d’une sorte d’économisme indi­vi­dua­liste pro­té­gé par l’Etat. L’alternative n’est pas, contrai­re­ment à ce que sou­tiennent les « sociaux » de droite comme de gauche, entre mal rela­tif et mal abso­lu, entre indi­vi­dua­lisme pro­té­gé et indi­vi­dua­lisme pur, ou, selon nous, entre famille pri­son­nière des ser­vices sociaux et famille esclave du mar­ché. La véri­table alter­na­tive se trouve être entre une famille illu­mi­née par l’éthique du don (et qui a retrou­vé ses fonc­tions cultu­relles, édu­ca­tives, éco­no­miques, de socia­li­sa­tion) et la lente dis­pa­ri­tion de la famille. C’est pour­quoi dis­cu­ter d’une revi­ta­li­sa­tion de la famille signi­fie ceci : 1) prendre acte que les valeurs actuel­le­ment domi­nantes, sen­sua­listes et uti­li­ta­ristes, tout comme le sys­tème socio-éco­no­mique éta­bli sur elles, sont en train de miner la famille nucléaire stable au fur et à mesure que celui-ci l’absorbe ; 2) rem­pla­cer les valeurs domi­nantes actuelles par des valeurs post-maté­ria­listes et post-consu­mé­ristes, dans la pra­tique et dans les com­por­te­ments ; 3) favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment de valeurs que nous défi­nis­sons avec Soro­kin comme idéa­tion­nelles, à l’intérieur de la famille, cha­cun com­men­çant par la sienne propre.
La direc­tion vers laquelle nous devons regar­der est celle de la famille nucléaire, hété­ro­sexuelle, stable, mais, com­ment dire, puri­fiée de ses sco­ries sen­sua­lis­to-capi­ta­listes. Au demeu­rant, la famille nucléaire n’est pas une inven­tion du sen­sua­lisme capi­ta­liste. Elle est déjà pré­sente dans les socié­tés antiques et stra­ti­fiées, par exemple en Grèce et à Rome à l’époque clas­sique. Le moyen âge lui-même a connu non seule­ment la famille pay­sanne éten­due mais aus­si le modèle nucléaire.
En somme, voi­ci ce qu’on peut affir­mer : la famille ne sor­ti­ra de la crise dans laquelle elle est plon­gée que si elle com­prend que la solu­tion n’est pas de s’isoler ou de subir les dik­tats de l’Etat et du mar­ché, mais de par­ler au monde pour le chan­ger. Dans cette pers­pec­tive, son salut ne vien­dra pas en deman­dant à l’Etat et au mar­ché ce qu’ils ne peuvent don­ner (amour, équi­libre et fonc­tions), mais du fait de ne comp­ter que sur elle-même, sans autre assis­tance. Il s’agit donc de se diri­ger vers la renais­sance de la famille nucléaire. Com­ment ? Plus d’ouverture vers l’extérieur, plus d’engagement de la part des parents, plus de res­pon­sa­bi­li­té de la part de tous ses membres, et sur­tout plus de sobrié­té dans les habi­tudes et dans les dépenses. Si la famille doit agir seule, le maté­ria­lisme domi­nant ne peut être com­bat­tu que par une éthique de la sobrié­té. Et, de la même façon que celle-ci se trou­va être le fon­de­ment du mona­chisme béné­dic­tin qui favo­ri­sa les ori­gines de la renais­sance médié­vale, ain­si aujourd’hui, toutes pro­por­tions gar­dées et en tenant compte du pas­sage du champ du sacré au monde pro­fane, la nou­velle sobrié­té, sous-ten­due par les idées de limites et de liber­té inté­rieure, peut être à l’origine d’une renais­sance vigou­reuse de la famille et par elle, de la socié­té.
Dire non à la men­ta­li­té de consom­ma­tion signi­fie avant tout se refu­ser à faire fonc­tion­ner la méga­ma­chine capi­ta­liste. En deuxième lieu, cela signi­fie res­pon­sa­bi­li­ser les enfants, faire com­prendre, faire retrou­ver à la famille sa fonc­tion géné­ra­trice de socié­té, de for­ma­tion des nou­velles géné­ra­tions. Com­battre le maté­ria­lisme signi­fie ouvrir le cœur des jeunes à une nou­velle éthique idéa­tion­nelle, qui se base sur une vision spi­ri­tuelle de la réa­li­té, dans laquelle le sacri­fice et la soli­da­ri­té ont l’avantage sur la recherche du pro­fit et de l’exploitation de l’autre. En ce sens, revi­ta­li­sa­tion de la famille et chan­ge­ment social pro­cé­de­raient de la même dyna­mique. Au reste, les deux objec­tifs nous paraissent indis­so­ciables : sans l’un il est impos­sible d’atteindre l’autre. C’est un saut qua­li­ta­tif qu’il nous faut : celui d’un effort per­son­nel, de l’engagement, du volon­ta­risme moral. Rien ne vien­dra du haut, et il n’est pas néces­saire de le deman­der, comme devraient l’avoir ensei­gné les dégâts pro­vo­qués par des décen­nies d’inoculation intense d’individualisme de masse. Du reste, dans nos socié­tés mar­chandes malades, il est impro­bable qu’un poli­tique de haut rang puisse se lan­cer dans une bataille contre la consom­ma­tion. Ce qu’il fau­drait plu­tôt, ce serait une sorte d’Intifada morale en faveur de la famille, dans tout l’Occident, qui par­ti­rait des familles exis­tantes elles-mêmes, avec tous leurs pro­blèmes : en renon­çant aux consom­ma­tions inutiles, en chan­geant de style de vie, tra­vaillant moins si on a un tra­vail, récla­mant comme il se doit un tra­vail quand on n’en a pas, mais avec des horaires réduits, pour être auprès des enfants, non pas pour les cor­rompre (là entre en scène la sobrié­té) mais pour leur apprendre l’importance de la soli­da­ri­té et du don. Autant de pierres qui pour­raient enrayer le moteur de la méga­ma­chine sen­sua­lis­to-capi­ta­liste. De là l’importance d’un mou­ve­ment social pla­çant la famille au centre de ses pré­oc­cu­pa­tions, par­tant des réa­li­tés infé­rieures, des groupes locaux, des petites com­mu­nau­tés et asso­cia­tions. En voyant en ceux-ci les ins­tru­ments d’une mul­ti­pli­ca­tion des ini­tia­tives, des­ti­nées, répé­tons-le, non pas à la ges­tion méca­nique et plate de l’ordre exis­tant, mais au chan­ge­ment créa­tif de la socié­té sen­sua­liste dans sa phase tar­dive.
Sou­ve­nez-vous des grandes mani­fes­ta­tions spon­ta­nées d’il y a quelques années en Bel­gique, à la suite de la tra­gé­die de Mar­ci­nelle, où deux pauvres enfants tom­bés aux mains d’un réseau de pédo­philes avaient per­du la vie. Le tar­do-sen­sua­lisme capi­ta­liste, avec son masque cynique et cor­rom­pu, enlève aus­si les enfants, d’une autre manière, lors des folles courses auto­mo­biles du same­di soir, avec sa drogue, sa des­truc­tion des valeurs, la fuite qu’il orga­nise vers un faux bien-être. Il est temps d’agir, de mani­fes­ter si néces­saire, comme les pauvres familles belges qui deman­daient jus­tice (rap­pe­lez-vous les bal­lons blancs, sym­bole de pure­té, qui s’élevaient des cor­tèges). Nous avons besoin de familles prêtes à sor­tir de la rou­tine quo­ti­dienne, faite éga­le­ment, nous le savons, de peines et de sacri­fices, affa­mées de jus­tice et prêtes à déso­béir, à s’engager, en com­men­çant par se réfor­mer elles-mêmes, pour un monde fina­le­ment revi­ta­li­sé, dans lequel tous, vrai­ment tous, pour­ront se sen­tir comme « une grande famille ».