Revue de réflexion politique et religieuse.

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5 Déc 2009

Nou­velles fonc­tions tech­niques ! par La Rédaction

Plu­sieurs petites évo­lu­tions ont eu lieu ces der­niers jours sur le site de la revue. La plus impor­tante concerne l’ac­cès main­te­nant direct aux der­niers articles parus dans la revue élec­tro­nique. Puis, le for­mu­laire de contact, long­temps inac­tif, est enfin opé­ra­tion­nel ! N’hé­si­tez pas à vous ins­crire, aus­si, aux abon­ne­ments par flux RSS (dans votre net­vibes, par exemple, ou votre lec­teur clas­sique), ils vous per­met­tront d’être aver­tis sans mail d’une nou­velle paru­tion.

Rubrique(s) : Revue en ligne
29 Nov 2009

Mari­tain le pas­seur par Denis Mestre

[article publié dans catho­li­ca, n. 94, pp. 11–19.]

En pro­vo­quant l’effondrement des ins­ti­tu­tions usées de l’Ancien Régime, la Révo­lu­tion fran­çaise aura fina­le­ment contraint les catho­liques fran­çais, jusque-là en qua­si tota­li­té simples sujets du Roi, à devoir pen­ser les fon­de­ments de la poli­tique : il leur a fal­lu prendre posi­tion face à des ins­ti­tu­tions fon­dées sur des prin­cipes en rup­ture avec ceux de la phi­lo­so­phie poli­tique clas­sique et la concep­tion chré­tienne du pou­voir sur laquelle celle-ci pre­nait appui. Tiraillés entre fidé­li­té intran­si­geante et accep­ta­tion du libé­ra­lisme, les catho­liques fran­çais ont long­temps hési­té, sur le ter­rain pra­tique, entre contre-révo­lu­tion et par­ti­ci­pa­tion. C’est dans le contexte de per­sé­cu­tions anti­re­li­gieuses autant que de crise dynas­tique que Léon XIII a opté pour l’entrisme au sein de la Répu­blique, avec son ency­clique Au milieu des sol­li­ci­tudes du 16 février 1892, dans le but assez clair d’apaiser la situa­tion et de faire ces­ser un vide poli­tique. Cette ini­tia­tive n’a pas cepen­dant mis fin à la volon­té d’un grand nombre de catho­liques de lut­ter pour le réta­blis­se­ment d’un régime de chré­tien­té, tan­dis que d’autres l’ont com­prise comme une jus­ti­fi­ca­tion de l’intégration qu’ils avaient déjà enta­mée en appli­ca­tion des prin­cipes du catho­li­cisme libé­ral et qu’ils dési­raient pous­ser à leur extré­mi­té logique. Les pre­miers, pour une large part d’entre eux, se sont pro­gres­si­ve­ment ras­sem­blés autour de l’Action fran­çaise dès la pre­mière décen­nie du XXe siècle, et ont alors repré­sen­té une force poli­tique capable de s’opposer de front aux ins­ti­tu­tions répu­bli­caines. C’est dans ces condi­tions que Jacques Mari­tain s’imposera pro­gres­si­ve­ment comme le « phi­lo­sophe qua­si offi­ciel de l’Eglise de France » ((. Guillaume de Thieul­loy, Le che­va­lier de l’absolu, Gal­li­mard, coll. L’esprit de la cité, 2005, p. 95.)) , avant de deve­nir ensuite l’un des prin­ci­paux, sinon l’unique intel­lec­tuel domi­nant des « non-confor­mistes des années trente ». Conver­ti au catho­li­cisme en 1906, ce répu­bli­cain drey­fu­sard, d’abord adepte de Berg­son, s’est « ral­lié » à saint Tho­mas d’Aquin puis s’est rap­pro­ché de l’Action fran­çaise sous l’influence de son confes­seur, le père domi­ni­cain Hum­bert Clé­ris­sac. Mari­tain se décla­rait alors radi­ca­le­ment anti­ré­vo­lu­tion­naire, dans une de ses pre­mières œuvres au titre sans équi­voque, Anti­mo­derne (1922) : « Nous haïs­sons donc l’iniquité révo­lu­tion­naire-bour­geoise qui enve­loppe et vicie aujourd’hui la civi­li­sa­tion » ((. Anti­mo­derne (1922), Ed. de la Revue des jeunes, p. 194.)) .
Plus tard, avec la condam­na­tion de l’Action fran­çaise par Pie XI en décembre 1926, Mari­tain va très insi­dieu­se­ment pas­ser de la défense intran­si­geante des prin­cipes posés par saint Tho­mas dans le De regi­mine prin­ci­pum à la pro­mo­tion de la démo­cra­tie et des droits de l’homme, pas­sant ain­si de l’intégralisme au libé­ral-catho­li­cisme. Ce type de bas­cu­le­ment n’est pas rare, mais il s’opère chez lui selon des moda­li­tés par­ti­cu­lières lourdes de consé­quences. Pas­sé maître dans l’art d’utiliser la phi­lo­so­phie de saint Tho­mas à laquelle il fait allé­geance en per­ma­nence tout au long de ses écrits, Mari­tain entraî­ne­ra avec lui un grand nombre de catho­liques dans l’impasse de la démo­cra­tie chré­tienne, sur­tout au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale. Et comme on le sait, sa péda­go­gie poli­tique s’exportera — il suf­fit de pen­ser au rôle de son dis­ciple et tra­duc­teur Gio­van­ni Bat­tis­ta Mon­ti­ni, futur Paul VI, au sein de l’Action catho­lique ita­lienne, de la Secré­tai­re­rie d’Etat et enfin du Concile — pour com­prendre la place excep­tion­nelle de cet homme dans l’histoire de l’Eglise contem­po­raine.
Le suc­cès de la pen­sée de Mari­tain s’explique notam­ment par le fait qu’il a offert aux catho­liques désem­pa­rés de l’entre-deux-guerres une solu­tion théo­rique pour ces­ser une lutte épui­sante contre le libé­ra­lisme poli­tique et le laï­cisme mili­tant sans renon­cer, du moins en appa­rence, à la culture poli­tique à laquelle ils étaient habi­tués. Pour cer­tains d’entre eux, Mari­tain est alors appa­ru comme un alchi­miste génial qui aurait, enfin, réus­si à conci­lier les prin­cipes clas­siques de la poli­tique avec les ins­ti­tu­tions modernes de la démo­cra­tie libé­rale. Mais il s’agissait en réa­li­té d’un pro­cé­dé illu­soire et propre à nour­rir les illu­sions.
Peu après sa conver­sion, Mari­tain posait le pro­blème poli­tique de manière très réa­liste : com­ment mettre en œuvre les prin­cipes natu­rels de la poli­tique dans le cadre de la IIIe Répu­blique ? Reje­tant d’emblée comme pers­pec­tive uto­pique le réta­blis­se­ment inté­gral d’une chré­tien­té idéa­li­sée, Mari­tain déclare : « Nous ne vou­lons pas retour­ner au moyen âge […] ; nous espé­rons voir res­ti­tuer dans un monde nou­veau, et pour infor­mer une matière nou­velle, les prin­cipes spi­ri­tuels et les normes éter­nelles dont la civi­li­sa­tion médié­vale ne nous pré­sente, à ses meilleures époques, qu’une réa­li­sa­tion his­to­rique par­ti­cu­lière, supé­rieure en qua­li­té, mal­gré ses énormes défi­ciences, mais défi­ni­ti­ve­ment pas­sée » ((. Ibid., pp. 22–23.)) . Sur les conseils de son confes­seur, il s’est alors rap­pro­ché de l’Action Fran­çaise : « S’il m’est per­mis d’évoquer ici des sou­ve­nirs per­son­nels, je dirai que moi-même, trois ou quatre ans après mon entrée dans l’Eglise, n’ayant d’ailleurs jamais ouvert encore l’Action Fran­çaise, ni un livre de Maur­ras, je nour­ris­sais à l’égard de celui-ci la plus sombre défiance ; il a fal­lu les exhor­ta­tions du Père Clé­ris­sac […] pour m’amener à exa­mi­ner d’une manière impar­tiale l’œuvre poli­tique de Maur­ras, à la lumière des prin­cipes de Saint Tho­mas » ((. Jacques Mari­tain, Une opi­nion sur Charles Maur­ras et le devoir des catho­liques, in Œuvres com­plètes, Ed. Uni­ver­si­taires de Fri­bourg, 1986, T. 3, p. 759. [La réfé­rence à cette édi­tion des œuvres com­plètes sera par la suite indi­quée O. C.])) .
Cet exa­men le conduit à la rédac­tion en 1925 d’un opus­cule inti­tu­lé Une opi­nion sur Charles Maur­ras et le devoir des catho­liques. Son ana­lyse sym­pa­thique, mais cri­tique de la doc­trine de Charles Maur­ras l’amène à for­mu­ler quelques réserves. « Ses idées poli­tiques, écrit-il, du moins celles qui ont une valeur uni­ver­selle, consti­tuent des frag­ments d’une science poli­tique, une pré­pa­ra­tion empi­rique à une telle science, des conclu­sions induc­tives et par­tielles que la pen­sée catho­lique peut assu­mer et inté­grer en les orga­ni­sant en doc­trine par rat­ta­che­ment à des prin­cipes plus éle­vés et dans la lumière propre de la théo­lo­gie » ((. Ibid., p. 765.)) . Il reproche à Maur­ras son agnos­ti­cisme, son natu­ra­lisme et sa concep­tion de la laï­ci­té, ce qui recoupe les réserves qu’avait déjà for­mu­lées le P. Des­co­qs dans A tra­vers l’œuvre de M. Charles Maur­ras (1911).

Cela ne l’empêche pas de sou­li­gner la clair­voyance de Maur­ras sur les grandes lignes de la poli­tique, prin­ci­pa­le­ment en ce qui concerne le mot d’ordre « poli­tique d’abord », qu’il prend scru­pu­leu­se­ment le soin d’expliquer, à l’encontre de la com­pré­hen­sion erro­née qu’on en fai­sait déjà : « La condi­tion pre­mière […] c’est […] une dis­tri­bu­tion de l’autorité dans la cité, un gou­ver­ne­ment de celle-ci qui ne soit pas contraire à la nature. Sans cette condi­tion, tous les efforts indi­vi­duels d’ordre social, moral, intel­lec­tuel, reli­gieux, efforts plus nobles en eux-mêmes que l’activité des par­ti­sans d’un grou­pe­ment poli­tique — et plus néces­saires en soi, et tou­jours indis­pen­sables — res­te­ront impuis­sants à ins­crire un résul­tat durable dans la vie com­mune des hommes ». Il encou­rage donc les catho­liques à sou­te­nir l’Action fran­çaise faute de mieux : « Il arrive trop sou­vent qu’au lieu de com­plé­ter ce qui est omis, nous nous achar­nions à détruire ce qui est fait. C’est à un autre tra­vail que nous sommes conviés ».
A cette époque, Mari­tain rejette donc clai­re­ment les ins­ti­tu­tions de la IIIe Répu­blique en ce qu’elles reposent sur les prin­cipes de la Révo­lu­tion : « Ce qu’il [le catho­lique] doit haïr en tant même que citoyen, et cher­cher à ren­ver­ser à moins qu’un mal plus grand ne doive s’ensuivre pour la cité, c’est une sou­ve­rai­ne­té poli­tique qui non pas par acci­dent, mais essen­tiel­le­ment, en droit et en prin­cipe, serait tour­née contre le Christ » ((. Ibid., p. 767.)) .
La mise à l’index de l’Action fran­çaise, inter­ve­nue quelques mois après la paru­tion de cet écrit pré­ven­tif, semble néan­moins avoir inci­té Mari­tain à chan­ger insen­si­ble­ment de dis­cours. Offi­ciel­le­ment, il ne remet pas en cause son ana­lyse : « Il est clair qu’en frap­pant les erreurs et les dévia­tions qu’elle dis­cerne dans une doc­trine ou un mou­ve­ment, l’Eglise ne veut pas condam­ner ce qui peut se trou­ver là de bon. Tout ce qu’il y a de juste et de fon­dé dans les concep­tions poli­tiques qui, empi­ri­que­ment et par­tiel­le­ment retrou­vées par Maur­ras, se rat­tachent à Joseph de Mais-tre, à Bonald, à Bos­suet, à saint Tho­mas d’Aquin demeure intact » ((. Pri­mau­té du spi­ri­tuel, in O.C., T. 3, p. 853.)) . Mais dans le même temps il déclare : « Bref et pour par­ler en image, une poli­tique chré­tienne doit choi­sir son ana­lo­gué his­to­rique, non dans le siècle de Louis XIV, où tant de la vie pour­ris­sait par­mi tant d’éclat, mais dans la civi­li­sa­tion théo­lo­gale du moyen âge » ((. Ibid., p. 854.)) . Il explique tou­te­fois en note de bas de page que « c’est bien d’une ana­lo­gie, et seule­ment d’une ana­lo­gie, que nous par­lons ici. Nous savons que le temps est irré­ver­sible. Il s’agit d’une cor­res­pon­dance spi­ri­tuelle, non d’une copie lit­té­rale. Il ne s’agit pas de reve­nir maté­riel­le­ment au moyen âge, mais de s’inspirer de ses prin­cipes » ((. Ibid., p. 854. Sou­li­gné par nous.)) . Ain­si, alors que dans Anti­mo­derne il vou­lait « res­ti­tuer » les prin­cipes poli­tiques de la socié­té médié­vale, Mari­tain semble désor­mais vou­loir seule­ment s’en « ins­pi­rer ».
C’est dans Science et Sagesse — ouvrage com­po­sé à par­tir des leçons faites à l’Angelicum, à Rome, en mars 1934 — et sur­tout dans Huma­nisme Inté­gral — ouvrage éga­le­ment com­po­sé à par­tir de cours à l’université de San­tan­der, en Espagne, en août de la même année, et sous-titré Pro­blèmes tem­po­rels et spi­ri­tuels d’une nou­velle chré­tien­té — que Mari­tain opère véri­ta­ble­ment une rup­ture, tout en lais­sant paraître une même fidé­li­té aux prin­cipes tho­mistes qu’il avait défen­dus jusqu’alors en matière poli­tique.

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
28 Nov 2009

La rai­son démo­cra­tique dans les limites du reli­gieux par La Rédaction

S’inspirant de Toc­que­ville et de Bataille aux­quels il a déjà consa­cré quelques écrits, l’auteur, actuel­le­ment pro­fes­seur à Washing­ton (The Catho­lic Uni­ver­si­ty of Ame­ri­ca), pro­pose une réflexion, dans un style inci­sif, sur les rap­ports entre reli­gion et démo­cra­tie.

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Loin de s’opposer, dit-il, celles-ci sont en réa­li­té com­plé­men­taires. Seule la reli­gion gué­rit l’homme du nihi­lisme et lui per­met de sup­por­ter les souf­frances du pré­sent en pla­çant « le but final de la vie après la vie ». L’homme est habi­té par un « désir d’infini et de tota­li­té » qui le place face à une alter­na­tive : « Rejoindre ou rem­pla­cer Dieu ». Contrai­re­ment à la démo­cra­tie amé­ri­caine, la pen­sée des Lumières fran­çaises « s’est conten­tée de nier le sacré en entre­te­nant l’illusion d’un monde pliable et façon­nable aux lois de la Rai­son ». Ce fai­sant, non seule­ment elle mécon­naît « l’instinct reli­gieux » inhé­rent à tout être humain, mais, en vou­lant affran­chir l’homme de sa fini­tude, elle le conduit aus­si à le pri­ver de la « lati­tude de regar­der en avant et vers la hau­teur », engen­drant « abru­tis­se­ment » et « déres­pon­sa­bi­li­sa­tion ».
L’intuition de Toc­que­ville a été de « déduire la cohé­sion et l’équilibre des socié­tés libres d’une limite invi­sible restrei­gnant le pou­voir de l’homme ». Au fond, cet essai est une médi­ta­tion sur la néces­si­té de la « limite » en démo­cra­tie et d’un « bon usage du reli­gieux », lequel est appe­lé à être non plus l’ennemi de la rai­son, mais « sa source et son pro­lon­ge­ment spi­ri­tuels », qui la « rap­pelle au cou­rage de l’humilité en lui dési­gnant ses limites ». C’est dans cette pers­pec­tive que l’auteur se livre à une cri­tique très péné­trante du débat entre J. Der­ri­da et J. Haber­mas au sujet du ter­ro­risme et des atten­tats du 11 sep­tembre et met au jour leur pré­sup­po­sé com­mun : mal­gré leurs appa­rentes dif­fé­rences, l’un et l’autre déduisent « le réel d’un sys­tème lan­ga­gier par­fai­te­ment auto­nome, indé­pen­dant d’une Cause supé­rieure » et « se rejoignent dans la néga­tion d’une ins­tance trans­cen­dante de nature reli­gieuse ». Ce que l’auteur appelle la « ter­reur intel­lec­tuelle à l’âge post­mo­derne » est cette néga­tion de toute trans­cen­dance reli­gieuse — laquelle s’inscrit d’ailleurs, au vrai, dans le mou­ve­ment même de la moder­ni­té —, qui abou­tit par contre­coup à favo­ri­ser le ter­ro­risme isla­mique.
« Mettre au jour l’imposture post­mo­derne » consis­tant à sub­sti­tuer à la reli­gion le « culte d’un lan­gage auto­ré­fé­ren­tiel » source de rela­ti­visme et d’arbitraire, telle est, en défi­ni­tive, l’ambition de cet essai, qui contient par ailleurs des ana­lyses inté­res­santes sur les socié­tés ouvertes face au ter­ro­risme, ques­tion à laquelle J.-M. Hei­mo­net a consa­cré d’autres ouvrages.

(note : cet article a été publié dans Catho­li­ca, n. 99, pp. 142–143)

Rubrique(s) : Lectures critiques, Revue en ligne
28 Nov 2009

Il “Gran” Pon­ta­no pen­sa­tore dell’ordine poli­ti­co par Claudio Finzi

[Gen­naio 2005]

Quan­do nel 1458 muore Alfon­so il Magna­ni­mo, pri­mo re ara­go­nese di Napo­li, il suc­ces­sore, il figlio Fer­rante, deve com­bat­tere una duris­si­ma guer­ra di suc­ces­sione, che si conclu­derà con la sua vit­to­ria sol­tan­to nel 1464. Ha contro il papa e gli Angioi­ni, pre­ten­den­ti al tro­no di Napo­li, ma il pro­ble­ma poli­ti­ca­mente e sto­ri­ca­mente più grave è nel ceto dei baro­ni, i nobi­li del Regno. Uomi­ni valo­ro­si in guer­ra e abi­li poli­ti­ca­mente, ma gui­da­ti più dagli inter­es­si per­so­na­li e fami­lia­ri che dall’i­dea del bene comune del Regno, gelo­si delle loro auto­no­mie, ris­so­si, pron­ti al conflit­to, capa­ci di cam­biare cam­po più volte nel­la loro vita. Non sono tut­ti così (è ovvio) ma mol­ti fra di loro lo sono, cosic­ché ques­ta è da sempre la debo­lez­za pri­ma e prin­ci­pale del Regno.
Tes­ti­mone atten­to di ques­ta guer­ra è un gio­vane pro­ve­niente dall’Um­bria, che a Napo­li sta per­cor­ren­do una lumi­no­sa car­rie­ra, fino a diven­tare pri­mo minis­tro di Fer­rante nel 1485. È Gio­van­ni Pon­ta­no, nato nel 1429 a Cer­re­to di Spo­le­to in Val­ne­ri­na, che gio­va­nis­si­mo ha avu­to l’ar­dire di pre­sen­tar­si ad Alfon­so il Magna­ni­mo, che guer­reg­gia­va in Tos­ca­na, chie­den­do di essere pre­so al suo ser­vi­zio. Alfon­so, otti­mo conos­ci­tore di uomi­ni, ave­va capi­to il valore di ques­to gio­vane pro­vin­ciale e lo ave­va por­ta­to a Napo­li. Uomo ver­sa­tile e polie­dri­co, alla car­rie­ra poli­ti­ca e diplo­ma­ti­ca Pon­ta­no affian­ca un grande talen­to poe­ti­co (per mol­ti è il più grande poe­ta lati­no dopo l’an­ti­chi­tà) e una inten­sa atti­vi­tà di scrit­tore di dia­lo­ghi sati­ri­ci e di opere di sto­ria, eti­ca e poli­ti­ca. Ver­so la fine del­la sua vita la sua fama è tale che è uni­ver­sal­mente chia­ma­to “il gran Pon­ta­no”. Morirà a Napo­li nel 1503  ((Per quan­to riguar­da il pen­sie­ro poli­ti­co di Gio­van­ni Pon­ta­no mi per­met­to di rin­viare a Clau­dio Fin­zi, Re, baro­ni, popo­lo. La poli­ti­ca di Gio­van­ni Pon­ta­no, Il Cer­chio, Rimi­ni 2004.
)) .
Pon­ta­no inizia la sua rifles­sione poli­ti­ca scri­ven­do il De prin­cipe, trat­ta­tel­lo epis­to­lare indi­riz­za­to ad Alfon­so, duca di Cala­bria ed erede al tro­no, del quale era pre­cet­tore  ((Gio­van­ni Pon­ta­no, Ad Alfon­sum Cala­briae Ducem De prin­cipe liber, a cura di Gui­do M. Cap­pel­li, tes­to lati­no con ver­sione ita­lia­na a fronte, Roma 2003.
)) . Vi des­crive con intel­li­gen­za e acu­tez­za il sovra­no ideale, ric­co di virtù non sol­tan­to mora­li ma poli­tiche, accor­to, atten­to al benes­sere dei sud­di­ti, alla gius­ti­zia, ma anche agli inter­es­si degli uomi­ni e del Regno. Ora, negli anni dif­fi­ci­li del­la guer­ra di suc­ces­sione e in quel­li imme­dia­ta­mente pos­te­rio­ri fino al 1470, scrive il De obe­dien­tia, trat­ta­to dedi­ca­to all’a­na­li­si e allo stu­dio del­la virtù dell’ob­be­dien­za, che Pon­ta­no consi­de­ra impor­tan­tis­si­ma a tut­ti i livel­li, tan­to nel pri­va­to quan­to nel pub­bli­co, dal­la fami­glia fino al Regno  ((Il De obe­dien­tia, com­ple­ta­to nel 1470, fu stam­pa­to a Napo­li dal tipo­gra­fo Mat­tia Mora­vo nel 1490. Non ne abbia­mo edi­zio­ni moderne ; occorre quin­di ricor­rere alle edi­zio­ni del Quat­tro­cen­to o del Cin­que­cen­to. Qui fac­cio rife­ri­men­to a Gio­van­ni Pon­ta­no, De obe­dien­tia, in Ope­ra omnia solu­ta ora­tione com­po­si­ta, Vene­tiis in aedi­bus Aldi et Andreae soce­ri, tre volu­mi, 1518–1519, vol.I, cc.1–48 (De obe­dien­tia = DO).
)) .
Atten­zione ! Per Gio­van­ni Pon­ta­no qui il pro­ble­ma non è sol­tan­to morale ed eti­co ; anzi ques­to è l’as­pet­to che in ques­to contes­to meno lo inter­es­sa. Ciò che gli impor­ta è la fun­zione sociale e poli­ti­ca dell’ob­be­dien­za ; il suo pro­ble­ma è indi­vi­duare un fon­da­men­to alla socie­tà, a quel­la socie­tà meri­dio­nale lace­ra­ta dagli inter­es­si e dalle intem­pe­ranze dei baro­ni, che ren­do­no impos­si­bile la convi­ven­za ordi­na­ta degli uomi­ni. La for­za da sola non bas­ta ; l’as­tu­zia nep­pure ; gli inter­es­si non gli sem­bra­no suf­fi­cien­ti : occorre qual­co­sa di più, un legame fra gli uomi­ni, che abbia in sé sia la for­za sia la virtù. Ques­to legame per Gio­van­ni Pon­ta­no è appun­to l’ob­be­dien­za. ma quale obbe­dien­za ? Tut­to il suo trat­ta­to è un lun­go e atten­to ragio­nare su ques­to pun­to.
Tut­ta la convi­ven­za uma­na, scrive Gio­van­ni Pon­ta­no, è radi­ca­ta nell’ob­be­dien­za. La pri­ma obbe­dien­za è inter­na all’a­ni­mo dell’uo­mo e consiste nell’ob­be­dien­za delle pas­sio­ni alla ragione, sen­za la quale i moti dell’a­ni­mo vaghe­reb­be­ro incon­trol­la­ti por­tan­do l’uo­mo stes­so alla rovi­na. Ma l’ob­be­dien­za non è sol­tan­to un mero rico­nos­ci­men­to intel­let­tuale o morale delle norme del­la ragione. Se così fosse, l’ob­be­dien­za potrebbe anche res­tare inope­rante sul pia­no concre­to, qua­si com­pia­ci­men­to inter­no dell’uo­mo contem­plante le norme. Invece l’ob­be­dien­za è il concre­to rac­cor­do tra la ragione e la volon­tà dell’uo­mo. Non bas­ta conos­cere il bene, occorre anche voler­lo fare, voler­lo ren­dere concre­to nell’a­gire quo­ti­dia­no, quan­do l’ap­pli­ca­zione del bene può esser­ci fati­co­sa, fas­ti­dio­sa, peno­sa. Qui inter­viene l’ob­be­dien­za, sor­reg­gen­do la nos­tra volon­tà, quan­do ques­ta pre­tende che noi agia­mo ret­ta­mente  ((DO, cc.2r e 5v.
)) .
Da ques­to suo pri­mo luo­go poi l’ob­be­dien­za per­corre tut­ta la socie­tà in tutte le sue mul­ti­for­mi e stra­ti­fi­cate arti­co­la­zio­ni : dal­la fami­glia alla cit­tà al Regno. Gli uomi­ni tut­ti sono lega­ti in una serie di rap­por­ti coman­do obbe­dien­za, fuo­ri dei qua­li nes­su­no può vivere. Il consor­zio uma­no è ret­to dall’ob­be­dien­za, come ci mos­tra­no e dimos­tra­no la natu­ra e la sto­ria. Di obbe­dien­za si scri­ve­va e par­la­va allo­ra, nel Quat­tro­cen­to, anche nelle altre cit­tà ita­liane e in contes­ti mol­te­pli­ci, ma il dis­cor­so pon­ta­nia­no ha qual­co­sa di par­ti­co­lare. A Firenze, per esem­pio, si riaf­fer­ma­va sempre e con for­za la neces­si­tà di obbe­dire alle leg­gi ; il dis­cor­so di Pon­ta­no invece guar­da ai rap­por­ti diret­ti tra gli uomi­ni : ciò che conta è l’ob­be­dien­za dell’uo­mo all’uo­mo, mol­to più di quel­la dell’uo­mo alla legge. C’è negli scrit­ti pon­ta­nia­ni una concre­tez­za dei rap­por­to socia­li, che altrove invece qua­si si vani­fi­ca nel rap­por­to tra legge e uomo. I baro­ni non deb­bo­no obbe­dire a norme astratte, deb­bo­no invece obbe­dire al Re e a chi lo rap­pre­sen­ta.
Negli scrit­ti di Pon­ta­no l’ob­be­dien­za non è mai mera pas­si­vi­tà, mero obbli­go di ese­guire i coman­di del super­iore in osse­quio alla neces­si­tà ter­ri­bile di far fun­zio­nare la socie­tà. L’ob­be­dien­za è rac­cor­do tra ragione e volon­tà, lo abbia­mo appe­na det­to ; ma non bas­ta. All’ob­be­dien­za infat­ti cor­ris­ponde esat­ta­mente e sim­me­tri­ca­mente la gius­ti­zia : se l’in­fe­riore deve obbe­dien­za al super­iore, sim­me­tri­ca­mente il super­iore deve gius­ti­zia all’in­fe­riore. Tut­ta la socie­tà è ret­ta da ques­ti rap­por­ti dupli­ci e biuni­vo­ci : obbe­dien­za dal bas­so ver­so l’al­to, gius­ti­zia dall’al­to ver­so il bas­so. Cosic­ché pos­sia­mo ben dire che l’in­fe­riore ha il dovere di obbe­dien­za al super­iore, ma allo stes­so tem­po ha il dirit­to ad essere gui­da­to e gover­na­to con gius­ti­zia ; e d’al­tro can­to il super­iore ha sì dirit­to all’ob­be­dien­za dell’in­fe­riore, ma allo stes­so tem­po ha il dovere di gover­nare e gui­dare con gius­ti­zia. Ad ogni dovere cor­ris­ponde un dirit­to e ad ogni dirit­to cor­ris­ponde un dovere ; in ogni livel­lo del­la socie­tà  ((DO, c.13r.
)) .
Così nell’o­pe­ra di Gio­van­ni Pon­ta­no l’ob­be­dien­za perde ogni conno­ta­zione di mera pas­si­vi­tà per far­si vero legante sociale e poli­ti­co insieme con la gius­ti­zia. L’ob­be­dien­za qui è par­te­ci­pa­zione alla socie­tà e alla poli­ti­ca, anche per­ché qua­si nes­su­no sarà tenu­to esclu­si­va­mente all’ob­be­dien­za. Sol­tan­to nel livel­lo più bas­so del­la socie­tà esis­to­no uomi­ni, che deb­bo­no solo obbe­dire, come all’al­tro estre­mo il Re ha sol­tan­to obbli­ghi di gius­ti­zia non com­pen­sa­ti da obbli­ghi di obbe­dien­za. Ben­ché sia pur neces­sa­rio ricor­dare che anche il Re deve obbe­dire a Dio ed anche il più umile dei ser­vi deve fare in modo che la sua ragione coman­di gius­ta­mente alle sue pas­sio­ni.
Sia­mo dunque ben lon­ta­ni da quelle cari­ca­ture dell’ob­be­dien­za, inte­sa non più come virtù bensì come difet­to e imper­fe­zione, che cir­co­la­no nel nos­tro mon­do di oggi, nel quale si esal­ta la disob­be­dien­za. Le attua­li des­cri­zio­ni dell’ob­be­dien­za la des­cri­vo­no appun­to come mera pas­si­vi­tà, come rinun­cia ad avere una pro­pria ani­ma, un pro­prio volere ; cosic­ché ogni disob­be­dien­za è inte­sa e valu­ta­ta come meri­to contro l’op­pres­sione, che nell’ob­be­dien­za si incar­ne­rebbe. Non a caso una fran­gia piut­tos­to consis­tente del movi­men­to anar­coide e anti­glo­ba­lis­ta ita­lia­no defi­nisce se stes­sa chia­man­do­si dei “disob­be­dien­ti”.
In tal modo per­al­tro anche chi oggi esal­ta la disob­be­dien­za ne fa un qual­co­sa di mise­ro e ple­beo. Altre volte nel­la sto­ria degli ulti­mi seco­li la disob­be­dien­za è sta­ta esal­ta­ta come mas­si­ma espres­sione di un uomo, che intende e vuole ani­mo­sa­mente spez­zare le regole, vuole diven­tare rego­la e legge a se stes­so, asso­lu­ta­mente e com­ple­ta­mente libe­ro. È il mito dell’uo­mo, che tut­to sfi­da e tut­ti affron­ta, misu­ra uni­ca di se stes­so ; il mito dell’uo­mo com­ple­ta­mente auto­no­mo. E d’al­tronde per­si­no nel tar­do medioe­vo alcune figure di dan­na­ti dell’in­fer­no nel­la Divi­na com­me­dia del nos­tro Dante Ali­ghie­ri han­no una loro gran­dez­za, infer­nale ma gran­dez­za, quan­do con la loro per­ti­nace disob­be­dien­za sem­bra­no qua­si sfi­dare o per­si­no aper­ta­mente e orgo­glio­sa­mente sfi­da­no lo stes­so Iddio, che li ha condan­na­ti. Ma di ques­ta gran­dez­za nul­la res­ta nel­la disob­be­dien­za contem­po­ra­nea, espres­sione mise­ra e minu­ta di un desi­de­rio di fare ciò che piace, di vivere come si vuole non nel­la gran­dez­za di una sfi­da impos­si­bile, bensì nel­la pochez­za del­la quo­ti­dia­ni­tà. Insom­ma : dal­la grande sfi­da al pro­prio pic­co­lo pia­cere quo­ti­dia­no, al pro­prio pic­co­lo como­do, al pre­ten­dere di poter com­piere sen­za rim­pro­ve­ri le pro­prie minus­cole e vol­ga­ri nefan­dezze per­so­na­li.

Rubrique(s) : Revue en ligne
27 Nov 2009

Les chré­tiens d’Orient, à temps et à contre­temps par Jean-Pierre Ferrier

[article publié dans catho­li­ca, n. 102, pp. 122–125]

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L’enlèvement et l’assassinat de l’évêque chal­déen de Mos­soul, au prin­temps der­nier, a eu, sauf excep­tion, un faible reten­tis­se­ment dans nos paroisses de France ; même lorsque l’évêque local a deman­dé que l’on prie pour ce nou­veau mar­tyr, bien des curés en ont dis­pen­sé leurs pra­ti­quants, y com­pris dans les régions où les réfu­giés chal­déens sont nom­breux — et fidèles (ô com­bien) à la messe même en rite latin. Aus­si doit-on se louer que cer­tains viennent encore trou­bler notre tran­quilli­té en rap­pe­lant cette réa­li­té socio­po­li­ti­que­ment incor­recte : l’islam tel qu’il est pra­ti­qué est anti­chré­tien dans tous les pays qu’il a conquis (Liban excep­té, géné­ra­le­ment, parce que la conquête n’a jamais été totale). Mer­ci, donc, à Mag­di Zaki : quelques années après sa monu­men­tale His­toire des Coptes, il publie un petit livre moins exhaus­tif mais plus com­ba­tif encore, et davan­tage cen­tré sur l’actualité ((. Mag­di Sami Zaki, Dhim­mi­tude ou l’oppression des chré­tiens d’Egypte, L’Harmattan, juillet 2008, 21 €.)) . On se doute que la paru­tion du livre n’a pas été facile : l’essentiel a été ter­mi­né en octobre 2000, l’avant-propos (sic) est daté de février 2004, et un impor­tant post-scrip­tum (re-sic), pla­cé entre l’avant-propos et le cœur de l’ouvrage, a été écrit en jan­vier 2008. Il en résulte un désordre cer­tain, d’autant que, dès sa concep­tion, l’ouvrage était com­po­site ; son objet pre­mier était la dénon­cia­tion du « pogrom anti­copte » d’El Kocheh (31 décembre 1999 — 2 jan­vier 2000) et sur­tout des suites qui lui ont été appor­tées (plus exac­te­ment de l’absence de suites appor­tées) par les auto­ri­tés égyp­tiennes. L’indignation de Mag­di Zaki a été accrue par la réponse que le texte qu’il avait adres­sé au léni­fiant Pré­sident de l’Assemblée natio­nale égyp­tienne avait reçue, signée du « dépu­té copte nom­mé » par le Pou­voir, pour ser­vir d’alibi. C’est de ce pre­mier mou­ve­ment que pro­viennent les deux pre­miers et courts cha­pitres, les deux lettres adres­sées au Pré­sident de l’Assemblée et au dépu­té-ali­bi ; le pre­mier niait toute pos­si­bi­li­té d’attaque anti-chré­tienne dans un pays où la Consti­tu­tion pro­clame la liber­té de reli­gion (mais fait de la cha­ria la source prin­ci­pale de la légis­la­tion), le second jus­ti­fiait son sta­tut offi­ciel de « col­la­bo­ra­teur paten­té » en niant en connais­sance de cause toute dis­cri­mi­na­tion contre les Coptes.
Par­tant de là, Mag­di Zaki retrace le pogrom d’El Kocheh, un de ces « crimes d’Etat » fré­quents en Egypte, il montre que, de manière sys­té­ma­tique, les agres­sions contre les Coptes sont igno­rées par les juges quand elles ne sont pas per­pé­trées par la police, et il étend son pro­pos à l’ensemble des aspects de la dhim­mi­tude (le sta­tut d’inférieur pro­té­gé, comme un mineur sous tutelle mais qui ne s’émancipera jamais, ou un fou sous cura­telle jusqu’à ce qu’il se conver­tisse à la seule vraie reli­gion) appli­quée réel­le­ment aux chré­tiens. Avec cette fureur qu’il décide de ne plus maî­tri­ser, il attaque l’islamisme, puis l’islam, le Coran et le pro­phète, et va jusqu’à esquis­ser une com­pa­rai­son entre l’islamisme et le nazisme (com­pa­rai­son sans por­tée réelle, et dont il aurait pu se pas­ser). Pour des lec­teurs non-orien­taux, il eût peut-être été plus effi­cace de s’arrêter avant ce feu d’artifice ven­geur ; on n’est plus habi­tué à cette « décons­truc­tion » de la reli­gion cora­nique, qui méri­te­rait de plus amples déve­lop­pe­ments, bien sûr. Elle a, au moins, le mérite de mon­trer que la liber­té de pen­ser, notam­ment contre les reli­gions, est une carac­té­ris­tique des socié­tés chré­tiennes évo­luées. L’islam recon­naît (et ne demande qu’à « pro­té­ger ») les reli­gions du Livre, mais n’admet de cri­tiques et d’attaques que contre le judaïsme et le chris­tia­nisme.
Les attaques contre la reli­gion isla­mique ne sont pas ici essen­tielles ; le plus impor­tant, c’est la per­cep­tion que les socié­tés isla­mi­sées se font des « mécréants », de ceux qui croient mal. Plus que l’Evangile, le Coran est la source d’une socié­té glo­ba­le­ment homo­gène, mal­gré ses diver­gences, ses héré­sies, ses guerres intes­tines. En terre conquise par la vio­lence isla­mique (mais sainte parce qu’utilisée « sur le che­min d’Allah »), le chré­tien a logi­que­ment un sta­tut régi par la vio­lence, plus ou moins maî­tri­sée selon les époques et les pays.
Qu’il existe des « musul­mans modé­rés », en tout cas à l’égard des pres­crip­tions vio­lentes et bien connues du Coran, le pro­fes­seur de l’Université de Nan­terre ne le nie pas, au contraire, et il en cite plu­sieurs — la plu­part exi­lés en Occi­dent chré­tien (au moins de réfé­rence) ou assas­si­nés par les isla­mistes. Mais l’erreur des Occi­den­taux est d’appliquer aux socié­tés isla­miques les grilles de lec­ture et de rai­son­ne­ment appli­cables à leurs propres socié­tés. Dans son Bilan de l’Histoire, en 1946, René Grous­set remar­quait le déca­lage entre les socié­tés : les astro­nomes nous ont appris que ces étoiles que nous voyons d’un seul coup d’œil ne sont pas « syn­chro­niques » mais sépa­rées par des « gouffres d’espace » et des « abîmes de temps ». De même, les civi­li­sa­tions sont sépa­rées par « d’effroyables déca­lages chro­no­lo­giques ». Pour l’islam, on en est au qua­tor­zième siècle, en sui­vant son propre calen­drier, et « il est exact que nombre de ses fidèles vivent encore à l’époque de notre Tre­cen­to ». Mais quelle Renais­sance appa­raît ? Si la situa­tion a beau­coup évo­lué sur le plan éco­no­mique, l’islamisme ter­ro­riste fait régres­ser pro­fon­dé­ment les socié­tés qu’il enva­hit sur le plan psy­cho­lo­gique, en vou­lant faire revivre ses sec­ta­teurs au temps du Pro­phète (mais en chaus­sures Nike et Kalach­ni­kov à la main).
L’apport essen­tiel de ce livre utile, sur­tout s’il est à « contre­temps », est pro­ba­ble­ment de nous rap­pe­ler ces dif­fé­rences de temps vécu. « Com­prendre l’islam » est une néces­si­té ; mais l’occulter, comme lui-même le fait trop sou­vent de l’Evangile (« livre alté­ré »), c’est se rendre et lui rendre un mau­vais ser­vice. Mag­di Zaki remarque que les musul­mans d’Egypte se com­portent tou­jours comme s’ils avaient un « com­plexe de légi­ti­mi­té », celui de l’occupant. Et, en Occi­dent, les isla­mistes ont conser­vé l’esprit de la recon­quête contre les pré­ten­dus « Croi­sés » — la vio­lence, tou­jours la vio­lence dont souffrent d’abord les chré­tiens vivant en régime isla­mique.
On pour­ra s’en convaincre avec le numé­ro de Peuples du Monde consa­cré presque entiè­re­ment aux chré­tiens d’Irak ((. Peuples du Monde, Revue de la Mis­sion catho­lique, n. 425, juillet-août 2008, avec un gros dos­sier de Joseph Ali­cho­ran. A noter que ce der­nier par­ti­cipe à l’enseignement diri­gé par Bru­no Poi­zat, à l’INALCO (ancienne Ecole des Langues orien­tales), de la langue sou­reth, l’araméen d’aujourd’hui, par­lé par les Assy­riens et Chal­déens, et très proche de la langue du Christ. Ils viennent d’ailleurs de publier un Manuel de Sou­reth, des­ti­né aux débu­tants (Geuth­ner Manuels, 2008, 42 €).)) . Dans un autre genre,mais pour la même popu­la­tion, assy­ro-chal­déenne, un ouvrage très inté­res­sant vient d’être publié, à pro­pos de l’exode des Assy­riens, des mon­tagnes du Hakkari(aujourd’hui ausud de la Tur­quie) jusqu’aux rives du Kha­bour, en Syrie ((. Georges Bohas et Flo­rence Hel­lot-Bel­lier, Les Assy­riens du Hak­ka­ri au Kha­bour. Mémoire et His­toire, Geuth­ner, 2e tri­mestre 2008, 217 p., 32 €. Les poèmes sont repro­duits en fin d’ouvrage en sou­reth, et l’on pour­ra donc les lire dans le texte, grâce à la Méthode citée à la note pré­cé­dente.)) . C’est une his­toire que les spé­cia­listes connaissent déjà assez bien, mais que Georges Bohas a par­ti­cu­liè­re­ment étu­diée depuis plus d’une ving­taine d’années. Avec Flo­rence Hel­lot-Bel­lier, il com­plète un livre pré­cé­dent de manière ori­gi­nale et acces­sible à tous. Le hasard diri­gé fai­sant bien les choses, il a pu récu­pé­rer deux poèmes écrits par des diacres assy­riens, rela­tant les cir­cons­tances et les détails de ces « dépla­ce­ments de popu­la­tion », comme l’on dirait aujourd’hui, et qu’il a tra­duits en fran­çais. Réfu­giés depuis des siècles dans les mon­tagnes hos­tiles et par­fois ennei­gées du nord de la Méso­po­ta­mie, d’où leur venait leur foi chré­tienne, les Assy­riens ont été obli­gés de les quit­ter, mena­cés d’extermination par les Otto­mans pous­sés par les Jeunes Turcs, et trom­pés par les Puis­sances, Russes et Bri­tan­niques essen­tiel­le­ment. Les exé­cu­tants ont été, comme tou­jours, en prio­ri­té les Kurdes, autres habi­tants des mêmes mon­tagnes et val­lées, avec les­quels, pour­tant, une forme de vie poli­tique et sociale très ori­gi­nale les liait (pp. 90–92 et 120–122) : une assem­blée com­mune les réunis­sait, avec deux « par­tis », de droite et de gauche, cha­cun regrou­pant des Assy­riens et des Kurdes ; leur déno­mi­na­tion « droite » et « gauche » était pure­ment géo­gra­phique (par rap­port à l’émir, tou­jours kurde, dans le cadre des assem­blées). C’était le seul moyen de réduire les conflits entre les deux eth­nies : les Kurdes de droite devaient prendre par­ti pour les Assy­riens de droite contre les Kurdes de gauche. Et cela fonc­tion­na tant bien que mal, durant quelques siècles.
De 1915 à 1933, l’exode se dérou­la en plu­sieurs phases, ponc­tuées de mas­sacres qui s’ajoutaient aux mas­sacres des chré­tiens, Assy­riens, Chal­déens et Armé­niens pour d’autres motifs, plus géné­raux, et plus connus (si ce n’est des Turcs d’aujourd’hui). Les poèmes, de style « Chan­son de geste » médié­vale, sont très tou­chants, et sont fort bien com­plé­tés par des entre­tiens avec les sur­vi­vants (dont les connais­sances sur­prennent par leur éten­due, mal­gré quelques inexac­ti­tudes tout à fait com­pré­hen­sibles), par des repro­duc­tions de textes inédits, en pro­ve­nance des Archives du minis­tère des Affaires étran­gères comme de sources anglo­saxonnes, qui viennent expli­quer (pas tou­jours de manière convain­cante) la posi­tion des Puis­sances, les stra­té­gies (dont l’honnêteté varie), et les dif­fé­rentes manières d’appréhender l’avenir de chré­tiens dans une zone géo­gra­phique à construire : le Moyen-Orient actuel. Le tout est assor­ti de com­men­taires bien­ve­nus des deux auteurs. Notons deux points, pour ter­mi­ner : la cré­du­li­té de Clé­men­ceau dans le domaine diplo­ma­tique, sou­vent dénon­cée par les Magyars, trouve ici une cer­taine confir­ma­tion face aux manœuvres des Bri­tan­niques et Amé­ri­cains ; et, déjà, les mis­sions pro­tes­tantes anglo­saxonnes jouaient un rôle trouble, comme ce mis­sion­naire appa­rais­sant, selon les cas, en pas­teur, ou en capi­taine…

Rubrique(s) : Lectures critiques, Revue en ligne
27 Nov 2009

Gada­mer et son her­mé­neu­tique uni­ver­selle par Dario Composta

[article publié dans catho­li­ca, n. 27, pp. 43–51.]

Hans Georg Gada­mer est né à Mar­burg en 1900. Au sor­tir de ses études secon­daires, il s’inscrit à l’université locale — une for­te­resse impre­nable de la tra­di­tion luthé­rienne et kan­tienne — et plonge avec pas­sion dans la phi­lo­so­phie grecque, sous la hou­lette de Paul Natorp, lui-même l’un des repré­sen­tants les plus impor­tants du néo-kan­tisme. Natorp était alors sur­tout connu pour une œuvre maî­tresse, Pla­tos Ideen­lehre (1909). C’est sous sa direc­tion que Gada­mer passe, en 1922, le doc­to­rat de phi­lo­so­phie. L’année sui­vante, il rejoint à Mar­burg un jeune pro­fes­seur qui sus­ci­tait, par ses concep­tions phi­lo­so­phiques, un véri­table scan­dale par­mi les anciens, mais enthou­sias­mait les jeunes : Mar­tin Hei­deg­ger, qui avait seule­ment trente-trois ans, et qui se déta­chait par son ori­gi­na­li­té et sa com­pé­tence his­to­rique. Par­mi les dis­ciples sur qui Hei­deg­ger exer­ça une influence immé­diate, on retient R. Bult­mann, G. Kru­ger, et Gada­mer lui-même ((. La thèse d’habilitation de Gerhard Kru­ger, Ein­sicht, Franc­fort, 1939, une œuvre essen­tiel­le­ment reli­gieuse, déta­cha son auteur de son com­pa­gnon Gada­mer. Cf. P. Fru­chon, « Com­pré­hen­sion et pas­sion », in AA.VV., L’héritage de Kant, Paris 1982, pp. 431–451.)) . Gada­mer se lance alors dans l’étude appro­fon­die de l’Ethique à Nico­maque d’Aristote, puis du Phé­don et du Sophiste, ain­si que du Phi­lèbe, de Pla­ton. En 1929, Mar­tin Hei­deg­ger lui fait pas­ser son habi­li­ta­tion, avec un essai, Dia­lek­tische Ethik, dans lequel il par­vient déjà à cer­taines conclu­sions impor­tantes, comme cela res­sort de la lec­ture de l’œuvre tar­dive sur Pla­ton et Hei­deg­ger (1978) ((. Cf. P. Fru­chon, « Her­mé­neu­tique, lan­gage et onto­lo­gie. Un dis­cer­ne­ment du pla­to­nisme chez Gada­mer », in Archives de Phi­lo­so­phie, n. 36, 1973, pp. 529–568 ; 1974, pp. 223–242 ; 253–275 ; 533–571. Il faut noter que l’édition com­plète des œuvres de Gada­mer a été enta­mée par l’éditeur J. C. B. Mohr, à Tübin­gen, à par­tir de 1985. Dix volumes sont pré­vus, par­mi les­quels trois sont consa­crés aux études de phi­lo­so­phie grecque.)) . Il affirme notam­ment qu’Aristote est un pla­to­ni­cien qui pro­longe son maître, et que le pri­mat métho­do­lo­gique de l’écrit consti­tue la base nou­velle d’une inter­pré­ta­tion de la pen­sée pla­to­ni­cienne. Les résul­tats de ces tra­vaux ont été publiés en 1931 dans Pla­tos Dia­lek­tische Ethik. Mais dans le même temps, Gada­mer s’éloigne de plus en plus de son maître. En effet, Mar­tin Hei­deg­ger, en 1940, publie son bref mais fon­da­men­tal essai Pla­tos­lehre von der Wah­rheit qui accu­sait Pla­ton d’être le des­truc­teur de l’être. Selon lui, Pla­ton, avec son allé­go­rie de la caverne, aban­donne l’être de Par­mé­nide et d’Héraclite et inau­gure le fatal oubli de l’être (« Ver­ges­sen­heit des Seiendes ») qui dure­ra jusqu’au XXe siècle. La véri­té (alé­théia) de Pla­ton n’est plus un dévoi­le­ment, mais une adé­qua­tion (ortho­tès). Gada­mer, de son côté, bien que par­ta­geant, comme on le ver­ra, de nom­breux prin­cipes de Hei­deg­ger, rejette cette thèse. Pour lui on ne doit pas inter­pré­ter Pla­ton selon une his­to­rio­gra­phie rou­ti­nière, mais à tra­vers une médi­ta­tion et une réflexion inno­va­trices qui puissent éta­blir un lien direct entre Pla­ton et Hegel, spé­cia­le­ment le Hegel de la Phé­no­mé­no­lo­gie et de la Science de la logique ((. Hegels ver­ke­rhte Welt, 1966, et aus­si Hegels Dia­lek­tik, 1971. Gada­mer est res­té un admi­ra­teur incon­di­tion­nel de Pla­ton, jusqu’à célé­brer avec Hegel (Phé­no­mé­no­lo­gie de l’Esprit, n. 57) le dia­logue Par­mé­nide comme « le plus grand chef‑d’œuvre de l’ancienne dia­lec­tique ». C’est éga­le­ment pour cette rai­son que Gada­mer a dit que Hegel avait été le pre­mier à com­prendre la dia­lec­tique pla­to­ni­cienne.)) . C’est en 1960 que Gada­mer publie son œuvre prin­ci­pale, Wah­rheit und Methode ((. Edi­tion fran­çaise : Véri­té et méthode, Seuil, 1976. Désor­mais la réfé­rence à cette œuvre dans son édi­tion alle­mande sera indi­quée sous l’abréviation WM.))  qui consti­tue le som­met de son labeur phi­lo­so­phique, et l’essai le plus sug­ges­tif et opé­ra­toire de son her­mé­neu­tique. Les études ulté­rieures ne sont que des appro­fon­dis­se­ments, des polé­miques, des réponses autour du noyau cen­tral qu’est res­té cet ouvrage.

Gada­mer et l’herméneutique

Le mot her­mé­neu­tique n’a pas été uti­li­sé pour la pre­mière fois en 1960. Aris­tote avait déjà inti­tu­lé Péri her­mé­néias son trai­té de logique du juge­ment et de la pro­po­si­tion. L’herménéia comme inter­pré­ta­tion avait été uti­li­sée par les Sophistes pour la lec­ture d’Homère (Anti­sthène l’appelait l’hyponoïa pour les pro­blèmes de la mytho­lo­gie grecque). La théo­lo­gie chré­tienne, spé­cia­le­ment l’école alexan­drine, a affron­té la ques­tion à pro­pos de l’exégèse biblique (IIIe siècle). Saint Augus­tin, dans son trai­té De doc­tri­na chris­tia­na, offre le pre­mier exemple d’une théo­rie de l’interprétation scrip­tu­raire et théo­lo­gique. Dans les temps modernes, ce fut Schleier­ma­cher (Bres­lau, 1768 – Ber­lin 1834) qui don­na sa signi­fi­ca­tion à l’herméneutique biblique, mais en par­tant des prin­cipes roman­tiques et imma­nen­tistes, jetant ain­si l’herméneutique dans les bras de la phi­lo­so­phie. W. Dil­they (1833–1911) fit revivre diverses idées de Schleier­ma­cher, en appli­quant aux « sciences de l’esprit » (Geist­wis­sen­schaf­ten) quelques pos­tu­lats du phi­lo­sophe et théo­lo­gien de Bres­lau. Dil­they adop­tait l’expérience vécue (Erleib­nis) comme méthode d’interprétation de l’histoire, mais sépa­rait net­te­ment l’interprète de l’interprété, le sen­ti­ment vécu de l’unité objec­tive de l’histoire uni­ver­selle. C’est Hei­deg­ger qui a four­ni à Gada­mer sa clé pour uni­fier dans le sujet la réa­li­té his­to­rique et son inter­prète. C’est ain­si qu’est née une her­mé­neu­tique uni­ver­selle, s’appliquant aus­si bien à la phi­lo­so­phie qui pense l’univers à tra­vers l’œuvre inter­pré­ta­tive de l’herméneute (art, éthique, droit, his­toire, théo­lo­gie morale, dog­ma­tique, biblique) qu’aux sciences de la nature, qui deviennent des sys­tèmes fon­dés sur la décons­truc­tion du lan­gage humain, par sou­ci d’édifier un méta­lan­gage affran­chi des pré­ju­gés de la langue mater­nelle. Mais Gada­mer n’est pas le seul à s’exprimer dans le concert gran­dis­sant de l’herméneutique. J. Blei­cher dis­tingue trois cercles : a) la théo­rie d’Emilio Bet­ti, un Ita­lien ; b) la phi­lo­so­phie de Hei­deg­ger, de Gada­mer et du Fran­çais Paul Ricœur. Nous ajou­te­rons aus­si de L. Parey­son, de Turin ; c) l’herméneutique cri­tique de J. Haber­mas et K. O. Appel ((. J. Blei­cher, Contem­po­ra­ry Her­me­neu­tics, Londres, 1986. Il fau­drait encore ajou­ter l’herméneutique luthé­rienne dont Bult­mann est le chef de file. Cf. Glau­ben und Vers­te­hen, Tübin­gen, 1952. )) . L’herméneutique n’est donc pas un pri­vi­lège ni un mono­pole alle­mand. Depuis une décen­nie envi­ron, elle pénètre éga­le­ment la culture anglo-saxonne (T. S. Kuhn, P. Feyer­band, et plus récem­ment R. Ror­ty). Gada­mer n’a pas fon­dé son her­mé­neu­tique uni­ver­selle (ou phi­lo­so­phie her­mé­neu­tique) sans oppo­si­tions. Il a dû se battre avec Bet­ti, les gens de l’Ecole de Franc­fort, à com­men­cer par Haber­mas, et même avec Hei­deg­ger. Emi­lio Bet­ti, avec sa grande étude sur l’exégèse juri­dique, Die Her­me­neu­tik als all­ge­meine Metho­dik der Geis­tes­wis­sen­schaf­ten, se pro­pose de renou­ve­ler les règles d’interprétation des lois posi­tives en par­tant des prin­cipes de Vico. Son her­mé­neu­tique n’est pas une phi­lo­so­phie mais une méthode qui s’oblige à la lec­ture des textes légis­la­tifs en tant que réa­li­tés objec­tives dis­tinctes de l’interprète ((. Cette méthode refuse en consé­quence le « cercle her­mé­neu­tique », la « pré­com­pré­hen­sion », et accède au concept d’histoire au sens objec­tif de Dil­they.)). Gada­mer lui oppose le fait que l’interprète n’accède pas à l’examen des textes à l’état neutre. Il pos­sède des pré-jugés, qui condi­tionnent son inter­pré­ta­tion. Plus ser­rée a été la polé­mique avec Haber­mas. Celui-ci avait déjà expri­mé des réserves avant 1960. Mais la dis­cus­sion a écla­té vers les années 1970. Il obser­vait que si l’homme en géné­ral, et le phi­lo­sophe en par­ti­cu­lier, ne peuvent se libé­rer des pré­ju­gés dans l’acte d’interpréter, l’herméneutique n’est plus qu’une splen­dide idéo­lo­gie impé­ria­liste et conser­va­trice qui fonde ses affir­ma­tions sur le pas­sé et la tra­di­tion acri­tique. En outre, les pré­ju­gés seraient tou­jours légi­times, d’où il résul­te­rait que l’herméneutique est une méthode d’un opti­misme risible ((. J. Haber­mas, Her­me­neu­tik und Dia­lek­tik, 1970.)) .
Gada­mer s’est défen­du en répli­quant qu’on ne donne jamais une véri­té his­to­rique objec­ti­ve­ment neutre. Mais il dut admettre que tous les pré-jugés ne pou­vaient être éga­le­ment légi­times dans la recons­truc­tion her­mé­neu­tique. La ques­tion des liens de dépen­dance de Gada­mer envers Hei­deg­ger est plus com­plexe. Nous en repar­le­rons plus loin. Pour le moment, conten­tons-nous d’observer que Hei­deg­ger était obsé­dé par le pro­blème du « fon­de­ment » (Grund) de son ana­ly­tique exis­ten­tielle. Gada­mer était d’accord avec lui pour admettre l’historicisme, l’immanentisme, le sub­jec­ti­visme (pour lequel croire qu’il existe un au-delà de la pen­sée n’est qu’une vaine illu­sion) mais il rete­nait comme objet de la com­pré­hen­sion non pas l’être-dans-le-monde (Dasein ou In-der-Welt-Sein), mais l’interprétation du lan­gage dans l’horizon de l’histoire ((. Cf. G. San­so­net­ti, Il pen­sie­ro di Gada­mer, Bres­cia, 1988, p. 6. Gada­mer a tou­jours été atta­ché à la tra­di­tion post­kan­tienne de toute la phi­lo­so­phie alle­mande offi­cielle. L’ascèse du connaître ne peut pas enga­ger le sujet (Gada­mer, Kleine Schrif­ten, I). Croire qu’au-delà de la pen­sée existe un objet relè­ve­rait de la banale illu­sion (ibid., p. 12). Il n’existe pas de neu­tra­li­té objec­tive (Vom Zir­kel, Kleine Schrif­ten, trad. ital., Milan, p. 84).)) . Pour Gada­mer, le noyau cen­tral de tout pro­blème phi­lo­so­phique est en effet le lan­gage. Celui-ci est la condi­tion essen­tielle de la culture, comme il en résulte à son avis du fait qu’entre phi­lo­so­phie et poé­sie, il existe un échange et une influence réci­proques. Ain­si, Kant a influé sur Goethe, Hegel sur Höl­der­lin, Bal­zac sur Rilke.

Rubrique(s) : Revue en ligne
26 Nov 2009

Sur un cer­tain regard vide par Edouard Boulogne

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[inédit, novembre 2009]

Un mythe, disait Sacha Gui­try, pour rire, dans un de ses innom­brables fes­ti­vals d’esprit, « c’est une chose qui n’est pas vraie » Et d’attribuer, dans la fou­lée, aux femmes, son objet d’étude pri­vi­lé­gié, une congé­ni­tale mytho­ma­nie, qui leur assu­rait, disait-il, une si grande supé­rio­ri­té sur l’homme dans l’art de la comé­die, et le goût des « choses fausses », sauf des bijoux tou­te­fois ! Sacré Sacha ! Mais le « mythe » est quelque chose de bien plus sérieux, que les mytho­graphes ont réper­to­riés, et que les mytho­logues pré­tendent expli­quer ou inter­pré­ter. Les mythes sont alors des récits, ima­gés, sym­bo­liques, par les­quels les hommes ont ten­té d’expliquer l’univers, son ori­gine, et son his­toire. Ils sont aus­si des conden­sés d’expériences, qui, sous une forme plus ou moins voi­lée, sont cen­sés conser­ver l’expérience vécue, dès les temps les plus anciens, pour les faire ser­vir, à pré­sent, à la lutte pour la vie, à la solu­tion des pro­blèmes que l’humanité se pose de siècle en siècle. Les mythes pul­lulent dans la lit­té­ra­ture reli­gieuse, dans les récits des grandes épo­pées lit­té­raires. Ils per­durent au cœur même de la moder­ni­té, sous des formes nou­velles. Les gad­gets de la tech­nique la plus avan­cée y ont rem­pla­cé les arti­fices magiques de l’antiquité. Mais les héli­co­ptères ont rem­pla­cé Pégase, Fro­don pour­rait bien évo­quer Ulysse, et James Bond Hérak­lès. La struc­ture du mythe est tou­jours pré­sente, tou­jours pré­gnante, et l’on sait l’usage qu’ont fait, avec des for­tunes diverses, de l’analyse des mythes, et pour nous en tenir à la psy­cho­lo­gie, un Freud, un C‑G.Jung, pour rendre compte des pro­fon­deurs du psy­chisme humain. Dans Le regard vide((. Jean-Fran­çois Mat­tei, Le regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture euro­péenne, Flam­ma­rion, 2007.)), le phi­lo­sophe Jean-Fran­çois Mat­téi a recours au mythe pour ten­ter de per­cer le secret de l’Europe, pour ten­ter de sai­sir l’essence de cette civi­li­sa­tion, et la nature de la mala­die qui, pré­sen­te­ment l’affecte et la dévore.

A l’origine

Il y a trois mille ans, il n’y a pas encore de civi­li­sa­tion euro­péenne. Elle va sur­gir et se for­mer peu à peu. J‑F Mat­téi a recours au mythe pour en décrire la genèse. Plus pré­ci­sé­ment au mythe d’Europé, la mer­veilleuse fille du roi Agé­nor, de Tyr, que Zeus trou­va si belle, que pour la séduire il se trans­for­ma en un magni­fique tau­reau blanc, que la jeune fille ravie che­vau­cha pour s’amuser, mais qui aus­si­tôt s’éloigna du rivage, l’emportant jusqu’en Crète, mais pas au-delà. Dès l’antiquité grecque, l’épopée d’Europé fut ana­ly­sée, sous divers angles. Euro­pé vient d’Asie comme on dénom­mait alors le moyen orient. Elle fut à l’origine de la déno­mi­na­tion d’un conti­nent que pour­tant elle n’abordera pas. Ses frères, (son sang) par­tis à sa recherche ne la rejoin­dront pas, mais fon­de­ront des villes.
D’emblée, s’affirment les thèmes de l’insatisfaction, et de l’édification. Ety­mo­lo­gi­que­ment, Euro­pé ren­voie à la forme ver­bale grecque « opo­pa » : le fait de voir. Pour les Grecs le mot « ops » désigne le regard, c’est-à-dire ce qui tient à dis­tance l’objet que l’on observe, pour le consi­dé­rer d’un œil cri­tique, avec objec­ti­vi­té. Regard de savant, de théo­ri­cien de l’objectivité, qui sous-tend la pen­sée euro­péenne tout au long de son his­toire. Mat­téi résume en voyant dans l’Europe une civi­li­sa­tion qui n’a pas sa source en elle-même, mais dont le regard est orien­té vers l’extérieur ; une culture qui a connu un des­tin d’arrachement au sol où elle est née ; une culture de fon­da­tion de « villes ». Dépla­ce­ment, mou­ve­ment, fon­da­tion. Déjà, bien avant Mon­tes­quieu, le Grec Hip­po­crate, le patron de la méde­cine, avait noté autre chose : l’influence des cli­mats sur les peuples. Or la diver­si­té, le chan­ge­ment per­ma­nent des cli­mats en Europe, oblige celle-ci, pour sur­vivre, au chan­ge­ment, à l’adaptation.
Pas de repos pour les Euro­péens. Avec cette consé­quence, évo­quée par Aris­tote dans sa Poli­tique : « les bar­bares sont plus enclins à la ser­vi­tude que les Grecs, et les Asia­tiques que les Euro­péens ». A la sil­houette qui se pro­file, viennent s’ajouter d’autres lignes. Celles qu’apporte le récit biblique. Denis de Rou­ge­mont note des simi­li­tudes entre le païen Agé­nor, et Chnas, ou Canaan, dans la Bible. Les voyages des fils d’Agénor, auraient pour équi­va­lents l’exode des fils de Cham, fuyant l’esclavage auquel ils auraient été pro­mis. Le chris­tia­nisme enfin ajoute sa note par­ti­cu­lière et capi­tale à la for­ma­tion de l’identité euro­péenne. On sait que les Grecs dis­tin­guaient le monde des Hel­lènes, et celui des bar­bares, que les Romains fai­saient de même, le « limes » (la fron­tière) étant la ligne de démar­ca­tion entre la civi­li­sa­tion et le reste.
Après la conver­sion de l’empire romain au chris­tia­nisme cette fron­tière cesse d’être géo­gra­phique. Le couple signi­fi­ca­tif est désor­mais celui du chré­tien et du païen. Le « limes » (la ligne de par­tage) devient inté­rieur, spi­ri­tuel, et passe à l’intérieur de cha­cun. Méta­mor­phose capi­tale, puisque avec l’avènement (pro­gres­sif) de la chré­tien­té, « l’européanité », si j’ose dire, cesse d’être bio­lo­gique, raciale, géo­gra­phique, etc, pour deve­nir spi­ri­tuelle, puisqu’on peut être un des­cen­dant de Romu­lus, et pour­tant être un pauvre païen, un esclave, et cepen­dant un bon chré­tien. Mieux, comme le sou­ligne, alors, St-Augus­tin, le paga­nisme (nou­velle déno­mi­na­tion de la bar­ba­rie) passe désor­mais en nous. Et le tra­vail de civi­li­sa­tion passe par une acti­vi­té constante d’arrachement aux forces qui nous éloignent de la per­fec­tion. L’Europe, qui naît alors et se déve­lop­pe­ra tout au long du moyen âge, ajoute à son désir d’être, le sou­ci du per­fec­tion­ne­ment indé­fi­ni, par l’analyse de soi, la connais­sance, non plus seule­ment du monde exté­rieur, mais de soi-même, de la vie inté­rieure, orien­tée vers l’idéal. Et elle conserve, dans son être le plus pro­fond cette insa­tis­fac­tion, à l’égard d’elle-même et du monde, que lui lègue ses ori­gines. Pour résu­mer l’analyse disons que :
Le mythe phé­ni­cien avait conduit la prin­cesse Euro­pé vers les terres loin­taines où por­tait le regard.
Les Grecs, puis les Romains ont creu­sé la dis­tance, non plus seule­ment géo­gra­phique, mais cultu­relle avec les « bar­bares ».
Cette dif­fé­rence est deve­nue plus pro­fonde avec le chris­tia­nisme dont la fin devient encore plus loin­taine : la parou­sie, ou attente du retour du Christ en gloire.
L’attente du Christ creuse en l’âme une inquié­tude qui ne peut être com­blée que par l’infini. Ain­si se consti­tue la culture euro­péenne, alors en bonne san­té. La culture, c’est-à-dire la for­ma­tion du regard et du « bien choi­sir », ou comme dira Nietzsche : « édu­quer un peuple à la culture, c’est essen­tiel­le­ment l’accoutumer à de bons modèles, et lui incul­quer de nobles besoins ». Pour­sui­vant son ana­lyse Jean-Fran­çois Mat­téi dis­tingue, dans le regard euro­péen, trois direc­tion prin­ci­pales : Le regard sur le monde, le regard sur la cité, et celui sur l’âme.

Un regard sur le monde

Regard, et davan­tage, sou­ci, pour suivre cor­rec­te­ment la pen­sée de notre phi­lo­sophe. Il y a dans le sou­ci, plus que dans le regard. Par le sou­ci, regar­der devient une tâche inquiète, et pas­sion­née, par delà la maté­ria­li­té plate du monde, s’en arra­cher par un effort héroïque, pour en extraire le sens, s’en extraire pour échap­per à la quié­tude de la vision immé­diate des choses pour se por­ter vers un au-delà des fron­tières de l’âme et du monde, vers l’instance ultime de l’Idée. A tra­vers un long voyage dans les méandres de la culture euro­péenne, Mat­téi s’appuie sur la pen­sée de nom­breux phi­lo­sophes, d’où se détachent, par la fré­quence des réfé­rences à leur pen­sée, les noms de Pla­ton, de Plo­tin, de Hei­deg­ger, de Pato­cka, Pes­soa, et peut-être sur­tout Emma­nuel Kant. Le regard euro­péen, nous dit-il, après avoir scru­té ces œuvres cano­niques, est un regard trans­cen­dan­tal, qui de ce fait uni­fie l’ensemble de nos repré­sen­ta­tions en une seule conscience dont la signi­fi­ca­tion est uni­ver­selle. C’est une obser­va­tion impor­tante. Contrai­re­ment à d’autres cultures, fer­mées sur elles-mêmes, qui n’ont pas l’idée que leurs prin­cipes et croyances puissent être mises en doute, cultures dirais-je « pro­vin­ciales », la culture euro­péenne, à tort ou à rai­son, pense, et se pense, en termes d’universalité. Mat­téi est, là-des­sus sans équi­voque : « La thèse que je sou­tiens dans cet ouvrage sur la culture de l’Europe est bien d’origine kan­tienne ; mais il n’est pas dif­fi­cile de lui recon­naître une ascen­dance grecque, plus pré­ci­sé­ment pla­to­ni­cienne, en rai­son de ce voca­bu­laire de l’idéalité que par­tagent tous les pen­seurs euro­péens, les maté­ria­listes aus­si bien que les idéa­listes. En clair, c’est la consti­tu­tion de l’homme telle que l’a pen­sée notre culture dans ses plus hautes réa­li­sa­tions, ce que Kant nomme le « sujet trans­cen­dan­tal » et que j’appelle plus sim­ple­ment le « regard », qui a déployé cette concep­tion d’une âme sus­cep­tible de décou­vrir les formes aux­quelles se plient toutes les expé­riences pos­sibles. Et cette consti­tu­tion est l’œuvre de la culture euro­péenne qui l’a uni­ver­sa­li­sée au pro­fit de l’humanité entière. En éla­bo­rant le concept de trans­cen­dan­tal, Kant n’a fait que tirer les consé­quences méta­phy­siques de ce que la réflexion des pen­seurs occi­den­taux avaient déve­lop­pé depuis les Grecs ». (pages 93–94). Il ne s’agit pas, pour­tant, selon notre auteur d’un « euro­cen­trisme » facile et de mau­vais aloi. Mon­taigne est aus­si par­mi ses réfé­rences, pour­tant peu sus­pect d’étroitesse d’esprit et de pro­vin­cia­lisme cultu­rel. Pré­ci­sé­ment, Mon­taigne est celui, qui par­tant de l’observation concrète de lui-même, et de son envi­ron­ne­ment, chez lui et dans ses voyages, de la lec­ture des plus grands pen­seurs, avec les­quels il s’entretient dans le silence de sa biblio­thèque, a le sou­ci de peindre et décou­vrir par delà les idio­syn­cra­sies per­son­nelles, « la forme entière de l’humaine condi­tion ». Et puis l’auteur n’a aucune peine à démon­trer que la cri­tique de l’eurocentrisme est d’abord une cri­tique qui vient de l’Europe elle-même. Les lumières par exemple, deux siècles après Mon­taigne, remettent en ques­tion la vision de l’Europe par elle-même par com­pa­rai­son aux autres cultures. C’est l’époque de la dif­fu­sion du mythe du « bon sau­vage », auquel sont liés les noms (héri­tage encore de Mon­taigne) de Rous­seau, de Mon­tes­quieu de Bou­gain­ville, de Dide­rot. Dans sa fic­tion cri­tique des « Lettres per­sanes », Mon­tes­quieu fait visi­ter la France par deux Per­sans qui jettent un regard aigu sur la per­sonne invi­tante. Ce n’est plus le civi­li­sé qui étu­die le pri­mi­tif, mais le pri­mi­tif a qui le civi­li­sé a don­né la parole, qui décrit le civi­li­sé. Regard typi­que­ment euro­péen. Dans cet ouvrage le regard de l’autre sur soi per­met d’établir une dis­tance cri­tique.
Mais qui a éclai­ré le regard de l’autre ? « [O]n aurait pu, écrit J‑F Mat­téi, lais­ser les cultures archaïques à l’écart du mou­ve­ment que l’Europe a insuf­flé à l’histoire en les pro­té­geant par l’insularité des uto­pies ou les réserves de l’ethnologie. C’est oublier que la prise en compte des autres socié­tés est mar­quée jus­te­ment par un tel écart cri­tique et que l’esprit euro­péen vit de la dis­tance exo­tique qui le sépare de l’objet visé. La réci­proque n’est pas vraie. Aucune autre culture n’a jeté de regard éloi­gné, ou abs­trait, sur la culture euro­péenne, et aucune n’a eu le goût de l’exotisme, car le monde pri­mi­tif, plein de forces et de dieux, était refer­mé sur lui-même. La liber­té du regard euro­péen est un luxe de civi­li­sé qui se détache de son monde, au moins depuis le chris­tia­nisme, parce qu’il lui semble vide. C’est là que gît la sépa­ra­tion entre les cultures et entre les regards ». La pen­sée euro­péenne, en son essence (pas en ses cari­ca­tures, ou ses errances, quand elle s’est, trop sou­vent, éloi­gnée d’elle-même, pour retom­ber dans les ornières de la bar­ba­rie ; errances que, seules, retiennent ses enne­mis, prin­ci­pa­le­ment des Euro­péens d’ailleurs), n’est pas le refus de consi­dé­rer toute forme d’architecture, ou de sculp­ture, de musique, de poé­sie, dif­fé­rentes des formes de ces arts dans l’Athènes antique, comme des modes de bar­ba­rie. Ce qu’elle cherche, par delà les dif­fé­rences, ou les sin­gu­la­ri­tés, ce sont les uni­ver­saux, les arché­types uni­ver­sels. Ce qui inté­resse le phi­lo­sophe grec par exemple, c’est l’Homme. Non l’homme indi­vi­duel, qui s’appelle Cal­lias (ou Charles, ou Juliette ou Farid), avec ses par­ti­cu­la­ri­tés stric­te­ment indi­vi­duelles, mais ce par quoi il peut être dit un Homme, son essence, ou sa nature d’Homme, qui seule, si elle existe, est le fon­de­ment d’une juri­di­ci­té uni­ver­selle, le fon­de­ment des « droits de l’homme ».
Dans son style de phi­lo­sophe, dif­fi­cile, tech­nique mais rigou­reux, Mat­téi l’exprime fort bien : « La figure de l’Europe ne s’enracine pas ain­si dans l’univers maté­riel et ne s’incarne pas dans une déter­mi­na­tion raciale ou sociale ; elle s’inscrit dans une « enté­lé­chie » qui domine de part en part le deve­nir de l’Europe dans la diver­si­té de ses figures », ou, plus sim­ple­ment dit, dans un « telos spi­ri­tuel », une fin idéale visée en direc­tion d’un « pôle éter­nel » qui n’est autre qu’une « idée infi­nie, sur laquelle, de manière cachée, l’ensemble du deve­nir de l’esprit » de l’humanité euro­péenne veut débou­cher ». Ain­si la culture euro­péenne ne se confond pas, comme d’autres cultures (la Chi­noise tra­di­tion­nelle, par exemple, même si M.Mattéi ne cite pas cet exemple) avec une expres­sion géo­gra­phique, avec une race, ni même avec aucune des formes que son art, ou sa tech­nique ont pu prendre au cours des siècles. L’Europe, se carac­té­rise par son « telos » (fin, but, visée, et je dirai : ce qui est le nerf de la pen­sée et de l’action), c’est-à-dire, au delà de la légi­ti­mi­té, dans cer­taines limites, du cha­toie­ment des usages et des œuvres, par son goût et sa pas­sion de la véri­té, uni­ver­selle, de ce que peut décou­vrir, dans un esprit de véri­té uni­ver­selle, le Chi­nois, le Fran­çais, le Congo­lais, ou l’amérindien, quand il cherche l’Homme, comme disait avec humour, dans un autre contexte, le célèbre Dio­gène. Et c’est la perte de ce « telos », dans l’Europe moderne, qui ins­pire des inquié­tudes aux esprits lucides, comme l’auteur le sou­ligne, et comme j’y revien­drai un peu plus loin.

Un regard sur la cité

La phi­lo­so­phie naît de l’étonnement disait Socrate. Pour lui, rien ne va de soi, et comme disait Scho­pen­hauer « plus un homme est infé­rieur par l’intelligence, et moins l’existence pose pour lui de pro­blèmes ». A ce compte l’Europe est (ou du moins a été) des plus intel­li­gente. S’étonner, c’est d’abord prendre conscience que rien ne va de soi : par exemple l’ordre du monde, ou encore l’ordre dans la cité. A cet égard l’Europe, dans son déve­lop­pe­ment spi­ri­tuel est une per­pé­tuelle remise en ques­tion de l’ordre des choses. Cette remise en ques­tion a engen­dré une véri­table culture de l’indignation, et en pre­mier lieu contre l’injustice.

L’idéal de Jus­tice

Cette remise en ques­tion de l’injustice sup­pose une réflexion ration­nelle et métho­dique sur la Jus­tice, une recherche phi­lo­so­phique de l’Idée vraie du Juste. Tou­jours le regard, la mise en pers­pec­tive du tout fait, en fonc­tion de l’idéal, qui, dans la mesure où elle pro­gresse per­met­tra la prise de conscience d’un « ordre » social quel­conque comme désordre. Oui, la pen­sée euro­péenne est trans­cen­dan­tale, pour reprendre la ter­mi­no­lo­gie évo­quée ci-des­sus.  Cela ne signi­fie pas que la civi­li­sa­tion euro­péenne a tou­jours œuvré jus­te­ment. L’histoire est là pour nous rap­pe­ler ses erre­ments, ses fautes, ses crimes. Mais ceux-ci découlent-ils de son essence, ou de son éloi­gne­ment de cette essence ? L’Europe est à la recherche de la Cité idéale. Sans doute, encore, ce thème de l’utopie n’est pas sans incon­vé­nient. Dans leur recherche, les pen­seurs d’Europe ont sans doute été à l’origine de maints erre­ments, pour par­ler par euphé­misme. Qui donc peut, sérieu­se­ment, affir­mer que pen­ser véri­ta­ble­ment est chose facile ! L’essentiel est ici de consi­dé­rer que l’essence de l’Europe, que nous recher­chons, est dans ce mou­ve­ment vers la Jus­tice. Que ce mou­ve­ment n’a de sens que par l’orientation du regard vers l’Idée du Juste, l’Idée du Bien. Et cette recherche de la jus­tice n’est pos­sible que par la mise en action des prin­cipes de la rai­son « uni­ver­selle », décou­vertes et énon­cées par l’Europe. « Elle en est l’âme, écrit encore Mon­taigne, et par­tie ou effect d’icelle : car la vraye rai­son est essen­tielle, de qui nous des­ro­bons le nom à fauce enseignes, elle loge dans le sein de Dieu ; c’est là son giste et sa retraite, c’est de là où elle part quand il plaist à Dieu nous en faire valoir quelques rayons ».

L’idéal de liber­té

Un autre des piliers de la culture euro­péenne est l’idéal de liber­té, la prise de conscience de l’abîme qu’il y a entre l’être et le devoir être. Ici encore la réflexion nous ren­voie à la trans­cen­dance de l’Idée qui est la force étran­gère qui nous appelle à nous arra­cher aux adhé­rences, grâce à « une puis­sance désob­jec­ti­vante, une puis­sance de dis­tan­cia­tion à l’égard de tout objet pos­sible ». Et ici, c’est Hegel qui écrit : « Tout comme dans le domaine théo­rique, l’esprit euro­péen cherche à atteindre aus­si dans le domaine pra­tique l’unité à pro­duire entre lui et le monde exté­rieur. Il sou­met le monde exté­rieur à ses buts avec une éner­gie qui lui a assu­ré la domi­na­tion du monde. L’individu part, ici, dans ses actions par­ti­cu­lières, de prin­cipes uni­ver­sels fixes ; et l’Etat repré­sente en Europe, plus ou moins, le déploie­ment et la réa­li­sa­tion effec­tive – arra­chés à l’arbitraire d’un des­pote – la liber­té au moyen d’institutions ration­nelles ».

Rubrique(s) : Lectures critiques, Revue en ligne
31 Août 2009

Laï­ci­té ou reli­gion nou­velle ? par Gilles Dumont

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Edgar Qui­net a tenu, montre Thi­baud Col­lin dans ce court mais dense essai, un rôle majeur dans la construc­tion de la théo­rie laïque répu­bli­caine, théo­rie qui est tout entière liée à la ques­tion de la refon­da­tion de la socié­té par les révo­lu­tion­naires. Pour Qui­net, la révo­lu­tion ne par­vient pas à son objec­tif de for­ma­tion d’un nou­veau peuple parce que ses auteurs n’ont pas com­pris cette loi essen­tielle des révo­lu­tions, selon laquelle « une révo­lu­tion poli­tique dépend d’une révo­lu­tion reli­gieuse », parce que le reli­gieux est « l’origine de l’esprit ou du tem­pé­ra­ment d’un peuple ». Faute d’éradiquer la reli­gion chré­tienne, ou plu­tôt le catho­li­cisme, de l’esprit du peuple, la révo­lu­tion ne peut s’installer défi­ni­ti­ve­ment.

Mais cette éra­di­ca­tion sou­hai­tée est en réa­li­té une sub­sti­tu­tion : la reli­gion catho­lique, qui fait de la véri­té un abso­lu ensei­gné sous le mode de l’autorité et de la révé­la­tion, impo­sait la liber­té ; la répu­blique, c’est-à-dire la liber­té moderne, sup­pose non la sup­pres­sion de la reli­gion, mais le lien exis­tant entre reli­gion et véri­té, c’est-à-dire l’institution d’une reli­gion du rela­ti­visme. Et « si les reli­gions enseignent le prin­cipe de la socié­té moderne, elles se ren­versent » : à la fin poli­tique des reli­gions, cor­res­pond la nais­sance d’une nou­velle reli­gion : « l’Eglise nou­velle, celle qui ras­semble véri­ta­ble­ment, ne le fait que par l’acceptation du prin­cipe de dis­cus­sion et de ses pré­sup­po­sés », ce qui se tra­duit d’ailleurs par le fait que cette reli­gion, qui s’impose par une auto­ri­té qui doit être indis­cu­tée (et dévo­lue, comme chez Condor­cet, à l’Instruction), est en per­pé­tuelle auto-construc­tion, parce que le rela­ti­visme, comme toute ver­tu, s’apprend en se pra­ti­quant, y com­pris à l’égard de soi-même. Cette der­nière carac­té­ris­tique de la pen­sée de celui qui a très for­te­ment influen­cé Jules Fer­ry, puis les auteurs de la loi de 1905, per­met assu­ré­ment de mettre en pers­pec­tive les actua­li­sa­tions contem­po­raines de la laï­ci­té répu­bli­caine.

Rubrique(s) : Lectures critiques, Revue en ligne
14 Juil 2009

Nou­veau site pour ancienne revue par La Rédaction

A l’heure où nombre de jour­naux, quo­ti­diens et revues adoptent des options res­tric­tives, ren­dant payant des conte­nus qui jusque là res­taient en libre accès, avec l’ou­ver­ture et le lan­ce­ment de son nou­veau site, la revue Catho­li­ca opte pour un pari dif­fé­rent : offrir à ses lec­teurs tou­jours autant voire davan­tage de conte­nu en accès libre, mais aus­si plus inédit. Ain­si, si ce sont moins de textes publiés dans la revue au for­mat papier qui seront mis en ligne, ces nou­veaux conte­nus enri­chi­ront l’en­semble des textes, articles, notes et débats publiés par l’en­semble de la revue auquel ce site ne se sub­sti­tue pas.

Tran­si­tions tech­niques

Si déjà nombre de textes inédits, notes de lec­tures appro­fon­dies ou encore textes inédits en langue étran­gère sont dis­po­nibles, le conte­nu sera natu­rel­le­ment appe­lé à s’é­tof­fer en inté­grant l’en­semble de l’offre édi­to­riale de l’an­cien site. L’ac­cent a été mis, pour cette pre­mière étape, sur la qua­li­té visuelle édi­to­riale (maquette) et l’er­go­no­mie du sys­tème de publi­ca­tion, qui per­met notam­ment main­te­nant de réagir, débattre sur cer­tains des textes publiés.  Ain­si, tous les som­maires publiés dans la revue seront inté­gra­le­ment dis­po­nibles sur ce nou­veau site dans un second temps (hiver 2009). Mais, en atten­dant, vous pou­vez les retrou­ver dans une page spé­ciale qui leur est dédiée.

Votre géné­ro­si­té

Si, sur un plan éco­no­mique, les auteurs ne vivent pas de la revue qui ne leur assure aucune rému­né­ra­tion — ce qui est pro­ba­ble­ment une situa­tion saine pour la réflexion, d’ailleurs — l’or­ga­ni­sa­tion tech­nique (secré­ta­riat), de la dif­fu­sion, de l’im­pres­sion, des dépla­ce­ments néces­si­tés par cette acti­vi­té repré­sente un volet de bud­get consé­quent qu’il nous est tou­jours dif­fi­cile de rem­plir autre­ment que dans l’in­quié­tude et qui se révèle, trop sou­vent, insuf­fi­sant, met­tant sou­vent à rude épreuve son équi­libre finan­cier.

A l’oc­ca­sion de l’ou­ver­ture de ce site dont une par­tie de la réa­li­sa­tion a requis de faire appel à des com­pé­tences exté­rieures, et dont le finan­ce­ment a pu être réa­li­sé en par­tie grâce à une sub­ven­tion du Centre Natio­nal du livre et de la géné­ro­si­té de cer­tains de nos abon­nés et sym­pa­thi­sants, nous fai­sons appel à votre géné­ro­si­té, aus­si bien pour nous aider à ache­ver le finan­ce­ment de ce pro­jet que pour sou­te­nir l’ac­ti­vi­té de la revue.

Il reste à ce jour 476€ pour clô­tu­rer l’exer­cice dans lequel ce site s’ins­crit.  Par petites touches de 2, 5, 10, 50€.… le micro-paie­ment de type Pay­Pal pré­sente une solu­tion tech­nique fiable, légère et sécu­ri­sée, qui per­met au fil des visites, de réa­li­ser ce geste de géné­ro­si­té, de sou­tien comme de recon­nais­sance, à l’é­gard de la revue. Nous vous en serons, plus que jamais, recon­nais­sants.

Bonne visite à tout le lec­to­rat,  ancien comme nou­veau de la revue !

Rubrique(s) : Revue en ligne
14 Juil 2009

Rup­ture ou conti­nui­té ? Col­loque de la Revue tho­miste par Cyrille Dounot

La Revue tho­miste et l’Institut Saint-Tho­mas d’Aquin ont orga­ni­sé les 15 et 16 mai der­niers à Tou­louse un col­loque sur le thème « Vati­can II : rup­ture ou conti­nui­té ? Les her­mé­neu­tiques en pré­sence ». Est-il utile de rele­ver l’importance d’une telle ren­contre, sachant à quel point cette ques­tion de l’interprétation consti­tue le point com­mun de tous les cli­vages inter­ve­nus depuis 1965 ? La ques­tion est en réa­li­té très large, parce qu’elle met en jeu de nom­breux aspects, et pose aus­si des pro­blèmes que l’on a long­temps cher­ché à esca­mo­ter, ne serait-ce qu’avec de pieuses inten­tions – pieuses le plus sou­vent au sens du pié­tisme.
Vati­can II n’a pas été un concile comme les autres, il s’est vou­lu (de par la déter­mi­na­tion de Jean XXIII qui l’avait convo­qué) seule­ment « pas­to­ral », c’est-à-dire sans pré­ten­tion défi­ni­toire nou­velle. A cause de cela, il a pro­vo­qué de nom­breuses dis­cus­sions, ou plu­tôt des pro­duc­tions argu­men­taires uni­la­té­rales ou entre­croi­sées, car les véri­tables débats ont été qua­si­ment inexis­tants, autour de notions comme celle de « magis­tère authen­tique mais non infaillible » et quelques autres du même genre. On a invo­qué tan­tôt l’esprit contre la lettre, tan­tôt l’inverse, on a vu des cano­nistes rom­pus à l’exégèse iso­ler telle incise par­ti­cu­lière pour en faire la clé unique de com­pré­hen­sion de textes sans se sou­cier ni de l’analyse interne (le sens des termes, la cohé­rence du tout…), ni de l’analyse externe (la cohé­rence avec d’autres textes, l’adéquation à l’intention mani­fes­tée dans la défi­ni­tion de l’objet même du concile, les cir­cons­tances expres­sé­ment consi­dé­rées dans cet objet impar­ti et allé­guées dans tous ses textes, obli­geant à inté­grer les « attentes du monde » dans cette même ana­lyse externe), et ain­si de suite.
Le thème de ce col­loque était en lien expli­cite avec le dis­cours pro­non­cé par Benoît XVI le 22 décembre 2005, se pro­po­sant d’adopter comme règle d’interprétation le pos­tu­lat de la conti­nui­té ((Sur ce pos­tu­lat et son lien objec­tif avec cer­taines théo­ries inter­pré­ta­tives contem­po­raines dans le domaine juri­dique, voir Gilles Dumont, « Inter­pré­ta­tion et posi­ti­visme juri­dique », Catho­li­ca, n. 90, hiver 2005-06, pp. 29–34)), s’agissant de « réflé­chir sur la manière dont le cou­rant théo­lo­gique issu de saint Tho­mas d’Aquin peut concou­rir à une Récep­tion de Vati­can II qui honore le concile comme un acte de Tra­di­tion vivante ».
Une par­tie des inter­ven­tions, pré­sen­tées, sauf quelques excep­tions, par des pères domi­ni­cains, ont por­té sur des objets bien déli­mi­tés. Ain­si, le P. Don­neaud, à pro­pos de la ligne d’interprétation (ou de pré-com­pré­hen­sion) de la revue Conci­lium, qu’il a prin­ci­pa­le­ment impu­tée à Hans Küng, de manière peut-être un peu réduc­trice, sui­vi par l’historien Luc Per­rin, par­lant en détail de la « récep­tion » du Concile orga­ni­sée par l’Ecole de Bologne (Dos­set­ti, Ler­ca­ro, Albe­ri­go…), les deux grands foyers du pro­gres­sisme théo­lo­gique de la période conci­liaire et depuis. Une troi­sième inter­ven­tion avait été pré­vue, concer­nant le rôle joué par la grande presse – en l’occurrence, le jour­nal La Croix – mais l’auteur pres­sen­ti, le P. Laf­fay, a été empê­ché par suite de charges inat­ten­dues. Même si l’échantillon de ces groupes de pres­sion n’a cou­vert que deux exemples, cela a cepen­dant mon­tré l’importance capi­tale de telles entre­prises. Il est dif­fi­cile d’y voir des élé­ments seule­ment externes et comme para­si­taires, puisque la rela­tion a constam­ment été très étroi­te­ment main­te­nue entre ces labo­ra­toires de pen­sée, le groupe d’évêques euro­péens qui ont mode­lé le cours des débats conci­liaires, et d’autres offi­cines plus ou moins infor­melles, soit direc­te­ment (le car­di­nal Ler­ca­ro, par exemple) soit par le biais des experts (per­iti) ou encore d’agences de presse spé­cia­li­sées (Idoc par exemple).
Le prin­ci­pal de ce col­loque, que l’on peut sans doute consi­dé­rer comme un pre­mier pas en direc­tion d’un réexa­men de fond, a por­té sur deux séries d’interventions, les unes sur des cas impor­tants par leur lien avec le thème géné­ral, les autres, moins nom­breuses, sur la méthode elle-même.
Dans la pre­mière caté­go­rie, men­tion­nons le P. Durand (« L’intégration de l’histoire du salut dans l’énoncé tri­ni­taire de la Révé­la­tion selon Dei Ver­bum »), le P. Daguet, sur « Le salut des non-chré­tiens » et la manière de com­prendre l’adage de saint Cyprien « hors de l’Eglise point de salut », avec un détour sur l’épineuse ques­tion du « sub­sis­tit in » (L’Eglise catho­lique n’est pas l’Eglise du Christ, mais celle-ci sub­siste en elle : Lumen Gen­tium n. 8), ques­tion éga­le­ment reprise par Mgr Frost (« Déve­lop­pe­ment dog­ma­tique et her­mé­neu­tique ») et par le P. de La Sou­jeole (« Le voca­bu­laire et les notions à Vati­can II et dans le magis­tère pos­té­rieur »). L’insistance sur ces deux petits mots latins mani­feste que l’affirmation conci­liaire est bien une pierre d’achoppement pour l’application du pos­tu­lat de la conti­nui­té ; d’ailleurs aucune conclu­sion ne se dégage réel­le­ment, mais plu­tôt un constat de dif­fi­cul­té. D’autres inter­ven­tions concernent l’œcuménisme, avec l’innovation du concept de « com­mu­nion impar­faite » abor­dée par le P. More­rod (« Le dia­logue œcu­mé­nique, témoin des options her­mé­neu­tiques »). Le nou­veau secré­taire de la Com­mis­sion théo­lo­gique inter­na­tio­nale sou­ligne, comme d’autres confé­ren­ciers d’ailleurs, que la mise à l’écart de l’approche théo­lo­gique de saint Tho­mas a créé des confu­sions lourdes de consé­quences. Le P. Somme essaie de cla­ri­fier l’interprétation, dif­fi­cile, de la décla­ra­tion Digni­ta­tis Huma­nae, sujet repris par le P. d’Amecourt, qui note que celle-ci place la liber­té reli­gieuse sur le ter­rain du droit natu­rel sans pré­ci­ser ce qu’est ce der­nier. L’exposé du P. Borde, un carme, sur « La rela­tion Eglise-socié­té civile à Vati­can II », tente d’esquiver la dif­fi­cul­té, en affir­mant qu’en matière de rela­tions entre l’Eglise et l’Etat le Concile ne s’était pas pla­cé sur le ter­rain juri­di­co-poli­tique comme aupa­ra­vant mais sur celui de l’anthropologie. Mais il est bien dif­fi­cile de sous­crire à une telle réduc­tion, qui fait notam­ment fi de la pra­tique juri­dique post­con­ci­liaire.
L’impression déga­gée par ce col­loque est celle d’une bonne mise en évi­dence des mul­tiples dif­fi­cul­tés d’interprétation d’un concile aus­si inédit dans ses défauts de net­te­té que dans sa défi­ni­tion « pas­to­rale » et néan­moins « dog­ma­tique », sans rien for­ma­li­ser tou­te­fois. Il ne fait pas de doute que ce carac­tère d’imprécision a gêné la plu­part des inter­ve­nants. Ce trait carac­té­ris­tique, qui pèse lour­de­ment sur le besoin d’interprétation, néces­si­te­ra sans doute une approche ulté­rieure tout aus­si sérieuse que cet ensemble de tra­vaux.
En atten­dant, cepen­dant, la ques­tion de méthode a été abor­dée, soit che­min fai­sant à l’occasion des cas concrets pré­sen­tés, soit dans une cer­taine mesure en tant que telle. Ain­si le P. Nar­cisse, (« L’herméneutique de la Tra­di­tion »), cher­chant à pré­ci­ser les règles d’un équi­libre géné­ral, s’efforce de démon­trer que cer­taines rup­tures s’opèrent pour obte­nir une conti­nui­té plus pro­fonde, récu­sant autant ce qu’il appelle le sub­jec­ti­visme tra­di­tio­na­liste que l’historicisme moder­niste. Cepen­dant il opine contre le recours à la notion de « Tra­di­tion vivante », en rai­son de ses ambi­guï­tés. De même veut-il écar­ter à la fois la défiance envers la théo­lo­gie, rédui­sant la Tra­di­tion au Magis­tère, et l’invocation du sen­sus fidei contre ce der­nier. Le P. Nar­cisse voit la solu­tion dans l’usage tho­miste de l’analogie. Quant au P. Durand, se deman­dant com­ment clas­ser Vati­can II du point de vue dog­ma­tique, et concluant, à pro­pos de l’introduction d’une cer­taine his­to­ri­ci­sa­tion de la défi­ni­tion de la Révé­la­tion dans le texte conci­liaire (Dei Ver­bum, 2), il range celle-ci dans la caté­go­rie non pas dog­ma­tique, mais caté­ché­tique… Il indique d’ailleurs que cette inno­va­tion ne pré­sente pas de dif­fi­cul­té « si elle recon­naît la conti­nui­té doc­tri­nale et lit­té­raire entre la pré­di­ca­tion kéryg­ma­tique des Apôtres et les pre­miers sym­boles de la foi ». D’autres ne rai­sonnent pas ain­si, et en tirent une jus­ti­fi­ca­tion de la « nar­ra­ti­vi­té » aux relents des plus rela­ti­vistes.
Pour sor­tir du cercle her­mé­neu­tique, deux expo­sés ont rete­nu l’attention. D’une part celui, presque conclu­sif, du pro­fes­seur Put­ta­laz (Fri­bourg) sur « Cer­tains pré­sup­po­sés phi­lo­so­phiques aux choix her­mé­neu­tiques », qui « remet à sa place » la pré­ten­tion de tout vou­loir inter­pré­ter, c’est-à-dire de tout rela­ti­vi­ser en invo­quant la culture, l’histoire, le milieu. Et plus encore l’introduction du P. Hum­brecht (« Inter­pré­ter l’herméneutique »), qui a prê­ché pour qu’on remette ici encore les choses en ordre, et que l’on s’attache à lire les textes : l’esprit d’un texte est avant tout dans sa lettre, il faut donc tout sim­ple­ment y faire retour, pro­por­tion­nel­le­ment à sa force intrin­sèque (texte ins­pi­ré, assis­té, pro­po­sé) ; par­ler de « rup­ture », ce serait accep­ter un ter­rain pié­gé par l’hégélianisme. Il faut donc voir les choses autre­ment, en termes d’analogie ici encore, ce qui per­met de dis­tin­guer les véri­tés immuables et leur expres­sion sujette aux chan­ge­ments.
Si l’on ne peut évi­dem­ment consi­dé­rer cette invi­ta­tion comme un point final – sinon il s’agirait d’une péti­tion de prin­cipe condui­sant à « super­dog­ma­ti­ser » les textes d’un concile lui-même infra­dog­ma­tique – on peut saluer ce col­loque en tant que pas impor­tant vers une pro­blé­ma­ti­sa­tion du Concile. On attend impa­tiem­ment le numé­ro de la Revue tho­miste qui four­ni­ra les textes com­plets de toutes ces com­mu­ni­ca­tions, et plus impa­tiem­ment encore que se mettent au tra­vail de recherche, dans le monde fran­co­phone et ailleurs, des équipes com­pa­rables à celle qui s’est ain­si réunie à l’initiative des domi­ni­cains de la Pro­vince de Tou­louse.

Rubrique(s) : Revue en ligne
14 Juil 2009

Le Cercle Jean XXIII par Louis Forestier

[Note : cet article a été publié dans Catho­li­ca n. 89, automne 2005]

Un uni­ver­si­taire nan­tais, Guy Gou­reaux, mili­tant socia­liste et laïque, vient de retra­cer l’histoire d’une asso­cia­tion de catho­liques en rup­ture d’Eglise, dont il a été l’un des ini­tia­teurs et ani­ma­teurs de sa fon­da­tion en 1963 — pour sou­te­nir les pre­mières intui­tions de Vati­can II et en hom­mage au pape qui l’avait convo­qué —, à sa dis­so­lu­tion en 1980 : le Cercle Jean XXIII ((6. Guy Gou­reaux, Le Cercle Jean XXIII. Des catho­liques en liber­té. Nantes, 19631980, Kar­tha­la, coll. Signes des Temps, décembre 2004, 28€)). Comme l’écrit Yvon Tran­vouez dans la pré­face du livre qui porte ce titre, il a vécu sous « l’ancien régime de la révo­lu­tion conci­liaire » et rejette ce qu’il appelle l’« Eglise-Ins­ti­tu­tion », la hié­rar­chie.

Ain­si, mal­gré ce que l’auteur sou­hai­te­rait faire accep­ter, l’ouvrage n’est pas neutre, il est en quelque sorte l’éloge funèbre d’un com­bat qui a échoué, ce qu’il regrette amè­re­ment. Cela n’enlève tou­te­fois rien à l’intérêt du livre, car il s’agit là d’un témoi­gnage, livré sans rete­nue, sur ce qu’a été ce grou­pe­ment de catho­liques à la pointe du pro­gres­sisme. Rejet de l’« Eglise Ins­ti­tu­tion », exi­gence de « démo­cra­tie interne » dans l’Eglise, remise en cause des rap­ports entre la Hié­rar­chie et le « Peuple de Dieu », telles sont les idées de base d’un mou­ve­ment qui trouve ses racines dans la résis­tance à l’Occupation. Son orga­ni­sa­tion, de même, qui se veut non hié­rar­chique, à la manière d’une « cel­lule de base » spon­ta­née.

A ces idées de réformes struc­tu­relles s’ajoute très vite — décou­lant de fait de ces points de départ — une remise   en cause de la pré­sence ecclé­siale dans la socié­té, la pré­fé­rant dis­crète et effa­cée dans tous les domaines, refu­sant tout appui des pou­voirs publics pour défendre la reli­gion : « Par exemple, les démarches effec­tuées […] auprès d’instances poli­tiques pour ten­ter de faire inter­dire la pro­jec­tion d’un film, ne pou­vaient elles être per­çues comme une marque d’autoritarisme, voire d’abus de pou­voir, ris­quant de faire dou­ter de la sin­cé­ri­té du témoi­gnage de l’Eglise ? ». De même, pour « recon­naître les réa­li­tés du monde », on donne nais­sance à un mou­ve­ment de refus de l’école libre, contre la posi­tion offi­cielle des évêques. On voit ain­si de nom­breux membres nan­tais du Cercle Jean XXIII s’associer aux « laïques » pour exi­ger la fin de l’école « confes­sion­nelle », pous­sant les parents à reti­rer leurs enfants des écoles libres pour les pla­cer dans les écoles publiques, voire à récla­mer d’en ouvrir lorsqu’il n’y en a pas.

Mais il ne s’agit pas du seul ter­rain de contes­ta­tion, loin s’en faut. Les membres du Cercle Jean XXIII — sou­te­nus par des ecclé­sias­tiques, tels les pères Chris­tian Duquoc et Marie-Domi­nique Che­nu, mais aus­si d’autres, moins connus — s’engouffrent dans la brèche créée par le concile Vati­can II et touchent à tous les domaines, avec deux slo­gans : « démo­cra­tie » et aggior­na­men­to. Pour eux, tout est à revoir dans l’« Eglise-Ins­ti­tu­tion » : rela­tions entre la Hié­rar­chie et les fidèles, morale sous tous ses aspects, théo­lo­gie, au nom d’« un dogme […] :   la liber­té de conscience […].

L’analyse des textes conci­liaires récents les confor­tait dans leur posi­tion, les encou­ra­geait à prendre des ini­tia­tives, voire à s’affirmer aus­si com­pé­tents, sinon plus, que le corps clé­ri­cal, dans la com­pré­hen­sion des phé­no­mènes sociaux et sur nombre de ques­tions y com­pris de morale ». L’auteur exprime au pas­sage bruyam­ment son désac­cord vis-à-vis de l’attitude de la papau­té envers cer­taines « expé­riences pas­to­rales » (prêtres-ouvriers, théo­lo­gie de la libé­ra­tion, condam­na­tions contre­car­rant « le libre débat qui est de droit dans l’Eglise ») et « la ten­dance conser­va­trice », si ce n’est « l’intégrisme catho­lique » : « Fal­lait-il être schis­ma­tique pour être écou­té dans les arcanes vati­canes ?

On atten­dra 1988 pour que Mgr Lefebvre soit condam­né. On attend encore aujourd’hui […] que se sou­mettent aux orien­ta­tions conci­liaires les com­mu­nau­tés schis­ma­tiques ins­tal­lées ici et là avec le sou­tien d’évêques dio­cé­sains ».  De plus, le com­bat de ces mili­tants contre l’« Ins­ti­tu­tion » les conduit à unir leurs efforts à ceux d’autres confes­sions (ce que Guy Gou­reaux appelle « un œcu­mé­nisme enga­gé ») contre Fran­co, Sala­zar, Pino­chet, le Bré­sil des géné­raux, la guerre du Viêt-Nam, le nucléaire… Aupa­ra­vant, tout natu­rel­le­ment, ils avaient été « sur les fronts de la déco­lo­ni­sa­tion (Algé­rie, Indo­chine) », bref, tous les bons com­bats du pro­gres­sisme.  Cet « œcu­mé­nisme enga­gé » s’attaque aus­si — inten­tion­nel­le­ment ou non, l’auteur le met sur le même plan que les régimes auto­ri­taires — aux ques­tions de morale. Lors du débat sur   la léga­li­sa­tion de l’avortement, les mili­tants du Cercle prennent offi­ciel­le­ment posi­tion en faveur de la loi, que ce soit par des textes dis­cu­tés en com­mun ou par des com­mu­ni­qués : « Les signa­taires — face aux groupes dépres­sion dont l’intérêt est de s’opposer à tout chan­ge­ment — se pro­noncent pour la libé­ra­li­sa­tion de la contra­cep­tion et de l’avortement.

Ils demandent très fer­me­ment : […] Que les moyens contra­cep­tifs soient acces­sibles à tous […]. Que l’avortement — comme ultime recours — soit libre, pris en charge par la sécu­ri­té sociale, et réa­li­sé dans les meilleurs condi­tions médi­cales ».  Cepen­dant la contes­ta­tion tous azi­muts menée par le Cercle entraîne son affai­blis­se­ment — en rai­son du manque de relève et d’un épui­se­ment lié à l’absence de coor­di­na­tion — et un réin­ves­tis­se­ment de ses membres, au moins de cœur, dans les asso­cia­tions contes­ta­taires telles que « Chré­tiens en Liber­té… », les « réseaux du Par­vis » et « Nous sommes aus­si l’Eglise ».

Guy Gou­reaux, dans sa conclu­sion, regrette clai­re­ment que son com­bat n’ait pu abou­tir, citant ces mots du père Congar (Mon­jour­nal du Concile) : « Il n’y a rien à faire de déci­sif tant que l’Eglise romaine ne sera pas sor­tie tota­le­ment de ses pré­ten­tions sei­gneu­riales et tem­po­relles. Il fau­dra que tout cela soit détruit. Et cela le sera ». La contes­ta­tion, tou­jours pré­sente, ne dépasse cepen­dant pas le stade du grou­pus­cule dont l’action est vouée inexo­ra­ble­ment à l’échec et ne se main­tien­drait pas long­temps sans le relais de médias amis.

Rubrique(s) : Dossiers thématiques, Le progressisme
14 Juil 2009

Fran­co Roda­no, arché­type du catho­lique com­mu­niste par Giuseppe Goisis

[Note : cet article a été publié dans Catho­li­ca n. 62, hiver 1998–99]

Un livre d’Augusto Del Noce, Il cat­to­li­co comu­nis­ta, per­met de repen­ser le lien entre idées de fond et for­mules poli­tiques dans l’histoire de l’Europe du XXe siècle, spé­cia­le­ment en ce qui concerne ‑l’Italie ((  A. Del Noce, Il cat­to­li­co comu­nis­ta, Rus­co­ni, Milan, ‑1981.)) .

1. Trop sou­vent l’effondrement du com­mu­nisme sovié­tique et le rapide déclin de la fas­ci­na­tion du mar­xisme théo­rique ont été admis comme un état de fait, comme s’ils ne méri­taient pas une inter­ro­ga­tion plus pro­fonde, cher­chant à éclair­cir les moti­va­tions véri­tables d’une adhé­sion qui, dans les milieux intel­lec­tuels en par­ti­cu­lier, s’était mani­fes­tée avec une fougue et une expan­si­vi­té extra­or­di­naires. La mise entre paren­thèses de cin­quante ans de mar­xisme théo­rique et de com­mu­nisme mili­tant a été faci­li­tée en Ita­lie par le pro­fond oppor­tu­nisme qui règne par­mi les intel­lec­tuels plus encore que dans les milieux popu­laires. En un ins­tant, dans ces milieux intel­lec­tuels, l’adhésion au mar­xisme s’est habi­le­ment trans­for­mée en un vague pro­gres­sisme : il n’y a pas que dans la comé­die de Poli­chi­nelle que « celui qui a don­né a don­né, celui qui a eu a eu, débar­ras­sons-nous du pas­sé ». Au moins en ce qui concerne les milieux uni­ver­si­taires, per­sonne ne songe à s’en prendre aux camps retran­chés de la célé­bri­té, pour délo­ger les pro­gres­sistes de l’après-communisme de leurs rentes de situa­tion et des postes de pou­voir qu’ils ont défi­ni­ti­ve­ment ‑conquis.
Pour ce qui touche aux milieux catho­liques, les anciens enthou­siastes du dia­logue à tout prix et d’une col­la­bo­ra­tion les yeux fer­més paraissent aujourd’hui n’avoir consti­tué qu’une infime dévia­tion, une minus­cule erreur de par­cours qui n’infirmerait pas la marche triom­phale de la catho­li­ci­té, de la dimen­sion anti­mo­derne au dia­logue tou­jours plus étroit avec l’esprit de la ‑moder­ni­té.
Ce que l’on ne réus­sit pas à aper­ce­voir, ce qu’on ne veut pas com­prendre, c’est que les erreurs d’un pas­sé proche consti­tuent les pré­misses de la fra­gi­li­té d’aujourd’hui, cultu­relle et en consé­quence, poli­tique, en pré­sence de la mon­tée du per­mis­si­visme, qui est bien la carac­té­ris­tique saillante des mœurs de la socié­té au sein de laquelle nous vivons : opu­lente, tech­no­cra­tique et enva­hie par un liber­ti­nage de masse, une socié­té qui repré­sente la forme, jusqu’ici inédite, d’un tota­li­ta­risme éva­nes­cent mais enva­his­sant, auquel nous ris­quons tous dans une mesure ou une autre de ‑suc­com­ber ((  A. Del Noce, Fas­cis­mo e anti­fas­cis­mo — Erro­ri del­la cultu­ra, sous la dir. de B. Casa­dei, S. Ver­tone, Leo­nar­do, Milan, 1995, chap. ‑8.)) .

2. On a dit, non sans quelque malice, que Del Noce, avec Il cat­to­li­co comu­nis­ta, avait éri­gé un véri­table monu­ment à Fran­co Roda­no, en lui don­nant une impor­tance et une sta­ture que bien peu auraient été dis­po­sés à lui accor­der de son vivant. Mais il faut bien com­prendre la ten­ta­tive de Del Noce : dans son livre, Roda­no devient l’archétype du catho­lique com­mu­niste. Ce n’est plus un homme en chair et en os, insé­ré dans une série de rela­tions humaines plus ou moins signi­fi­ca­tives, plus ou moins enga­gées. Pour Del Noce, ce qui importe n’est pas qui pro­nonce cer­taines affir­ma­tions, mais quelles sont les affir­ma­tions pro­non­cées et com­ment elles sont avan­cées : la psy­cho­lo­gie est mise de côté, ce qui compte étant la rigueur des idées qui suivent, petit à petit, une cer­taine cadence et conduisent iné­luc­ta­ble­ment vers cer­tains résul­tats, éven­tuel­le­ment non dési­rés ni même pré­vus. C’est ain­si que Roda­no, d’éminence grise et conseiller de Togliat­ti puis de Ber­lin­guer, devient le stra­tège lucide et très cohé­rent de la ren­contre entre la tra­di­tion catho­lique et le com­mu­nisme, en pas­sant par une qua­ran­taine d’années de liens tis­sés sur le plan poli­ti­co-diplo­ma­tique, et de remo­de­lages théo­riques. (En cohé­rence avec son génie, Del Noce éclaire de manière déci­sive ce deuxième aspect de l’engagement de ‑Roda­no.)
Pour quelle rai­son, aux yeux de Del Noce, la posi­tion de Roda­no a‑t-elle ain­si une impor­tance si grande, au point de par­ler, au sens propre et véri­table, de « révo­lu­tion roda­niste », révo­lu­tion dont Del Noce illustre par moments lui-même le pou­voir de fas­ci­na­tion intense ? A y regar­der plus en pro­fon­deur, Roda­no consti­tue un exem­plaire concen­tré de la syn­thèse entre catho­li­cisme et com­mu­nisme, signi­fi­ca­tive aus­si bien par son exem­pla­ri­té que par l’originalité aiguë de sa posi­tion ; rele­vant de la « cohé­rence froide » du mar­xisme — pour par­ler comme Bloch —, éloi­gnée de tout popu­lisme géné­reux et irré­flé­chi. Roda­no a posé avec une grande rigueur les pré­misses de la ren­contre sur le plan poli­tique entre catho­liques et com­mu­nistes, en favo­ri­sant deux pro­ces­sus paral­lèles de libé­ra­tion : celui de la pen­sée mar­xiste révo­lu­tion­naire, déga­gée des élé­ments gnos­tiques, et celui, paral­lèle, d’un catho­li­cisme libé­ré de l’horizon pré­ter­na­tu­rel. En favo­ri­sant cette double libé­ra­tion, l’ambition de Roda­no s’élargira à la fon­da­tion d’une laï­ci­té véri­table, et donc à atteindre le visage le plus authen­tique de la ‑démo­cra­tie ((  A. Del Noce, I cat­to­li­ci e il pro­gres­sis­mo, Leo­nar­do, Milan ‑1994.)) .
Décrit aus­si rapi­de­ment, ce rêve d’un intel­lec­tuel qui pré­tend non seule­ment orien­ter l’histoire, mais aus­si en dic­ter les condi­tions et en com­prendre d’avance les pas­sages les plus signi­fi­ca­tifs peut faire figure d’accès de délire démiur­gique… Cela n’empêche pas Del Noce de démon­trer la valeur poli­tique extra­or­di­naire du pro­jet de Roda­no, même s’il a échoué dans sa conclu­sion et s’est trou­vé aux prises avec une sin­gu­lière « hété­ro­ge­nèse des fins ». Ce pro­jet dépasse la fusion concep­tuelle ((  Endia­di, dans l’original ita­lien. La figure rhé­to­rique de l’hendiadyn consiste à signi­fier un concept au moyen de deux nor­ma­le­ment dis­tincts. [-NDLR])) , encore gros­sière, qui carac­té­rise la figure des com­pa­gnons de route : catho­liques et com­mu­nistes, en ris­quant de réunir les élé­ments les plus mar­gi­naux des deux milieux. Au-delà des sim­pli­fi­ca­tions de pro­pa­gande fon­dées sur le néo­lo­gisme « catho-com­mu­nistes » (ce monstre à deux têtes illus­tré par des jour­na­listes comme I. Mon­ta­nel­li, E. Bet­ti­za ((  Il s’agit de fai­seurs d’opinion ita­liens com­pa­rables à ce que sont en France un Jean Daniel ou un Jacques Jul­liard. [-NDLR])) , une appel­la­tion des­ti­née aux adver­saires), la rigou­reuse cohorte des catho­liques com­mu­nistes ita­liens — qui a che­mi­né der­rière Roda­no depuis la fin des années qua­rante — se pose en avant-garde consciente, toute ten­due, avec Gram­sci et après lui, vers la réa­li­sa­tion d’une révo­lu­tion dans les « sec­teurs les plus avan­cés » de l’Occident, « révé­lant » ((  Dans l’original ita­lien, « inve­ran­do », de inve­rare, inve­ra­men­to, concept intra­dui­sible en fran­çais, sor­ti du jar­gon du mar­xisme cri­tique, avec le sens de puri­fier, rec­ti­fier, dépas­ser dans une syn­thèse plus haute, etc. Augus­to Del Noce, qui se réfère assez sou­vent à ce terme, le défi­nit ain­si : « énu­cléa­tion de la véri­té interne déga­gée des super­struc­tures » (Il cat­to­li­co comu­nis­ta, op. cit., p. 248). [-NDLR])) , par une révi­sion déchi­rante, la tra­di­tion catho­lique elle-même, y com­pris au prix de la dis­so­lu­tion de l’équipe ecclé­siale. L’échec final du pro­jet des catho­liques com­mu­nistes incar­né par Roda­no indique, par voie néga­tive et à tra­vers l’approfondissement d’une longue erreur, la ligne juste à par­cou­rir. Le pré­sup­po­sé qui motive la tra­gique céci­té des catho­liques com­mu­nistes est que le sujet de l’histoire de notre époque est la révo­lu­tion, en même temps que sa catas­trophe et son sui­cide, comme Del Noce lui-même l’a mon­tré dans l’un de ses écrits essen­tiels, et à peu près contem­po­rain. Il cat­to­li­co comu­nis­ta n’est pas, comme il le paraît, un écrit polé­mique : à mes yeux, il est l’une des œuvres les plus denses du pen­seur de Savi­glia­no, par­mi tant d’autres au pre­mier abord chao­tiques, et qui sont en réa­li­té si denses de sti­mu­lantes ‑médi­ta­tions ((  L’œuvre essen­tielle à laquelle je fais réfé­rence est : A. Del Noce, Il sui­ci­dio del­la rivo­lu­zione, Rus­co­ni, Milan, 1978. Voir aus­si A. Del Noce, T. Mol­nar, J.-M. Dome­nach, Il vico­lo cie­co del­la sinis­tra [L’impasse de la gauche], Rus­co­ni, Milan, ‑1970.)) .

3. Le point de départ de l’affaire, sou­vent tor­tueuse, tour­men­tée éga­le­ment, qu’illustre Del Noce d’une manière aus­si magis­trale, est consti­tué par l’amitié entre don Giu­seppe De Luca (un prêtre très éru­dit de l’Italie du sud, qui a étu­dié le sen­ti­ment reli­gieux dans la veine qu’avait sug­gé­rée Hen­ri Bre­mond), et le groupe entou­rant Roda­no, consti­tué d’élèves du lycée Vis­con­ti, de Rome, et d’autres du lycée D’Azeglio, menés par Felice Bal­bo. Au pas­sage, Del Noce — en petit comi­té — a sou­vent mis l’accent sur la nature par­ti­cu­lière de la foi de De Luca, tarau­dée par le doute et en proie à des crises répé­tées. De Luca, qui col­la­bo­rait à la revue Il Fron­tes­pi­zio, avait ten­té, signi­fi­ca­ti­ve­ment, de jeter un pont avec le fas­cisme par l’intermédiaire d’un digni­taire clair­voyant, Giu­seppe Bot­tai. Au cours du second après-guerre, il s’efforcera de faire de même en direc­tion de la gauche poli­tique, par l’intermédiaire cette fois de Togliat­ti, le lea­der indis­cu­té du Par­ti com­mu­niste ‑ita­lien.
Depuis les études de R. Guar­nie­ri et de L. Man­go­ni ((  R. Guar­nie­ri, Don Giu­seppe De Luca. Tra cro­na­ca e sto­ria, San Pao­lo, Milan, 1991 ; L. Man­go­ni, In par­ti­bus infi­de­lium, Einau­di, Turin, ‑1989.)) , la figure de De Luca et son impor­tance dans le monde catho­lique ita­lien appa­raissent incon­tes­tables. Or, pour De Luca, les espé­rances pla­cées dans le groupe des jeunes catho­liques com­mu­nistes étaient extra­or­di­naires, la dif­fé­rence entre ce groupe et un vague pro­gres­sisme étant de nature qua­li­ta­tive. A la racine d’un tel juge­ment, il y a la convic­tion de l’invincibilité de l’erreur moder­niste et donc de l’inanité de toute ten­ta­tive pour endi­guer l’aval : mieux vau­drait au contraire remon­ter vers l’amont, pour y cap­ter les sources de la moder­ni­té et ten­ter d’en régu­ler le cours. Anti­mo­derne et anti­bour­geois in toto, De Luca était cepen­dant pes­si­miste sur la pos­si­bi­li­té d’une issue vic­to­rieuse de la révolte contre le monde moderne. Le seul espoir lui parais­sait rési­der dans la prise de direc­tion, aux sources, de cette révolte contre le monde moderne dont le mar­xisme lui sem­blait être l’incarnation ultime et déci­sive. Dans les pages d’Il Fron­tes­pi­zio, De Luca fai­sait la théo­rie d’une sorte de chan­ge­ment de direc­tion « à trois cent soixante degrés » per­met­tant de conduire « le chré­tien, consi­dé­ré comme anti­bour­geois » de Dono­so Cor­tés à Marx. De là une sym­pa­thie mar­quée pour le groupe roda­niste, vu comme le fer de lance d’une révo­lu­tion anti­bour­geoise fina­le­ment por­teuse ‑d’avenir.
Ces opi­nions d’un prêtre méri­dio­nal, tout atti­rantes qu’elles soient, pour­raient sem­bler en res­ter sur le ter­rain d’un pur archéo­lo­gisme his­to­rio­gra­phique. Mais Del Noce montre com­ment dans un tel uni­vers de pen­sée et d’intuitions s’explicite la phi­lo­so­phie sous-jacente pré­sente, même poten­tiel­le­ment, dans la pra­tique poli­tique de Togliat­ti. Del Noce ajoute que cette expli­ci­ta­tion de la dimen­sion pro­fonde du togliat­tisme per­met de pré­pa­rer la voie du com­pro­mis his­to­rique et de l’eurocommunisme qui auront leur for­mu­la­tion la plus cohé­rente avec Ber­lin­guer, le nou­veau lea­der des com­mu­nistes ita­liens, entre le milieu des années soixante et la fin des années soixante-dix.

Rubrique(s) : Dossiers thématiques, Le progressisme
14 Juil 2009

Über den Spon­ta­neis­mus par Werner Olles

[Ges­präch im Okto­ber 2008. Franzö­sisch erschie­nen in der Aus­gabe 102 (Win­ter 2008–2009)]

Wäh­rend das west­liche Sys­tem am Ende ist, dann befin­den wir uns gegenwär­tig in einer Über­gang­szeit, deren Aus­gang aus einem Kom­plex von man­nig­fal­ti­gen Rekons­truk­tions­vorgän­gen her­vor­ge­hen sollte, worü­ber es zwe­ckmäs­sig wäre, nach­zu­den­ken. Ande­rer­seits sollte man in die­sem Zusam­men­hang die Ers­tel­lung einer Alter­na­tive erwä­gen. Zu die­sem Zeit­punkt stel­len sich zweier­lei Fra­gen : einer­seits die der Ziele (wodurch das bes­te­hende Sys­tem erset­zen ?), ande­rer­seits die der zu erwä­gen­den Aktion, um den Über­gang zu erleich­tern.
Ers­tere ruft ein Pro­blem her­vor, das mit der Man­nig­fal­tig­keit der Mei­nun­gen und deren mögli­chen Kako­pho­nie zusam­menhängt. Eine solche Situa­tion deckt die Zerstö­rung­skraft der geis­ti­gen Ord­nung­sgrund­la­gen bei denen auf, die sie natür­li­cher­weise aufrech­te­rhal­ten soll­ten, sowie die Fähig­keit zur unpar­teii­schen Suche nach der Wah­rhei­ten der Sozia­lord­nung. Es herr­scht in die­sem Bereich ein Gemisch aus Übe­ral­te­rung und Kor­ro­sion durch die Grund­prin­zi­pien des herr­schen­den Sys­tems, das auf die Bedeu­tung des Pro­blems hin­weist.
Die zweite Frage ver­weist uns auf die Theo­rie der Aktion, die einem ordent­li­chen Gesell­schaft­sauf­bau voran­geht. Sie ist umso wich­ti­ger als sie den Stol­per­stein ist, der die Pie­tis­ten oder Quie­tis­ten (einer deren schärf­sten Kri­ti­ker Gün­ter Rohr­mo­ser ist) von  aller­lei Refor­mis­ten, welche sich darü­ber einig sind, dass sie Ein­fluss auf die öffent­liche Mei­nung durch Lob­bying und Unter­wan­de­rung ausü­ben kön­nen, und Spon­ta­neis­ten, welche für  den hie­si­gen und jet­zi­gen Auf­bau von befrei­ten, sich mut­mass­lich erwei­ter­nen­den Zonen, trennt. Die letz­ten zwei Kate­go­rien gehen über die Links/Rechts Spal­tung hinaus, obwohl beide Begriffe von der Lin­ken her­kom­men, was nicht unbe­deu­tend ist. Es würde sich loh­nen diese The­men zu unter­su­chen, vor allem durch die Ana­lyse ges­chicht­li­cher und theo­re­ti­scher Vorgänge. In die­sem Bereich verfügt die Linke über ein bedeu­tendes Erb­gut, inso­weit sie sich durch die revo­lu­tionäre Theo­rie dafür inter­es­siert hat.  Im Hin­blick auf den Aus­mass der Pro­ble­ma­tik, werde ich mich auf die Ana­lyse des­sen bes­chrän­ken, was ich Spon­ta­neis­mus genannt habe, der so aus­sieht, als wäre er die aller­letzte Zuflucht von all den Enttäu­sch­ten des Akti­vis­mus. Einige Fra­gen darü­ber :

1.

Sicher ist, dass sich der Linkss­pon­ta­neis­mus auf der Basis einer Reak­tion dem Leni­nis­mus gegenü­ber ent­wi­ckelt hat, der einer Erb­schlei­che­rei der Revo­lu­tion zuguns­ten einer Elite von Beruf­sre­vo­lu­tionä­ren bes­chul­digt wurde. Wie sich aus dem oben zitier­ten Arti­kel herauss­tellt, hat die Frank­fur­ter Schule, in die Fuss­tap­fen Trots­kis und ande­rer Den­ker der Zeit zwi­schen den bei­den Welt­krie­gen wie Anton Pan­ne­koek oder Georg Lukacs tre­tend, dazu bei­ge­tra­gen, kei­nem der bei­den –dem Staats­ka­pi­ta­lis­mus sow­je­ti­scher Prä­gung und der freien Marktwirtschaft/dem Libe­ral­ka­pi­ta­lis­mus– Recht zu geben, indem sie beide des­sen bes­chul­digt hat, dass sie Herr­schaftss­truk­tu­ren aufrech­te­rhal­ten. In die­ser Nach­folge wird die kom­mu­nis­tische Revo­lu­tion als « bour­geois » kri­ti­siert, weil sie weder die Pro­duk­tions­ve­rhält­nisse noch den Unter­schied zwi­schen Unter­drü­ckern und Unter­drück­ten abges­chafft hat. Sich dazu bes­chrän­kend, eine herr­schende Klasse (das Bür­ger­tum) durch eine andere (die Par­teibü­ro­kra­tie) zu erset­zen, führt sie zur Auf­stel­lung eines Staats­ka­pi­ta­lis­mus. Inwie­weit kann der Ver­ruf der leni­nis­ti­schen Vors­tel­lung der von Beruf­sre­vo­lu­tionä­ren gelei­te­ten Revo­lu­tion die Ent­wi­ck­lung des revo­lu­tionä­ren Spon­ta­neis­mus, der behaup­tet, dass die Revo­lu­tion aus der spon­ta­nen  Aktion der sich ihrer Ent­frem­dung bewusst wer­den­den Mas­sen her­vor­geht, verständ­lich machen ? Was ist über die Ent­wi­ck­lung­se­tap­pen der spon­ta­neis­ti­schen Ideo­lo­gie von der Räte­theo­rie bis zur Arbei­ter­selbst­ver­wal­tung zu bemer­ken ? Welche sind die  psy­cho­lo­gi­schen Trieb­kräfte, die diese Ent­wi­ck­lung erklä­ren ? Indem er diese Span­nung zwi­schen Orga­ni­sa­tion und Spon­ta­neität her­vor­ruft, die in Fran­kreich viele Dis­kus­sio­nen aus­gelöst hat, ins­be­son­dere inne­rhalb der Gruppe « Socia­lisme ou bar­ba­rie » ( Claude Lefort trat für die Spon­ta­neität ein und Cor­ne­lius Cas­to­ria­dis für die Erhal­tung eines orga­ni­sier­ten Pols), ent­wi­ckelt der Spon­ta­neis­mus einen inne­ren  selbst­zerstö­re­ri­schen Widers­pruch. Aus­ser dem Fall von klei­nen Grup­pen, die sich auf­grund der bes­chränk­ten Anzahl ihrer Mit­glie­der ein­zeln orga­ni­sie­ren kön­nen, liegt das Pro­blem in der spon­ta­nen Orga­ni­sie­rung der Mas­sen, die nach der Auf­stand­sphase um der Daue­rhaf­tig­keit willen Struk­tu­ren und eine nicht-spon­tane Orga­ni­sie­rung voraus­setzt. Dies­bezü­glich stellt sich die Frage, ob der uto­pische Trä­ger des Spon­ta­neis­mus nicht etwa im Vor­bild einer auto­ma­ti­schen und ungez­wun­ge­nen Sozial­har­mo­nie liegt, die auf Adam Smiths « ver­bor­gene Hand » ver­weist, sowie auf die fou­rie­rische Uto­pie oder auch auf die Sozio­bio­lo­gie. In disem Zusam­men­hang wäre nicht der Wesens­zug des Linkss­pon­ta­neis­mus die radi­kale Ableh­nung jegli­cher Herr­schafts­form, wie sie durch den Leni­nis­mus kräf­tig und unbe­rech­tigt aufrech­te­rhal­ten wurde ?
Das andere Cha­rak­te­ris­ti­kum des Spon­ta­neis­mus bes­teht in einer Form der Unge­duld. Die Leni­nis­ten hal­ten sie für den Wesens­merk­mal des Link­sex­tre­mis­mus und des­sen revo­lu­tionä­ren Ungestüm (Mao). Der Spon­ta­neis­mus zielt auf zügige, kon­krete Ergeb­nisse und gibt des­we­gen unmit­tel­bar erkenn­ba­ren Tei­ler­run­gen­schaf­ten vor der glü­ck­li­chen Zukunft den Vor­zug. Was für eine mora­lische und psy­cho­lo­gische Schwäche tritt dadurch zutage ?

Ant­wort zu 1.:

Im Laufe der Durch­set­zung­sges­chichte der kapi­ta­lis­ti­schen Waren­ge­sell­schaf­ten wur­den immer wie­der urs­prün­gliche Eman­zi­pa­tions­be­we­gun­gen mit ent­schie­den sys­te­mop­po­si­tio­nel­lem Ans­pruch als Weg­be­rei­ter neuer Ent­wi­ck­lun­gen his­to­risch wirk­sam. Von der alten Arbei­ter­be­we­gung bis zur stu­den­ti­schen Revolte von 1967/68 haben sie letzt­lich dem zum Durch­bruch verhol­fen, was den Erfor­der­nis­sen waren­ge­sell­schaft­li­cher Moder­ni­sie­rung ents­prach. Weil die anti­ka­pi­ta­lis­tisch gesinn­ten Pro­ta­go­nis­ten den nächs­ten ener­gi­schen Schritt hin zur Verall­ge­mei­ne­rung der Waren­form per­ma­nent mit der dro­hen­den Auf­he­bung kapi­ta­lis­ti­scher Herr­schaft ver­wech­sel­ten, konn­ten sie ihre imma­nent vorwärts­trei­bende Rolle nur gegen den erbit­ter­ten Widers­tand der Ver­tei­di­ger des Staus quo spie­len. Die müh­sam erkämpfte Aner­ken­nung als legi­time soziale Bewe­gung mar­kierte dann jeweils den Punkt, an dem die linke Oppo­si­tion vom Out­law zum Teil der reor­ga­ni­sier­ten und moder­ni­sier­ten waren­ge­sell­schaft­li­chen Ord­nung mutierte und ihre über­schüs­si­gen leni­nis­ti­schen Momente abzus­trei­fen begann.
In die­ser Situa­tion trat der Links-Spon­ta­neis­mus auf den Plan und wich vom die­sem ver­trau­ten Mus­ter ent­schei­dend ab, in dem er ein­deu­tig klars­tellte, daß der nos­tal­gische Rekurs auf eine bereits abges­chlos­sene Epoche eben kei­nen neuen Ent­wi­ck­lung­sho­ri­zont eröff­net und beim bes­ten Willen auch nicht mehr mit einem Hinaus­ge­hen über die kapi­ta­lis­tische Ord­nung zu ver­wech­seln ist, wie es bei dem großen, wesent­lich aus dem Kampf der alten Arbei­ter­be­we­gung miter­wach­se­nen Eta­ti­sie­rung­sschübe der ers­ten Hälfte des letz­ten Jah­rhun­derts noch der Fall war.
Weil der Spon­ta­neis­mus, zu dem natür­lich auch die refor­mis­ti­schen Glo­ba­li­sie­rung­sge­gner von Attc & Co. zu zäh­len sind, jedoch nicht in der Lage ist, eine radi­kale Gesell­schafts- und Wert­kri­tik, und am aller­we­nig­sten eine Kri­sen­theo­rie zu for­mu­lie­ren, führt er sich nur selbst hin­ters Licht. Das Gip­fel-Hop­ping wird sich eher über kurz denn über lang tot­lau­fen, glei­ch­zei­tig tum­meln sich in der gesam­ten spon­ta­neis­ti­schen Bewe­gung Heer­scha­ren von Obs­ku­ran­ten, Schar­la­ta­nen und Sek­tie­rern jegli­cher Coleur, und der Nach­weis, daß die dürf­ti­gen Kon­zepte des Spon­ta­neis­mus mit der Mar­x­schen Theo­rie des Kapi­tals im All­ge­mei­nen nicht zur Deckung zu brin­gen sind, ist leicht zu füh­ren. Ana­lyse durch die Demons­tra­tion guten Willens und mora­lische Appelle zu erset­zen, um damit auf die Tit­tel­sei­ten der Zei­tun­gen zu kom­men, beweist letzt­lich doch nur, wie intel­lek­tuell herun­ter gekom­men diese gegen die Fak­ten und logi­schen Regeln des Marktes und der Öko­no­mie argu­men­tie­rende und agie­rende Bewe­gung ist. Doch stellt der Spon­ta­neis­mus nicht die „Kin­der­kran­kheit des Kom­mu­nis­mus“ dar, wie Lenin dies dem Link­sex­tre­mis­mus nicht ganz zu Unrecht unters­tellte, viel­mehr ist er eine Son­der­form des Link­sex­tre­mis­mus. Die „Span­nung zwi­schen Orga­ni­sa­tion und Spon­ta­neität“ liegt dabei sicher auch in den Gegensät­zen zwi­schen einer gewis­sen mar­xis­ti­schen Ortho­doxie, für die es immer eine „gute Seite“ der tech­ni­schen Ent­wi­ck­lung des Kapi­ta­lis­mus zu ret­ten gilt (mikroe­lek­tro­nische Revo­lu­tion) und einer gegen­ge­sell­schaft­li­chen Praxis, die ver­sucht, sich die vita­len Kräfte des Men­schen anzuei­gnen, indem sie die Maschi­ne­rie zerstört, die diese para­ly­siert.

2.

Inwie­weit mag 1968 –wenn nicht gar expli­zit, so doch impli­zit, im Sinne der Unei­nig­keit einer eine Viel­zahl von Grup­pie­run­gen zusam­menfüh­ren­den Bewe­gung– als der Höhe­punkt des Spon­ta­neis­mus gel­ten ? Was ver­bin­det die spon­ta­neis­tische  Dur­ch­drin­gung mit der Tat­sache, dass die ach­tund­se­ch­zi­ger Revo­lu­tion schliess­lich zur gesell­schaft­li­chen Inte­gra­tion der Meh­rheit ihrer Kader geführt hat ? In sei­nem Buch L’archéologie d’un échec (Seuil, 1993) hat der franzö­sische Sprach­wis­sen­schaft­ler Jean-Claude Mil­ner darauf hin­ge­wie­sen, dass die Moderne in ihrer Spät­phase durch den Ver­zicht auf die Kom­pro­miss­lo­sig­keit und die Über­nahme der refor­mis­ti­schen Methode gekenn­zeich­net wird. Auf­grund seines uto­pi­schen Cha­rak­ters zum Schei­tern verur­teilt, wäre der Spon­ta­neis­mus in sei­ner revo­lu­tionä­ren Prä­gung nur eine Zwi­schens­ta­tion zum all­ge­mei­nen Refor­mis­mus. Damit wäre das Vermächt­nis des Spon­ta­neis­mus ein Dop­pel­vermächt­nis : als Poli­ti­kum würde es den Weg für den Refor­mis­mius frei machen ; als Uto­pie (eine andere Gesell­schaft auf­bauen) würde es zur Ghet­toi­sie­rung und zum Kom­mu­ni­ta­ris­mus füh­ren. Auf jeden Fall wird auf das Ziel der sozia­len Umges­tal­tung ver­zich­tet und das Poli­tische abge­lehnt. In die­ser Hin­sicht stellt sich die Frage nach dem Anteil des Spon­ta­neis­mus an dem sozia­len Zusam­men­bruch und der Ent­wi­ck­lung neuer For­men von Bür­ger­krieg. Es sieht alles so aus, als hätte sich das Wesen des Bür­ger­kriegs gründ­lich verän­dert. Die Kon­fron­ta­tion von  zwei iden­ti­fi­zier­ba­ren Blö­cken (Kirche gegen Lai­zis­mus, Kom­mu­nis­mus gegen Kapi­ta­lis­mus) wird durch die Ver­meh­rung der Guer­rillas und der  nicht inten­si­ven Kon­flikte ersetzt.

Rubrique(s) : Revue en ligne
14 Juil 2009

Le mythe de l’Homme Nou­veau par Dalmacio Negro Pavón

<br />

Le thème de ce livre est l’homme nou­veau comme caté­go­rie fon­da­men­tale de l’his­toire des XIXe et XXe siècles et qui se pour­suit aujourd’hui. D’une façon sur­pre­nante, bien que soient très nom­breuses les men­tions et allu­sions à ce thème, il n’a presque pas été étu­dié comme tel de manière sys­té­ma­tique. Il s’a­git d’une figure qua­li­ta­ti­ve­ment très dif­fé­rente de l’i­déal de la per­fec­ti­bi­li­té humaine et du nou­vel homme des reli­gions, dans le cadre des­quelles cette caté­go­rie est légi­time.
Le cri­tère est le rem­pla­ce­ment du concept de ” condi­tion humaine”, qui pré­sup­pose que la nature humaine est quelque chose de stable, fixe, per­ma­nent, uni­ver­sel, par celle d’une nature humaine sup­po­sée trans­for­mable ou mode­lable par l’homme lui-même. D’autre part, cette sub­sti­tu­tion inter­vient dans le cadre d’une nou­velle reli­gion, la reli­gion sécu­lière. Celle-ci, en niant la dis­tinc­tion entre vie éter­nelle et vie tem­po­relle, réduit la vie à sa tem­po­ra­li­té et place sa foi dans la connais­sance. C’est cette reli­gion qui se pré­sente comme une alter­na­tive au chris­tia­nisme depuis la révo­lu­tion fran­çaise, même si elle s’op­pose en prin­cipe à toutes les reli­gions. Le concept de “reli­gion sécu­lière”, en tant que reli­gion spé­ci­fique, n’a pas fait l’objet de nom­breuses études métho­diques, bien que l’on se soit inté­res­sé aux diverses « athéo­lo­gies » aux­quelles il a don­né lieu, par exemple celle de Comte.
Mais ces athéo­lo­gies ne doivent pas non plus être confon­dues avec les athéo­lo­gies poli­tiques, même si elles aus­si sont pro­duites par la reli­gion sécu­lière – reli­gions poli­tiques ou reli­gions de la poli­tique – ni avec les idéo­lo­gies ou les bio-idéo­lo­gies. Bien que tous ces cou­rants repré­sentent autant de variantes de la reli­gion sécu­lière, ils cor­res­pondent à un même type de reli­gio­si­té, dont le mythe de l’homme nou­veau consti­tue la clé.

Ce livre est un essai, du point de vue de l’his­toire des idées, sur les pré­cé­dents his­to­riques du mythe de l’homme nou­veau, sur son actua­li­té et sur la reli­gion sécu­lière d’où il émane et qui en consti­tue le contexte. Le contrac­tua­lisme de Hobbes, avec son arti­fi­cia­lisme, celui de Rous­seau avec son mora­lisme et le nihi­lisme impli­cite de la phi­lo­so­phie de Kant ont intel­lec­tuel­le­ment pré­pa­ré l’ap­pa­ri­tion de la reli­gion sécu­lière et donc aus­si le mythe de l’homme nou­veau qui en découle.
Le livre s’intéresse éga­le­ment aux anté­cé­dents de ce mythe, qui appa­raissent depuis le Moyen Âge, et qui fruc­ti­fie­ront dans le contexte intel­lec­tuel pré­pa­ré par les pen­seurs qui viennent d’être cités, et d’autres plus secon­daires (de ce point de vue du moins). Le tour­nant se situe sous la révo­lu­tion fran­çaise. La poli­tique a alors com­men­cé à pré­va­loir sur la reli­gion et c’est alors que sont appa­rus en toute clar­té la reli­gion sécu­lière et le thème de l’homme nou­veau. Cepen­dant, c’est le Roman­tisme, avec ses uto­pies et ses idéo­lo­gies, qui a réel­le­ment com­men­cé à le mettre en œuvre.
Le mythe a pris un tour radi­cal quand le bio­lo­gisme, déri­vé du dar­wi­nisme, qui pen­sait déjà à un chan­ge­ment bio­lo­gique, s’est sub­sti­tué au méca­ni­cisme pré­cé­dent. Pour ce der­nier, la trans­for­ma­tion des struc­tures suf­fi­sait pour chan­ger la nature humaine. Mais avec l’a­po­gée de la bio­lo­gie, la poli­tique a com­men­cé à céder la place à la bio­po­li­tique et les bio-idéo­lo­gies ont rem­pla­cé à leur tour les idéo­lo­gies. Le natio­nal-socia­lisme a été déci­sif pour l’in­tro­duc­tion du point du point de vue bio­lo­gique dans la reli­gion sécu­lière.
La fin du livre reprend l’ensemble du sujet, pour ten­ter de faire res­sor­tir de quelle manière se pré­sente, en ce début de XXIe siècle, le mythe de l’homme nou­veau. Il s’intéresse, pour finir, à la bio-idéo­lo­gie dite « trans­hu­ma­niste », pour en sai­sir l’originalité propre.

Rubrique(s) : Lectures critiques, Revue en ligne
29 Juin 2009

L’espace litur­gique retour­né par Marc Levatois

[une ver­sion plus courte de cet entre­tien a été publié dans le numé­ro 104 – été 2009 – de la revue. Les pro­pos recueillis par le P. Jean-Paul Mai­son­neuve]

CATHOLICA – En matière reli­gieuse, on s’attend à ce que le géo­graphe observe la place des édi­fices du culte dans l’espace ter­ri­to­rial d’une ville ou d’un pays. Il est plus inat­ten­du de le voir s’intéresser à l’aménagement inté­rieur du lieu de culte, ce qui sur­pren­drait moins de la part d’un archi­tecte. Pou­vez-vous expli­quer votre choix et le jus­ti­fier du point de vue de la méthode propre à votre dis­ci­pline ?

Marc Leva­tois – La géo­gra­phie, pour ce qui est de la France, notam­ment, a trou­vé sa place à l’université à la fin du XIXe siècle, dans une ambiance ratio­na­liste et natu­ra­liste peu pro­pice à la prise en compte du fait reli­gieux. Il a fal­lu attendre le len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale pour voir publier un livre tout entier consa­cré à l’étude géo­gra­phique du fait reli­gieux, sous la plume de Pierre Def­fon­taines, et encore avec la reven­di­ca­tion de « réduire le point de vue reli­gieux à ses seuls élé­ments visibles et phy­sio­no­miques, lais­sant déli­bé­ré­ment de côté le domaine majeur de la vie inté­rieure » ((. P. Def­fon­taines, Géo­gra­phie et reli­gions, Gal­li­mard, 1948, p. 10.)) . (suite…)

Rubrique(s) : Entretiens, Revue en ligne
29 Juin 2009

Redé­cou­vrir le signe sacré par Père Jean-Paul Maisonneuve

[inédit, juin 2009]

Indé­nia­be­ment, l’au­tel « face au peuple » est le fait le plus mar­quant et le plus sym­bo­lique de la réforme, quoi­qu’il n’ait pas fait l’ob­jet d’une norme offi­cielle. Il s’est impo­sé, semble-t-il, plus qu’on l’a impo­sé, comme aus­si la « com­mu­nion dans la main » : en tout cas une par­tie du cler­gé le sou­hai­tait et c’est une mino­ri­té de fidèles, mino­ri­té plus ou moins impor­tante, qui mani­fes­ta sa réti­cence sans pour autant pas­ser à la rébel­lion, tant res­tait vive encore, et par­fois exa­gé­rée (par abus de l’i­mage du « doci­lis grex », trou­peau docile) la notion d’o­béis­sance.
Cela avait été l’un des sou­haits, l’une des expé­ri­men­ta­tions du « Mou­ve­ment litur­gique ». Ain­si que le recours, au moins par­tiel, à la langue ver­na­cu­laire. On dirait que ce sont sur­tout ces deux points qui ont été rete­nus de l’é­po­pée de Maria-Laach, du Mont-César et autres. Mais dans cette épo­pée, la rédé­cou­verte du signe sacré (l’eau, la flamme, le seuil…), tenait au moins autant de place.
Ces pion­niers œuvraient tan­tôt à rendre vigueur aux signes sacrés, tan­tôt à les rendre acces­sibles. Mais ils ne récla­maient cer­tai­ne­ment pas de les rendre accep­tables. Il s’a­gis­sait d’ac­cé­der à Dieu par le che­min qu’Il nous offre Lui-même à cet effet, et qui n’est autre que le sacré. Le P. Louis Bouyer, d’un volume à l’autre de son œuvre, a de plus en plus mis à jour que, loin d’être une his­toire de la pré­do­mi­nance du sacré, l’histoire d’a­vant le Christ est à bien des égards celle de sa déper­di­tion. Sup­pri­mer le sacré serait tel­le­ment peu pas­ser d’une men­ta­li­té païenne à une pure­té chré­tienne qu’une telle opé­ra­tion revien­drait en réa­li­té à se pri­ver, ni plus ni moins, du moyen même par lequel Dieu a vou­lu de tout temps se faire connaître, moyen que la Rédemp­tion n’a pas ren­du caduc mais haus­sé à ses plus hautes pos­si­bi­li­tés.

Pour le mou­ve­ment litur­gique, la ques­tion était de retrou­ver un authen­tique sacré. A l’é­poque des réformes  il régnait un cli­mat de désa­cra­li­sa­tion, comme disaient les anti­mo­der­nistes pour signa­ler ce mal, qui ne tou­chait pas seule­ment le culte mais le domaine moral lui-même.

L’i­dée de sacré était répu­tée démo­dée. Une décou­verte de l’é­van­gile qui se vou­lait toute nou­velle enten­dait le révo­quer au nombre des séquelles du paga­nisme. Il va de soi que l’é­van­gile ain­si revu subis­sait – les faits ne l’ont que trop mon­tré – la réduc­tion mora­liste et psy­cho­lo­gi­sante. Non en sub­stance dans les normes offi­cielles, mais au moins dans la manière de les rece­voir. La très offi­cielle « litur­gie de la parole » pou­vait être mani­pu­lée dans ce sens. L’ « ambon » désor­mais très à l’hon­neur était pour ain­si dire relayé par le nou­vel autel qui, tour­né lui aus­si vers l’as­sem­blée, deve­nait par­tiel­le­ment un autre ambon où la parole et les expli­ca­tions pou­vaient conti­nuer au fil de la « litur­gie eucha­ris­tique », selon un mode de prière qu’on vou­lait plus com­mu­nau­taire, qui s’é­loi­gnait pas­sa­ble­ment du style hié­ra­tique, en un cer­tain sens imper­son­nel, qui avait été de règle jus­qu’a­lors.

La notion de « litur­gie de la parole », cou­plée avec celle de « litur­gie eucha­ris­tique », semble un acquis défi­ni­tif. On doit pour­tant se deman­der si pareille dis­jonc­tion est per­ti­nente, s’il est exact d’en­vi­sa­ger comme deux par­ties en contre­poids l’une par rap­port à l’autre. Ne risque-t-on pas ain­si de perdre de vue le mou­ve­ment de la sainte litur­gie, qui fait un ? Dans le rite byzan­tin ce mou­ve­ment unique par­court la tra­jec­toire qui va de la nais­sance du Sau­veur jus­qu’à l’As­cen­sion.

Toute litur­gie n’est-elle pas une parole en acte, une action, accom­pa­gnée de paroles, mais des paroles qui ne com­mentent pas mais opèrent, per­for­ma­tives, comme disent les lin­guistes ? L’idée de s’asseoir, même pour écou­ter les lec­tures, semble rituel­le­ment dis­cu­table. Ce n’est pas qu’on ne puisse user de bancs par réa­lisme, mais seul le siège épis­co­pal peut avoir une signi­fi­ca­tion litur­gique parce que, en même temps, ecclé­sio­lo­gique. C’est si vrai, que, par exemple, dans le rite byzan­tin, le prêtre laisse tou­jours inoc­cu­pé ce siège (équi­valent de la « cathèdre ») réser­vé à l’ordinaire de l’é­par­chie (du dio­cèse), ou éven­tuel­le­ment à l’un de ses pairs (ce qui se com­prend sans peine quand on sait que chaque évêque est évêque pour toute l’E­glise). Ain­si, dans une sym­bo­lique rituelle, il n’y a que l’évêque (ou le père Abbé) qui ait à s’asseoir à cer­tains moments pré­cis. L’idée d’un célé­brant défi­ni comme « pré­sident » laisse à dési­rer. Pré­sident veut dire : s’asseyant en pre­mier. Le prêtre n’est pas un notable assis, mais un pas­teur. Il se tient debout, in per­so­na Chri­ti, en tête de son assem­blée, tour­né avec elle vers le Père.

L’am­bon actuel, issu de l’an­tique jubé, n’en assume pas la fonc­tion pour autant. Si jadis, au temps des jubés, le lec­teur se pla­çait à l’am­bon, c’était, à son rang, pour être pon­tife, assu­rer le pont, de la nef au chœur, entre les­quels il n’y a pas cloi­son­ne­ment mais pas­sage. Dans les églises byzan­tines, le lec­teur lit l’épître depuis la nef et tour­né vers le sanc­tuaire (déli­mi­té par l’i­co­no­stase), le peuple res­tant debout, car il est « en marche » (idée à laquelle aucun fervent de Vati­can II ne sera insen­sible, que je sache). Notons aus­si qu’il n’est pas ques­tion pour le lec­teur, ni pour le diacre ou le prêtre lisant l’évangile, de lever les yeux du lec­tion­naire, contrai­re­ment à cette habi­tude que l’on a cru devoir prendre de tenir le public en haleine et qui a pour résul­tat de foca­li­ser l’attention sur le talent théâ­tral plus ou moins exer­cé du lec­teur. Celui-ci doit plu­tôt, rivé au livre , s’effacer, usant d’une lec­ture can­ti­lée qui apporte la néces­saire ampli­fi­ca­tion poé­tique et, tout pra­ti­que­ment, acous­tique. Dans l’es­prit de la litur­gie, l’as­pect pra­tique et l’as­pect sym­bo­lique ne sont jamais dis­so­ciés l’un de l’autre. On peut déplo­rer que les faci­li­tés de sono­ri­sa­tion élec­trique aient conduit à les dis­so­cier.

Beau­coup se féli­citent, pour son effet « caté­chi­sa­teur », de cette mise à l’honneur de la Parole qui, en défi­ni­tive, n’est autre que le Christ se don­nant ain­si par le « sacre­ment de l’E­glise ». Mais pour­quoi ne pas déve­lop­per cette caté­chi­sa­tion en ses lieu et place ? La messe, qui, en elle-même, est caté­chèse vivante, a la fina­li­té d’être le cœur du temps pla­cé dans l’é­ter­ni­té. Tout se passe comme si on vou­lait qu’elle serve à tout, et même par moments pour­vu que ce soit le plus briè­ve­ment pos­sible et au moindre coût.

En par­lant de coût, la quête elle-même est litur­gie, preuve que les rites ne sont pas décon­nec­tés du quo­ti­dien tel qu’il est, et c’est ici par une ges­tuelle de par­tage et d’aumône. Encore faut-il son­ger à entre­po­ser billets et pièces de mon­naie loin du Saint des saints, les dépo­sant au fond de la nef, à défaut de nar­thex, comme l’ont tou­jours fait d’ins­tinct les rites chré­tiens. Dans le rite byzan­tin, un assis­tant vient dans le sanc­tuaire pré­sen­ter le pla­teau de la quête à la béné­dic­tion du célé­brant. La quête faite, ce pla­teau res­te­ra hors du sanc­tuaire. Tan­dis que, lors­qu’en cer­taines cir­cons­tances on bénit des den­rées, celles-ci sont posées au niveau de l’i­co­no­stase. L’argent, lui, n’est pas récu­pé­rable dans l’u­ni­vers sacré. Cela choque à juste titre de l’y trou­ver, comme c’est le cas avec les paniers de quête rem­plis posés sur la pre­mière marche de l’au­tel. La sym­bo­lique de l’argent a beau repré­sen­ter la chair (dans une sen­si­bi­li­té biblique), elle sera tou­jours mar­quée d’am­bi­guï­té, car l’argent, même hon­nê­te­ment gagné, n’est jamais, en lui-même, par­fai­te­ment hon­nête – au sens où il conserve quelque chose, sinon de mal­hon­nête, du moins de déshon­nête, d’in­dé­cent dans l’es­pace sacré qui est, ne l’ou­blions pas, l’es­pace de l’a­mour divin et de la beau­té sur­na­tu­relle.

Qu’en sera-t-il de la prise de conscience actuelle ? Quelle litur­gie sera don­née au peuple chré­tien ? Une « réforme de la réforme » risque d’être un rapié­çage de ce qui était déjà quelque peu un rapié­çage, plus ou moins heu­reux selon l’ap­pré­cia­tion qu’on peut en avoir.

Il ne fau­drait pas omettre l’enjeu prin­ci­pal de cette ques­tion rituelle. Ne risque-t-on pas en effet de se rési­gner à la dégra­da­tion de la culture (civi­li­sa­tion), à la tech­ni­ci­sa­tion et à la mise aux normes de l’existence humaine et leurs consé­quences éthiques incal­cu­lables, à la dépoé­ti­sa­tion tota­li­taire du monde (le mot de poé­sie devant s’en­tendre ici avec sa por­tée méta­phy­sique et spi­ri­tuelle), à l’extermination, en tout cas à la bri­made, de l’esprit d’amour et de véri­té jusque dans son sanc­tuaire et sa cita­delle : le culte ?

Il ne s’a­git pas seule­ment de retour à une décence rituelle, mais de la force d’attrait dont un culte digne de la plus grande reli­gion de l’histoire, le catho­li­cisme romain, se mon­tre­rait doté pour peu qu’on s’avise de son effet sur tous les domaines de l’exis­tence. Cela déborde infi­ni­ment le cadre d’une ques­tion de « sen­si­bi­li­té spi­ri­tuelle », a for­tio­ri de goûts et de cou­leurs.

Une litur­gie catho­lique qui res­pi­re­rait à pleins pou­mons ne sau­rait être que l’œuvre orga­nique du Saint-Esprit, seul Auteur de toute vraie tra­di­tion et ins­pi­ra­teur du plus humble fidèle autant que du clerc le plus savant.

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
20 Juin 2009

La rési­gna­tion dans la culture catho­lique par Bernard Dumont

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L’auteur, prêtre et pro­fes­seur à l’Institut catho­lique de Tou­louse (Facul­té de théo­lo­gie), a remo­de­lé en 500 pages sa thèse doc­to­rale sur un thème pou­vant paraître secon­daire, ou polé­mique, à pre­mière vue, mais qui est en réa­li­té très impor­tant. Secon­daire, car la rési­gna­tion fait par­tie de ces dis­po­si­tions d’âme para­doxales, louées comme ver­tus annexes de l’obéissance à la volon­té divine, notam­ment mani­fes­tée à tra­vers les évé­ne­ments de la vie, et comme vice asso­cié au fata­lisme et à la perte de l’espérance. Polé­mique, parce que la rési­gna­tion est exac­te­ment ce qui sert d’appui aux invec­tives mépri­santes de Nietzsche à l’encontre des chré­tiens, accu­sés d’inventer les pré­ceptes d’une morale d’esclaves faite pour jus­ti­fier leur lâche­té devant la « vie » ; ou de Marx, qui voit dans la rési­gna­tion le frein venant blo­quer la lutte des classes, donc aus­si l’obstacle à l’accélération de l’Histoire sup­po­sée n’avancer vers la réa­li­sa­tion du Para­dis sur terre qu’au moyen de la cupi­di­té, de l’envie, du refus d’accepter sa condi­tion.

Et pour­tant la rési­gna­tion est une dis­po­si­tion très impor­tante, bien que, d’un point de vue chré­tien, elle soit tout autant para­doxale. Plus exac­te­ment convien­drait-il de dis­tin­guer entre une forme émi­nente de rési­gna­tion, union avec le Christ, l’Agneau de Dieu accep­tant doci­le­ment le sacri­fice de la croix pour expier la faute ori­gi­nelle et récon­ci­lier l’humanité avec le Père, et une forme néga­tive, bais­sant les bras par erreur d’interprétation devant un monde impie et s’achevant dans la com­pli­ci­té avec lui. Sous ce rap­port, la dégé­né­res­cence de la pré­di­ca­tion reli­gieuse a suc­ces­si­ve­ment abou­ti à empê­cher les justes révoltes contre l’injustice, au nom de tous les ral­lie­ments, et jeté le dis­cré­dit sur la vie inté­rieure d’abandon à la divine pro­vi­dence, l’oubli de soi, l’humilité, l’esprit de péni­tence.

L’abbé Gali­nier-Pal­le­ro­la passe en revue les dif­fé­rentes phases de l’histoire poli­tique de l’Eglise moderne, et constate que le dis­cours ecclé­sias­tique a chan­gé au fil du temps, même s’il fut tou­jours plus ou moins mar­qué par un sou­ci de défense exclu­sif de la liber­té du culte et de l’enseignement reli­gieux et peu par la prise en compte effec­tive des exi­gences d’un ordre poli­tique juste. Le XXe siècle a remis à l’ordre du jour la ques­tion sco­las­tique du droit d’insurrection, Pie XI lui-même étant ame­né à en reprendre les termes dans une ency­clique concer­nant le Mexique et les Cris­te­ros, Fir­mis­si­mam constan­tiam (28 mars 1937). La période de 1939–1945 a favo­ri­sé de telles réflexions, mais elle a aus­si — dans la veine amé­ri­ca­niste de l’Action catho­lique — contri­bué à dépré­cier la rési­gna­tion comme toutes les autres « ver­tus pas­sives ». En exergue de cet ouvrage, qui est une mine à creu­ser, l’auteur place l’exclamation sui­vante : « La rési­gna­tion ? — Quelle hor­reur », cita­tion d’un moine de l’abbaye d’En Cal­cat lui répon­dant au cours d’un entre­tien en 2001. Dans la Somme théo­lo­gique (II II, 21, 1) saint Tho­mas dis­tingue deux formes de pré­somp­tion, l’une par défaut (pas­si­vi­té atten­dant tout de l’action divine), l’autre par excès (pré­ten­tion mil­lé­na­riste de hâter le cours de l’Histoire en l’organisant par les seuls efforts humains).
Tel est bien en défi­ni­tive l’arrière-plan du pro­blème.

Rubrique(s) : Lectures critiques, Revue en ligne
20 Juin 2009

Par des sen­tiers res­ser­rés par Christophe Réveillard

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L’évocation auto­bio­gra­phique du père domi­ni­cain Jean-Miguel Gar­rigues est révé­la­trice à plus d’un titre. L’ouvrage débute sur un léger retour sur une enfance tiraillée entre culture espa­gnole, fran­çaise et ita­lienne, une enfance d’immédiat après-guerre avec les pro­blèmes liés au déra­ci­ne­ment d’une famille de diplo­mates, à l’isolement inter­na­tio­nal de l’Espagne fran­quiste, et à l’anti-américanisme des Fran­çais humi­liés par l’éloignement de leur gran­deur pas­sée. Le P. Gar­rigues, inter­ro­gé par deux jeunes amis, décrit ensuite les grandes étapes de sa vie, par­ti­cu­liè­re­ment sa voca­tion domi­ni­caine, son novi­ciat à Lille, le sémi­naire au Saul­choir où il vécut notam­ment mai 68, sa for­ma­tion à Rome, une année amé­ri­caine ((. L’analyse de Jean-Miguel Gar­rigues évoque la « mono­tone uni­for­mi­té » et le « vide méta­phy­sique de la vie amé­ri­caine », sa « gri­se­rie mon­daine » des inces­santes « par­ties » où percent « sous la façade com­mu­nau­ta­riste, l’uniformité stan­dar­di­sée et le confor­misme conven­tion­nel ». Men­tion­nons aus­si ses réflexions géo­po­li­tiques tout à fait fon­dées des pages 66–67.)) ‚puis une série d’engagements très divers. Le lec­teur suit donc avec inté­rêt ce par­cours dans la deuxième par­tie du siècle, par­ti­cu­liè­re­ment mou­ve­men­té en expé­riences humaines et spi­ri­tuelles. Ce qui frappe le plus, la lec­ture ache­vée, c’est ce goût du contraste, cette volon­té para­doxale d’analyser très luci­de­ment les maux du siècle, tant phi­lo­so­phi­que­ment que mora­le­ment, et de ne pas en tirer les conclu­sions qui sem­ble­raient s’imposer. Si on se limite à la vie de l’Eglise, la cri­tique de cer­taines pesan­teurs et habi­tudes pré­con­ci­liaires ne pro­vo­que­rait pas la gêne chez le lec­teur si elle n’était pas récur­rente, appuyée et pré­sen­tée — volon­tai­re­ment ou non — comme s’agrégeant à une remise en cause d’ensemble, laquelle devrait par ailleurs rele­ver de l’évidence. Ain­si, les appré­cia­tions sur la « cui­sine clé­ri­cale » ou le côté « fonc­tion­naire du culte » (p. 40), sûre­ment justes en soi, deviennent dan­ge­reu­se­ment sys­té­miques quand la ques­tion sui­vante est consé­cu­ti­ve­ment ain­si posée : « Ces messes pré­con­ci­liaires n’ont cepen­dant pas empê­ché votre crois­sance spi­ri­tuelle. Com­ment l’expliquez-vous ? » (ibid). L’on retrou­ve­ra ce genre de géné­ra­li­sa­tion lorsque l’auteur évoque « les messes dont on ne com­pre­nait goutte et aux­quelles les fidèles assis­taient en mar­mon­nant le cha­pe­let pen­dant que loin d’eux les enfants de chœur sem­blaient faire la course avec le prêtre en débi­tant à toute allure les prières en latin… » (p. 54) ; peut-on vrai­ment réduire la des­crip­tion de l’ensemble des messes de l’époque pré­con­ci­liaire à cela, tout autant qu’à la « pres­sion sociale et [au] confor­misme conven­tion­nel » l’affluence des fidèles en Espagne, même s’il y a beau­coup de vrai dans ces obser­va­tions ? De même, évo­quant la période de sa voca­tion : « J’ai décou­vert une Eglise qui venait d’entrer en concile œcu­mé­nique, une litur­gie qui sor­tait de la pompe creuse et sen­ti­men­tale du XIXe siècle pour se renou­ve­ler par un retour aux sources, j’ai décou­vert le frère Roger de Tai­zé, qui pas­sait nous par­ler d’œcuménisme, le bon pape Jean XXIII […] et le car­di­nal Mon­ti­ni, arche­vêque de Milan, qui, espé­rait-on, lui suc­cé­de­rait, car on le jugeait seul capable de mener à bien le concile » (pp. 81–82) ; tout le contraire, selon lui, de « l’impression de sclé­rose que don­nait l’Eglise avant le concile » (p. 54) dont la der­nière par­tie du pon­ti­fi­cat de Pie XII était « mar­quée par un auto­ri­ta­risme qui allait jusqu’à exer­cer une cer­taine « police de la pen­sée » », etc. Le domi­ni­cain se hasarde même à relier une amu­sante et révé­la­trice anec­dote de quelques années sui­vant mai 68, à la situa­tion du pon­ti­fi­cat de Benoît XVI. Les PP. de Lubac et Bouyer, recru­tés par le père Danié­lou pour faire une démarche auprès du car­di­nal Fran­çois Mar­ty, déplorent auprès de celui-ci que « l’interprétation abu­sive du concile [fasse] table rase par rap­port à la tra­di­tion anté­rieure » — ce qui exo­né­rait en réa­li­té à bon compte les causes intrin­sèques dues à la rédac­tion des textes eux-mêmes. Ils entendent le car­di­nal de Paris leur répondre : « « Après le concile, nous avons pen­sé que l’avenir était au pro­gres­sisme. Vous nous dites main­te­nant que le pro­gres­sisme ne marche pas. Eh bien nous revien­drons à l’intégrisme ». Le père de Lubac faillit s’étrangler de colère et se récria, scan­da­li­sé : « Mon­sei­gneur, il ne s’agit ni de pro­gres­sisme, ni d’intégrisme mais de la véri­té. » — « La véri­té, voi­là bien un grand mot, un mot de théo­lo­gien, mon père !» » Aujourd’hui, le P. Gar­rigues com­mente : « N’a‑t-on pas l’impression, qua­rante ans après, que dans l’Eglise de France, par un retour du balan­cier et au nom du même oppor­tu­nisme, la pro­phé­tie du car­di­nal Mar­ty n’est pas loin de s’accomplir ? Le plus déso­lant c’est que per­sonne ne fasse remar­quer que c’est la for­ma­tion tra­di­tio­na­liste d’avant le concile qui a pro­duit les prêtres contes­ta­taires de 1968 et que les même causes pro­dui­ront de nou­veau les mêmes effets » (p. 132).

Cette ten­dance de son auto­bio­gra­phie n’aurait rien qui étonne le lec­teur si, dans le même ouvrage, le P. Jean-Miguel Gar­rigues ne déve­lop­pait des ana­lyses très pré­cises et sans com­plai­sance sur les effets intrin­sèques du concile et la trans­for­ma­tion de ses contem­po­rains. Sans aller jusqu’à citer Bos­suet — « Dieu se rit des créa­tures qui déplorent les effets dont elles conti­nuent à ché­rir les causes » —, com­ment le lec­teur doit-il inter­pré­ter une phrase comme celle-ci : « On com­men­çait à par­ler beau­coup à cette occa­sion [du concile] et de manière bien floue du dia­logue entre l’Eglise et le monde […]. Mais je per­ce­vais déjà, ici ou là, des signes qui mon­traient avec quelle faci­li­té on ris­quait de pas­ser d’un vrai dia­logue, qui ne peut exis­ter qu’au sein d’une com­mune recherche de la véri­té, à un ali­gne­ment mimé­tique des catho­liques sur leurs divers inter­lo­cu­teurs : chré­tiens sépa­rés, membres d’autres reli­gions, com­mu­nistes… » (p. 94) ?

La vie d’étude au Saul­choir appa­raît, dans ce récit, par­ti­cu­liè­re­ment ins­truc­tive sur la période pré­cé­dant mai 1968, puis sur celle des évé­ne­ments mêmes. Ain­si, l’auteur nous fait-il com­prendre la très grande dif­fi­cul­té des sémi­na­ristes, ne serait-ce que pour appré­hen­der en pre­mière année l’introduction à la phi­lo­so­phie. A telle enseigne que le père entre­ra en phi­lo­so­phie par Hei­deg­ger, Hus­serl, Gada­mer et Mer­leau-Pon­ty. Le P. Claude Gef­fré, régent des études, « sen­tant les limites du néo­tho­misme du XXe siècle [essayait] d’opérer des ouver­tures dans la pen­sée de saint Tho­mas à l’aide de la phé­no­mé­no­lo­gie hei­deg­gé­rienne ». A l’inverse de ceux ensei­gnant « cor­rec­te­ment le tho­misme » mais de façon méca­nique, deux jeunes pro­fes­seurs pas­sion­nants étaient cepen­dant « acquis l’un à Kant, l’autre à Hegel […] l’un d’eux était déjà en cure psy­cha­na­ly­tique et les deux devaient quit­ter les ordres […] ». J.-M. Gar­rigues avoue n’avoir com­pris la sub­sti­tu­tion de la phé­no­mé­no­lo­gie à la méta­phy­sique que bien plus tard. Avec le « défaut de renou­vel­le­ment de la syn­thèse tho­miste dans le domaine pro­pre­ment théo­lo­gique » et le sou­ve­nir de la mise à l’écart du P. Che­nu ((. « Le dan­ger que com­por­tait la pen­sée théo­lo­gique du père Che­nu s’était mani­fes­té dans une phrase mal­heu­reuse mais signi­fi­ca­tive de son livre Le Saul­choir une école de théo­lo­gie […] où il disait que le dogme est la cris­tal­li­sa­tion de la spi­ri­tua­li­té d’une époque. Cet his­to­ri­cisme ne dis­tin­guait pas le rôle sim­ple­ment dis­po­si­tif du contexte his­to­rique dans le déve­lop­pe­ment dog-matique par rap­port au rôle pro­pre­ment déter­mi­nant des véri­tés conte­nues dans la Révé­la­tion et que les dogmes ne font qu’expliciter. Le Saint-Office y vit le signe d’une dérive moder­niste… » (p. 118). )) puis de deux de ses dis­ciples les pères Congar et Féret, le malaise dans l’enseignement et la vie au sémi­naire bas­cu­lèrent, en mai 1968, dans l’ébranlement de la foi et la révo­lu­tion. Les nou­veaux maîtres du moment sont Marx, Nietzsche et Freud, les struc­tu­ra­listes Fou­cault, Lacan, Althus­ser, le pro­fes­seur de théo­lo­gie morale est « conver­ti à la psy­cha­na­lyse », etc. J.-M. Gar­rigues confirme qu’il n’a pour cette rai­son « étu­dié la par­tie morale de la Somme théo­lo­gique de saint Tho­mas d’Aquin que bien après et par [ses] propres moyens, alors [qu’il] était deve­nu entre-temps… doc­teur en théo­lo­gie » (p. 120). Le père maître, Albert-Marie Bes­nard, une haute figure spi­ri­tuelle, sui­vra lui-même une évo­lu­tion par­ti­cu­lière puisque, ébran­lé par le rejet de la spi­ri­tua­li­té par ses jeunes frères, il ten­te­ra « de cou­ler l’oraison chré­tienne dans la médi­ta­tion zen ».

L’auteur se révèle excellent obser­va­teur du pro­ces­sus visible de la déca­dence mais dont l’origine est bien plus pro­fonde. L’élite montre le mau­vais exemple — le pois­son pour­rit par la tête — puis vient la « perte des repères de la morale com­mune [qui coïn­cide] avec la géné­ra­li­sa­tion de la télé­vi­sion en France dans les débuts des années 60 », la com­plai­sance-démis­sion des géné­ra­tions pré­cé­dentes face à l’activisme révo­lu­tion­naire de jeunes gens agis­sant comme les « pos­sé­dés » de Dos­toïevs­ki, la pri­mau­té don­née au contexte dans l’enseignement théo­lo­gique, la faveur pour la spi­ri­tua­li­té orien­tale, sans oublier « l’opportunisme pas­to­ral » des évêques. L’autorité au sein même du Saul­choir était alors sapée par l’assemblée géné­rale quo­ti­dienne sans but ni ordre du jour autre que la prise de la parole. Après une telle défer­lante, la fer­me­ture rapide du Saul­choir s’imposera, ce que le P. Gar­rigues, hon­teux de l’attitude intel­lec­tuelle de sa géné­ra­tion en mai 68 et contre laquelle il ten­ta de résis­ter, décrit comme « la mort qui avait frap­pé, le plus sou­vent jusqu’à l’anéantissement tous les centres intel­lec­tuels de la for­ma­tion du cler­gé fran­çais : Domi­ni­cains, Jésuites, Sul­pi­ciens, Ora­to­riens, Carmes, Fran­cis­cains et même cer­tains monas­tères de haut niveau cultu­rel, comme En-Cal­cat ou la Pierre-qui-Vire » (p. 135). Il est vrai­ment éton­nant dans ce cadre géné­ral qu’au couvent du Saul­choir, « même en plein milieu de Mai 1968, le rythme des offices [se soit] main­te­nu imper­tur­ba­ble­ment ». Ce para­doxe inté­res­sant éclaire toute situa­tion d’ordre révo­lu­tion­naire dont les pre­miers sou­bre­sauts per­cep­tibles ne marquent fina­le­ment que la fin de l’activité sou­ter­raine et invi­sible : pour le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire l’institution est uti­le­ment encore debout mais elle est déjà gan­gre­née.

Le P. Gar­rigues cher­che­ra à com­battre, notam­ment à Paris, la dérive gnos­tique de l’enseignement théo­lo­gique. Cela ne l’empêchera pas de tâter du pen­te­cô­tisme (ulté­rieu­re­ment renom­mé Renou­veau cha­ris­ma­tique), alors qu’il per­ce­vait pour­tant « le risque de glis­se­ment du Renou­veau catho­lique vers une « pro­tes­tan­ti­sa­tion » évan­gé­lique de type fon­da­men­ta­liste, adog­ma­tique et « émo­tion­na­liste » ». A par­tir du début des années 1970, trans­pa­raît chez lui l’impression d’une bouillon­nante insta­bi­li­té (paroisses semi-monas­tiques Saint-Jean-de-Malte d’Aix-en-Provence, puis Saint-Nizier à Lyon, contacts avec les « bles­sés de la vie », tra­vaux théo­lo­giques lors du synode des évêques de 1971, contri­bu­tion à la rédac­tion du Caté­chisme de l’Eglise catho­lique, ami­tiés intel­lec­tuelles avec Jacques Mari­tain, Chris­toph Schön­born, Alain Besan­çon, confé­rences de carême à Notre-Dame au terme des­quelles il refuse l’offre du car­di­nal Lus­ti­ger d’une mis­sion ecclé­siale de grande impor­tance (évo­luant sans doute vers l’épiscopat) pour conser­ver son état reli­gieux rede­ve­nu monas­tique, errances sur « l’antijudaïsme his­to­rique de la Chré­tien­té » et rap­ports avec des Juifs mes­sia­niques.

« La pro­vi­dence a vou­lu faire de moi un homme qui doit mar­cher sans trop de bagages par des che­mins res­ser­rés. Ce côté pré­caire et par­fois même nomade de ma vie, n’était pas pour dérou­ter quelqu’un qui, comme moi avait été appe­lé par Dieu à tra­vers la figure du père de Fou­cault » (p. 329). Reste que l’épilogue de son pas­sion­nant pro­pos révèle un noir désen­chan­te­ment tant en ce qui concerne la socié­té (« Déca­dence des élites, ensau­va­ge­ment des masses, ter­ro­risme en expan­sion, esprit capi­tu­lard d’un âge qui se déclare post-héroïque, tous ces signes pour­raient bien indi­quer qu’un monde touche à sa fin ») que l’Eglise, pour laquelle son pro­pos se fait encore plus maus­sade. « Contrai­re­ment à ces pas­teurs qui nous annoncent pério­di­que­ment qu’elle connaît un « prin­temps », je la vois plu­tôt entrée en ago­nie. […] le plus expres­sif de cette entrée en ago­nie de l’Eglise est que la masse des chré­tiens […] ne sait plus à quoi elle croit, ni pour­quoi elle croit ». « [La] nou­velle évan­gé­li­sa­tion est de fait sou­vent mise en œuvre sous la forme d’une agi­ta­tion uti­li­sant toutes les recettes pas­to­rales, jusqu’aux gad­gets les plus sus­pects : goût pour le sen­sa­tion­nel et le spec­ta­cu­laire, pour les figures spi­ri­tuelles média­tiques drai­nant des foules à l’enthousiasme creux, recherche des moyens du monde pour condi­tion­ner les fidèles […]. Uti­li­ta­risme à court terme qui ne peut pas être por­teur d’une vraie et durable fécon­di­té ». Mais ce constat sans fard serait-il aus­si désa­bu­sé s’il n’était le secret aveu d’une illu­sion per­due ?

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19 Juin 2009

Judas est en enfer par Père Jean-Paul Maisonneuve

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Le titre n’entend pas seule­ment pro­vo­quer, puisque l’abbé Pagès s’attache, en der­nière par­tie de sa réflexion, à démon­trer que l’apôtre traître qui a choi­si son des­tin l’a fait irré­ver­si­ble­ment, mais le pro­pos est avant tout d’établir l’existence actuelle de l’enfer, à l’encontre prin­ci­pa­le­ment de Hans Urs von Bal­tha­sar qui, en met­tant en cause la réa­li­té d’une dam­na­tion éter­nelle, ne pro­pose rien d’autre, selon l’auteur, qu’une nou­velle ver­sion de la doc­trine de l’apocatastase — la récon­ci­lia­tion finale —, en dépit des for­mules les plus nettes du Nou­veau Tes­ta­ment, citées de manière tron­quée pour les besoins de la cause. Il semble bien que le grand théo­lo­gien d’Einsiedeln ait en l’occurrence lais­sé de côté la ten­sion dra­ma­tique qui donne au reste de son oeuvre une hau­teur, une noblesse ajus­tées à la gran­deur de l’oeuvre du Rédemp­teur et à la pro­fon­deur du mal­heur humain comme à celle de l’amour divin. Aus­si ne pou­vons-nous qu’adopter de pré­fé­rence avec Guy Pagès, non la for­mule « espé­rer pour tous », mais cette autre : « espé­rer pour le plus grand nombre pos­sible », dont les avan­tages sont remar­qua­ble­ment pré­sen­tés.
Il est cer­tain que la pré­di­ca­tion des peines de l’enfer a été aban­don­née ou édul­co­rée au pire moment où une telle ten­dance à évi­ter de par­ler de l’enfer ne peut qu’encourager nos contem­po­rains à y aller tout droit, comme ils en prennent glo­ba­le­ment le che­min d’une manière indis­cu­table pour tout obser­va­teur de l’état de déla­bre­ment moral et spi­ri­tuel de notre monde, pour tout lec­teur impar­tial des mys­tiques, pour tout fidèle à qui on n’a pas occul­té des révé­la­tions aus­si impor­tantes et graves que celles de Fati­ma et d’autres. Aus­si ne peut-on que révi­ser la ten­dance pla­te­ment opti­miste à dédai­gner pure­ment et sim­ple­ment la thèse théo­lo­gique, tra­di­tion­nelle et même patris­tique, du petit nombre des sau­vés.
L’originalité de ce livre tient au fait que le carac­tère effrayant des pers­pec­tives des­si­nées n’est que le revers d’une théo­lo­gie per­son­nelle et d’une pré­di­ca­tion morale dont on voit clai­re­ment qu’elles se fondent tota­le­ment sur la révé­la­tion de l’amour et, en consé­quence, du bon­heur infi­ni pro­mis à ceux qui lui auront fait accueil. Il vau­drait la peine d’analyser et de dis­cu­ter point par point cet ouvrage impor­tant, ce qui sera fait, nous l’espérons, quand paraî­tra une nou­velle édi­tion actuel­le­ment en pro­jet.
On se bor­ne­ra à sou­hai­ter que les dif­fé­rents niveaux d’interprétation des textes magis­té­riels, théo­lo­giques ou mys­tiques, soient ana­ly­sés et com­pa­rés, l’importance du sujet requé­rant ce tra­vail déli­cat et extrê­me­ment dif­fi­cile.
L’auteur demande que, pour le bien des âmes, un dogme paraisse sur l’actualité de l’enfer. On com­prend ce qui motive une pareille requête. L’Eglise cepen­dant a tou­jours essayé, en toute der­nière ana­lyse, d’éviter le pas­sage à la limite, sinon sur l’existence d’une dam­na­tion éter­nelle, du moins sur le nombre de ceux qui la subissent, en dépit de décla­ra­tions nom­breuses revê­tues d’une auto­ri­té indis­cu­table. Nous nous trou­vons devant un mys­tère tota­le­ment écra­sant que seule la Sagesse du Père est à même de mesu­rer et d’assumer.

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