Revue de réflexion politique et religieuse.

La Colombe et les tran­chées

Article publié le 7 Jan 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 84, pp. 112–118]

Trans­crip­tion d’une thèse d’histoire sou­te­nue à Paris IV « sur le Vati­can et les ini­tia­tives de paix », cet ouvrage ((. Natha­lie Reno­ton-Beine, La Colombe et les tran­chées, Cerf, coll. His­toire, février 2004, 29 €.))  relate les ten­ta­tives obs­ti­nées et nom­breuses du pape Benoît XV pour sor­tir l’Europe de l’horreur de la guerre de 1914–1918, et pour obte­nir une paix juste fruit d’un com­pro­mis, per­met­tant de déli­vrer l’Europe des nations chré­tiennes de leur affron­te­ment. renothonA l’aide d’archives inédites et pas­sion­nantes, l’auteur retrace de manière com­plète les rebon­dis­se­ments spec­ta­cu­laires de ce feuille­ton diplo­ma­tique dont les peuples épui­sés furent l’enjeu, ne l’oublions pas. Pour leur mal­heur, les efforts du pape se sol­dèrent fina­le­ment par un échec à court terme. Ils per­mirent quand même un rap­pro­che­ment de la papau­té avec toutes les puis­sances en guerre, excep­té l’Italie, et de repla­cer dura­ble­ment le Saint-Siège sur la scène inter­na­tio­nale, dans un rôle de média­teur qui ne lui est plus guère contes­té aujourd’hui. C’est donc toute la genèse du par­cours du com­bat­tant de cette « colombe des tran­chées » qui nous est don­née, avec un état qua­si com­plet de ses entre­lacs diplo­ma­tiques. A ce titre, Natha­lie Reno­ton-Beine a le mérite de sou­li­gner l’obstination du Saint-Siège à se sou­cier de la paix pour ses ouailles, et les mau­vaises volon­tés évi­dentes qu’il a ren­con­trées chez ceux qui vou­laient pous­ser l’affrontement idéo­lo­gique jusqu’au sui­cide de l’Europe. Déjà, dans son ency­clique Mater et Magis­tra du 1er novembre 1914, le pape des­si­nait un appel à la paix comme garan­tie d’un monde moral et fra­ter­nel contre la guerre « se nour­ris­sant du sang et des larmes et trans­for­mant l’Europe en champ de mort et fer­men­té par le maté­ria­lisme ». En 1915, le pape lance pro­phé­ti­que­ment aux gou­ver­nants : « Vous qui por­tez devant Dieu et devant les hommes la res­pon­sa­bi­li­té de la paix et de la guerre, écou­tez notre prière, écou­tez la voix du Père, du Vicaire éter­nel et le sou­ve­rain Juge, auquel vous devez rendre compte des entre­prises publiques aus­si bien que pri­vées ». Et il ajoute, pro­phé­tique : « Que l’on ne dise pas que ce cruel conflit ne puisse être apai­sé que dans la vio­lence des armes ! Que l’on dépose de part et d’autre le des­sein de s’entredétruire. Que l’on réflé­chisse bien, les nations ne meurent pas humi­liées et oppres­sées, elles portent fré­mis­santes le joug qui leur a été impo­sé, pré­pa­rant la revanche, se trans­met­tant de géné­ra­tions en géné­ra­tions un triste héri­tage de haine et de ven­geance » ((. Fran­çois Jan­ko­wiak, in Phi­lippe Levil­lain (dir.), Dic­tion­naire his­to­rique de la papau­té, Fayard, 2003.)) . Mais la ten­ta­tive la plus connue de Benoît XV est son offre de paix du 1er août 1917 aux bel­li­gé­rants. C’est aus­si celle qui sus­ci­ta le plus de remous chez les gou­ver­nants et dans les opi­nions publiques, opi­nions catho­liques bien sûr com­prises. Benoît XV plai­dait pour une paix juste et durable qui ne désho­no­rait aucun des Etats, il pré­co­ni­sait l’instauration d’une pro­cé­dure inter­na­tio­nale qui vien­drait en sub­sti­tu­tion des forces armées, réta­bli­rait la force supé­rieure du droit. Le res­pect de celle-ci per­met­trait par contre­coup d’assurer une vraie liber­té des mers, dont l’absence était consi­dé­rée comme source de conflits. Sur la ques­tion des dom­mages de guerre et des répa­ra­tions, il deman­dait une condam­na­tion entière et réci­proque, à l’exception de la Bel­gique à laquelle devait être garan­tie l’indépendance. L’Allemagne devait éva­cuer les ter­ri­toires fran­çais et se voir res­ti­tuer en contre­par­tie ses anciennes pos­ses­sions colo­niales. Le règle­ment des autres ques­tions ter­ri­to­riales, en par­ti­cu­lier l’Alsace-Lorraine, devait trou­ver sa solu­tion en tenant compte des aspi­ra­tions des peuples.
En ser­rant de très près les archives diplo­ma­tiques, celles du Vati­can, de l’Allemagne, de l’Autriche et du minis­tère fran­çais des Affaires étran­gères, Natha­lie Reno­ton-Beine nous per­met donc de décou­vrir toutes les péri­pé­ties de cette ten­ta­tive de paix, la façon dont le fil a été rom­pu par les mau­vaises volon­tés des uns et des autres, cha­cun se défaus­sant sur l’autre, mais aus­si com­ment les envoyés du pape, par exemple le nonce Pacel­li et son secré­taire Gas­par­ri, ont ten­té en vain de renouer les fils. A lire cet ouvrage, on a l’impression d’assister à un bal­let diplo­ma­tique où sans cesse le sol se dérobe sous les pieds de ceux qui vou­draient rat­tra­per l’Europe au bord du gouffre. Cet ouvrage est donc pré­cieux car il per­met de pré­ci­ser les enjeux de cha­cun, de relan­cer le débat, à la suite de l’ouvrage de Fran­çois Latour ((. Cité par Fran­çois Latour dans La Papau­té et les pro­blèmes de la paix pen­dant la Pre­mière Guerre mon­diale, L’Harmattan, 1996. )) , et de rendre jus­tice aux efforts de ce pape, trop long­temps décrié en France par une légende tenace, qui tenait au pro­cès d’intention : celui d’être sus­pec­té a prio­ri de sym­pa­thie pour les puis­sances cen­trales — ou pour l’Entente selon les opi­nions —, alors qu’il ne cher­chait qu’à jouer son rôle de média­teur pour une Europe à la dérive.
Mais s’il est com­plet et sou­vent nova­teur en matière diplo­ma­tique, l’ouvrage de N. Reno­ton-Beine est par­fois bien dis­cret sur les enjeux et presque muet sur cer­tains arrière-plans de cette tra­gé­die, qui nous touchent de près en France. Cer­taines « icônes » his­to­riques seraient-elles donc intou­chables ? Pour­rait-on racon­ter, par exemple, Le Père Goriot de Bal­zac sans lever un coin de voile sur la pen­sion Vau­quier ?
L’attitude des catho­liques fran­çais ((. Cf. Jean-Marie Mayeur, « Le catho­li­cisme fran­çais et la Pre­mière Guerre mon­diale », péné­trante étude publiée en 1974 dans la revue Fran­cia à l’Institut his­to­rique alle­mand de Paris.)) , qui auraient dû être les pre­miers inté­res­sés, est l’un de ces arrière-plans. Grâce à « l’Union sacrée », les catho­liques vont être par­mi les pre­miers à faire leur devoir d’état, sans pour autant tou­jours désar­mer la vigi­lance de leurs enne­mis, tant dans le gou­ver­ne­ment que dans une par­tie de la presse, et il fau­dra attendre la fin et la conclu­sion de la guerre pour les voir réin­té­grés dans la com­mu­nau­té natio­nale. Des jour­naux comme La Lan­terne rouge ne vont pas se pri­ver d’attaquer sys­té­ma­ti­que­ment le Vati­can, avec lequel la France a rom­pu toute rela­tion diplo­ma­tique, et de jeter la sus­pi­cion sur toutes ses ini­tia­tives pour la sor­tir du conflit. Les catho­liques ont-ils été des otages du choc des natio­na­lismes et des opi­nions publiques por­tées à l’incandescence ? Dès le début du conflit, le pape avait déjà du mal à se faire entendre. Par exemple, la réac­tion agres­sive de Léon Bloy, citée dans la thèse de l’auteur mais absente de l’ouvrage, qui écrit dans son jour­nal en décembre 1914 : « Ce pape dont la figure est anti­pa­thique, je ne sais vrai­ment ce qu’il faut pen­ser de lui. S’il est comme on le dit un poli­tique, et rien que cela c’est déjà à faire peur » et « dites où est le bon droit » ((. Fran­çois Latour, op. cit. )) . Plus tard, suite à l’exhortation apos­to­lique émou­vante de 1915, qui aurait per­mis de prendre un peu de recul, les évêques fran­çais répondent sou­vent en insis­tant sur les « res­pon­sa­bi­li­tés de l’Allemagne » dans la guerre et leur sou­hait de voir triom­pher « le droit ». Autre exemple signi­fi­ca­tif : Marc San­gnier ren­contre le pape en audience pri­vée le 19 août 1916, et plaide pour une condam­na­tion uni­la­té­rale de l’Allemagne par le pape en faveur de la France. Voi­ci sa réponse selon le compte ren­du auto­graphe de San­gnier : « Le Pape affirme qu’il aime la France et qu’il avait affir­mé l’injustice de la vio­la­tion de la Bel­gique. Je lui fais remar­quer que c’est par cette injus­tice que les Alle­mands ont com­men­cé la guerre et que c’est elle qui leur a don­né leur pre­mière vic­toire et tant que dure l’occupation de la Bel­gique ils se main­tiennent dans l’injustice. Le Pape me répond que moi qui suis phi­lo­sophe, je dois com­prendre que le Pape est bien for­cé de trai­ter avec les Alle­mands parce qu’il y a là un pou­voir de fait » ((. Archives de l’institut Marc San­gnier (Marc San­gnier mili­te­ra avec convic­tion pour la paix après la guerre).)) .

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