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5 Juil 2010

La ville et les églises par Jean Brun

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 39, pp. 37–44]

La concen­tra­tion urbaine, née du tra­vail pro­mé­théen sur la matière inerte, a eu pour consé­quence de confé­rer à la rue et à l’architecture des fonc­tions, voire une mis­sion, qui sont à la fois le reflet et le moteur d’une vision du monde dans laquelle la pro­duc­tion a été sub­sti­tuée à la Créa­tion. Le mot inté­rieur, naguère encore uti­li­sé pour dési­gner un domi­cile, impli­quait une réfé­rence à une inti­mi­té à laquelle par­ti­ci­pait une famille réunie autour d’un foyer, centre de cha­leur phy­sique et spi­ri­tuelle. Jusque dans sa misère, la chau­mière pos­sé­dait une beau­té qua­si méta­phy­sique dans la mesure où elle était l’image même d’un refuge offert à l’homme errant sur cette terre. Le devoir d’hospitalité ou la néces­si­té de se défendre confé­raient à l’habitation tout le sérieux du recueille­ment et de la com­mu­nion. Dans les vil­lages et les villes, les mai­sons étaient géné­ra­le­ment construites autour de l’église dont elles consti­tuaient autant de satel­lites. Pos­sé­dant rare­ment plus d’un étage et comme rivées à l’horizontalité de la terre, les mai­sons étaient domi­nées par la ver­ti­ca­li­té du clo­cher, qui n’était pas une tour esca­la­dant le ciel, mais une flèche en rap­pe­lant la pré­sence.
Quant aux rues, elles étaient essen­tiel­le­ment des lieux de pas­sage qui condui­saient d’un inté­rieur à un autre, ou qui menaient à la Grand Place où se tenaient les mar­chés et les foires, lieux de réunion où l’on échan­geait mar­chan­dises, paroles et nou­velles. Sales, non éclai­rées et peu sûres, les rues étaient sur­tout le lieu de « mau­vaises ren­contres » et l’on ne s’y attar­dait guère. Pour­tant, elles conser­vaient en elles quelque chose de cica­tri­ciel car elles avaient été des­si­nées non par quelque urba­niste épris de fonc­tion­nel, mais par des hommes qui peu à peu avaient lais­sé sur le sol les traces de leurs pas. Elles n’avaient été ni per­cées ni construites, elles avaient été len­te­ment frayées par de mul­tiples pas­sages et c’était de part et d’autre de ces signa­tures que les habi­ta­tions avaient été construites et conti­nuaient de l’être. Aus­si ces rues por­taient-elles des noms qui aujourd’hui nous semblent pit­to­resques et qui se rap­por­taient à des corps de métier ou à des évé­ne­ments mar­quants qui s’effacèrent ensuite peu à peu de la mémoire des hommes.
Certes, entrer dans un inté­rieur impli­quait que l’on en fût déjà sor­ti, mais la sor­tie était sur­tout ce qui sépa­rait deux entrées ; l’intérieur s’ouvrait sur une inti­mi­té où l’on était chez soi. Je suis chez moi, tu es chez toi, il est chez lui, se conju­guaient d’une manière qui n’excluait pas tout égoïsme ni toute vani­té, mais qui impli­quait tout de même la réfé­rence à des per­sonnes dotées d’une vie inté­rieure. C’est ce que tentent de nous faire sen­tir ces tableaux de peintres fla­mands où l’on voit une porte qui s’ouvre sur une pièce qui s’ouvre elle-même sur une autre pièce, et ain­si à l’infini comme jusqu’au plus pro­fond de l’être.
Quant aux rela­tions, elles s’établissaient « de porte à porte » ; on se réunis­sait pour les grands évé­ne­ments de la vie : nais­sance, mariage, mala­die, mort, qui fai­saient éprou­ver à cha­cun à la fois le retour d’une Visi­ta­tion et le carac­tère inexo­rable de la fuite du temps. Il ne s’agit natu­rel­le­ment pas de décrire avec nos­tal­gie quelque « bon vieux temps pas­sé » qui n’aurait exis­té que dans les contes de fées, mais il importe de com­prendre tout ce qu’implique et tout ce que repré­sente ce dans quoi se débat l’homme d’aujourd’hui. Car il y a quelque chose d’éminemment onto­lo­gique dans la nais­sance et dans le déve­lop­pe­ment des méga­poles ten­ta­cu­laires qui ont pour contre­par­tie une déser­ti­fi­ca­tion des cam­pagnes et l’apparition de pro­blèmes inso­lubles liés à la pro­mis­cui­té véné­neuse dans les agglo­mé­ra­tions et aux entas­se­ments per­vers dans les concen­tra­tions urbaines. La per­sonne y est, en effet, dévo­rée par les cadences que lui impose ce nou­veau Lévia­than qu’est deve­nue la Grande Ville où cha­cun éprouve de plus en plus tra­gi­que­ment la détresse soli­taire à laquelle condamne l’être-ensemble.
La Bible a tou­jours mis en garde contre les pres­tiges de la ville. La pre­mière fut fon­dée par Caïn qui lui don­na le nom de son fils ; Hénoch fut donc créée par celui qui avait fait entrer la mort dans le monde, la ville, qui sera don­née pour le haut lieu de la fra­ter­ni­té, repose sur un fra­tri­cide, ce que confirme la fon­da­tion de Rome. Babel, Sodome, Gomorrhe, Baby­lone sont ces places où les hommes tour­nèrent le dos à Dieu pour y don­ner libre cours à leurs pas­sions et à leurs lois. Les villes d’aujourd’hui en sont les héri­tières. La Grande Ville, née des exi­gences de la pro­duc­tion indus­trielle, c’est-à-dire des tra­vaux de Pro­mé­thée et de Faust, est deve­nue le temple des œuvres sans Grâce, des com­mu­ni­ca­tions sans com­mu­nion, des mes­sages sans Mes­sage, des réseaux sans sujets. Tout y a été mis en œuvre par l’Homme deve­nu Dieu pour que soient éli­mi­nés le sujet, le pro­chain et le Tout-Autre au pro­fit d’une pieuvre sans âme bap­ti­sée Huma­ni­té, Socié­té, Race, Classe, Par­ti, Etat.
La célèbre pro­cla­ma­tion de Sartre, selon laquelle nous devons nous déli­vrer de la vie inté­rieure parce que « tout est dehors, tout jusqu’à nous-mêmes » et pour qui « nous nous décou­vri­rons […] sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose par­mi les choses, homme par­mi les hommes ((. J.-P. Sartre, Une idée fon­da­men­tale de la phé­no­mé­no­lo­gie de Hus­serl : L’intentionnalité, in Situa­tions I, Paris, Gal­li­mard, 1947, p. 34–35.)) , ne marque nul­le­ment le point de départ d’une nou­velle concep­tion du monde se don­nant la bonne conscience des ali­bis péti­tion­naires, elle est la pro­fes­sion de foi d’une « belle âme » qui, à la dif­fé­rence de celle dont Hegel fait le pro­cès et qui vit « dans l’angoisse de souiller la splen­deur de son inté­rio­ri­té par l’action » ((. Hegel, La Phé­no­mé­no­lo­gie de l’Esprit, tra­duc­tion J. Hyp­po­lite, Paris, Aubier, 1941, t. II, p. 189.)) , vit dans l’angoisse de souiller la splen­deur de l’action par une recon­nais­sance de l’intériorité.
C’est pour­quoi la rue n’est plus ce lieu où le pas­sant pou­vait aller d’un foyer à un autre, elle est deve­nue l’égout col­lec­teur où des tor­rents de pié­tons se voient offerts, ou refu­sés, les objets des dési­rs et de la concu­pis­cence. Tous les rez-de-chaus­sée des rues prin­ci­pales sont occu­pés aujourd’hui par des vitrines de maga­sins char­gées de pro­vo­quer des envies et des besoins arti­fi­ciels que la publi­ci­té ren­force encore en les char­geant d’érotisme. A tel point que les rues dites « pié­tonnes » qui semblent libé­rer le pié­ton des dan­gers et des bruits des véhi­cules, sont en réa­li­té des moyens pour pola­ri­ser l’attention de celui-ci sur des mar­chan­dises en lui évi­tant d’être dis­trait par des pro­blèmes de cir­cu­la­tion.
La rue n’est plus un lieu où l’on passe, mais un lieu où l’on vit de plus en plus inten­sé­ment ; c’est dans la rue que l’on s’exprime ((. Dans divers domaines, l’homme de la rue est pris comme norme de réfé­rence.))  soit par des graf­fi­ti soit en y des­cen­dant car la mani­fes­ta­tion rem­place le dia­logue argu­men­té. Dans les petites villes, on pra­tique fré­quem­ment le rite socioexis­ten­tiel qui consiste à « faire la Grand Rue » les jours de repos ou à la sor­tie du tra­vail. Si bien que l’on peut dire que l’habitation n’est plus tel­le­ment ce lieu où l’on entre pour pou­voir y demeu­rer, mais celui d’où l’on sort afin de s’en éva­der ; d’où le pres­tige dont jouissent ceux qui « sortent beau­coup » parce qu’ils ont les moyens de le faire.
C’est pour­quoi les noms de rues n’évoquent plus des noms de cor­po­ra­tion, ni des évé­ne­ments qui frap­pèrent une com­mu­nau­té d’hommes ayant le sen­ti­ment d’appartenir non pas à une même ville, mais à un même corps. Les noms de ville com­mé­morent aujourd’hui des dates de l’histoire natio­nale ou des grands hommes dont les connais­sances et les idées phi­lan­thro­piques per­mirent à la socié­té de « fran­chir une nou­velle étape sur la voie du pro­grès ». Ces noms de rues n’ont pas jailli len­te­ment d’une tra­di­tion for­gée par un temps qui creu­sait son lit dans la vie quo­ti­dienne, ils furent choi­sis et impo­sés par un conseil muni­ci­pal sou­cieux d’éduquer ((. A Dijon, une ancienne muni­ci­pa­li­té pro­gres­siste a fait suivre les noms des rues d’un bref com­men­taire édi­fiant ; c’est ain­si qu’Emile Zola est qua­li­fié d’«écrivain aux convic­tions maté­ria­listes”, alors que saint Ber­nard est laï­ci­sé par l’appellation : « Ora­teur et homme poli­tique ».))  une popu­la­tion à qui il « vou­lait du bien ».
Ces rues, où tout passe et où rien ne se passe sinon du délic­tueux en tout genre, ont atteint le comble de l’anonymat aux Etats-Unis où les villes-cham­pi­gnons sans aucun pas­sé sont rec­ti­li­gne­ment qua­drillées par des ave­nues et par des rues qui se croisent à angles droits et qui ne sont dési­gnées que par des numé­ros. Des­cartes en aurait peut-être été satis­fait lui qui déplo­rait que, dans les vieilles bour­gades, les édi­fices soient « arran­gés, ici un grand, là un petit, […] comme ils rendent les rues cour­bées et inégales, on dirait plu­tôt que c’est la for­tune que la volon­té de quelques hommes usant de rai­son qui les a ain­si dis­po­sés » ; à ses yeux ces anciennes cités étaient ordi­nai­re­ment « mal com­pas­sées au prix de ces places régu­lières qu’un ingé­nieur trace dans une plaine » ((. Des­cartes, Dis­cours de la méthode, Deuxième par­tie.)) .
Pour­tant ici, il faut se défier plus que jamais du pla­ni­fi­ca­teur ratio­na­liste et de ses véri­tés obli­ga­toires. Tous les « Big Bro­thers », char­gés par eux-mêmes et par leurs cour­ti­sans, d’organiser la vie de la cité et celle des citoyens selon le sens de l’histoire, veulent être des archi­tectes et des urba­nistes régen­tant la cir­cu­la­tion des idées, comme celle des pro­duits et des véhi­cules. Ils pensent volon­tiers avec Des­cartes « qu’il est mal­ai­sé en ne tra­vaillant que sur les ouvrages d’autrui, de faire des choses fort accom­plies » ; ils dési­rent réa­li­ser l’entreprise, à laquelle tou­te­fois Des­cartes disait que per­sonne n’avait assis­té, de jeter « par terre toutes les mai­sons d’une ville pour le seul des­sein de les refaire d’autre façon et d’en rendre les rues plus belles » ((. Des­cartes, loc. cit.)) . Le désir de faire table rase du pas­sé et de for­ger l’avenir grâce à un para­dis scien­ti­fique urbain ani­ma aus­si bien Hit­ler ((. Que l’on songe au plan du futur Ber­lin pré­vu dès 1939 par Albert Speer l’architecte du IIIe Reich.))  que Sta­line ((. On connaît le pom­pié­risme archi­tec­tu­ral dont Sta­line enlai­dit l’URSS et les pays com­mu­nistes.))  que Ceau­ses­cu ((. Ceau­ses­cu fit raser tous les monu­ments his­to­riques du centre de Buca­rest pour y construire des bâti­ments de « style révo­lu­tion­naire ».))  ou que Mao Tse Toung. Dans les pays libé­raux pul­lulent les archi­tectes et les urba­nistes qui tra­vaillent, et réus­sisent, à convaincre les ministres déci­deurs qu’ils ont trou­vé le moyen de conci­lier le fonc­tion­nel et la beau­té en met­tant l’un et l’autre au ser­vice de la « qua­li­té de la vie » qui sera d’ailleurs ensuite prise en charge par le gou­ver­ne­ment ((. Que l’on songe, par exemple, aux Salines construites par C.-N. Ledoux en 1770, au Vil­lage de l’Unité et de la Mutuelle coopé­ra­tion de Robert Owen (1817), à la Gar­den City d’Ebenezer Howard (1898), au Fami­lis­tère construit à Guise par Jean Bap­tiste Godin (le fabri­cant des célèbres poëles du même nom) à par­tir des idées de Charles Fou­rier, à la « Ville pour trois mil­lions d’habitants » des­si­née par Le Cor­bu­sier en 1922.)) .
Le plan orga­ni­sa­teur est simple. Puisqu’il n’y a plus de vie inté­rieure, mais que seul existe l’être-ensemble, la ville devra assu­mer une double fonc­tion : per­mettre au dyna­misme de l’être-ensemble de régu­ler ses cou­rants grâce à des rues et à des routes, per­mettre au sta­tisme de l’être-ensemble de fixer ses repos grâce à des blocs d’immeubles jux­ta­po­sés de telle manière qu’ils occupent le moins de place pos­sible sur le sol, d’où la pro­li­fé­ra­tion des tours. L’urbanisme socio-posi­ti­viste réduit donc le vivre-ensemble à deux pro­blèmes : celui du char­riage et celui de l’entassement. Les artères et les moyens de trans­ports sont char­gés de résoudre le pre­mier, les paral­lé­lé­pi­pèdes hori­zon­taux ou ver­ti­caux sont char­gés de résoudre le second. Des réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tions par l’écrit, le son et l’image assurent la cohé­sion du tout en trans­por­tant les infor­ma­tions néces­saires.

Rubrique(s) : Textes
12 Juin 2010

Un cham­pion de l’Eu­rope chré­tienne, Marc d’A­via­no par Dario Composta

Le Dr Heuss, pré­sident de la Répu­blique fédé­rale alle­mande dans les années cin­quante, voyait l’Europe repo­ser sur trois col­lines : le Gol­go­tha, l’Acropole d’Athènes et le Capi­tole de Rome. La reli­gion, la phi­lo­so­phie, et le droit sont les véri­tables bases durables de notre civi­li­sa­tion. C’est ce qu’avait com­pris un humble capu­cin, le Père Marc d’Aviano, qui a vécu à l’époque du grand péril turc auquel l’Europe a été confron­tée au XVIIe siècle. Le conti­nent, après la guerre de Trente Ans et la Paix de West­pha­lie (1648), pre­nait acte, y com­pris sur le plan diplo­ma­tique, de la rup­ture de l’unité de la foi catho­lique, en se scin­dant en une Europe luthé­rienne au nord, et une Europe catho­lique au sud. Seul res­tait intact le Saint Empire romain-ger­ma­nique, tan­dis que les puis­sances colo­niales (Espagne, Angle­terre, Por­tu­gal, Hol­lande) se pré­oc­cu­paient plus de leurs inté­rêts outre-mer que de l’unité euro­péenne. C’était l’époque où Louis XIV, pour se défendre de la menace ger­ma­nique, aidait finan­ciè­re­ment et au terme d’accords plus ou moins inavoués, les Turcs qui, de leur côté, après la chute de Constan­ti­nople, se ruaient sur les Bal­kans, pous­sant jusqu’à Vienne, alors capi­tale de l’Empire. Venise, qui conti­nuait d’être une puis­sante répu­blique mari­time, maî­tresse de la Médi­ter­ra­née orien­tale, ain­si que la Pologne, étaient concer­nées par l’affaire, mais elles crai­gnaient le pou­voir impé­rial. C’est de cette divi­sion des âmes que pro­fi­tèrent les Turcs, qui occu­pèrent l’Albanie, une par­tie de la côte dal­mate, et mena­cèrent la Hon­grie et l’Autriche elle-même. Tel est le moment dra­ma­tique où vécut Marc d’Aviano, un humble capu­cin, né dans le Frioul et par le fait pla­cé, pour ain­si dire, aux confins de trois com­po­santes eth­niques euro­péennes : latine, ger­ma­nique et slave.
Avia­no est aujourd’hui un vil­lage ados­sé aux Alpes, aux confins de la You­go­sla­vie à l’est, et au nord, de l’Autriche. Au XVIIe siècle, le bourg, qui était entou­ré d’une zone agri­cole flo­ris­sante et comp­tait quelques manu­fac­tures tex­tiles, appar­te­nait à la Répu­blique véni­tienne. Cent cin­quante ans aupa­ra­vant Avia­no avait été atta­qué par une expé­di­tion turque qui, après avoir mis en pièces la gar­ni­son vénète, avait sac­ca­gé le pays et dépor­té une grande par­tie de la popu­la­tion dans la conster­na­tion géné­rale. Le sou­ve­nir en était encore vif en 1631 quand vient au monde Car­lo Dome­ni­co Cris­to­fo­ri, troi­sième enfant de la famille, le futur Père Marc.
La famille, aisée, après l’école, l’envoya au col­lège des pères jésuites de Gori­zia pour acqué­rir une for­ma­tion plus com­plète et pour le pres­tige du foyer. Mais à Gori­zia, le jeune homme, pris par l’idéal croi­sé, s’enfuit dans le but de com­battre seul les Turcs. Les capu­cins de Capo­dis­tria, qui l’avaient recueilli, le ren­voyèrent chez lui. Il prend alors la déci­sion de suivre la voie fran­cis­caine et en 1644, après avoir revê­tu l’habit, il émet ses vœux reli­gieux. Il a alors dix-neuf ans. A vingt-cinq ans, il est déjà prêtre et pré­di­ca­teur. Après avoir diri­gé, comme rec­teur, les cou­vents de Bel­lu­no et d’Oderzo, en ter­ri­toire vénète, il se consacre à la pré­di­ca­tion. En 1676, à Padoue— il avait donc qua­rante-sept ans —,il accom­plit un miracle qui sus­cite l’enthousiasme popu­laire, mais aus­si l’irritation des auto­ri­tés ecclé­sias­tiques qui décident de l’exiler. A Venise, il gué­rit une reli­gieuse par une simple béné­dic­tion après sa pré­di­ca­tion. Sa renom­mée se répand rapi­de­ment dans toute la Véné­tie et atteint l’Autriche où la cour le réclame. L’évêque de Cologne, en Alle­magne, insiste pour que le thau­ma­turge se rende sur son ter­ri­toire où sévissent les luthé­riens. En 1680, le Père Marc (tel était le nom reli­gieux du prêtre) se rend en Autriche en pas­sant par Trente, Inns­bruck, Salz­burg, Linz. C’était alors le règne de l’empereur Léo­pold Ier, qui, à la suite de la mort de son frère, avait lais­sé ses études de théo­lo­gie et une voca­tion sacer­do­tale pour la suc­ces­sion du trône impé­rial. Léo­pold était un homme très pieux, humble, mais indé­cis et peu apte à gou­ver­ner. Leur ren­contre a lieu à Linz, et a des résul­tats impré­vus : entre les deux per­son­nages s’établit une pro­fonde ami­tié qui ne ces­se­ra plus désor­mais, au point que à dix-huit reprises, le Père Marc, après avoir pas­sé l’hiver en Ita­lie, se ren­dra de longs mois dans le nord pour prê­cher au cours de longues ran­don­nées et pour pro­di­guer ses conseils à Léo­pold. Par­tout où passe le pré­di­ca­teur, il sus­cite une émo­tion pro­fonde, et accom­plit des gué­ri­sons mira­cu­leuses et pro­voque des conver­sions. Le comte pala­tin de Neu­burg l’hébergera plus d’une fois dans son châ­teau. Il ira même jusqu’à Bruxelles, non sans dif­fi­cul­té, puisqu’il lui faut le lais­ser-pas­ser de Louis XIV qui le connaît de répu­ta­tion mais craint qu’il soit un agent secret impé­rial. Le Père Marc, avec un com­pa­gnon, après d’enthousiastes et fruc­tueuses pré­di­ca­tions à Milan et Turin, passe le Mont Cenis, se rend à Lyon et se dirige vers Paris. Mais le Roi le fait arrê­ter près de Mâcon. La police le fouille, le met sur une char­rette de paille et l’expédie, menot­té, vers la fron­tière belge alors aux mains des Espa­gnols. L’accueil en Bel­gique est triom­phal. Il prêche à Bruxelles, Anvers, Mâlines, Gand, Lou­vain, Namur, Liège, fai­sant tou­jours une forte impres­sion, des conver­sions, des miracles, des gué­ri­sons extra­or­di­naires. Il pousse jusqu’à Gro­ningue avant de redes­cendre par Pader­born, Cologne, Würz­burg, la Suisse, Milan enfin. Les docu­ments de l’époque font état des dizaines de béquilles lais­sées dans les églises attes­tant des miracles opé­rés sur des estro­piés, boi­teux, ain­si que d’ex-votos de sourds et d’aveugles.

Mis­sions diplo­ma­tiques

L’année d’après, le Père Marc s’en retourne à Vienne sur ordre du pape Inno­cent XI, aujourd’hui béa­ti­fié, qui lui avait confié la déli­cate mis­sion d’atténuer les ten­sions poli­tiques entre l’Empire et la France, et entre celle-ci et l’Espagne. L’année sui­vante il doit se rendre en Espagne, mais le roi de France lui refuse une nou­velle fois le pas­sage. Entre-temps, les Turcs, qui avaient bous­cu­lé les gar­ni­sons impé­riales en Hon­grie, arrivent à Vienne. La famille impé­riale se réfu­gie à Linz et l’armée se pré­pare dans la fièvre à affron­ter les agres­seurs. Léo­pold appelle alors le Père Marc. On était en mai 1683, et les Turcs venaient tout juste de mettre le siège devant la capi­tale. Toutes les chan­cel­le­ries euro­péennes avaient les yeux fixés sur ce péril immi­nent, car une fois Vienne tom­bée, les Turcs auraient les mains libres en Pologne et en France. Jean Sobies­ki III, le roi de Pologne, som­mé de se joindre aux armées impé­riales, pose des condi­tions exor­bi­tantes : il exige que l’empereur lui aban­donne le com­man­de­ment mili­taire, il réclame des sommes consi­dé­rables, chose impos­sible dans les condi­tions du moment. Le Père Marc va alors voir per­son­nel­le­ment Jean Sobies­ki (dont la femme était fran­çaise), il le confesse, célèbre la sainte messe et l’exhorte à voler au secours de l’armée impé­riale en lui adjoi­gnant trente mille hommes. Le Père Marc intime de prier, prêche les sol­dats, les confesse et leur recom­mande d’avoir confiance dans la pro­tec­tion de la Sainte Vierge. Le 12 sep­tembre, l’armée impé­riale attaque l’ennemi, pen­dant que le capu­cin, cru­ci­fix en main, l’exhorte à com­battre avec cou­rage pour la chré­tien­té. La vic­toire est com­plète, et s’il n’y avait eu dis­pute entre les chefs, la route de Buda­pest aurait été ouverte.
Après ce suc­cès, le capu­cin retour­na bien hum­ble­ment dans son couvent de Padoue, en fran­chis­sant la Slo­vé­nie et la Véné­tie. L’année sui­vante, il retour­ne­ra don­ner des conseils aux com­man­dants impé­riaux pour la recon­quête de Buda­pest, et les années ulté­rieures il fera de même en diri­geant les troupes sur Bel­grade. De 1685 à 1689, il va pré­sen­ter ses pro­jets stra­té­giques à Vienne en vue de la recon­quête des Bal­kans.
La France, depuis long­temps, s’opposait à une paix entre les Turcs et les Impé­riaux, créant des situa­tions dif­fi­ciles pour Léo­pold. Celui-ci est contraint de conclure une alliance avec les princes pro­tes­tants (dans le cadre de la Ligue d’Augsbourg). Cette stra­té­gie déplaît au Saint-Siège. Une fois dis­pa­ru Inno­cent XI, le nou­veau pon­tife, Alexandre VIII, un Véni­tien qui pen­chait pour la poli­tique fran­çaise, charge une nou­velle fois Marc d’Aviano d’aller à Vienne pour convaincre Léo­pold de rompre cette alliance, bien que juri­di­que­ment les Princes fassent encore par­tie du Saint-Empire romain-ger­ma­nique. Alexandre VIII meurt à peine un an plus tard (1691) et on cherche à Rome à atté­nuer le dif­fé­rend avec la cour de Vienne en confiant, cette fois encore, cette mis­sion diplo­ma­tique au Père Marc. Il connais­sait par­fai­te­ment toutes les flat­te­ries, tous les men­songes et les inté­rêts sor­dides qui s’y culti­vaient. Qui plus est, cer­tains de ses confrères véni­tiens, par jalou­sie, l’avaient dénon­cé comme impos­teur. Il aurait certes pré­fé­ré la vie cachée du couvent aux longs voyages, effec­tués presque tou­jours pieds nus avec sa bure rugueuse pour seul vête­ment. Il obéit néan­moins avec une éton­nante humi­li­té et sup­por­ta la mal­veillance avec rési­gna­tion. Avec l’empereur, il se montre d’une grande fran­chise, l’avertit de graves désordres consta­tés par­mi les sol­dats, des pillages com­mis dans les églises de Hon­grie pen­dant les cam­pagnes mili­taires, il le met en garde contre l’hypocrisie de cer­tains cour­ti­sans et les riva­li­tés entre chefs mili­taires. Le Père d’Aviano pen­sait que la conduite la plus per­ti­nente pour l’Autriche était de por­ter ses efforts poli­tiques et stra­té­giques sur les Bal­kans. Cent soixante-quatre lettres de Léo­pold au Père Marc, et cent cin­quante-trois de celui-ci à l’empereur, témoignent de l’étroite confiance et de l’amitié chré­tienne régnant entre les deux hommes, et de l’esprit de pater­ni­té du capu­cin.

Actions mis­sion­naires

Une année, le Père Marc fut envoyé prê­cher à Rome, mais le par­ti ita­lo-fran­çais redou­tait que la pré­sence du grand capu­cin n’altère l’équilibre poli­tique. On trou­va donc un pré­texte pour l’empêcher de venir. La même chose arri­va à Flo­rence, en sorte que sa pré­di­ca­tion forte et irré­sis­tible se por­ta en Alle­magne, en Hon­grie et en Slo­vé­nie, et bien sûr aus­si dans le nord de l’Italie. Ce qui sur­prend, c’est qu’en tous lieux il ne s’exprimait presque jamais qu’en ita­lien. En Alle­magne, il ne pro­non­çait que quelques phrases dans la langue locale, mais son visage hié­ra­tique, son regard pro­fond, sa voix puis­sante et sou­vent émue pro­dui­saient de tels effets sur les foules que celles-ci rem­plis­saient les places, esca­la­daient les bal­cons et les toits pour le voir et l’écouter.
Marc d’Aviano est encore retour­né à Vienne en 1686, à la satis­fac­tion de l’ambassadeur véni­tien lui-même et du nonce apos­to­lique. La situa­tion poli­tique et mili­taire était alar­mante, puisque depuis 1685, avec Mus­ta­pha II, le nou­veau sul­tan d’Istanbul, les opé­ra­tions mili­taires en Hon­grie avaient redou­blé d’intensité. L’humble capu­cin exhor­ta à la confiance en Dieu, il fit faire des prières publiques, fit trans­por­ter pro­ces­sion­nel­le­ment l’image de la Vierge Marie dans les cathé­drales. Et le 11 sep­tembre, l’armée impé­riale aux ordres d’Eugène de Savoie culbu­ta une nou­velle fois les Turcs à Sze­ged, en Hon­grie.
Cette fois, le Père Marc aurait vou­lu res­ter dans sa cel­lule de Padoue où il était reve­nu pour y ter­mi­ner ses jours. Mais une fois encore, au cours de l’été sui­vant, il lui fal­lut se rendre à Vienne. Ultime voyage : épui­sé, après une brève mala­die, il rend l’âme dans les bras mêmes de Léo­pold. Il avait 69 ans.
A trois siècles de dis­tance, la figure du Père Marc d’Aviano s’associe admi­ra­ble­ment à sa pas­sion pour la « chré­tien­té » (comme il l’appelait), c’est-à-dire non pour une Eglise abs­traite, mais pour les chré­tiens alors divi­sés et incer­tains face à l’ennemi turc. Il ne haïs­sait nul­le­ment l’ennemi, au contraire, il était bien connu des mili­taires et des chefs musul­mans et esti­mé d’eux pour sa sain­te­té. Sa pas­sion n’était pas celle des armes, mais bien plu­tôt celle de la foi catho­lique, de la pré­ser­va­tion de la civi­li­sa­tion chré­tienne, de la conver­sion des pro­tes­tants, d’une action de paix et de concorde envers les frères sépa­rés qui pour­tant lui adres­saient des invec­tives, et le calom­niaient au moyen de libelles dif­fa­ma­toires. Ils ont même ten­té de le tuer lors de son voyage en Alle­magne et en Hol­lande. De son côté, il n’a jamais recou­ru qu’à l’arme de la parole, ne rédi­geant aucun écrit polé­mique. Ce cham­pion de la foi catho­lique peut encore aujourd’hui être pro­po­sé à notre admi­ra­tion, à un moment où l’on parle beau­coup de « réévan­gé­li­sa­tion ». Il nous apprend que la pre­mière réévan­gé­li­sa­tion qui soit, c’est celle de la sain­te­té et de l’austérité, et que dans une Europe jouis­seuse et avide de bien-être, c’est sur­tout des héros de l’Evangile et des saints rem­plis d’amour pour le Christ et l’Eglise que nous avons besoin.

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 26, pp. 41–45].

Rubrique(s) : Textes
12 Juin 2010

Le piège de la sur­en­chère éco­lo­giste par Denis Mestre

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 103, pp. 140–142]

La Facul­té de théo­lo­gie d’Angers a orga­ni­sé le 17 mai 2008 un col­loque inti­tu­lé « Eco­lo­gie et créa­tion, enjeux et pers­pec­tives pour le chris­tia­nisme d’aujourd’hui ». L’objectif affi­ché de ce col­loque — dont les actes ont été publiés sous la direc­tion de Mgr Sten­ger, évêque de Troyes ((. Mgr Marc Sten­ger (dir.), Eco­lo­gie et créa­tion, Uni­ver­si­té catho­lique de l’Ouest, Parole et Silence, octobre 2008, 18 €.))  — était de « mon­trer l’attrait du chris­tia­nisme pour les pro­blèmes éco­lo­giques, ses prises de posi­tions actuelles, et les solu­tions qu’il entend appor­ter au débat public, au pot com­mun » (p. 10). Mais en réa­li­té, il semble que l’objectif d’un cer­tain nombre d’interventions était plu­tôt de dis­cul­per l’Eglise d’avoir igno­ré, ou pire encou­ra­gé la des­truc­tion de la nature, en démon­trant qu’au contraire, les catho­liques ont été les pion­niers de l’écologie, de « la pro­tec­tion de l’environnement » et du « déve­lop­pe­ment durable ». L’approche à la fois « défen­sive » et « contre-offen­sive » de la pro­blé­ma­tique éco­lo­gique peut ain­si <br />don­ner l’impression au lec­teur que l’Eglise cherche à rat­tra­per son retard et se lance mal­adroi­te­ment dans la sur­en­chère éco­lo­gique. A la pointe de l’épiscopat fran­çais sur les ques­tions éco­lo­giques (notam­ment en tant que pré­sident de Pax Chris­ti France), Mgr Sten­ger inau­gure ce col­loque en appor­tant une double réfu­ta­tion : le chris­tia­nisme ne recon­naît pas la tyran­nie de l’homme sur la créa­tion et le Saint-Siège n’est pas cou­pable d’avoir gar­dé le silence sur la crise éco­lo­gique contem­po­raine. Por­tée en 1967 par le pro­fes­seur amé­ri­cain d’histoire médié­vale Lynn Town­send White, la pre­mière accu­sa­tion repose sur une inter­pré­ta­tion mal­hon­nête de la Genèse : en ensei­gnant que Dieu a deman­dé à l’homme de « domi­ner » la Terre, le judéo-chris­tia­nisme aurait jus­ti­fié l’exploitation immo­dé­rée de la nature. Cette thèse a depuis été lar­ge­ment remise en cause ((. Voir par exemple Fran­çoise Cham­pion, « Reli­gions, approches de la nature et éco­lo­gies », Archives des Sciences sociales des reli­gions, n. 90, avril-juin 1995, pp. 39–56. ))  et l’on peut s’étonner que Mgr Sten­ger y consacre la moi­tié de son inter­ven­tion. L’autre réfu­ta­tion appor­tée par l’évêque de Troyes porte sur le pré­ten­du silence du Saint-Siège en matière d’environnement. Pour dis­cul­per le Vati­can, Mgr Sten­ger démontre que depuis le mes­sage adres­sé par Paul VI à la confé­rence de Stock­holm en 1972, les papes n’ont jamais ces­sé de dénon­cer la des­truc­tion de la nature et le gas­pillage de ses res­sources.
On ter­mine ain­si la lec­ture de cette inter­ven­tion avec l’impression que, comme tout le monde, l’Eglise a décou­vert les pro­blèmes éco­lo­giques dans les années 1970, et qu’elle est désor­mais entrée dans la ronde éco­lo­giste. C’est d’ailleurs ce que semble accré­di­ter la troi­sième par­tie du col­loque consa­crée à la créa­tion de la nature à tra­vers l’art : les œuvres étu­diées dans deux des trois inter­ven­tions (tapis­se­ries de Lur­çat et de Dom Robert, ain­si que l’opéra Saint Fran­çois d’Assise d’Olivier Mes­siaen) datent de la seconde moi­tié du XXe siècle comme si les deux mil­lé­naires d’art chré­tien qui ont pré­cé­dé cette période n’existaient pas. Pour­tant, la phi­lo­so­phie chré­tienne n’a‑t-elle pas tou­jours pro­mu un rap­port har­mo­nieux de l’homme avec la nature ? N’a‑t-elle pas tou­jours subor­don­né l’usage des biens natu­rels au res­pect de l’ordre natu­rel ? Rien de cela ne trans­pa­raît dans les inter­ven­tions sui­vantes où les fio­ret­ti de saint Fran­çois et la poé­sie de cer­tains grands mys­tiques médié­vaux sont pré­sen­tés comme étant les seuls aspects éco­lo­giques de la tra­di­tion chré­tienne.
Si l’on en croit Jean Bas­taire, écri­vain catho­lique estam­pillé, l’Eglise serait ain­si cou­pable de n’avoir pas lais­sé se déve­lop­per la « théo­lo­gie » avant-gar­diste de saint Fran­çois d’Assise : alors que le Pove­rel­lo pro­cla­mait la fra­ter­ni­té de l’homme avec toutes les créa­tures de l’Unique Père com­mun de tous les êtres, saint Bona­ven­ture aurait réduit cette pater­ni­té à un « prin­cipe pre­mier » sépa­rant l’homme de son envi­ron­ne­ment. La pen­sée fran­cis­caine se serait ain­si pri­vée d’une théo­lo­gie bien plus res­pec­tueuse de la nature grâce à laquelle l’Eglise aurait pu être à l’avant-garde de l’écologie : « Qu’on ima­gine ce qu’un Nico­las Hulot pour­rait faire aujourd’hui à la lumière de l’Evangile ! Mais aucun dis­ciple de Fran­çois n’a été invi­té au Gre­nelle de l’environnement » (p. 35).
Cette sup­po­sée théo­lo­gie du Can­tique de Frère Soleil est éga­le­ment reprise dans l’intervention sui­vante par Jean Gaillard, pré­sident de l’Association catho­lique pour le res­pect de la créa­tion ani­male. Ce der­nier appelle de ses vœux un aggior­na­men­to théo­lo­gique de l’Eglise afin de tenir compte d’un pré­ten­du chan­ge­ment des men­ta­li­tés en ce qui concerne les ani­maux. Il fau­drait que les théo­lo­giens s’interrogent sur « la nature des ani­maux : pour­quoi n’auraient-ils pas des droits, dif­fé­rents de ceux des hommes mais réels ? Pour­quoi le prin­cipe qui les anime, leur âme, serait-il anéan­ti à la mort ? » (p. 43). Il fau­drait ain­si faire entrer dans le caté­chisme « le devoir de res­pec­ter les êtres vivants […] et aus­si de prier de temps en temps pour eux » (p. 42). Et cet aggior­na­men­to serait d’autant plus urgent qu’un grand nombre de catho­liques se sont paraît-il détour­nés de leur reli­gion étant cho­qués par le silence voire l’hostilité de l’Eglise à la condi­tion ani­male. Il fau­drait donc que l’Eglise remette en cause sa théo­lo­gie tra­di­tion­nelle et notam­ment cette de saint Tho­mas d’Aquin, selon qui « seul l’Homme a une valeur réelle, étant créé à l’image de Dieu ; tout a été créé pour lui et il use de tous les élé­ments de l’univers, même des êtres vivants, libre­ment en fonc­tion de ses besoins et de ses inté­rêts » (p. 41).
Ces sug­ges­tions de Jean Gaillard reposent sur une mécon­nais­sance mani­feste de la théo­lo­gie de saint Tho­mas d’Aquin : le Doc­teur Angé­lique n’a jamais sou­te­nu que les ani­maux n’ont aucune valeur et que l’homme peut en faire n’importe quoi. Cette accu­sa­tion convient beau­coup mieux à Des­cartes et à son méca­ni­cisme selon lequel les ani­maux sont des « machines de terre » que l’homme peut démon­ter sans états d’âme. Pour saint Tho­mas, au contraire, il n’est per­mis de tuer les ani­maux que lorsque cela est néces­saire à un usage légi­time (IIa, IIae, Q. 64, art. 1). Mais cela n’implique aucu­ne­ment que l’homme doive mépri­ser les ani­maux : « Nous pou­vons aimer de cha­ri­té les êtres dépour­vus de rai­son, comme des biens, que nous dési­rons pour les autres, en tant que, par la cha­ri­té, nous vou­lons la conser­va­tion de ces êtres pour la gloire de Dieu et l’utilité des hommes. Et de cette façon Dieu les aime aus­si de cha­ri­té » (IIa, IIae, Q. 25, art. 3).
La prin­ci­pale carence de ce col­loque porte ain­si sur un expo­sé clair et pré­cis de la phi­lo­so­phie chré­tienne de la créa­tion. Syn­thé­ti­sée (notam­ment par saint Tho­mas d’Aquin) avec la phi­lo­so­phie clas­sique héri­tée de l’Antiquité, la phi­lo­so­phie chré­tienne n’a pas à se jus­ti­fier d’avoir été en retard ou en avance sur le mou­ve­ment éco­lo­giste. Fon­dée sur l’ordre natu­rel à par­tir duquel la rai­son peut recon­naître la loi natu­relle, la phi­lo­so­phie chré­tienne est intrin­sè­que­ment « éco­lo­gique » (si l’on entend par éco­lo­gie la science des mutuelles rela­tions de tous les orga­nismes vivants). Enca­dré par la loi natu­relle et le droit natu­rel, l’usage des créa­tures par l’homme est stric­te­ment pro­por­tion­né à l’ordre natu­rel des choses, ce qui exclut toute forme de gas­pillage, de pol­lu­tion irré­ver­sible ou de des­truc­tion gra­tuite. Une seule inter­ven­tion aborde ce point en sou­li­gnant, mais de manière trop « timide », la dimen­sion éco­lo­gique de la phi­lo­so­phie antique (Pas­cal Muel­ler Jour­dan, pp. 99–110).
Cela étant rap­pe­lé, en dehors d’une pers­pec­tive his­to­rique, il est peu utile de cher­cher à démon­trer, comme Oli­vier Lan­dron, que cer­tains catho­liques ont été les pion­niers de l’agriculture bio­lo­gique (pp. 57–71), ou, comme Jean Pierre Ribaut, de se ras­su­rer en réca­pi­tu­lant les actions des dif­fé­rentes Eglises d’Europe en matière d’écologie (pp. 47–56). Cher­cher à tout prix à mon­trer l’activisme éco­lo­gique des catho­liques et de l’Eglise risque en effet de conduire à la sur­en­chère, c’est-àdire à l’écologie radi­cale dont les relents mal­thu­siens voire ter­ro­ristes sont pour­tant bien décrits par Laurent Lar­cher (pp. 75–81). Les évo­lu­tions théo­lo­giques sou­hai­tées en faveur de l’âme des ani­maux et de leurs droits confirment les dan­gers de ce mimé­tisme.

Rubrique(s) : Lectures critiques
11 Avr 2010

La place du prêtre et de l’autel dans la litur­gie par Uwe Michael Lang

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 89]

Le fait que le prêtre célèbre le plus sou­vent le sacre­ment de l’eucharistie face aux fidèles consti­tue l’un des chan­ge­ments les plus frap­pants qui ont affec­té la litur­gie catho­lique durant les der­nières décen­nies. Cette évo­lu­tion a été accom­pa­gnée de la mise en place d’autels iso­lés, ce qui a sou­vent entraî­né dans des églises char­gées d’histoire des tra­vaux de trans­for­ma­tion aus­si radi­caux que contro­ver­sés. L’impression s’est ins­tal­lée — et pas seule­ment dans l’opinion publique interne à l’Eglise — que la posi­tion du célé­brant ver­sus popu­lum lors de la messe était une obli­ga­tion, et même que celle-ci avait été pres­crite par la réforme de la litur­gie lan­cée par le concile Vati­can II. Or la lec­ture des docu­ments du Concile et de l’après-Concile montre qu’il n’en est rien. Dans la consti­tu­tion conci­liaire sur la litur­gie Sacro­sanc­tum Conci­lium, il n’est ques­tion ni d’une célé­bra­tion ver­sus popu­lum ni de la construc­tion de nou­veaux autels. Les règles litur­giques actuel­le­ment en vigueur consi­dèrent comme sou­hai­table que l’autel prin­ci­pal d’une église soit éle­vé à une cer­taine dis­tance du mur pour qu’il soit pos­sible d’en faire le tour et afin qu’une célé­bra­tion face au peuple soit pos­sible. En aucun cas il n’est dit que l’orientation du prêtre vers le peuple doit être consi­dé­rée tou­jours et par­tout comme la meilleure manière de célé­brer la messe. De nom­breuses per­sonnes, dès les années soixante, ont expri­mé un avis cri­tique sur l’extension de ce mode de célé­bra­tion ver­sus popu­lum. Aux côtés du litur­giste d’Innsbruck Josef Andreas Jung­mann, s.j., et de l’oratorien fran­çais Louis Bouyer, on peut men­tion­ner Joseph Rat­zin­ger — qui était alors jeune théo­lo­gien ayant par­ti­ci­pé au Concile et qui est depuis deve­nu le pape Benoît XVI ((. J. Rat­zin­ger, « Der Katho­li­zis­mus nach dem Kon­zil », Auf dein Wort hin. 81. Deut­scher Katho­li­ken­tag vom 13. Juli bis 17. Juli 1966 in Bam­berg, Ver­lag Boni­fa­cius-Dru­cke­rei, Pader­born, 1966, pp. 245–264 ; J. A. Jung­mann, « Der neue Altar », Der Seel­sor­ger, n. 37, 1967, pp. 374–381 ; L. Bouyer, Litur­gy and Archi­tec­ture, Notre-Dame, India­na, 1967, trad. fran­çaise : Archi­tec­ture et litur­gie, Cerf, coll. « foi vivante », 1991.)) .
L’orientation du célé­brant face au peuple durant la tota­li­té de la céré­mo­nie eucha­ris­tique n’a dans les faits jamais été offi­ciel­le­ment pres­crite ni même intro­duite par la réforme litur­gique. En géné­ral, les argu­ments tirés de l’histoire litur­gique et invo­qués en sa faveur sont la réfé­rence à la pra­tique litur­gique pré­su­mée de l’Eglise des pre­miers temps. Les argu­ments pro­pre­ment théo­lo­giques, quant à eux, sont déri­vés de la notion de par­ti­ci­pa­tio actuo­sa, la « par­ti­ci­pa­tion active » des croyants à la litur­gie, telle que l’avait pré­sen­tée le pape saint Pie X et qui a été pla­cée au centre de la Consti­tu­tion litur­gique Sacro­sanc­tum Conci­lium. Ces der­nières années, une nou­velle approche cri­tique a vu le jour ; elle exige un appro­fon­dis­se­ment théo­lo­gique de cette impor­tante notion face à l’interprétation qui en a été don­née dans la période de l’après-Concile. On dis­cute le fait que le vis-à-vis per­ma­nent du prêtre et des fidèles soit pro­fi­table à une véri­table par­ti­ci­pa­tion des croyants — telle qu’elle est exi­gée par le Concile Vati­can II. Dans son livre fon­da­men­tal sur L’Esprit de la litur­gie, le car­di­nal Rat­zin­ger fai­sait ain­si une dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre litur­gie de la Parole et litur­gie eucha­ris­tique au sens strict : « L’aspect secon­daire de ces actions exté­rieures devrait être clai­re­ment mani­fes­té ; l’évidence doit s’imposer : l’oratio ouvre l’espace à l’actio de Dieu. Et lorsque se déroule cette phase essen­tielle de la litur­gie, lorsque com­mence la Prière eucha­ris­tique, toute acti­vi­té doit ces­ser. Le com­prendre, c’est com­prendre qu’il n’est plus alors ques­tion d’observer ni même de regar­der le prêtre, mais de contem­pler ensemble le Sei­gneur et d’aller à sa ren­contre. » ((. L’Esprit de la litur­gie, « Par­ti­ci­pa­tion active », Ad Solem, Genève, 2001, p. 139. ))
Dans ce même ouvrage, le car­di­nal Rat­zin­ger sou­li­gnait éga­le­ment le carac­tère tri­ni­taire de la litur­gie : toute célé­bra­tion de l’eucharistie est une prière adres­sée au Père par le Christ dans le Saint Esprit. Com­ment expri­mer au mieux ce com­por­te­ment inté­rieur dans les gestes litur­giques ? Lorsque nous par­lons avec quelqu’un, nous nous tour­nons natu­rel­le­ment vers cette per­sonne. Cela vaut éga­le­ment pour les céré­mo­nies litur­giques, qui impliquent que la prière du prêtre et des croyants soit orien­tée vers leur divin des­ti­na­taire ((. J. Rat­zin­ger, Das Fest des Glau­bens. Ver­suche zur Theo­lo­gie des Got­tes­dienstes, Johannes Ver­lag, Ein­sie­deln, 1993, pp. 121–123. ))  Les expres­sions cou­ram­ment employées « face au peuple » ou « dos au peuple » ne prennent d’ailleurs pas en consi­dé­ra­tion celui à qui est adres­sée la prière et le sacri­fice : le Sei­gneur.
En ce qui concerne la dimen­sion his­to­rique de la ques­tion, il faut tout d’abord sou­li­gner que, dès les pre­miers temps, les chré­tiens se tour­naient vers l’Est, vers le soleil levant, pour prier. On consi­dé­rait, tant pour la prière pri­vée que pour la célé­bra­tion litur­gique, qu’on ne devait plus suivre l’ancien usage juif consis­tant à prier vers la Jéru­sa­lem ter­restre mais qu’il fal­lait plu­tôt se tour­ner vers la nou­velle Jéru­sa­lem, la cité céleste, que le Sei­gneur res­sus­ci­té for­me­ra en ras­sem­blant les rache­tés, lorsqu’il revien­dra pour juger le monde. Le soleil levant fut consi­dé­ré par les pre­miers chré­tiens comme une expres­sion adé­quate de l’espérance de la parou­sie, du retour du Christ dans sa gloire. L’orientation vers l’Est devint déter­mi­nante pour la litur­gie et la construc­tion des églises durant les siècles sui­vants. On consi­dé­ra jusqu’à l’époque du bas moyen âge que les absides des églises et leurs autels devaient être orien­tés vers l’Est, lorsque cela, bien sûr, était pos­sible. De cette manière, la sym­bo­lique cos­mique de la messe revê­tait une forme concrète.
Même dans les lieux où le face-à-face du prêtre et des fidèles était vrai­sem­bla­ble­ment la règle — pen­sons à cer­taines églises des pre­miers siècles dont l’entrée était orien­tée vers l’Est, en par­ti­cu­lier à Rome et en Afrique du Nord —, le contact visuel n’existait pas, au moins lors de la Prière eucha­ris­tique, car tous priaient en levant les bras et en tour­nant leur regard vers le ciel. Dans l’Antiquité et à l’époque du haut moyen âge, il aurait sem­blé étrange d’associer une véri­table par­ti­ci­pa­tion de tous à l’action litur­gique au fait de pou­voir obser­ver les actions du célé­brant. En tout cas, la célé­bra­tion ver­sus popu­lum telle qu’elle est aujourd’hui com­prise était incon­nue de l’Antiquité chré­tienne. Le fait de prendre comme exemple de cette manière de célé­brer la pra­tique des basi­liques romaines et leur orien­ta­tion — comme celle de Saint-Pierre de Rome — serait un ana­chro­nisme ((. Sur ce sujet, on peut se réfé­rer aux tra­vaux du litur­giste de Ratis­bonne Klaus Gam­ber, même s’il ne sont pas tou­jours fiables quant aux détails his­to­riques. K. Gam­ber, Ritus moder­nus. Gesam­melte Auf­sätze zur Litur­gie­re­form, Pus­tet, Ratis­bonne, 1972 ; Litur­gie und Kir­chen­bau. Stu­dien zur Ges­chichte der Meß­feier und des Got­te­shauses in der Früh­zeit, Pus­tet, Ratis­bonne, 1976.)) .

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
11 Avr 2010

Autour de Michel de Cer­teau par Francois Vauthier

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 78, pp. 146–147]

Le regain d’intérêt dont Michel de Cer­teau est actuel­le­ment l’objet à tra­vers la paru­tion d’ouvrages et d’articles mul­tiples qui lui sont consa­crés n’est pas — seule­ment — lié à ces effedossets de lan­ce­ment qui carac­té­risent désor­mais les ren­trées lit­té­raires. Pour la plu­part d’entre elles, ces publi­ca­tions signent l’achèvement de cycles uni­ver­si­taires (sémi­naires, tra­vaux de recherches) et pré­sentent un inté­rêt par­ti­cu­lier pour com­prendre une par­tie éton­nante de la confi­gu­ra­tion des sciences sociales des trente der­nières années. Com­ment conce­voir, en effet, le fait de voir se côtoyer des pen­seurs laïcs sou­vent de gauche et de nom­breux ecclé­sias­tiques (ou ex-), jésuites, domi­ni­cains… com­ment expli­quer la proxi­mi­té frap­pante des approches théo­riques d’un per­son­nage comme Paul Ricœur et celle d’une cer­taine exé­gèse cri­tique d’après le Concile Vati­can II ? C’est cette sorte de fusion — col­lu­sion ? — que Fran­çois Dosse, dans Le Mar­cheur bles­sé ((. Fran­çois Dosse, Michel de Cer­teau. Le mar­cheur bles­sé, La Décou­verte, sep­tembre 2002, 39 €.))  , per­met d’approcher à tra­vers le par­cours de Michel de Cer­teau, sans que cela soit d’ailleurs tout à fait son objec­tif pre­mier. Le ton for­te­ment enthou­siaste y engage en effet à suivre celui qui fut sémi­na­riste dans un Issy-les-Mou­li­neaux d’après-guerre, dans ce contexte pré­con­ci­liaire qui lui per­met­tra de sou­te­nir un cer­tain nombre de thèses situées déjà net­te­ment en retrait de la doc­trine tra­di­tion­nelle de l’Eglise. Il n’en reste pas moins — et ce flou des fron­tières de l’Eglise de ces années méri­te­rait sans doute la peine d’être inter­ro­gé davan­tage que F. Dosse ne le fait — que ses posi­tions ne l’amèneront jamais véri­ta­ble­ment à for­ma­li­ser son départ de la Com­pa­gnie de Jésus qu’il avait inté­grée au début des années 1950. L’ouvrage per­met notam­ment de mettre en relief sa forte par­ti­ci­pa­tion à la revue Chris­tus, un long pas­sage ponc­tué par son ordi­na­tion en 1957, mais sur­tout par ses rédac­tions d’articles for­te­ment cri­tiques sur la hié­rar­chie et l’autorité doc­tri­nale, avec par exemple l’introduction sub­tile de la cri­tique de la foi comme élé­ment vivi­fiant de celle-ci. On peut ain­si mieux entre­voir le rôle actif de cette revue dans la prise en charge d’une impor­ta­tion dans l’Eglise de toute une série d’éléments pour le moins hété­ro­doxes, en par­ti­cu­lier de la psy­cha­na­lyse et de ses échanges tumul­tueux avec la mys­tique. Cer­teau œuvrait alors à une thèse sur le P. Jean-Joseph Surin, inter­rom­pue par sa mort. Autre exemple que donne l’ouvrage d’une conver­gence « réus­sie » entre sciences humaines et études reli­gieuses, celui de la ren­contre avec le père Moingt et la Biblio­thèque des sciences reli­gieuses, qui don­ne­ra lieu à une exé­gèse de type nou­veau assez insi­dieuse.
L’ensemble de l’ouvrage risque d’irriter par son carac­tère hagio­gra­phique, par l’absence qua­si totale d’une quel­conque prise de dis­tance et l’érection reven­di­quée à plu­sieurs reprises de Michel de Cer­teau au rang de modèle ou d’idole intel­lec­tuelle. Néan­moins, Fran­çois Dosse a le mérite d’inciter à une véri­table généa­lo­gie de la période, de pré­fé­rence à la simple approche his­to­rique d’une pen­sée. Les accoin­tances dont l’ouvrage four­nit une mul­ti­tude d’exemples vont ain­si se cher­cher autant en mai 1968, où les prises de posi­tions de Cer­teau se font ouvertes aux étu­diants « rebelles », qu’en Amé­rique latine — il admire dom Hel­der Cama­ra — ou encore dans ses par­ties de ski avec Dadosse2nielle Her­vieu-Léger, future figure de proue de la socio­lo­gie reli­gieuse. Le vrai mérite de l’ouvrage semble bien rési­der dans cette mise en lumière du fait que théo­lo­gie et his­toire de l’Eglise depuis 1945 sont impen­sables sans la pers­pec­tive de leur irra­dia­tion par les sciences humaines les plus idéo­lo­gi­sées.
Un autre ouvrage, col­lec­tif ((. Chris­tian Dela­croix, Fran­çois Dosse, Patrick Gar­cia, Michel Tre­bisch, Michel de Cer­teau. Les che­mins d’histoire, édi­tions Com­plexe, sep­tembre 2002, 18,90 €.)) , met davan­tage l’accent sur la double dimen­sion, au pre­mier abord plu­tôt posi­tive, du conte­nu même de l’œuvre de Cer­teau, pra­tique et his­toire. Une grande par­tie de cette œuvre s’inscrit en effet en porte-à-faux par rap­port à l’écrasement struc­tu­ra­liste et nihi­liste du sujet, de la décons­truc­tion du sens des textes, de la néga­tion de la liber­té indi­vi­duelle. Il s’intéresse, à tra­vers une série de com­mu­ni­ca­tions, à un tra­vail qui sera à l’origine d’une eth­no­gra­phie urbaine, et dont le sou­ci est de mon­trer la capa­ci­té des indi­vi­dus à résis­ter et à s’affranchir des struc­tures. II n’en reste pas moins que cette recherche reste domi­née par l’idée d’un sujet situé hors de l’institution, et por­té à une vision « expé­rien­tielle » de la foi plus que contes­table.

Rubrique(s) : Lectures critiques, Revue en ligne
11 Avr 2010

Rome et la Révo­lu­tion fran­çaise par Augustin Pic

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 88, pp. 150–152].

Gérard Pel­le­tier, prêtre du dio­cèse de Paris et pro­fes­seur à l’Ecole cathé­drale, publie, dans la belle col­lec­tion de l’Ecole fran­çaise de Rome, sa thèse de doc­to­rat sou­te­nue en 2002 à Paris IV et à l’I.C.P. sur les réac­tions romaines à la Révo­lu­tion fran­çaise ((. Gérard Pel­le­tier, Rome et la Révo­lu­tion fran­çaise. La théo­lo­gie et la poli­tique du Saint-Siège devant la Révo­lu­tion fran­çaise (1789–1799), Rome, Ecole fran­çaise de Rome, 2004, 769 p., 66 €.)) .
Une par­tie intro­duc­tive pré­sente Pie VI, la Curie et les congré­ga­tions par­ti­cu­lières pour les affaires de France créées à par­tir de 1790, afin de bien mar­quer les nom­breux anté­cé­dents his­to­riques et doc­tri­naux de la crise, en France, Alle­magne et Ita­lie. La deuxième par­tie, de 1789 à 1791, consi­dère la Consti­tu­tion « civile » du Cler­gé, la ques­tion du recours au Pape, le tra­vail des­dites congré­ga­tions romaines, en sep­tembre et décembre 90, puis la rup­ture, autour des brefs Quod pelletierali­quan­tum et Cari­tas et de la perte d’Avignon. Après une longue ana­lyse plus théo­lo­gique, une qua­trième par­tie décrit les suites de cette rup­ture, entre l’été 91 et l’été 93, en par­ti­cu­lier les rap­ports à l’épiscopat légi­time, à l’Eglise consti­tu­tion­nelle, aux ser­ments, au dan­ger d’occupation fran­çaise et au régi­cide du 21 jan­vier. La der­nière, de 93 à 99, achève la chro­no­lo­gie avec la diplo­ma­tie pon­ti­fi­cale face aux Puis­sances, les rela­tions avec le Cler­gé, les tri­bu­la­tions de Pie VI jusqu’à la mort à Valence. Un aper­çu des pre­mières relec­tures théo­lo­giques, dès 99, toutes cen­trées sur une pro­vi­den­tielle exal­ta­tion de la pri­mau­té contre les concep­tions gal­li­canes (mora­le­ment cor­ro­bo­rée par le « mar­tyre » du Pape) vient clore le tout, avant que la conclu­sion géné­rale n’insiste sur la période comme tour­nant déci­sif de la théo­lo­gie romaine. Car G. Pel­le­tier ne cherche pas seule­ment à res­sus­ci­ter l’intéressante figure de Pie VI, dans la ligne des com­mé­mo­ra­tions de 1999, ni à faire mieux connaître de grands fonds d’archives trop igno­rés (syn­thèse des sources, pp. 7–28), il veut encore mon­trer la com­plexi­té des pro­blèmes théo­lo­giques posés au Pape et à son entou­rage par le cours des évé­ne­ments, en vue de renou­ve­ler la com­pré­hen­sion « des étapes qui condui­sirent la théo­lo­gie catho­lique aux défi­ni­tions de Vati­can I en 1870 » (p. 1).
L’analyse doc­tri­nale (pp. 191–318), en effet, est au centre de l’étude, com­plé­tée par les consi­dé­ra­tions actua­li­santes sur le « tour­nant » (pp. 515–536). La rup­ture, dit G.Pelletier, trouve une expli­ca­tion majeure dans l’opposition de la théo­lo­gie romaine et des cou­rants réfor­mistes carac­té­ris­tiques de la période 1786–1794 : gal­li­cans, riché­ristes, jan­sé­nistes, fébro­nia­nistes, juri­dic­tion­na­listes, josé­phistes, nébu­leuse dif­fi­cile à com­battre mais dont Rome se ser­vi­ra pour avan­cer, spé­cia­le­ment par le bref contre Eybel (1786), la Res­pon­sio sur les non­cia­tures d’Allemagne (1789) et la bulle contre le synode de Pis­toie (1794). Repre­nant ou com­plé­tant les tra­vaux de Neveu et d’Alberigo, un excellent cha­pitre pré­sente l’école romaine d’ecclésiologie de cette époque, mar­quée par la pro­duc­tion édi­to­riale intense de théo­lo­giens et his­to­riens de bon niveau (Chris­tia­no­pou­lo, Mama­chi, Zac­ca­ria, Bol­ge­ni, Spe­da­lie­ri, Ger­bert). Ceux-ci pré­fé­re­ront l’analogie tri­ni­taire à l’analogie poli­tique pour pen­ser l’Eglise et la pri­mau­té (Chris­tia­no­pou­lo, Bol­ge­ni) ; recon­naî­tront un sta­tut fort à l’épiscopat (Chris­tia­no­pou­lo), en termes de com­mu­nion ou de « Corps mys­tique » (Ger­bert, Ger­dil) ; insis­te­ront sur la monar­chie pon­ti­fi­cale (Bol­ge­ni) ; admet­tront le contrat social de Rous­seau et le tyran­ni­cide en poli­tique, l’Eglise res­tant alors média­trice entre les peuples et les princes (Spe­da­lie­ri, quelque peu sou­te­nu par Pie VI…), tout en excluant son appli­ca­tion en ecclé­sio­lo­gie (Ger­dil) ; refu­se­ront de conce­voir l’Eglise comme une monar­chie (Ger­bert)… Forts de cet acquis théo­lo­gique assez diver­si­fié comme on le voit mais tou­jours favo­rable au pon­tife romain (pri­mau­té, dis­tinc­tion du pou­voir d’ordre et du pou­voir de juri­dic­tion, pri­mat de la puis­sance spi­ri­tuelle sur­la tem­po­relle, jus­ti­fi­ca­tion théo­lo­gique des cas réser­vés au Saint-Siège…), le Pape et la Curie seront à même de por­ter un juge­ment néga­tif auto­ri­sé sur l’Eglise consti­tu­tion­nelle et le schisme, non sans l’appui, répu­té pro­vi­den­tiel, d’une part non négli­geable de l’épiscopat gal­li­can, oppo­sé à la Consti­tu­tion civile.
Quelques remarques. Le dis­cours se res­sent de l’« à peu près » carac­té­ris­tique de la forme orale ; des coquilles nom­breuses (et par­fois de vraies fautes) tant en fran­çais qu’en latin, des tra­duc­tions un peu rapides de l’italien le déparent sen­si­ble­ment. Vu la qua­li­té du conte­nu et le pres­tige de la col­lec­tion, c’est un peu dom­mage. Il reste que ce tra­vail d’envergure, assor­ti d’annexes consi­dé­rables (textes, pro­so­po­gra­phie des car­di­naux, sources), où his­toire docu­men­tée et doc­trine s’articulent et s’approfondissent mutuel­le­ment, per­met de remettre plus que jamais en cause le juge­ment sur Pie VI d’un Mathiez trop peu théo­lo­gien (on peut ajou­ter celui de P. et P. Girault de Cour­sac, repris trop pas­sion­nel­le­ment au célèbre his­to­rien, dans leur inté­res­sant Louis XVI et la ques­tion reli­gieuse pen­dant la Révo­lu­tion, Paris, O.E.I.L., 1993). En effet, com­pa­rés aux enjeux reli­gieux, le sou­ci com­pré­hen­sible de récu­pé­rer Avi­gnon et l’option contre-révo­lu­tion­naire même (qu’on la tienne ou non pour légi­time) semblent assez seconds dans les inten­tions pon­ti­fi­cales. Sur ce point comme sur d’autres, les démons­tra­tions de l’auteur sont convain­cantes.
On reste un peu déçu tou­chant les rela­tions des prin­ci­paux pré­lats à Louis XVI. L’auteur est presque éva­sif (pp. 113 et 115) sur la cor­res­pon­dance de Bois­ge­lin entre le 12 et le 14 juillet 90, où l’archevêque deman­dait au sou­ve­rain de rati­fier la Consti­tu­tion civile du Cler­gé, mais après la fête de la Fédé­ra­tion, pour per­mettre aux évêques d’y prê­ter ser­ment sans les res­tric­tions sur le spi­ri­tuel et leur évi­ter ain­si le ban­nis­se­ment ou autres repré­sailles. Bon moyen sans doute, en cas d’échec, de lais­ser char­ger le Roi pour avoir signé ou, en cas de réus­site, de jouir du pres­tige de le lui avoir ordon­né (ordre auquel ce der­nier semble faire allu­sion dans son tes­ta­ment). Juste ou non, cette accu­sa­tion (bran­die par les Girault de Cour­sac mais peu et mal cri­ti­quée dans la réédi­tion de la Consti­tu­tion civile du Cler­gé et des Brefs par J. Chau­nu, Pie VI et les évêques fran­çais. Droits de l’Eglise et Droits de l’Homme. Le Bref Quod ali­quan­tum et autres textes, Cri­té­rion, 1989, note 28, p. 21), eût méri­té sous la plume de G. Pel­le­tier au moins une page d’examen rigou­reux.
Mon­trant bien que Rome, dans sa visée sur­tout anti-jan­sé­niste, n’expliqua guère l’actualité par un com­plot franc-maçon, l’ouvrage incite à mieux mesu­rer la diver­si­té interne du dis­cours contre révo­lu­tion­naire, voire à réétu­dier Bar­ruel ou Proyart en croi­sant uti­le­ment leurs concep­tions avec les points de vue romains.
Sur le fond, l’auteur dénonce (mais avec mesure et non sans cri­ti­quer sérieu­se­ment par ailleurs les ten­dances réfor­mistes de l’époque) l’opposition de Rome à la liber­té de conscience et la pau­vre­té concep­tuelle de son ecclé­sio­lo­gie. Le prin­cipe inter­pré­ta­tif mis en œuvre est évi­dem­ment Vati­can II, tant pour le rap­port de l’Eglise à la Moder­ni­té que pour une juste concep­tion d’elle-même. La chose est en soi défen­dable, l’histoire de l’Eglise ayant néces­sai­re­ment une conti­nui­té pro­vi­den­tielle, même et sur­tout dans ses tâton­ne­ments et contra­dic­tions ; elle reste périlleuse par les pro­jec­tions qu’elle peut faire opé­rer sur le pas­sé. On ne sau­rait, bien sûr, nier les limites des concep­tions pro­mues alors, sou­vent dans la polé­mique, par Pie VI et ses col­la­bo­ra­teurs, cin­quante ans ou plus avant les pro­fondes et durables — et beau­coup plus sereines — réflexions de Möh­ler ou New­man sur l’Eglise, la Tra­di­tion, le dogme. Mais en gar­dant la vision pro­vi­den­tia­liste (ou « croyante », si l’on pré­fère) avouée par l’auteur en intro­duc­tion, on peut pen­ser que Pie VI n’avait pas d’abord à retrou­ver l’ecclésiologie de com­mu­nion mais à défendre la dimen­sion hié­rar­chique de Eglise contre le dogme de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire et le modèle du contrat social (ce que l’auteur concède plus ou moins çà et là, par exemple pp. 316–317). Quand le Pape « penche pour le peuple » dans la ques­tion de la sou­ve­rai­ne­té (p. 261), ce n’est point, on le sait, par­ti pris pour la démo­cra­tie mais uti­li­sa­tion de la thèse tho­ma­sienne ou bel­lar­mi­nienne du peuple canal de cette sou­ve­rai­ne­té venue de Dieu, en vue de négo­cier avec les pou­voirs révo­lu­tion­naires tout en s’opposant au gal­li­ca­nisme poli­tique (au droit divin des rois), sur fond de monar­chie main­te­nue comme « le meilleur des régimes » (comme l’affirme la consis­to­riale de juin 93).
D’ailleurs, cer­taines ten­dances actuelles fortes, favo­rables à l’encadrement et au contrôle strict du pri­mat et de l’infaillibilité, au détri­ment pos­sible de la liber­té de parole néces­saire au pape devant les pré­ju­gés de la Moder­ni­té, et au nom même d’une ecclé­sio­lo­gie appro­fon­die, montrent que les dan­gers com­bat­tus par Rome à l’époque n’avaient, sur le long terme, rien de chi­mé­rique.

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11 Avr 2010

L’E­glise face au nazisme en You­go­sla­vie par Bostjan Marko Turk

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 67, pp. 67–77]

La région de l’ex-Yougoslavie est l’une des plus instables en regard du nombre de peuples, de cultures et d’idéologies. Slo­vènes, Croates, Musul­mans et Serbes, ortho­doxie, islam et catho­li­cisme, oppo­si­tion « est-ouest », tout cela concourt à en faire un mélange typique où il est dif­fi­cile de se retrou­ver. La véri­té s’y retrouve encore plus dif­fi­ci­le­ment, pri­son­nière éter­nelle des pré­ju­gés, des mau­vaises inten­tions et autres calom­nies.
En fait, le demi-siècle de régime sous la coupe de Tito, un com­mu­nisme clas­sique, qui a revê­tu pour les médias occi­den­taux l’apparence d’un vil­lage à la Potem­kine abri­tant une socié­té de type ouvert, a éga­le­ment légué ses lourdes consé­quences à la concep­tion de la « véri­té you­go­slave ». Tito et le Par­ti com­mu­niste you­go­slave se sont essen­tiel­le­ment légi­ti­més par le com­bat pour la libé­ra­tion de la nation, et ont ain­si per­ni­cieu­se­ment mas­qué la véri­té sur leur nature, sur la You­go­sla­vie, et ont tout dis­si­mu­lé sur les autres pro­ta­go­nistes de la Seconde Guerre mon­diale, dans les années 1941–1945.
Le com­mu­nisme titiste a été moins viru­lent envers le nazisme qu’envers l’Eglise catho­lique et la démo­cra­tie bour­geoise. Cela semble d’autant plus para­doxal que ces rap­ports ont déci­dé du des­tin de tout ce qui s’est irré­mé­dia­ble­ment dérou­lé pen­dant la Seconde Guerre mon­diale et après.
Parce qu’un rideau de fer s’est abat­tu pen­dant cin­quante ans sur la véri­té, celle-ci ne com­mence à se décou­vrir que ces der­niers temps. Bien qu’elle se révèle avec une viva­ci­té inat­ten­due, il est bon qu’elle se fasse connaître d’un cercle plus large.
La thèse fon­da­men­tale sur laquelle repo­sait la dic­ta­ture titiste était que l’Eglise catho­lique avait choi­si le camp de l’occupant nazi pen­dant la guerre, posi­tion qu’elle aurait déjà pré­pa­rée et fon­dée avant le 6 avril 1941, début de la Seconde Guerre mon­diale en You­go­sla­vie. Le Par­ti avait besoin de ce fait pour éli­mi­ner ses concur­rents les plus sérieux, du moins ain­si pré­sen­tait-il l’Eglise, sur­tout aux yeux de la popu­la­tion you­go­slave. Le par­ti de Tito ne se conten­ta pas d’aborder ces ques­tions ver­ba­le­ment, mais il le fit aus­si dans les faits. Deux per­son­nages clefs de l’activité de l’Eglise, l’archevêque de Lju­bl­ja­na Gre­gor Roman et le car­di­nal de Zagreb Alo­jz Ste­pi­nac, ont été jugés et condam­nés. Roman, mena­cé d’être lyn­ché par la foule, dut aban­don­ner sa patrie à jamais, Ste­pi­nac y est res­té. Il est mort pré­ma­tu­ré­ment, empoi­son­né, après des années à crou­pir dans une cel­lule com­mu­niste.
Quand le KPJ (Par­ti com­mu­niste you­go­slave) eut phy­si­que­ment éli­mi­né la direc­tion de l’Eglise catho­lique en You­go­sla­vie, il ne lui fut pas dif­fi­cile de liqui­der aus­si sa répu­ta­tion au sein de la socié­té et, en outre, de pro­cé­der à la liqui­da­tion phy­sique des oppo­sants idéo­lo­giques, sur le sol slo­vène, pen­dant l’été 1945. Alors, le KPJ et son avant-garde armée, la Jugo­slo­vans­ka ljud­ska arma­da (Armée popu­laire you­go­slave), ont exé­cu­té à peu près cent cin­quante mille pri­son­niers, bles­sés et civils : hommes, femmes et enfants. Ce qui fut le plus grand car­nage d’après-guerre en Europe a été pas­sé sous silence. Il a été évo­qué en par­tie par Le Livre noir du com­mu­nisme ((  Sté­phane Cour­tois (dir.), Le Livre noir du com­mu­nisme, Robert Lafont, 1997. )) , en par­tie par des indi­vi­dus appar­te­nant à des mou­ve­ments civils ((  Predv­sem Zdrue­ni ob lipi Sprave [Réunis autour du tilleul de la récon­ci­lia­tion] Nova Slo­vens­ka zave­za [La Nou­velle Alliance slo­vène] : cf. de même la revue men­suelle Zave­za, Drui­na, Lju­bl­ja­na.)) . Le KPJ liqui­da ain­si avec « effi­ca­ci­té » ses concur­rents, le catho­li­cisme se retrou­va en You­go­sla­vie sans direc­tion et sans sa sub­stance vitale. C’est sur cette base que l’agitprop d’après-guerre a pu jeter l’opprobre sur l’Eglise catho­lique en l’accusant d’avoir col­la­bo­ré avec les nazis. Le pré­ju­gé a été si fort qu’aujourd’hui c’est à peine si l’on peut contes­ter quelques-uns des témoi­gnages des pires adver­saires idéo­lo­giques de l’Eglise et des nazis.
Dans cet ordre d’idées se situe un docu­ment qui vient d’être retrou­vé ((  Le docu­ment m’a été confié par M. Anton Drob­nic, ancien pro­cu­reur géné­ral de la Slo­vé­nie. Je pro­fite de cette occa­sion pour le remer­cier sin­cè­re­ment. Le docu­ment date de 1941 (fin mars — début avril) et il est encore à trou­ver dans les archives d’Etat alle­mandes, à Coblence ou à Ber­lin. L’exemplaire en ques­tion appar­te­nait pro­ba­ble­ment à un des offi­ciers supé­rieurs qui l’a lais­sé en Slo­vé­nie lors de la retraite de l’armée alle­mande en mai 1945.)) , docu­ment éma­nant de l’échelon le plus éle­vé de la police secrète du Reich, le Reichs­si­che­rheit­shaup­tamt, diri­gé par Rein­hard Hey­drich, père de la « solu­tion finale » de la ques­tion juive. L’un des aspects les plus impor­tants du docu­ment est qu’il est le pre­mier témoi­gnage his­to­rique sur la façon dont le som­met du com­man­de­ment nazi a per­çu la situa­tion et les pro­ta­go­nistes en You­go­sla­vie, juste avant que la guerre n’éclate. Le Reichs­si­che­rheit­shaup­tamt, au-des­sus de la Ges­ta­po et des organes SS, ne s’occupait pas seule­ment de la sécu­ri­té inté­rieure, mais aus­si des ques­tions de stra­té­gie et de poli­tique exté­rieures. Avant l’invasion de chaque pays, on y déve­lop­pait la stra­té­gie adé­quate, en tenant compte des adver­saires ou oppo­sants les plus impor­tants. Ce docu­ment était des­ti­né aux offi­ciers qui diri­geaient l’invasion pour les ins­truire des carac­té­ris­tiques du pays agres­sé. Bien enten­du, un tel docu­ment stra­té­gique qui cite les adver­saires essen­tiels, ne pou­vait man­quer de citer l’Eglise catho­lique, c’est-à-dire les arche­vêques Ste­pi­nac et Roman.
Cela se place évi­dem­ment dans un contexte his­to­rique plus vaste. En arrière-plan se trouve l’encyclique Mit bren­nen­der Sorge (1937) ((  « Son enga­ge­ment dans l’encyclique anti­na­zie Mit bren­nen­der Sorge, les dou­zaines d’autres notes et memo­ran­da au gou­ver­ne­ment alle­mand lorsqu’il était secré­taire d’Etat, sa récep­tion fraîche et car­rée à Rome du ministre nazi des Affaires étran­gères Joa­chim von Rib­ben­trop, son reproche amer de la fai­blesse du car­di­nal autri­chien Theo­dor Innit­zer face à l’Anschluss ger­ma­no-autri­chien — l’union de l’Autriche et de l’Allemagne — en 1938, et enfin la réac­tion défa­vo­rable de l’Allemagne à son élec­tion à la papau­té, tout cela mon­trait vrai­ment ce qu’il pen­sait de la tyran­nie alle­mande », in Ency­clo­pae­dia Bri­tan­ni­ca, Mul­ti­me­dia edi­tion, 1994–1997, BCD/Cache/-12-ArticleRil.htm.))  par laquelle l’Eglise catho­lique met en garde contre le dan­ger du nazisme. Cette ency­clique reflète l’orientation contraire des nazis à la poli­tique offi­cielle du Vati­can, poli­tique qui s’est inten­si­fiée sous le pon­ti­fi­cat d’Eugenio Pacel­li, c’est-à-dire de Pie XII. C’est en tant que « secré­taire d’Etat » qu’il a été l’instigateur de cette ency­clique, et qu’il s’est éga­le­ment oppo­sé à l’Anschluss de l’Autriche et de l’Allemagne, approu­vant notam­ment la réac­tion du cler­gé autri­chien. Il s’est aus­si oppo­sé aux accords de Munich qui ont sacri­fié la Tché­co­slo­va­quie et ouvert la voie à l’agression d’autres Etats ((  « Durant les quelques mois qui sépa­rèrent son élec­tion du déclen­che­ment de la guerre, Pie XII employa ses dons diplo­ma­tiques à pré­ve­nir la catas­trophe, mais pas dans un esprit d’apaisement — le Vati­can n’avait pas appré­cié les accords de Munich (1938), par les­quels la Tché­co­slo­va­quie avait été sacri­fiée par la Grande-Bre­tagne et la France à la puis­sance expan­sion­niste alle­mande. » (ibid.))) . Il s’efforça de conser­ver à l’Italie sa neu­tra­li­té et fut attris­té de son alliance avec les forces de l’Axe. A la lumière de ce contexte, ce docu­ment est le signe que les nazis avaient connais­sance des actions que l’Eglise entre­pre­nait pour pré­ve­nir l’Holocauste, au sens le plus large du terme. Il faut bien sûr aus­si com­prendre ce docu­ment d’un autre point de vue. Les nazis, tout comme les com­mu­nistes, dési­raient détruire l’Eglise, la sépa­rer du Vati­can et des citoyens, en der­nière ins­tance l’éradiquer. Cela était le plus per­cep­tible en Alle­magne même (et en Autriche), où le nazisme avait pris racine. Ain­si, « la situa­tion de l’Eglise dans le Grand Reich se trou­vait condi­tion­née par deux pro­blèmes : l’état de per­sé­cu­tion et la guerre. La per­sé­cu­tion durait depuis 1933 et se carac­té­ri­sait par une action sys­té­ma­tique du régime nazi pour éli­mi­ner tota­le­ment l’influence de la foi catho­lique sur la vie publique et sur la vie pri­vée des citoyens. Loin de s’atténuer avec la guerre, elle ne fit que croître en inten­si­té » ((  Lettres de Pie XII aux évêques alle­mands dans Actes et Docu­ments du Saint-Siège rela­tifs à la Seconde Guerre mon­diale, tome II, édi­tés par Pierre Blet, Ange­lo Mar­ti­ni, Bur­khart Schnei­der, Libre­ria Edi­trice Vati­ca­na, Cité du Vati­can, 1967, p. VI.)) .

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
7 Fév 2010

L’affaire Sixte et le rôle de l’Italie par Paolo Pasqualucci

Dans le numé­ro 103 de Catho­li­ca est paru un article inté­res­sant sur l’offre de paix sépa­rée faite par Charles Ier d’Autriche à l’Entente au cours du prin­temps 1917 (Ber­nard Char­pen­tier, « L’affaire Sixte. L’offre de paix sépa­rée de Charles Ier d’Autriche », pp. 78–88). La pro­po­si­tion, effec­tuée à l’insu de l’allié alle­mand par l’intermédiaire du prince Sixte de Bour­bon, beau-frère de l’empereur et offi­cier de l’armée belge, ne réus­sit pas, comme on le sait. Cet échec peut être expli­qué par une série de motifs. Par­mi ceux-ci, le plus impor­tant réside pro­ba­ble­ment dans le fait que l’Autriche-Hongrie n’était objec­ti­ve­ment pas en situa­tion d’imposer une poli­tique propre, indé­pen­dam­ment de l’Allemagne, ou, plus encore, contre les inté­rêts de cette der­nière, du moins tels qu’ils étaient per­çus par les Alle­mands de l’époque.

Quelles sont les rai­sons de la pro­po­si­tion de paix ? M. Char­pen­tier semble sug­gé­rer que l’Empereur a été conduit uni­que­ment par des exi­gences de poli­tique interne puisque la situa­tion mili­taire était en situa­tion d’équilibre. « Si l’équilibre mili­taire per­dure entre les bel­li­gé­rants – l’Autriche-Hongrie ayant bat­tu à plu­sieurs reprises l’Italie sur l’Isonzo –, la situa­tion de l’arrière devient dif­fi­cile tant dans la Monar­chie que dans le Reich » (p. 81). La situa­tion interne de la double monar­chie com­men­çait à deve­nir pré­caire du point de vue agro-ali­men­taire et indus­triel tan­dis que les pro­ces­sus de désa­gré­ga­tion mûris­saient peu à peu. Mais « l’équilibre mili­taire », lui aus­si, était pré­caire, puisque l’engagement lourd sur le front ita­lien absor­bait une grande par­tie des éner­gies dans le cadre d’une guerre d’usure par­ti­cu­liè­re­ment dure, dont on ne voyait nulle rai­son d’espérer qu’elle se ter­mine. L’expression uti­li­sée par l’auteur (« ayant bat­tu à plu­sieurs reprises l’Italie ») ne doit pas induire en erreur. Il s’était tou­jours agi de vic­toires défen­sives, dans le cadre de la grande offen­sive impé­riale man­quée de 1916 sur le haut pla­teau d’Asiago (Stra­fex­pe­di­tion) – visant à prendre à revers et à détruire la tota­li­té des lignes ita­liennes en une bataille déci­sive – et de la vic­toire ita­lienne que repré­sen­ta, en août de cette même année, la conquête de Gori­zia, objec­tif stra­té­gique d’importance, tête de pont sur l’Isonzo.

Les « vic­toires » ont donc essen­tiel­le­ment consis­té à résis­ter vic­to­rieu­se­ment, avec des pertes assez limi­tées de posi­tions, aux nom­breuses offen­sives ita­liennes, qui furent au nombre de onze sur l’Isonzo.
Peu de temps après la conclu­sion des négo­cia­tions infruc­tueuses liées à la pro­po­si­tion de paix sépa­rée eut lieu la onzième offen­sive ita­lienne sur l’Isonzo (août-sep­tembre 1917), des­ti­née à conqué­rir la majeure par­tie du haut pla­teau kars­tique de la Bain­siz­za et de Monte San­to, objec­tifs impor­tants même si limi­tés, obte­nus au prix de graves pertes.

Mais l’armée aus­tro-hon­groise avait été sur le point de céder. Charles Ier avait alors dû s’adresser à l’empereur alle­mand, Guillaume II, et lui deman­der son aide, ce par une lettre du 26 août 1917. Il me semble utile de rap­por­ter les pro­pos conte­nus dans cette lettre parce qu’ils montrent très concrè­te­ment quelle était la per­son­na­li­té de Charles en tant qu’homme d’Etat, au-delà du por­trait conve­nu qui en a été don­né à par­tir de sa béa­ti­fi­ca­tion. Cette lettre nous le montre en plein exer­cice de ce qu’il consi­dé­rait comme son devoir suprême de chef mili­taire et civil de ses peuples, qui ne se déro­bait pas face à la pers­pec­tive de com­battre (lors de la Stra­fex­pe­di­tion, il avait com­man­dé un corps d’armée) et qui avait même la volon­té déter­mi­née d’infliger un coup déci­sif à ce qu’il consi­dé­rait comme l’ennemi par anto­no­mase de son Empire et envers lequel il ne cachait pas sa pro­fonde aver­sion.

« Cher ami, écri­vait-il, les expé­riences que nous avons mûries à l’occasion des onze batailles de l’Isonzo ont fait gran­dir en moi la convic­tion que, dans le cas d’une éven­tuelle dou­zième offen­sive, nous nous trou­ve­rions dans une dif­fi­cul­té ter­rible […] Pour cette rai­son, je vous demande, cher ami, de bien vou­loir convaincre vos géné­raux afin qu’ils prennent les divi­sions aus­tro-hon­groises du front orien­tal [pour les trans­fé­rer sur celui de l’Isonzo] et les rem­placent par des troupes alle­mandes. Vous com­pren­drez cer­tai­ne­ment pour quelle rai­son je tiens beau­coup à n’avoir à diri­ger que mes troupes dans l’offensive contre l’Italie. Toute mon armée appelle la guerre contre l’Italie “notre guerre”. Dans le cœur de tout offi­cier, dès le plus jeune âge, a été ins­til­lé par le père l’émotion, le désir de com­battre contre notre enne­mi tra­di­tion­nel. Si les troupes alle­mandes devaient opé­rer sur le front ita­lien, ceci aurait un effet néga­tif sur leur enthou­siasme ».

Guillaume II lui répon­dit avec une extrême faveur (toute l’Allemagne, disait-il, se réjouit à l’idée de « don­ner un coup dur aux Ita­liens par­jures »  avec l’allié autri­chien) mais les géné­raux alle­mands vou­laient à l’inverse envoyer des troupes alle­mandes et pré­pa­rer eux-mêmes les opé­ra­tions. Arri­vèrent ain­si sur le front de l’Isonzo les sept divi­sions qui, avec les troupes aus­tro-hon­groises, réus­si­ront la per­cée de Capo­ret­to (dou­zième bataille de l’Isonzo) avant tout grâce à la nou­velle et intel­li­gente tac­tique mise au point par les Alle­mands eux-mêmes, celle de l’infiltration, au lieu des attaques fron­tales par­ti­cu­liè­re­ment san­glantes employées jusqu’alors par tous.
Nous, les Ita­liens, nous étions donc pour Charles et ses peuples « l’ennemi héré­di­taire » et « sécu­laire », et même « malé­fique », comme il l’écrivit dans une lettre ulté­rieure, dans laquelle il remer­ciait Guillaume II pour sa pro­po­si­tion d’aide, rapi­de­ment accep­tée. Cette aver­sion plu­ri­sé­cu­laire était natu­rel­le­ment réci­proque, étant don­né que pour nous aus­si l’Autriche était « l’ennemi sécu­laire », cette puis­sance qui, avant tout, avait par­ti­ci­pé acti­ve­ment aux guerres d’Italie (les mal­heu­reuses inva­sions qui avaient livré pour plu­sieurs siècles presque toute l’Italie à la domi­na­tion étran­gère), cher­chant par tous les moyens, sans y par­ve­nir, à conqué­rir la Répu­blique de Venise, et s’opposant de manière sys­té­ma­tique et réso­lue, sou­vent avec suc­cès, à notre uni­fi­ca­tion natio­nale. C’était l’Autriche seule, avec laquelle l’Allemagne nous avait impo­sé une coha­bi­ta­tion for­cée au sein de la Triple Alliance, qui nous bar­rait la route nous condui­sant vers nos fron­tières natu­relles situées sur l’arc alpin cen­tro-orien­tal. Pour nous aus­si cette guerre contre l’Autriche était « notre guerre ». Et, dans les faits, nous n’avons décla­ré la guerre à l’Allemagne qu’en août 1916, plus d’un an après la décla­ra­tion de guerre à l’Autriche, retard qui nous avait inévi­ta­ble­ment mon­tré sous un jour défa­vo­rable à nos alliés .

L’offre de paix sépa­rée ne pré­voyait pas l’Italie. L’offre pré­voyait, dans ses aspects prin­ci­paux, l’évacuation de la Bel­gique occu­pée, la res­ti­tu­tion à la France de l’Alsace-Lorraine, encore soli­de­ment tenue par les Alle­mands, avec des com­pen­sa­tions envers l’Allemagne à la charge de l’Autriche (la Gali­cie, une par­tie de la Pologne éle­vée au rang de royaume sous tutelle alle­mande), le main­tien de la double monar­chie à côté d’un royaume des Slaves du Sud sous sa tutelle.

Rubrique(s) : Dossiers thématiques, L'affaire Sixte (1917-1918)
7 Fév 2010

L’offre de paix sépa­rée de Charles 1er d’Au­triche par Bernard Charpentier

Il y a quatre-vingt-dix ans s’a­che­vait la Grande Guerre. Plu­sieurs ten­ta­tives en faveur de la paix ont été entre­prises dès 1916. Une seule, pour­tant, a presque abou­ti, celle de l’empereur Charles Ier d’Au­triche, en 1917, connue sous le nom d’« affaire Sixte ». Cette offre de paix illustre une concep­tion de l’ordre inter­na­tio­nal fon­dée sur la jus­tice et l’é­qui­té et la recherche de la paix envi­sa­gée comme le pre­mier devoir d’un sou­ve­rain envers les peuples qui lui sont confiés.

Dès le len­de­main de son avè­ne­ment, le 22 novembre 1916, Charles Ier adresse à ses sujets ce res­crit : « Je veux tout faire pour ban­nir, dans le plus bref délai, les hor­reurs et les sacri­fices de la guerre et rendre à mes peuples les béné­dic­tions dis­pa­rues de la paix aus­si­tôt que le per­met­tront l’hon­neur des armes, les condi­tions vitales de mes Etats et de leurs fidèles alliés et l’en­tê­te­ment de nos enne­mis. […] Ani­mé d’un amour pro­fond pour mes peuples, je veux consa­crer ma vie et toutes mes forces au ser­vice de cette haute tâche » ((Prince Sixte de Bour­bon, <i>L’offre de paix sépa­rée de l’Au­triche, </i>Plon, 1920, p. 36.)) .
Le 12 décembre 1916, les ministres des Affaires étran­gères de Vienne et Ber­lin adressent aux Alliés une note sur la paix qui est reje­tée par l’En­tente le 31 décembre, jour du cou­ron­ne­ment de Charles comme roi apos­to­lique de Hon­grie. Charles n’au­ra de cesse d’in­sis­ter auprès de son allié alle­mand pour qu’il recherche la paix avec lui. Ain­si écrit-il par exemple le 2 jan­vier 1917 à Guillaume II : « [M]on idéal, que vous approu­vez cer­tai­ne­ment, est de favo­ri­ser le désir du monde entier : par­ve­nir enfin à des négo­cia­tions sérieuses et accep­tables pour nos peuples et pour l’hu­ma­ni­té. C’est là notre devoir » ((Cité par Michel Dugast Rouillé, <i>Charles de Habs­bourg, </i>éditions Racine, Bruxelles, 2003, p. 65.)) .

L’empereur, connais­sant l’in­fluence des milieux pan­ger­ma­nistes et de l’ar­mée sur la diplo­ma­tie aus­tro-hon­groise, décide d’employer éga­le­ment d’autres voies, se rap­pe­lant sans doute une lettre que le prince Sixte de Bour­bon-Parme, fils du der­nier duc régnant de Parme, Robert, avait adres­sée en jan­vier 1915 à sa sœur, alors l’ar­chi­du­chesse Zita ((On ne sau­rait trop sou­li­gner l’in­fluence de l’im­pé­ra­trice Zita dans l’offre autri­chienne. Voir notam­ment Antoine Redier, <i>Zita, prin­cesse de la paix, </i>La revue fran­çaise (éd.), 1930, en par­ti­cu­lier pp. 123–219.)) , épouse du futur Charles Ier. Il charge ain­si sa belle-mère, la duchesse douai­rière de Parme, d’ex­po­ser à ses fils, Sixte et Xavier ((Tous deux servent depuis le 25 août 1915 dans l’ar­tille­rie belge, la France ayant décli­né leur offre de rejoindre ses armées.)) , qu’elle ren­contre en Suisse le 29 jan­vier 1917, son « désir […] de [les] voir pour s’en­tre­te­nir direc­te­ment avec [eux] de la paix » ((Bour­bon, <i>op. cit., </i>p. 39.)) , ou, si venir à Vienne leur parais­sait impos­sible, il leur pro­pose d’en­voyer en Suisse une per­sonne de confiance pour leur com­mu­ni­quer ses vues. Seule cette der­nière éven­tua­li­té semble envi­sa­geable aux princes qui veulent tou­te­fois en réfé­rer d’a­bord à Paris. Les princes indiquent comme préa­lables du point de vue fran­çais les points sui­vants : la res­ti­tu­tion de l’Al­sace et la Lor­raine de 1814 ((C’est-à-dire avec Lan­dau et Saar­louis, per­dues au Congrès de Vienne, après les Cent-Jours.))  à la France sans aucune com­pen­sa­tion colo­niale ou autre, la Bel­gique res­ti­tuée et gar­dant le Congo, de même la Ser­bie, éven­tuel­le­ment agran­die de l’Al­ba­nie, et enfin Constan­ti­nople aux Russes.
Le 22 jan­vier 1917, Wil­son pro­clame le droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes ((Le dixième des Qua­torze Points de Wil­son énonce : « Aux natio­na­li­tés de l’Au­triche-Hon­grie, dont nous vou­lons voir la place pro­té­gée et assu­rée entre les nations, doit être accor­dée la pos­si­bi­li­té la plus libre pour une évo­lu­tion auto­nome ». Il n’est pas ques­tion de dépe­çage de la Monar­chie, une idée à laquelle les Etats-Unis sont venus beau­coup plus tard.)) . Le 1er février, l’Al­le­magne déclenche la guerre sous-marine à outrance, met­tant Charles, qui veut s’y oppo­ser, devant le fait accom­pli.
De retour à Paris, le prince Sixte ren­contre le 11 février 1917, par l’in­ter­mé­diaire de William Mar­tin ((W. Mar­tin, est, de par sa fonc­tion, en rap­port per­ma­nent avec le pré­sident Poin­ca­ré. Des contacts avaient été éta­blis avec lui, dès jan­vier 1916. Dans un second entre­tien, le 26 juillet, Mar­tin fait part à Sixte de la posi­tion de Poin­ca­ré : « Il faut que l’Au­triche sub­siste, dans notre inté­rêt. » (Bour­bon, <i>op. cit., </i>p. 17))) , chef du ser­vice du pro­to­cole au Minis­tère des Affaires étran­gères, Jules Cam­bon ((Le prince Sixte avait déjà ren­con­tré Jules Cam­bon le 23 novembre 1916. Celui-ci lui avait fait part de ses vues : « Pour moi, je dési­re­rais ne voir sub­sis­ter qu’une seule cou­ronne impé­riale, celle d’Au­triche, en rédui­sant la Prusse à son royaume. » (Bour­bon, <i>op. cit., </i>p. 30))) , secré­taire géné­ral du Quai d’Or­say, ancien ambas­sa­deur à Ber­lin.

De cet entre­tien res­sortent l’in­té­rêt pour le gou­ver­ne­ment fran­çais d’en­ta­mer des négo­cia­tions avec la Monar­chie, par l’in­ter­mé­diaire du prince Sixte, et le sou­hait, expri­mé par Cam­bon, d’une ren­contre entre le prince, le pré­sident Poin­ca­ré et Briand, alors pré­sident du Conseil.

Sixte repart donc pour la Suisse où il s’en­tre­tient avec le comte Tho­mas Erdô­di ((Charles, l’en­voyant en mis­sion, lui avait dit : « Mon unique but est de mettre fin le plus tôt à cette hor­rible tue­rie. [… ] Je veux contraindre mes alliés à une plus grande modé­ra­tion, quoique je n’aie pas l’in­ten­tion de les lâcher. » (cité dans Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 70))) , ami d’en­fance de l’empereur, les 13 et 21 février. Lors d’une pre­mière entre­vue, Erdô­di confirme l’ac­cep­ta­tion par Charles des condi­tions de Sixte mais, quant à la Ser­bie, l’empereur sou­haite la créa­tion d’un royaume sud-slave (you­go­slave) qui englo­be­rait la Bos­nie, la Ser­bie, l’Al­ba­nie et le Mon­té­né­gro et qui serait sous la dépen­dance de l’Au­triche, en écar­tant la dynas­tie Kara-geor­gé­vitch dont Vienne pense qu’elle avait trem­pé dans l’as­sas­si­nat de Sara­je­vo. L’i­dée d’une paix sépa­rée est accep­tée par les deux par­ties. Dans le second entre­tien, Erdô­di, après avoir confé­ré avec l’empereur, remet à Sixte une note osten­sible du ministre des Affaires étran­gères de la Monar­chie, le comte Czer­nin, amen­dée d’une note per­son­nelle et offi­cieuse de l’empereur, incon­nue de Czer­nin, par laquelle Charles déclare qu’il sou­tien­dra par tous les moyens la France vis-à-vis de l’Al­le­magne et exprime sa sym­pa­thie pour la Bel­gique. Il pré­cise que l’Au­triche « n’est abso­lu­ment pas sous la main alle­mande » et que son « seul but est de main­te­nir la Monar­chie dans sa gran­deur actuelle ».

Lors d’une entre­vue du prince avec Poin­ca­ré, le 5 mars, ce der­nier résume la situa­tion : « La filière à suivre sera donc celle-ci : obte­nir de l’Au­triche les quatre points essen­tiels ((Res­tait donc la ques­tion de la Ser­bie que l’Au­triche va finir par accep­ter.)) , com­mu­ni­quer ce résul­tat à l’An­gle­terre et à la Rus­sie sous une forme tout à fait secrète et voir s’il y a un moyen de s’en­tendre pour conclure un armis­tice secret. […] L’in­té­rêt de la France est non seule­ment de main­te­nir l’Au­triche, mais de l’a­gran­dir au détri­ment de l’Al­le­magne (Silé­sie ou Bavière) » ((Bour­bon, <i>op. cit., </i>pp. 67–68)) . Briand, consul­té par Poin­ca­ré le 6 mars, confirme cette approche. Déjà, l’on com­prend que les dif­fi­cul­tés vien­dront de l’I­ta­lie, mais Poin­ca­ré estime que les demandes ita­liennes pour­raient être com­pen­sées par des reprises sur l’Al­le­magne au pro­fit de la Monar­chie, ce que Charles refu­sa par la suite. La démis­sion de Lyau­tey, le 14 mars, entraîne la chute du minis­tère Briand, rem­pla­cé le 19 par le cabi­net Ribot, qui, tout en se décla­rant favo­rable à la pour­suite des négo­cia­tions, est net­te­ment plus réti­cent que son pré­dé­ces­seur.
Si l’é­qui­libre mili­taire per­dure entre les bel­li­gé­rants — l’Au­triche-Hon­grie ayant bat­tu à plu­sieurs reprises l’I­ta­lie sur l’I­son­zo —, la situa­tion de l’ar­rière devient dif­fi­cile tant dans la Monar­chie que dans le Reich.
De retour en Suisse le 19 mars, les princes sont pres­sés par Erdô­di de venir à Vienne pour dis­cu­ter avec l’empereur des moda­li­tés de son offre. Réti­cents, ils se rendent aux argu­ments de leur sœur : « Ne te laisse pas arrê­ter par des consi­dé­ra­tions qui, dans la vie cou­rante, seraient jus­ti­fiées. Pense à ces mal­heu­reux qui vivent dans l’en­fer des tran­chées, qui meurent par cen­taines tous les jours, et viens. » ((Bour­bon, <i>op. cit., </i>p. 82.))
Deux entre­tiens, les 23 et 24 mars, ont lieu dans le plus grand secret à Laxen­burg, aux­quels, outre les sou­ve­rains, Sixte et Xavier, assiste pour par­tie Czer­nin, que Sixte décrit comme « long, maigre et froid », réti­cent et si « flou qu’il est impos­sible de sai­sir le fond de sa pen­sée ». L’empereur insiste : « Il faut abso­lu­ment faire la paix, je le veux à tout prix […]. Mieux vaut donc consen­tir des arran­ge­ments équi­tables et je suis, pour ma part, tout dis­po­sé à le faire ». Tou­te­fois, il consi­dère que son devoir d’al­lié l’o­blige à ten­ter l’im­pos­sible pour ame­ner l’Al­le­magne à une paix juste et équi­table. Si cela ne mar­chait pas, il ferait la paix sépa­ré­ment. Le 24, il remet à Sixte une lettre auto­graphe ((Nul doute que cette lettre fut le fruit d’un tra­vail en com­mun, auquel Dugast Rouillé (op. <i>cit., </i>p. 82) pense que le prince Sixte a par­ti­ci­pé. Kovacs (op. <i>cit., </i>pp. 134 et 668) affirme qu’il y a eu 14 brouillons et qu’à Vienne on n’a­vait pas conser­vé de copie de la lettre fina­le­ment envoyée, si bien qu’il était impos­sible de savoir avec cer­ti­tude si la lettre publiée par Cle­men­ceau en avril 1918 était bien celle que l’empereur avait adres­sée aux puis­sances de l’En­tente.))  qui marque un grand suc­cès dans les négo­cia­tions en ce qu’elle adopte, sans réserve, la base pro­po­sée par Sixte en jan­vier pour ce qui est de la France, de la Bel­gique et de la Ser­bie, tout en réser­vant la ques­tion de Constan­ti­nople et des Détroits, compte tenu de la révo­lu­tion russe du 14 mars ((La Rus­sie révo­lu­tion­naire ne les reven­di­que­ra plus.)) . Rien n’est dit de l’I­ta­lie, Charles sou­hai­tant la média­tion de la France et de l’An­gle­terre. Il espère, après la fin du conflit, une alliance avec la France. Charles charge Sixte de trans­mettre secrè­te­ment sa lettre à la France et à l’An­gle­terre. Comme l’é­crit le prince Sixte, « les vues de l’empereur rela­tives à l’a­van­tage qu’offre tou­jours pour l’Eu­rope une paix de modé­ra­tion sur une paix de pré­pon­dé­rance marquent un sens poli­tique et un bon sens qui, mal­heu­reu­se­ment, ne sont pas com­muns ».

Après avoir lu la lettre de l’empereur, Poin­ca­ré déclare à Sixte, lors d’un troi­sième entre­tien, le 31 mars : « Il s’a­git donc, non point d’un armis­tice, mais d’une paix sépa­rée, des­ti­née à amoin­drir le bloc cen­tral, paix sépa­rée avec l’Au­triche qui, diplo­ma­ti­que­ment, se ran­ge­rait ensuite de notre côté » ((Bour­bon, <i>op. cit., </i>p. 104.)) , ajou­tant que l’o­pi­nion publique est, en France comme en Angle­terre, favo­rable à l’Au­triche — puis­qu’au­cun affron­te­ment entre leurs troupes n’a lieu jus­qu’à ce que les troupes fran­çaises et bri­tan­niques viennent ren­for­cer l’ar­mée ita­lienne après la débâcle de Capo­ret­to (9 novembre 1917) — et que Des­cha­nel, alors pré­sident de la Chambre, insiste pour que l’on fasse la paix avec l’Au­triche. Ribot, mis au cou­rant par Poin­ca­ré, décide d’al­ler trou­ver, le 11 avril, Lloyd George à Fol­kes­tone pour lui com­mu­ni­quer l’offre de Charles. A la lec­ture de la lettre impé­riale, le pre­mier ministre bri­tan­nique se serait écrié : « C’est la paix ! » ((Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 84, et Kovacs, <i>op. cit., </i>p. 155.)) . C’est alors que Ribot sou­haite mettre l’I­ta­lie au cou­rant des négo­cia­tions. Sixte, très réti­cent puisque la lettre n’est des­ti­née qu’à la France et à l’An­gle­terre, finit par y consen­tir dès lors que Ribot s’en­gage à son­der l’I­ta­lie d’une manière géné­rale, sans citer l’empereur ni pro­duire sa lettre. Un som­met est convo­qué à Saint-Jean-de-Mau­rienne entre Lloyd George, Ribot et Son­ni­no, ministre ita­lien des Affaires étran­gères, pour le 19 avril.

Sixte sou­haite s’as­su­rer que le secret des ouver­tures autri­chiennes sera gar­dé et, pour cela, ren­contre Lloyd George à Paris, le 18. Celui-ci lui déclare l’a­mi­tié anglaise envers l’Au­triche et son sou­hait de par­ve­nir à une paix avec celle-ci, cette paix devant néces­sai­re­ment englo­ber l’I­ta­lie.
En même temps, le 3 avril, Charles ren­contre à Bad Hom­burg Guillaume II pour ten­ter de l’a­me­ner à des vues paci­fiques rai­son­nables, offrant à l’Al­le­magne de lui céder gra­tui­te­ment la Gali­cie si elle-même res­ti­tuait l’Al­sace et la Lor­raine à la France. Devant le refus de Guil-laume ((Pol­zer-Hoditz, direc­teur de cabi­net de Charles, écri­vit ces lignes amères : « Avec quelle ardeur sin­cère l’empereur Charles s’ef­for­çait de conclure la paix, et comme l’empereur Guillaume s’in­gé­niait à trai­ter ses efforts de baga­telles » <i>(L’Empereur Charles, </i>Grasset, 1939, p. 169).)) , Charles lui fait adres­ser, le 13 avril, un mémo­ran­dum dénon­çant l’al­liance avec le Reich pour le 11 novembre 1917 au plus tard.

A la suite du refus de Son­ni­no qui exige outre la ces­sion du Tren­tin de langue ita­lienne, celle de Trieste, de la Dal­ma­tie et des îles de la côte dal­mate (les deux der­niers ter­ri­toires étant pour­tant très majo­ri­tai­re­ment peu­plés de Slaves et non d’I­ta­liens), le gou­ver­ne­ment fran­çais noti­fie le 22 avril à Sixte sa réponse néga­tive à l’offre impé­riale, tout en lais­sant la porte ouverte pour l’a­ve­nir, si la Monar­chie accep­tait de consi­dé­rer les reven­di­ca­tions ita­liennes ; Cam­bon pen­sant que Trieste ((Trieste était le prin­ci­pal port autri­chien depuis 1382. Ain­si que Son­ni­no lui-même l’a­vait recon­nu, « reven­di­quer Trieste [dont la popu­la­tion est mixte] comme un droit serait une exa­gé­ra­tion du prin­cipe des natio­na­li­tés » ( <i>Rassegna set­ti­ma­nale, </i>29 mai 1881, cité dans Bour­bon, <i>op. cit.,</i>p. 385).))  et Trente pour­raient faire l’af­faire.

Rubrique(s) : Dossiers thématiques, L'affaire Sixte (1917-1918)
6 Fév 2010

Nou­veau regard sur la Révo­lu­tion tran­quille qué­bé­coise par Christophe Réveillard

Depuis quelques années sont recen­sés dans cette revue les dif­fé­rents tra­vaux, tant his­to­ri­co-socio­lo­giques que de science poli­tique, sur les espaces de chré­tien­té par­mi les plus mar­qués et leurs évo­lu­tions contem­po­raines ((    Cf. notam­ment le dos­sier « Qué­bec, Ven­dée, Cata­logne », Catho­li­ca, n. 83, prin­temps 2004.)) . Mal­gré la diver­si­té des his­toires et des carac­té­ris­tiques propres à chaque situa­tion, ces études pré­sentent des simi­li­tudes, notam­ment un tro­pisme de l’analyse socio­lo­gique, et la reprise de l’idée que, dans le cadre de son conflit avec la moder­ni­té, l’Eglise n’a su adap­ter ni son dis­cours, ni le fonc­tion­ne­ment de ses ins­ti­tu­tions, deve­nus autant de causes de son déclin. Dépas­sé, le sché­ma poli­tique et social pro­mu par l’Eglise serait deve­nu inau­dible aux popu­la­tions cap­tées par la nou­veau­té et le renou­vel­le­ment per­ma­nent du mes­sage imma­nen­tiste moderne, l’avènement d’une socié­té ouverte, urbaine, tech­ni­cienne et opu­lente.

Michael Gau­vreau, pro­fes­seur d’histoire à l’Université McMas­ter de Hamil­ton dans l’Ontario, ren­verse radi­ca­le­ment cette pers­pec­tive dans son ouvrage sur Les Ori­gines catho­liques de la Révo­lu­tion tran­quille au Qué­bec, qui est un apport très riche dans l’historiographie reli­gieuse ((    Michael Gau­vreau, Les Ori­gines catho­liques de la Révo­lu­tion tran­quille, Fides, Mont­réal, 2008, 36 € ; prix Sir John A. Mac­Do­nald pour la pre­mière édi­tion en 2007 chez McGilI-Queen’s Press décer­né par la Socié­té his­to­rique du Cana­da. Ce tra­vail se fonde notam­ment sur les docu­ments pro­duits dans les années trente et qua­rante par les orga­nismes laïques de l’Action catho­lique regrou­pés en par­tie dans le fonds Action catho­lique cana­dienne mais éga­le­ment sur des jour­naux et pério­diques comme Le Devoir, La Revue domi­ni­caine, Main­te­nant et Rela­tions. L’auteur sou­ligne que ces textes sont des œuvres de laïcs, mais éga­le­ment « de puis­sants ordres reli­gieux comme les Domi­ni­cains et les Jésuites, impli­qués durant toute cette période dans un cer­tain nombre d’initiatives sociales ».)) .

L’auteur réfute en effet l’idée reçue selon laquelle la « Révo­lu­tion tran­quille » serait « ce cou­rant essen­tiel­le­ment poli­tique qui a fait irrup­tion dans la socié­té qué­bé­coise au début des années soixante et qui a détruit les vieilles struc­tures domi­nées par une Eglise pétrie de conser­va­tisme obs­cu­ran­tiste ». Dès le début de sa réflexion sur les ori­gines de l’événement, l’auteur rap­pelle tout d’abord qu’ont long­temps régné presque exclu­si­ve­ment deux écoles d’interprétation. La pre­mière ana­lyse le pro­ces­sus de la Révo­lu­tion tran­quille par un fac­teur externe : le face-à-face d’un milieu conser­va­teur, cler­gé et petite bour­geoi­sie, sou­tien de régimes fixistes à peine réfor­mistes, et d’une élite intel­lec­tuelle et acti­viste orga­ni­sant, au cours des années soixante, la mon­tée en puis­sance et la dif­fu­sion des idées libé­rales, puis liber­taires et « natio­na­listes ». L’action de cette avant-garde abou­tit « logi­que­ment » à la sub­sti­tu­tion du sys­tème sclé­ro­sé et de sa hié­rar­chie sociale à seul fon­de­ment de main­tien des acquis, par celui, laï­ci­sé, de pro­mo­tion d’une « libé­ra­tion » tous azi­muts.

Cette école valo­rise donc l’« évé­ne­ment », une action poli­tique d’un petit groupe « éclai­ré » au len­de­main de la deuxième guerre mon­diale qui trouve un com­men­ce­ment de réa­li­sa­tion dans les années soixante. La deuxième école intègre le déclin du magis­tère poli­tique et social de l’Eglise dans un cou­rant plus géné­ral englo­bant l’ensemble des para­mètres consti­tu­tifs de la socié­té qué­bé­coise depuis le XIXe siècle : « Depuis 1970, s’est déve­lop­pée une deuxième inter­pré­ta­tion his­to­rique, que l’on qua­li­fie­ra pour aller vite de “révi­sion­niste”, occu­pée celle-là à l’étude des struc­tures et des pro­ces­sus éco­no­miques, et dont la visée est de situer la socié­té qué­bé­coise à l’intérieur du cadre capi­ta­liste libé­ral et moderne. Insis­tant sur le carac­tère plu­ra­liste “nor­mal” de cette socié­té, elle trouve les vraies racines du Qué­bec moderne au XIXe siècle plu­tôt que dans la décou­verte sou­daine, par les intel­lec­tuels, des réa­li­tés sociales de l’après-guerre ».

Cette deuxième école rela­ti­vise donc et le par­ti­cu­la­risme, jusque-là sys­té­ma­ti­que­ment mis en avant, d’un conser­va­tisme qué­bé­cois ori­gi­nal par rap­port à l’ensemble du Cana­da, et l’idée d’une résis­tance à la moder­ni­té qu’aurait incar­née un pou­voir bicé­phale clé­ri­co-conser­va­teur. En réa­li­té, le conser­va­tisme des hommes poli­tiques et du cler­gé n’assume aucune rup­ture avec l’idéologie libé­rale domi­nante du temps mais se revêt de l’apparence d’un main­tien à voca­tion d’immuabilité de l’ordre social, de la morale et des acquis.
Michael Gau­vreau rompt la mono­to­nie de ces ana­lyses qua­si dia­lec­tiques des socio­logues et des poli­tistes, les­quels consi­dèrent le catho­li­cisme comme « figu­rant plus ou moins pas­sif, jamais comme un acteur de pre­mier plan de l’histoire du Qué­bec moderne », pour expli­quer en quoi la révo­lu­tion cultu­relle des années soixante trouve en réa­li­té son ori­gine dès l’entre-deux-guerres, dans l’action de mul­tiples ini­tia­tives au cœur même de l’Eglise du Qué­bec, pour­tant cen­sée incar­ner le refuge des pesan­teurs sociales réa­li­sant l’« équa­tion auto­ma­tique entre la nais­sance d’une socié­té urbaine et indus­trielle et le déclin de la reli­gion ». La rai­son de cette dif­fé­rence d’analyse et de l’originalité de cette étude réside dans le fait que l’auteur ne néglige pas l’importance du rôle de force sociale assu­mé par l’Eglise, comme le font habi­tuel­le­ment les ana­lystes inca­pables d’assimiler l’imprégnation en pro­fon­deur d’une socié­té chris­tia­ni­sée.

Or, de nom­breux groupes, essen­tiel­le­ment des mou­ve­ments de jeu­nesse catho­lique comme l’Action catho­lique elle- même, vont agir dans le cours de la trans­for­ma­tion de la socié­té en créant de nou­velles brèches, en pesant de tout leur poids sur la nature révo­lu­tion­naire du pro­ces­sus de « diver­si­té idéo­lo­gique, mar­quée par de nom­breuses et puis­santes ini­tia­tives laïques dans les domaines social et cultu­rel ».
Sans qu’il s’agisse vrai­ment d’un clé­ri­ca­lisme qui aurait exclu­si­ve­ment concer­né l’action des ecclé­sias­tiques, c’est la tra­di­tion­nelle influence de l’Eglise sur la socié­té qué­bé­coise qui va ser­vir de levier, dès les années trente, aux mou­ve­ments de jeu­nesse pour opé­rer un ren­ver­se­ment radi­cal de la pers­pec­tive catho­lique dans la vie sociale, jusqu’à induire in fine une oppo­si­tion avec la doc­trine sociale tra­di­tion­nelle et un retrait dis­cret de l’Eglise du champ poli­tique. Michael Gau­vreau explique donc très bien en quoi c’est jus­te­ment plu­tôt l’implication de l’Eglise et des catho­liques dans la socié­té qué­bé­coise qui entraîne cette réorien­ta­tion vers la moder­ni­té d’un pro­ces­sus de for­ma­tion de l’identité natio­nale, qu’il soit reli­gieux, cultu­rel et social, en répon­dant dans le corps de son tra­vail aux ques­tions posées dans l’introduction : « La ver­sion Action catho­lique du catho­li­cisme consti­tuait-elle le noyau dur de la tra­di­tion, ou ne fut-elle pas plu­tôt un fac­teur déter­mi­nant dans l’insertion de valeurs cultu­relles modernes dans la socié­té qué­bé­coise ?

Comme le sug­gèrent les visions révi­sion­niste et ortho­doxe libé­rale, le catho­li­cisme est-il res­té en marge de l’édification de la socié­té urbaine moderne au Qué­bec, ou n’aurait-il pas ouvert grand l’éventail d’identités sociales plus dyna­miques et plus démo­cra­tiques ? Et si la “moder­ni­té”, en tant que phé­no­mène cultu­rel, doit être com­prise comme une recherche d’expériences intenses et enri­chis­santes pour la per­sonne, et comme un pro­fond sen­ti­ment de rup­ture avec le pas­sé, les his­to­riens ne devraient- ils pas, vu la forte impré­gna­tion de la vie publique et des valeurs sociales qué­bé­coises par le catho­li­cisme avant 1960, se pen­cher sur la reli­gion, et en par­ti­cu­lier sur les trans­for­ma­tions internes au catho­li­cisme, pour bien voir les chan­ge­ments qui ont contri­bué à défi­nir tout un ensemble de valeurs “modernes” au sein des idéo­lo­gies publiques et des diverses quêtes d’identité per­son­nelles incar­nées dans et par la jeu­nesse, la mas­cu­li­ni­té, la fémi­ni­té et la famille ? »

La séquence his­to­rique clai­re­ment décrite par l’auteur se décom­pose essen­tiel­le­ment en deux périodes. La pre­mière com­mence dans les années trente au Qué­bec avec l’Action catho­lique de for­ma­tion for­te­ment per­son­na­liste, déve­lop­pant le pro­jet modé­ran­tiste ((Cf. sur le sujet Ber­nard et Gilles Dumont, Chris­tophe Réveillard (dir.), La Culture du refus de l’ennemi. Modé­ran­tisme et reli­gion au seuil du XXIe siècle, Presses uni­ver­si­taires de Limoges (PULIM), coll. « Biblio­thèque euro­péenne des idées », Limoges, 2007.))  clas­sique de l’adaptation au monde, pour éta­blir une « jonc­tion avec la moder­ni­té […]. En dépit d’évidents et puis­sants cou­rants conser­va­teurs au sein du catho­li­cisme, l’Eglise a vu naître et s’imposer une impor­tante diver­si­té idéo­lo­gique, mar­quée par de nom­breuses et puis­santes ini­tia­tives laïques dans les domaines social et cultu­rel. Leurs prin­ci­paux pro­mo­teurs appar­te­naient à l’Action catho­lique, un regrou­pe­ment d’organismes jusque-là tenus pour mar­gi­naux dans l’interaction église-socié­té, comme les jeunes, les ouvriers et les femmes », comme le déve­loppent très pré­ci­sé­ment les cha­pitres III, « Mariage, sexua­li­té, nucléa­ri­té : la recons­truc­tion de la famille cana­dienne-fran­çaise, de 1931 à 1955 », IV, « 1955–1970 : la désa­gré­ga­tion et la pri­va­ti­sa­tion de la famille cana­dienne fran­çaise », et V, « Sexua­li­té, régu­la­tion des nais­sances et fémi­nisme per­son­na­liste, de 1931 à 1971 ».
Selon nous, pour­suit Michael Gau­vreau, « ces divers mou­ve­ments ont, depuis l’origine, arti­cu­lé une puis­sante cri­tique de la hié­rar­chie catho­lique — débou­chant même à l’occasion sur l’anticléricalisme. En insis­tant pour que les struc­tures ecclé­siales s’ajustent aux besoins des laïcs, ces mou­ve­ments d’Action catho­lique ont mis en lumière la dimen­sion plus démo­cra­tique de la reli­gion. Leur seule exis­tence prouve […] le besoin de revoir de fond en comble la façon qu’avait le catho­li­cisme qué­bé­cois d’intervenir dans la for­ma­tion des valeurs cultu­relles d’une socié­té moderne et libé­rale au milieu du XXe siècle ».
Cette phase va cres­cen­do jusqu’au début des années cin­quante avec les reven­di­ca­tions de démo­cra­ti­sa­tion, d’égalitarisme et de rejet des formes anciennes de la pra­tique reli­gieuse. En fait, ce pre­mier pro­ces­sus s’achève sur la consom­ma­tion d’une rup­ture géné­ra­tion­nelle com­plète, c’est-à-dire assu­mant le renou­vel­le­ment de la pra­tique, de la litur­gie, des fon­de­ments doc­tri­naux et de la place de l’Eglise au sein de la socié­té, comme un « rejet — celui de toute une géné­ra­tion — d’une conti­nui­té tem­po­relle avec le pas­sé », la cou­pure fon­da­men­tale entre pas­sé et pré­sent, l’abîme entre les deux exi­geant que les « iden­ti­tés per­son­nelles, fami­liales et sociales soient abor­dées dans un cadre entiè­re­ment renou­ve­lé ». Mais jusqu’à ce moment, les mili­tants de l’Action catho­lique et des mou­ve­ments de jeu­nesse sont péné­trés de l’illusion que leur mis­sion ancre « plus soli­de­ment encore le catho­li­cisme dans la culture publique qué­bé­coise ». Il s’agit encore de modé­rés, de type sillo­niste et démo­crate-chré­tien, per­sua­dés de ser­vir l’Eglise par cette action de nor­ma­li­sa­tion et d’assimilation de la moder­ni­té. L’amplification de l’impact de cette pre­mière période de la Révo­lu­tion tran­quille est due à l’exceptionnelle pré­sence de l’Eglise comme acteur de pre­mier plan accom­pa­gnant, et par là, légi­ti­mant tous les bou­le­ver­se­ments cultu­rels et des mœurs, tou­chant notam­ment aux concep­tions péda­go­giques dans l’enseignement, au rôle de la femme et à l’évolution des struc­tures fami­liales. Mais, bien évi­dem­ment, cet aggior­na­men­to conduit natu­rel­le­ment à une nou­velle étape avec des acteurs de pre­mier plan dif­fé­rents.
La deuxième période court des années cin­quante aux années soixante- dix et elle cor­res­pond à la sub­sti­tu­tion des diri­geants de l’Action catho­lique par des intel­lec­tuels catho­liques dont le pro­jet est essen­tiel­le­ment d’ordre poli­ti­co-social.
Michael Gau­vreau décrit très pré­ci­sé­ment une carac­té­ris­tique très ori­gi­nale de cette culture intel­lec­tua­liste et éli­tiste incar­née par Fer­nand Dumont, la revue Main­te­nant et le cler­gé pro­gres­siste. Au nom de l’équation entre catho­li­ci­té et moder­ni­té, ce groupe d’intellectuels réoriente le dis­cours de l’Action catho­lique vers un éli­tisme spi­ri­tuel agres­sif, « très cen­tré sur le mâle, et affi­chant le plus pro­fond mépris pour la pra­tique reli­gieuse des masses labo­rieuses », jugée trop vide et confor­miste, « trop sou­mise à sa direc­tion clé­ri­cale, essen­tiel­le­ment un rituel, qui plus est trop adap­té à la pié­té fémi­nine pour inté­res­ser en quoi que ce soit un lea­der­ship mas­cu­lin for­mé dans les uni­ver­si­tés et conscient, lui, des grands enjeux sociaux ». Ces intel­lec­tuels crai­gnaient une déchris­tia­ni­sa­tion en rai­son de cette sclé­rose cultu­relle et sociale du catho­li­cisme qué­bé­cois, telle une menace qu’aurait fait pla­ner ce type de catho­li­cisme popu­laire sur la culture de la classe moyenne, « faite de ratio­na­li­té, de pro­fes­sion­na­lisme et d’éducation supé­rieure ». Mais cette posi­tion cri­tique en matière reli­gieuse opère un glis­se­ment vers une pos­ture poli­tique : « Leur équa­tion vide reli­gieux / domi­na­tion clé­ri­cale prend bien­tôt l’allure d’une charge à fond de train contre le gou­ver­ne­ment de Mau­rice Duples­sis [incar­nant] l’alliance cor­rom­pue d’une pié­té popu­laire à l’ancienne et d’une struc­ture ecclé­sias­tique écra­sante ».
S’inscrivant dans le contexte géné­ral des pays indus­tria­li­sés connais­sant une vague de déchris­tia­ni­sa­tion sans pré­cé­dent, ces nou­veaux acteurs déve­loppent le pro­jet d’utiliser l’Eglise dans la défense du cadre iden­ti­taire qué­bé­cois essen­tiel­le­ment face au rou­leau com­pres­seur a- cultu­rel anglo-saxon. Ce pro­jet néces­site, selon eux, une alliance entre le sou­ve­rai­nisme qué­bé­cois et la social-démo­cra­tie, alliance dans laquelle l’Eglise joue­rait le rôle de ciment social, mais dont l’expression de la foi ne serait, elle, ni sociale ou col­lec­tive, mais rele­vant de la sphère indi­vi­duelle et pri­vée. Ce bas­cu­le­ment est donc dis­tinct de l’objectif de la pre­mière géné­ra­tion de l’Action catho­lique et se foca­lise, on l’a vu, essen­tiel­le­ment sur un pro­jet d’indépendance natio­nale et de sou­ve­rai­ne­té poli­tique enca­drant une socié­té de type social-démo­crate dans laquelle l’Etat serait l’acteur hégé­mo­nique ((Cette dis­so­cia­tion entre un catho­li­cisme cultu­rel, ingré­dient d’une idéo­lo­gie poli­tique natio­nale (ou natio­na­liste), et un catho­li­cisme cultuel confi­né à la sphère pri­vée sug­gère la com­pa­rai­son avec l’Irlande et le Pays basque.)) . L’appel à l’engagement des catho­liques se fait donc à cette condi­tion sup­plé­men­taire que vont pro­gres­si­ve­ment inté­grer des struc­tures et des hommes, clercs comme laïcs, déjà lar­ge­ment pré­pa­rés à ce renon­ce­ment par les consé­quences de la période pré­cé­dente. C’est pour­quoi il est tout à fait symp­to­ma­tique que la créa­tion en 1968 du Par­ti qué­bé­cois ait eu lieu au monas­tère des Domi­ni­cains de Mont­réal, abri­tant de plus la revue Main­te­nant, organe essen­tiel de la dif­fu­sion de ces concep­tions. C’est pour­quoi éga­le­ment, il n’est abso­lu­ment pas indif­fé­rent que l’acteur prin­ci­pal de ce saut qua­li­ta­tif de la « sécu­la­ri­sa­tion » de la mis­sion de l’Eglise, Fer­nand Dumont, auquel Michel Gau­vreau consacre tout un cha­pitre, ait été choi­si en 1968 par la hié­rar­chie catho­lique pour pré­si­der la Com­mis­sion d’étude sur les laïcs et l’Eglise. C’est lui qui expri­me­ra la vision de ces intel­lec­tuels de la deuxième période, celle qui solde les acquis de l’influence tra­di­tion­nelle de l’Eglise mais éga­le­ment les apports de l’Action catho­lique des années 1930 à 1950, au pro­fit d’un natio­na­lisme libé­ral de fac­ture contrac­tua­liste. Les termes choi­sis par l’auteur pour expli­quer la condi­tion d’accession de la socié­té qué­bé­coise au sou­ve­rai­nisme libé­ral sont inté­res­sants à plus d’un titre : « La Com­mis­sion Dumont marque la fin de la Révo­lu­tion tran­quille au sens fort du terme. En reje­tant les formes d’engagement ins­ti­tu­tion­nel et la spi­ri­tua­li­té des années anté­rieures aux années 1960, elle a anni­hi­lé toutes les chances de com­pro­mis avec la vieille garde catho­lique, et elle a ain­si contri­bué à implan­ter une défi­ni­tion per­son­na­liste de la reli­gion au sein même de l’Eglise. Ses

appels à l’engagement public de l’Eglise aux côtés de la nou­velle pen­sée natio­na­liste ont ouvert la porte à un mes­sia­nisme reli­gieux qui, dans les faits, allait réduire en miettes le legs cultu­rel des années 1760 à 1960, en pro­po­sant au Qué­bec une syner­gie ori­gi­nale de catho­li­cisme et d’inspiration natio­na­liste démo­cra­tique. Sans révo­lu­tion vio­lente, les Qué­bé­cois allaient accé­der à l’indépendance natio­nale, juste en déve­lop­pant la logique des soli­da­ri­tés com­mu­nau­taires impli­cites au catho­li­cisme mais occul­tées par un cler­gé réac­tion­naire et une petite-bour­geoi­sie col­la­bo- ration­niste. Dumont et les autres membres de la Com­mis­sion ont tra­cé une voie dans laquelle leurs com­pa­triotes iraient plus loin encore que les réa­li­sa­tions de l’ère per­son­na­liste (en gros de 1931 à 1964), qui, en tant que rup­ture spi­ri­tuelle et cultu­relle entre valeurs tra­di­tion­nelles et valeurs de la moder­ni­té, a inau­gu­ré la Révo­lu­tion tran­quille ». Ain­si la Révo­lu­tion tran­quille, assi­mi­lée au triomphe, dans les années 19601980, du « néo-libé­ra­lisme et du néo-natio­na­lisme » ((    Paul-André Lin­teau, René Duro­cher, Jean-Claude Robert, Fran­çois Ricard, His­toire du Qué­bec contem­po­rain : le Qué­bec depuis 1930, Boréal, Mont­réal, 1989.))  et éga­le­ment asso­ciée aux cam­pagnes inter­ven­tion­nistes de l’Etat dans les domaines de l’éducation, de l’économie, de la san­té et des ser­vices sociaux, entraîne de plus cette consé­quence au niveau reli­gieux.
Richard Bas­tien ((    « Notes de lec­ture », Egards [Mont­réal], n. 21, automne 2008, pp. 84–91.))  achève une recen­sion sur l’ouvrage de Michael Gau­vreau en écri­vant qu’il « aurait été jus­ti­fié d’intituler son livre His­toire d’une tra­hi­son », lais­sant paraître son regret de cette rup­ture inter­gé­né- ration­nelle, de la déchris­tia­ni­sa­tion radi­cale, de la rapide décon­fes­sion- nali­sa­tion au pro­fit du natio­na­lisme laïque dont le « fon­de­ment et l’unité ne rele­vaient plus d’une croyance reli­gieuse com­mune, mais de l’économie, de la langue et du pou­voir de l’Etat », lequel avait mar­gi­na­li­sé en très peu d’années le rôle social et cultu­rel du catho­li­cisme au sein de la socié­té qué­bé­coise. Le regret affleure éga­le­ment dans cette recen- sion que le pro­jet ait éga­le­ment accou­ché de l’échec poli­tique puisque le nivel­le­ment cultu­rel et social qué­bé­cois, au niveau de celui de l’Amérique du Nord dans son ensemble, semble être un fait acquis excep­tion faite de la langue.
Mais avec Les Ori­gines catho­liques de la Révo­lu­tion tran­quille, Michael Gau­vreau n’indique-t-il pas que c’est parce que la ren­contre avec la moder­ni­té a déjà eu lieu de façon non visible mais bien réelle, dans le cadre des mou­ve­ments de jeu­nesse, au sein de débats internes dans les sémi­naires, dans les congré­ga­tions, dans les organes de presse reli­gieux, etc., que la révé­la­tion de la recherche de l’autonomie par l’Action catho­lique, d’abord, puis par les « théo­lo­giens laïcs » ensuite ne doit pas éton­ner ? La plu­ra­li­té des cou­rants idéo­lo­giques au sein même de l’Eglise est telle que son influence dans la socié­té, que ce soit par la maî­trise de la pié­té popu­laire ou comme fonds cultu­rel de l’élite intel­lec­tuelle et uni­ver­si­taire, ne peut que méca­ni­que­ment ampli­fier ces débats hors de son cadre ecclé­sial au moment de sa média­ti­sa­tion. En sorte que pour un cer­tain cler­gé pro­gres­siste, la révo­lu­tion des cadres concep­tuels tra­di­tion­nels par la Révo­lu­tion tran­quille est une expres­sion de la force de l’influence et de l’assise de l’Eglise dans la socié­té, lors même qu’elles sont tout près de s’effondrer d’un coup. Nous retrou­vons cette pra­tique révo­lu­tion­naire, une méca­nique qu’aura étu­diée Michael Gau­vreau pour appré­cier en pro­fon­deur les ori­gines et le ter­reau du phé­no­mène, devant conser­ver jusqu’à l’ultime moment l’apparence de l’ordre, prin­ci­pa­le­ment moral et social, pour se don­ner les moyens de détruire le plus à la racine les fon­de­ments de la socié­té tra­di­tion­nelle. Ici, l’auteur décrit remar­qua­ble­ment l’alliance objec­tive et invo­lon­taire d’un clé­ri­ca­lisme favo­ri­sant l’anti-intellectualisme d’une pié­té popu­laire ritua­li­sée et contrô­lée par les cadres ecclé­siaux, et de l’élitisme intel­lec­tua­liste, d’une avant-garde théo­lo­gienne pleine de suf­fi­sance, agis­sant dans le cadre d’un pro­jet poli­tique pré­ten­du­ment sou­ve­rai­niste alors qu’il se trouve déta­ché de l’origine de toute sou­ve­rai­ne­té, de tout pou­voir.

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6 Fév 2010

Qué­bec : la « Révo­lu­tion tran­quille » et ses fruits par Jacques Légaré

CATHOLICA — Pour­riez-vous nous rap­pe­ler briè­ve­ment la situa­tion du Qué­bec à la fin des années 1950 ?

JACQUES LEGARE —  Si l’on prend la période de l’après-guerre, le Qué­bec était res­té ce qu’il avait tou­jours été, une socié­té rurale, très catho­lique, et où le rôle de l’Eglise était très impor­tant. L’Eglise avait sous sa dépen­dance l’ensemble du sys­tème d’enseignement, du sys­tème de san­té, l’état-civil, et la plu­part des ins­ti­tu­tions ou mou­ve­ments se com­po­saient mono­li­thi­que­ment de catho­liques.
C’était l’Union natio­nale de Duples­sis qui était au pou­voir depuis 1949, un par­ti conser­va­teur, certes, mais par­ti­cu­lier, en ce sens qu’il était une union de forces libé­rales, en prin­cipe ouvertes sur des hori­zons nou­veaux. Le par­ti anté­rieu­re­ment domi­nant, le Par­ti libé­ral d’omer Gouin, était en réa­li­té plus conser­va­teur que l’Union natio­nale. Cepen­dant, cer­tains aspects de la poli­tique de Duples­sis furent atta­qués, en rai­son des frus­tra­tions nées du lien que main­te­nait le gou­ver­ne­ment avec l’Eglise qui assu­rait son contrôle ins­ti­tu­tion­nel sur toute la vie sociale, et spé­cia­le­ment en matière d’éducation. Choix des manuels, attri­bu­tion des finances, pro­grammes… c’était le règne du diri­gisme clé­ri­cal éclai­ré. Toutes les déci­sions du gou­ver­ne­ment Duples­sis étaient concer­tées avec l’Eglise.
En éco­no­mie, c’était un peu le même carac­tère sta­tique : l’économie rurale pré­va­lait, tan­dis que les indus­tries étaient prin­ci­pa­le­ment tour­nées vers le sec­teur pri­maire (mines, élec­tri­ci­té, fon­de­ries). On accep­tait beau­coup les inves­tis­se­ments étran­gers, mais tout par­tait brut, sans aucune trans­for­ma­tion manu­fac­tu­rière sur place. Cela a beau­coup ému les jeunes géné­ra­tions d’alors, qui disaient : nous avons beau­coup de res­sources natu­relles, mais on ne les exploite pas sur place, on les envoie aux étran­gers qui eux les déve­loppent et en pro­fitent — sur­tout les Etats-Unis. C’est pour rompre avec cette situa­tion qu’a été lan­cée ce qu’on a appe­lé la « Révo­lu­tion tran­quille ». Les élites voyaient là un car­can, beau­coup de gens reve­nus d’Europe après la guerre disant que cela n’avait plus de sens et qu’il fal­lait faire tout sau­ter. Un cer­tain nombre de mou­ve­ments se créèrent alors pour mili­ter en ce sens.

Dans quels sec­teurs ?

Essen­tiel­le­ment au sein de l’Action catho­lique, très puis­sante chez les jeunes, les ouvriers, les intel­lec­tuels. Le désir d’ouverture se mani­fes­tait dans ces milieux très pra­ti­quants, sur­tout dans les deux domaines de l’éducation — on a alors reven­di­qué un minis­tère ad hoc — et de l’économie. Celle-ci était très fer­mée, sta­tique, et donc la reven­di­ca­tion allait dans le sens de l’ouverture et du dyna­misme. Tel fut le début de la Révo­lu­tion tran­quille.

Le syn­di­ca­lisme était-il alors actif ?

Oui, il y avait un syn­di­ca­lisme très actif. C’était un syn­di­ca­lisme catho­lique de type avant tout local, même si plus tard il a effec­tué des jonc­tions avec les grandes cen­trales des Etats-Unis. Beau­coup de petites asso­cia­tions menaient des actions de type syn­di­cal. Mais le droit de grève n’était pas recon­nu et les grèves étaient sévè­re­ment répri­mées. Les syn­di­cats fai­saient valoir que les ouvriers étaient exploi­tés, d’autant plus aisé­ment que les patrons étaient étran­gers, comme dans les mines, et que les ouvriers étaient sous-payés, les pro­fits allant aux mul­ti­na­tio­nales. C’était en par­ti­cu­lier le cas dans les mines d’amiante, où les condi­tions de tra­vail étaient très dures, et les salaires très bas. C’est dans ce sec­teur qu’il y a eu les pre­mières grèves, illé­gales, en 1949.
Dans ce mou­ve­ment, il y a des gens qui se sont mani­fes­tés de manière inopi­née. L’un des pre­miers a été Pierre-Eliott Tru­deau, un grand bour­geois s’il en est, un « libé­ral », mais qui défen­dait des idées.

Quelle fut la posi­tion de l’Eglise ? N’était-elle pas prise dans une contra­dic­tion entre la néces­si­té de la sta­bi­li­té sociale et l’appui aux justes reven­di­ca­tions ouvrières au nom de la doc­trine de Rerum Nova­rum ?

L’Eglise, lors de la révo­lu­tion de 1837, avait tenu un dis­cours aux habi­tants visant à les tem­pé­rer, crai­gnant sur­tout les révo­lu­tions sociales. Et cette fois encore le dis­cours fut le même. Mgr Char­bon­neau, arche­vêque de Mont­réal, avait net­te­ment pris posi­tion en faveur des ouvriers, mais il fut contraint de démis­sion­ner et envoyé à Van­cou­ver comme aumô­nier, en puni­tion, en lui disant qu’il n’avait pas à prendre posi­tion en faveur des ouvriers et contre le gou­ver­ne­ment. Il était consi­dé­ré comme un révo­lu­tion­naire nui­sant à l’Etat en ris­quant de per­tur­ber les inves­tis­se­ments étran­gers. Mais gra­duel­le­ment les gens ont réagi, et c’est ain­si qu’est né le mou­ve­ment syn­di­cal avec Tru­deau et Mar­chand. Les jour­na­listes, comme Claude Ryan, qui était le prin­ci­pal pilier de l’Action catho­lique cana­dienne (ACC), se sont alors enga­gés à fond ((Cf. Louise Bien­ve­nue, Quand la jeu­nesse entre en scène—L’Action catho­lique avant la Révo­lu­tion tran­quille, Edi­tions Boréal, Mont­réal, 2003.)) . Dans le gou­ver­ne­ment même de Duples­sis, cer­tains ministres plus jeunes se mon­traient sen­sibles, dont M. Sau­vé, qui suc­cé­da à Duples­sis quand celui-ci décé­da (1959). Mais il n’est res­té que quatre-vingts jours, avant de mou­rir à son tour. Il fit un dis­cours célèbre, qui com­men­çait par le mot « Désor­mais… », ce qui annon­çait le chan­ge­ment de cap.

Ces ini­tia­tives moder­ni­sa­trices pro­ve­naient-elles du sein de l’Eglise à pro­pre­ment par­ler ?

A la toute fin des années 1950, juste avant le Concile, Léger a rem­pla­cé Char­bon­neau. Durant ces années, ce fut un mou­ve­ment pas seule­ment indi­vi­duel, mais de groupes qui exer­çaient cette pres­sion : syn­di­cats, Action catho­lique. A l’intérieur même de l’Eglise, il y avait des gens plus ouverts, et en par­ti­cu­lier les Domi­ni­cains. Ils avaient une atti­tude d’appui envers les mou­ve­ments émer­gents, ce qui les dif­fé­ren­ciait beau­coup des autres élé­ments du cler­gé, Jésuites, Sul­pi­ciens, Frères des écoles chré­tiennes…
Les mou­ve­ments intel­lec­tuels se concen­traient à Mont­réal. Ce sont les domi­ni­cains de cette ville qui ont eu le rôle le plus impor­tant, dont le P. Georges-Hen­ri Lévesque, qui devint le doyen de la Facul­té des Sciences sociales à l’Université Laval de Qué­bec, décé­dé en 2000 à l’âge de 96 ans ((    « Le Père Georges-Hen­ri Lévesque fut de ces per­son­na­li­tés comme une socié­té en connaît trop peu dans son évo­lu­tion : il fut le pro­fes­seur de géné­ra­tions d’hommes et de femmes dont l’histoire recon­naît aujourd’hui qu’ils ont fait bas­cu­ler le Qué­bec dans la moder­ni­té. Enfin, à l’heure où l’Université Laval étend son action inter­na­tio­nale, il est bon de se rap­pe­ler que le Père Lévesque, par son rayon­ne­ment sur pra­ti­que­ment tous les conti­nents, fut un vision­naire dont nous cher­chons à suivre l’exemple » (éloge funèbre pro­non­cé par le rec­teur de l’Université Laval, le P. Fran­çois Tave­nas).)) . Duples­sis avait vou­lu l’exclure, sans y arri­ver. Il lui repro­chait ses prises de posi­tion favo­rables aux gré­vistes, se récla­mant selon lui faus­se­ment de la doc­trine sociale de l’Eglise. Ce prêtre était un homme d’action, qui a eu un rôle très impor­tant auprès des jeunes qu’il for­mait ; il cir­cu­lait à tra­vers le monde, et fon­da l’Université du Rwan­da. A Mont­réal, d’autre part, les domi­ni­cains orga­ni­saient des groupes de réflexion. Ils ont lan­cé en 1962 une revue, Main­te­nant, offi­ciel­le­ment ani­mée par des laïcs mais sou­te­nue par eux, et qui a eu une très grande influence au début des années soixante. Elle a vrai­ment fait tour­ner le vent ((    Main­te­nant prit en fait la suite de la Revue domi­ni­caine, sous la direc­tion du P. Hen­ri Bra­det jusqu’à 1965, avec la col­la­bo­ra­tion du P. Lacroix, autre domi­ni­cain. En avril 1995, ce der­nier don­ne­ra une confé­rence sur l’évolution de la morale au Qué­bec, ain­si com­men­tée par un jour­na­liste : « Quel imper­ti­nent ! Il évoque la trans­for­ma­tion de Vati­can II, qui a pro­cla­mé la liber­té de conscience et la prio­ri­té de la conscience sur la loi. Il donne l’exemple de l’avortement. Direc­te­ment au cœur du pro­blème. Et il ter­mine sur son appré­cia­tion per­son­nelle : “Moi, j’ai trou­vé ça extra­or­di­naire. Ça a libé­ré tout le Qué­bec — puisque c’est le milieu que je connais davan­tage — de toutes ses inquié­tudes, de ses péchés pré­fa­bri­qués, déci­dés à l’avance, fixés par le petit caté­chisme : enfin, on pou­vait faire les péchés qu’on vou­lait !” (grand éclat de rire) » (Guy Laper­rière, ency­clo­pé­die Ago­ra, « Benoît Lacroix »).)) .

Quel milieu social par­ti­cipe à ce chan­ge­ment de men­ta­li­té ?

Ce sont sur­tout des élites, des uni­ver­si­taires, des diri­geants syn­di­ca­listes, des étu­diants de l’Action catho­lique… Ce sont eux qui ont secoué les choses. Et le décès de Duples­sis, qui a beau­coup désta­bi­li­sé son par­ti, de même que la mort pré­ma­tu­rée de son suc­ces­seur, leur a per­mis d’arriver aux affaires et de pou­voir réa­li­ser les chan­ge­ments qu’ils dési­raient pour le Qué­bec. Ce furent les élec­tions de 1960 où Lesage est deve­nu Pre­mier ministre, avec des gens comme Paul-Gérin Lajoie, qui sera ministre de l’Education, et René Lévêque, ministre des Res­sources natu­relles. C’est le début pro­pre­ment dit de la Révo­lu­tion tran­quille. Celle-ci se vou­lait d’abord effec­tuée sur le plan des struc­tures de l’Etat. L’idée était clai­re­ment expri­mée : l’Etat, dans une socié­té comme la nôtre, disait-on, doit avoir un plus grand rôle, exer­cer un cer­tain diri­gisme pour évi­ter la mani­pu­la­tion des grandes cor­po­ra­tions, d’autant plus qu’il res­tait le pro­blème de la langue — les ouvriers étant obli­gés de par­ler anglais sur les lieux de tra­vail. On disait alors : il faut que l’Etat ait du pou­voir, et il suf­fit qu’il se le donne par des lois.
Contrai­re­ment à ce qui exis­tait avant — comi­té catho­lique et acces­soi­re­ment, comi­té pro­tes­tant pour diri­ger l’enseignement —, on a donc créé un minis­tère de l’Education, même si on a conser­vé à titre consul­ta­tif les comi­tés reli­gieux. D’où des modi­fi­ca­tions de pro­grammes, pour les­quels les laïcs ont eu leur mot à dire, à la dif­fé­rence de ce qui se pas­sait aupa­ra­vant. Les appli­ca­tions ont concer­né tous les domaines. En lit­té­ra­ture, par exemple, on a pu accé­der à des livres jusque-là à l’Index (avant les domi­ni­cains pas­saient sou­vent ces livres sous la table, mais offi­ciel­le­ment ils étaient pro­hi­bés). Ouver­ture aux sciences, à l’économie sur­tout, en vue de for­mer des cadres. Jusqu’alors, les huma­ni­tés domi­naient com­plè­te­ment. Avant, il y avait en effet, à côté d’une filière pri­maire et tech­nique, les col­lèges clas­siques, diri­gés par des clercs. L’enseignement était payant, même si l’Eglise était géné­reuse. De 30 à 40% des élèves deve­naient des clercs, qui choi­sis­saient la prê­trise dio­cé­saine ou les mis­sions. Les autres allaient dans les pro­fes­sions libé­rales, den­tistes, méde­cins, juristes. Un ou deux allaient vers les affaires. Le reste des élèves pas­sait par la filière pri­maire et tech­nique. En outre l’éducation n’était pas obli­ga­toire comme aujourd’hui.
Dans le domaine de l’économie, on a déci­dé de contrô­ler les richesses natu­relles, en natio­na­li­sant des usines pro­duc­trices d’électricité qui appar­te­naient à des com­pa­gnies pri­vées, tant pour la pro­duc­tion que pour la dis­tri­bu­tion, mul­ti­na­tio­nales pour la plu­part. Le leit­mo­tiv fut alors : il faut être maîtres chez nous.
Un élé­ment impor­tant à sou­li­gner : René Lévêque, char­gé de ces natio­na­li­sa­tions, était un homme de com­mu­ni­ca­tion, un homme de télé­vi­sion doté d’une grande péda­go­gie. Il avait été cor­res­pon­dant de guerre en Corée. Et jus­te­ment la télé­vi­sion est entrée à cette période dans les foyers, une télé­vi­sion cal­quée sur la BBC, et donc indé­pen­dante et favo­rable aux « mau­vaises idées », comme disait le cler­gé. Via la télé­vi­sion se sont répan­dues les idées révo­lu­tion­naires par rap­port à ce qui exis­tait. René Lévêque fai­sait des émis­sions d’une grande clar­té, que tout le monde écou­tait. C’était quelqu’un qui était très connu et écou­té avant même son entrée au gou­ver­ne­ment.
Tous les gens qui étaient favo­rables aux chan­ge­ments sont allés le cher­cher alors qu’il n’avait aucune acti­vi­té poli­tique mais à cause pré­ci­sé­ment de ses apti­tudes péda­go­giques. Donc mal­gré ses idées peu « libé­rales », le par­ti libé­ral est allé le cher­cher. Et Jean Lesage, le Pre­mier ministre arri­vé au pou­voir en 1960, s’est lais­sé convaincre.

Pou­vez-vous pré­ci­ser le sens du mot « libé­ral » ici employé ?

Cela fait réfé­rence au libé­ra­lisme phi­lo­so­phique et aus­si éco­no­mique. Mais en fait il y a très peu d’écart entre conser­va­teurs et libé­raux. Les libé­raux sont de centre-gauche, tan­dis que les conser­va­teurs de l’Union natio­nale sont, disons, de centre-droit. Par ailleurs ce sont des par­tis qui ne se défi­nis­saient pas comme chré­tiens, quels que fussent leurs liens avec l’Eglise. Donc il ne s’agit pas de démo­cra­tie-chré­tienne.
Les libé­raux sont-ils les seuls à avoir mené la Révo­lu­tion tran­quille ? Non. Tout a com­men­cé en 1960, c’est vrai­ment là que tout a ger­mé, sous le gou­ver­ne­ment des libé­raux par consé­quent. Mais dès 1966, l’Union natio­nale, sor­tie de ses cendres, revient au pou­voir, et on a pu croire que tout était fini. Elle avait affir­mé son inten­tion d’abolir le minis­tère de l’Education, mais il ne l’a pas été. Et il faut com­prendre pour­quoi. C’est que tous les intel­lec­tuels qui avaient par­ti­ci­pé à l’aventure sont deve­nus entre-temps des appa­rat­chiks. Lorsque les nou­veaux élus arri­vèrent, ils se heur­tèrent à ces hauts fonc­tion­naires qui firent obs­truc­tion à tout chan­ge­ment, décla­rant tout retour en arrière impos­sible.

La révo­lu­tion est donc deve­nue ins­ti­tu­tion­nelle à par­tir de cette époque ?

C’est l’effet de la lour­deur admi­nis­tra­tive de l’Etat — aujourd’hui deve­nue mons­trueuse et qu’on cherche à ren­ver­ser : c’est main­te­nant une réa­li­té ten­ta­cu­laire qui coûte trop cher. Tout était aupa­ra­vant pri­vé, uni­ver­si­tés incluses. Les uni­ver­si­tés pri­vées ont sub­sis­té, mais on a créé des uni­ver­si­tés d’Etat. De même le sys­tème hos­pi­ta­lier était anté­rieu­re­ment pri­vé dans sa tota­li­té, et tenu par des com­mu­nau­tés de reli­gieuses. Tout cela est deve­nu laïque et éta­tique. On a créé des cor­po­ra­tions de ges­tion, les reli­gieuses ont été inté­grées mais la direc­tion reve­nait à la tutelle de l’Etat, avec un bud­get contrô­lé par l’Etat. L’enseignement secon­daire, anté­rieu­re­ment tenu uni­que­ment par des reli­gieux : Frères des écoles chré­tiennes, etc., a de la même façon été éta­ti­sé.

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6 Fév 2010

Qué­bec catho­lique : l’é­chec d’un com­mu­nau­ta­risme par Bernard Dumont

On reste inter­dit devant l’évolution bru­tale qui a pré­ci­pi­té le pas­sage de cer­taines socié­tés « de chré­tien­té » vers une nor­ma­li­sa­tion sur le modèle démo­cra­tique occi­den­tal, laïque et même laï­ciste. Nous avons eu l’occasion d’évoquer la Cata­logne, la Ven­dée, le Qué­bec, l’Irlande, la Bre­tagne. Nous devrions abor­der d’ici peu l’étude d’un cas com­pa­rable, celui du Valais. Mais reve­nons un moment sur les trans­for­ma­tions ayant affec­té le Cana­da fran­çais, à la suite de Gilles Rou­thier, pro­fes­seur de théo­lo­gie et de sciences reli­gieuses à l’Université Laval (Qué­bec). Très pré­sent désor­mais dans l’historiographie de Vati­can II , il est l’auteur de deux livres qui viennent de paraître, Vati­can II, her­mé­neu­tique et récep­tion (Fides, Mont­réal, novembre 2006) et en col­la­bo­ra­tion avec un col­lègue de l’Université McGill, Axel Mau­gey, Eglise du Qué­bec, Eglise de France (Nova­lis, Mont­réal, décembre 2006).

Le pre­mier des deux n’est qu’accessoirement consa­cré à la ques­tion qui nous retient, avec un seul cha­pitre (pp. 269–318) sur « La récep­tion de Vati­can II au Cana­da », mais il consti­tue un bon com­plé­ment du second. Il offre en par­ti­cu­lier une clé impor­tante, avec le concept de récep­tion, spé­cia­li­té per­son­nelle de Gilles Rou­thier, dans le sillage d’Yves Congar et de nom­breux autres théo­lo­giens ayant recou­ru à ce terme, jusqu’alors inédit en ce sens, dans les années 1970. G. Rou­thier dis­tingue récep­tion et effet pro­duit, celui-ci résul­tant de celle-là.
La récep­tion est défi­nie comme un pro­ces­sus d’assimilation (d’appropriation) par une com­mu­nau­té, ce qui n’exclut pas l’idée de trans­for­ma­tion, ou tout au moins de « contex­tua­li­sa­tion » de ce qui est reçu, en l’occurrence des normes, des orien­ta­tions, des conte­nus. La récep­tion se dis­tingue de la sou­mis­sion obéis­sante à des normes, fon­dée sur le res­pect du droit et l’adhésion rai­son­nable (ratio­na­bile obse­quium).

Cette concep­tion tra­di­tion­nelle de la sou­mis­sion au magis­tère ecclé­sial pré­sup­pose évi­dem­ment la clar­té de celui-ci, tant dans sa force obli­ga­toire que dans sa for­mu­la­tion, deux élé­ments demeu­rés insa­tis­fai­sants, pour le moins, en ce qui concerne Vati­can II et ses suites. Elle a en outre l’avantage d’être uni­ver­sa­li­sable : Roma locu­ta est, lorsque « Rome a par­lé », tout fidèle est tenu d’adhérer, quelles que soient les par­ti­cu­la­ri­tés de la socié­té dans laquelle il vit, et même si la diver­si­té des lieux peut entraî­ner cer­taines len­teurs, accen­tua­tions ou dis­tor­sions, celles-ci tendent à s’estomper avec le temps. La notion de récep­tion part d’un point de vue dif­fé­rent, plus vita­liste, accor­dant beau­coup d’importance au « contexte ». Elle s’accorde avec celle d’inculturation, au sens fort d’implantation active dans une culture, car elle sup­pose l’existence d’une iden­ti­té com­mu­nau­taire, d’un état de récep­ti­vi­té déter­mi­né pou­vant être fort dif­fé­rent d’une socié­té à une autre, et en consé­quence venant nuan­cer ou accen­tuer les orien­ta­tions venues du centre, en l’espèce du Concile, texte et « esprit ».

Notons que la récep­ti­vi­té en ques­tion est loin de se résu­mer à quelque chose comme l’attention ou l’ouverture d’esprit des indi­vi­dus. Elle inclut en par­ti­cu­lier l’action des médias (au double sens d’agents inter­mé­diaires et de moyens de trans­for­ma­tion des men­ta­li­tés). G. Rou­thier intro­duit alors le concept d’« hori­zon d’attente », que l’on peut com­prendre comme une pré­dis­po­si­tion sociale au chan­ge­ment et une pré-concep­tua­li­sa­tion des orien­ta­tions nou­velles par les acti­va­teurs sociaux. En ce qui concerne Vati­can II et le Qué­bec, il s’agit de savoir com­ment la situa­tion d’avant le concile a pu consti­tuer un bon ter­reau psy­cho­lo­gique pour la péné­tra­tion des nou­veau­tés intro­duites dans la vie du monde catho­lique. Il faut donc opé­rer une relec­ture rétros­pec­tive.
Dans un cha­pitre du livre com­pa­rant la France et le Qué­bec, inti­tu­lé « Edi­fier la cité catho­lique », G. Rou­thier réus­sit à bros­ser un tableau très inté­res­sant de la mise en œuvre de la poli­tique de recon­quête « inté­gra­liste » menée de la fin du XIXe siècle aux années 1940 dans la par­tie fran­co­phone et catho­lique du Cana­da. Il en res­sort essen­tiel­le­ment deux don­nées en rap­port mutuel : un cer­tain chan­ge­ment struc­tu­rel de la socié­té, et une réponse catho­lique spé­ci­fique. Le chan­ge­ment struc­tu­rel est consti­tué par le « pas­sage à la ville » d’une frac­tion impor­tante de popu­la­tions jusque-là très rurales. A peine plus d’un tiers des Qué­bé­cois vivaient en ville en 1900, trente ans plus tard, il y en a près de 60 %.

Le phé­no­mène est lié au déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme libé­ral, avec l’apparition de la grande indus­trie sur le modèle des Etats-Unis. Cela n’est pas sans per­tur­ber l’organisation d’une socié­té de type tra­di­tion­nel, stable, fon­dée sur la répar­ti­tion hié­rar­chique des fonc­tions sociales, l’entente entre les classes et le res­pect mutuel. « L’image idéale de cette socié­té est celle d’une immense famille » d’où l’Etat est tenu à une cer­taine dis­tance, mais où la socia­bi­li­té est réelle, et pla­cée sous la coupe tuté­laire d’un cler­gé très proche de ses ouailles. Avec l’urbanisation et l’industrialisation, cet équi­libre se trans­forme, obli­geant à repen­ser le modèle d’un ordre social chré­tien confron­té à des chan­ge­ments pro­fonds d’origine éco­no­mique. Il faut noter que le Qué­bec a échap­pé, et pour cause, aux consé­quences de la Révo­lu­tion fran­çaise, et d’autre part n’a pas subi, en tant que socié­té essen­tiel­le­ment rurale, le choc de la pre­mière révo­lu­tion indus­trielle, avec son cor­tège de misères et d’exa cer­ba­tion des haines sociales (il a connu des dif­fi­cul­tés d’un autre ordre en rai­son de l’attitude répres­sive de l’administration bri­tan­nique). D’où une situa­tion par­ti­cu­lière, carac­té­ri­sée par l’irruption du capi­ta­lisme, l’apparition de la lutte des classes qui l’accompagne néces­sai­re­ment et le grave dan­ger d’ébranlement de l’harmonie sociale qui avait pré­va­lu jusqu’alors.
Après un temps d’hésitation, par­ta­gé entre refus et accep­ta­tion du syn­di­ca­lisme, cri­tiques épis­co­pales des méfaits de la ville et recherche d’une socia­bi­li­sa­tion urbaine com­pa­tible avec les exi­gences de la vie chré­tienne, la réponse est venue, avec beau­coup d’allant, s’ajustant au mot d’ordre de saint Pie X — « Tout res­tau­rer dans le Christ » — puis, sur­tout, de Pie XI (« La paix du Christ par le règne du Christ »). Il est donc impor­tant de consi­dé­rer les élé­ments de cette réponse, pour en com­prendre à la fois la gran­deur et les fai­blesses.
La gran­deur vient d’une véri­table mobi­li­sa­tion com­mu­nau­taire catho­lique. Les inter­ven­tions épis­co­pales, les asso­cia­tions pieuses, les pré­di­ca­tions de retraites fer­mées, la créa­tion de cercles d’études, de jour­naux, ne se comptent plus, dès avant le déclen­che­ment de la Pre­mière Guerre mon­diale. Plus tard les ini­tia­tives se ren­for­ce­ront et attein­dront peu à peu tous les domaines de la vie civile, écoles, centres de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, biblio­thèques, grands ras­sem­ble­ments mêlant céré­mo­nies litur­giques, confé­rences tech­niques, conseils juri­diques… Gilles Rou­thier résume ain­si la situa­tion au début des années 1920 : « On est en pré­sence de la consti­tu­tion d’une socié­té civile catho­lique com­po­sée d’un ensemble d’associations et d’œuvres les plus diverses.

On a là un ensemble de corps inter­mé­diaires qui repré­sentent autant de lieux où des gens de classes sociales dif­fé­rentes se ren­contrent et s’entraident. On déve­loppe alors une vision orga­nique de la socié­té où l’Etat a fina­le­ment peu de place. C’est toute une vision d’un ordre social catho­lique qui est sous-jacente à ces diverses entre­prises » (loc. cit., pp. 32–33). La « socié­té civile » (par oppo­si­tion à la struc­ture publique de l’Etat) n’est tou­te­fois pas la seule concer­née, dès lors que se déve­loppe un mou­ve­ment de consé­cra­tion des muni­ci­pa­li­tés au Sacré-Cœur ou la par­ti­ci­pa­tion du cler­gé à cer­taines ins­tances offi­cielles de la Pro­vince. Tout cela ira crois­sant, jusqu’au moment où écla­te­ra la crise de 1929.
Dès lors les pré­oc­cu­pa­tions sociales pren­dront une impor­tance accrue, mais sans chan­ger les efforts de ce qu’on appe­lait alors la « res­tau­ra­tion sociale ». En 1933 paraî­tra, sur demande des laïcs, un pro­gramme de pro­po­si­tions légales, éla­bo­ré par des clercs, énu­mé­rant une série de mesures sociales dans un esprit d’union cor­po­ra­tive. La situa­tion locale du Qué­bec, ain­si carac­té­ri­sée par une excep­tion­nelle pré­sence sociale de l’Eglise, per­met de réa­li­ser dura­ble­ment ce « bloc catho­lique » qui inté­res­sait tant à la même époque Anto­nio Gram­sci, dans un esprit d’union des classes et non d’affrontement, ni avec l’Etat ni avec les puis­sances éco­no­miques.
Pour­quoi cette confi­gu­ra­tion va-t-elle s’effondrer au cours de la période que Gilles Rou­thier nomme la « tran­si­tion tumul­tueuse » ? Là est la ques­tion impor­tante. On ne peut pas dire que le monde catho­lique qué­bé­cois ait été dépour­vu d’esprit cri­tique envers les struc­tures sociales mena­çant la « cité catho­lique », puisque non seule­ment il avait été conscient des effets de l’urbanisation et de l’industrialisation et avait cher­ché acti­ve­ment à y parer, mais bien plus, puisqu’il n’accepta jamais, jusqu’aux années 1960, le libé­ra­lisme éco­no­mique et les dik­tats du grand capi­tal, tout en conti­nuant à cher­cher l’entente sociale.

Mais il se dégage de ce que pré­sente, ou ne pré­sente pas, G. Rou­thier les trois fai­blesses sui­vantes : tout d’abord, un apo­li­tisme assez sur­pre­nant, cor­res­pon­dant, sans le dire et pro­ba­ble­ment sans conscience du fait, à la réduc­tion de la ques­tion poli­tique à celle de la légis­la­tion, pour faire ici allu­sion à la dis­tinc­tion sur laquelle s’était appuyé Léon XIII au moment du Ral­lie­ment. Disons que la pers­pec­tive domi­nante est le réfor­misme. Celui-ci a pour incon­vé­nient de suivre, et non de pré­cé­der les crises cau­sées par les trans­for­ma­tions majeures. Or le capi­ta­lisme pour­sui­vra sa crois­sance et arri­ve­ra un moment où la recherche d’un équi­libre social sera de plus en plus dif­fi­cile, et où la balance pen­che­ra du côté des affron­te­ments. La grande grève de l’amiante, illé­gale et vio­lente (mines d’Asbestos et de Thet­ford, de février à juillet 1949), mar­que­ra une rup­ture.
Ensuite, et cela est criant, la « cité catho­lique », qu’il s’agisse de la période à domi­nante rurale ou de l’adaptation au monde urbain, est dans tous les cas conçue selon un modèle très inté­gré au cler­gé. En somme, sans être une théo­cra­tie, on peut dire que, dans une large mesure, il s’agit d’une clé­ro­cra­tie. On peut com­prendre que celle-ci fut en par­tie double, fruit d’un cer­tain pater­na­lisme sans aucun doute bien inten­tion­né, mais pre­nant des moyens insuf­fi­sants pour pro­mou­voir le laï­cat ; et réci­pro­que­ment, un report de ce der­nier sur les clercs, dans les deux accep­tions du terme. Or cette clé­ri­ca­li­sa­tion, jointe à l’absence d’approche spé­ci­fi­que­ment poli­tique, conduit droit au com­mu­nau­ta­risme, avec ceci de par­ti­cu­lier que, dans le cas qué­bé­cois, le sous-ensemble social catho­lique a long­temps joui de l’hégémonie sans tou­te­fois jamais s’institutionnaliser en Etat dans l’Etat — à la dif­fé­rence du par­tage com­mu­nau­taire liba­nais, pour prendre une com­pa­rai­son. A la veille de la Révo­lu­tion tran­quille, l’Eglise se trou­ve­ra à peu près dans la posi­tion de ces mul­ti­na­tio­nales qui pos­sèdent des villes entières, avec nombre d’institutions voire de ser­vices publics, et pour ce qui la concer­nait, un qua­si-mono­pole en matière d’écoles et d’hôpitaux. « Il s’agissait, en somme, de mettre sur pied un tis­su asso­cia­tif ou un réseau de corps inter­mé­diaires et, par ce moyen, de consti­tuer une socié­té civile gou­ver­née ni par les idéo­lo­gies poli­tiques ni par le capi­tal, mais par les prin­cipes catho­liques seuls garants de l’ordre social et de la loi divine qui y pré­side » (loc. cit., pp. 42–43).

En d’autres termes, on a cher­ché à « recons­ti­tuer » une socié­té chré­tienne sans pour autant se pré­oc­cu­per du sys­tème poli­tique (régime et orga­ni­sa­tion sociale des pou­voirs), sans suivre avec atten­tion l’évolution des don­nées socio-cultu­relles, et sans la dis­tinc­tion entre le spi­ri­tuel et le tem­po­rel, ou en la trai­tant sur un mode ins­tru­men­tal .
L’ébranlement n’est pas venu que de l’extérieur, c’est-à-dire de la pres­sion du capi­ta­lisme, de la socié­té de consom­ma­tion et de l’hédonisme qui en sont les fruits. Il est aus­si venu de l’intérieur, c’est-à-dire du cler­gé, des ani­ma­teurs de l’Action catho­lique, de cer­tains reli­gieux ayant une influence sur les étu­diants : tous les ana­lystes de la période conviennent que la « révo­lu­tion tran­quille » des années 1960, à l’origine limi­tée à la moder­ni­sa­tion des struc­tures éco­no­miques et admi­nis­tra­tives de la Pro­vince, mais très lourde de consé­quences cultu­relles et reli­gieuses, s’est opé­rée par la conjonc­tion de ces deux fac­teurs . Gilles Rou­thier dit que Vati­can II joue­ra le rôle d’un « visa idéo­lo­gique » venant accré­di­ter et accé­lé­rer les muta­tions enta­mées dans le même temps. Le séces­sion­nisme qué­bé­cois sera l’expression sym­bo­lique du chan­ge­ment de cli­mat dans une socié­té où le ter­ro­risme était impen­sable jusqu’à ce tour­nant his­to­rique .
Si Vati­can II fut un visa, il serait faux d’y voir la cause de l’effondrement de toute une chré­tien­té. Gilles Rou­thier a rai­son d’écarter le sophisme post conci­lium, ergo prop­ter conci­lium, sup­po­sant que si la crise a écla­té au grand jour après le concile, c’est qu’elle lui était impu­table. La remarque vaut d’ailleurs bien au-delà du Cana­da, s’appliquant en fait à tout le monde catho­lique. Vati­can II est une sanc­tion avant d’être un mul­ti­pli­ca­teur de la crise, dont l’origine se situe bien plus dans la période d’après la fin de la Deuxième Guerre mon­diale — soit moins de deux décen­nies aupa­ra­vant.
Dans son cha­pitre sur la récep­tion du concile au Cana­da, Gilles Rou­thier s’étend un peu sur les vec­teurs de ce qu’il appelle la « récep­tion des­cen­dante » de Vati­can II, les médias et la litur­gie. Il insiste sur le côté volon­ta­riste, idéo­lo­gique et nor­ma­li­sa­teur de l’implantation des orien­ta­tions nou­velles dans la conscience des fidèles. Sur le point de la litur­gie, l’introducteur du livre Eglise du Qué­bec, Eglise de France, David Williams, pro­fes­seur à l’Université McGill, remarque que « la litur­gie réfor­mée impo­sée par Vati­can II [a] fait fuir de nom­breux fidèles ». Et il pose une ques­tion, en défi­ni­tive, cru­ciale, à pro­pos de ceux qui ont ain­si tout lâché : « Cette masse était-elle “le corps faible sans muscle” déjà cap­tif du maté­ria­lisme ambiant qui aurait quoi qu’il en soit quit­té tôt ou tard l’Eglise ? C’est l’explication qu’aiment don­ner la plu­part des défen­seurs de ces réformes » .
La « récep­tion » est ici mise en cause. Gilles Rou­thier a beau conclure son livre Vati­can II, her­mé­neu­tique et récep­tion en insis­tant sur les len­teurs de l’« enfan­te­ment » lent et dou­lou­reux, appe­lant « un aggior­na­men­to tou­jours en deve­nir », ce qui res­semble fort à une péti­tion de prin­cipe, il n’en admet pas moins que l’Eglise d’aujourd’hui se pré­sente comme « un corps désar­ti­cu­lé et bles­sé ». Pour­quoi alors fuir en avant dans des repré­sen­ta­tions tou­jours plus abs­traites ? Et cepen­dant il serait inepte de n’imputer qu’à l’événement conci­liaire, aux com­pro­mis sur les­quels il a débou­ché et à l’esprit qu’il a engen­dré — « la révo­lu­tion est un bloc » — la res­pon­sa­bi­li­té unique de cet état de choses. Un regard lucide sur le pas­sé et ses insuf­fi­sances per­met de repla­cer tout cela dans un pro­ces­sus plus ample et ne peut que favo­ri­ser des pers­pec­tives d’avenir plus construc­tives.

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6 Fév 2010

Gilles Rou­thier : un concile mal inter­pré­té par Claude Barthe

Une lec­ture de l’ou­vrage de Gilles Rou­thier, La récep­tion d’un concile, Cerf, février ‑1993

Gilles Rou­thier a pré­sen­té une thèse à l’Institut catho­lique de Paris (juin 1991) et en Sor­bonne.

Le titre en était : La récep­tion de Vati­can II dans une Eglise locale – L’exemple de la pra­tique syno­dale de l’Eglise de Qué­bec (1982–1987). Pour la publi­ca­tion l’éditeur a rete­nu les pro­lé­go­mènes métho­do­lo­giques, à savoir la pre­mière par­tie de la thèse, sub­stan­tiel­le­ment aug­men­tée, avec tout l’appareil de notes et la biblio­gra­phie : cela repré­sente une réflexion sur la « récep­tion » d’un concile dans la ligne de publi­ca­tions sur le même thème, comme celles, entre autres, de G. Albe­ri­go, D. Menoz­zi, H. J. Pott­meyer. Pour dire les choses de manière som­maire, le livre ain­si cali­bré vou­drait relan­cer le débat sur le fait que Vati­can II n’a pas encore reçu toute son appli­ca­tion et qu’il faut évi­ter l’enterrement de son esprit. Le reproche qu’on pour­rait lui adres­ser est de faire comme si Vati­can II était un concile comme les autres, et donc comme si sa récep­tion très sin­gu­lière pou­vait s’examiner conjoin­te­ment avec les autres récep­tions de conciles.

Or c’est toute la ques­tion. Cepen­dant des publi­ca­tions comme celle-ci sont aptes à pro­vo­quer, comme on dit, la mise à plat des pro­blèmes. Il est en effet par­ti­cu­liè­re­ment oppor­tun de s’opposer à tout enfouis­se­ment subrep­tice des ques­tions brû­lantes, tac­tique qui, outre son manque d’honnêteté intel­lec­tuelle néces­sai­re­ment sanc­tion­né à terme, ne règle stric­te­ment ‑rien.
On se repor­te­ra spé­cia­le­ment à ce que G. Rou­thier écrit (pp. 101 ss.) sur les dif­fé­rents scé­na­rios pos­sibles — et qui peuvent se com­bi­ner — d’ « effec­tua­tion » d’un concile (il vise bien sûr le der­nier en date). Ceux qu’on peut qua­li­fier de réac­tion­naires : on essaie d’endiguer le renou­veau en fai­sant le mini­mum de réformes ou bien en fai­sant des réformes écla­tantes sans chan­ger la réa­li­té ; ou encore, la réforme est pure­ment spi­ri­tuelle et ne trouve pas à s’actualiser effi­ca­ce­ment dans une forme ins­ti­tu­tion­nelle. Ceux qu’on peut qua­li­fier de pro­gres­sistes : on opère des réformes ins­ti­tu­tion­nelles, spé­cia­le­ment litur­giques, pour une trans­for­ma­tion en pro­fon­deur des men­ta­li­tés (bon scé­na­rio, selon G. Rou­thier, mais insuf­fi­sant) ; ou bien on adopte des manières ins­ti­tu­tion­nelles nou­velles, qui ne s’inspirent pas du concile mais de l’esprit du temps (mau­vais scé­na­rio).
Gilles Rou­thier estime que c’est en gros cette der­nière hypo­thèse qui s’est réa­li­sée dans son dio­cèse d’origine. C’est pour­quoi on regrette que l’éditeur n’ait pas pu publier le corps même de sa thèse qui démonte les méca­nismes d’un « pro­ces­sus syno­dal » (G. Rou­thier qua­li­fie ain­si la nou­velle pra­tique de gou­ver­ne­ment  ecclé­sial).
Il y explique que dans le dio­cèse exa­mi­né la démo­cra­ti­sa­tion vou­lue par l’esprit du Concile n’a été qu’apparente. « C’est en débor­dant l’exploration de ce champ connu et iden­ti­fié [celui des orga­ni­grammes offi­ciels du dio­cèse] que l’on découvre le “sha­dow cabi­net” consti­tué d’un groupe de “cadres supé­rieurs” véri­tables “rain makers”.

C’est à l’occasion de la tenue de leurs “Lac à l’Epaule” ou de leurs réunions men­suelles que se prennent les orien­ta­tions fon­da­men­tales enga­geant le dio­cèse. Tout le reste s’inscrit dans la mou­vance de ces impul­sions et en subit l’influence. Une fois les déci­sions “pra­ti­que­ment” prises, les évêques [l’archevêque et ses auxi­liaires] joue­ront le rôle qui leur revient au même titre que les Conseils, les Orga­nismes, les ani­ma­teurs régio­naux, les pas­teurs et les conseils parois­siaux. Les évêques et les Conseils ont une fonc­tion de légi­ti­ma­tion. De plus, on réserve aux évêques un rôle moteur au moment de la mobi­li­sa­tion » (thèse dac­ty­lo­gra­phiée, p. ‑1063).

Il ne s’agit pas du com­plot de quelque groupe de pres­sion caché, mais tout sim­ple­ment du pro­ces­sus par lequel les spé­cia­listes appar­te­nant à la curie dio­cé­saine se sont consti­tués en véri­tables déci­deurs, repro­dui­sant ain­si un modèle aujourd’hui com­mun dans les entre­prises ou les admi­nis­tra­tions. Les « vices de fonc­tion­ne­ment et hié­rar­chies paral­lèles » de l’entreprise-diocèse rap­pellent donc des sché­mas bien connus : « La curie dis­pose d’une logis­tique impres­sion­nante qui fait gra­ve­ment défaut aux conseils : secré­ta­riat, recherche, per­ma­nents à temps com­plet ». Si bien qu’il y a, par exemple, un « Conseil dio­cé­sain de pas­to­rale » auprès de l’évêque éma­nant du cler­gé et des laïcs, mais c’est en fait une « Direc­tion du Ser­vice de la pas­to­rale » nou­vel­le­ment créée qui exerce la réa­li­té du pou­voir.

Sans doute y a‑t-il consul­ta­tion en per­ma­nence. Mais la « per­ver­si­té » de sa mise en œuvre la fait plu­tôt res­sem­bler à une mani­pu­la­tion des innom­brables comi­tés et « tables de tra­vail », sur­tout en rai­son de la cana­li­sa­tion des dis­cus­sions (le « tra­vail par objec­tif »).

On pour­rait ajou­ter qu’il y a dans les dio­cèses un phé­no­mène clas­sique de « des­po­tisme éclai­ré » : ces res­pon­sables dio­cé­sains, la soixan­taine, conci­liaires bon teint, sont per­sua­dés qu’ils sont les mieux à même « d’imposer la liber­té » et d’appliquer l’idéologie bien­fai­sante pour les pas­teurs et les fidèles (hier comme cham­pions des réformes, aujourd’hui comme gar­diens vigi­lants de ‑l’héritage). Il est patent en tout cas que des « dys­fonc­tion­ne­ments », non pas en tous points iden­tiques mais très sem­blables, se retrouvent dans les dio­cèses euro­péens, les confé­rences épis­co­pales, les synodes. Le juge­ment de fond de G. Rou­thier peut s’élargir bien au-delà des réformes de struc­tures du dio­cèse consi­dé­ré : l’élément sécu­lier domine et com­mande le renou­vel­le­ment. Il s’agit au total d’un « ajus­te­ment ins­ti­tu­tion­nel à la socié­té moderne et urbaine » (ibid., p. 1316).
Il est vrai aus­si, et G. Rou­thier le note au pas­sage, que le phé­no­mène exa­mi­né va se rétré­cis­sant : fidèles, per­son­nel ecclé­sias­tique, res­sources finan­cières. De nou­veaux équi­libres sont en passe de se consti­tuer. La confis­ca­tion des pou­voirs par une tech-nocra­tie clé­ri­cale ne sau­rait tenir très long­temps.

Rubrique(s) : Dossiers thématiques
10 Jan 2010

Augus­to Del Noce, nou­velle paru­tion par La Rédaction

Augus­to Del Noce carac­té­rise sa méthode par une for­mule sou­vent reprise : « filo­so­fia attra­ver­so la sto­ria ». Cela signi­fie que pour lui, il faut phi­lo­so­pher à tra­vers le miroir de l’histoire, par­ti­cu­liè­re­ment pour ce qui concerne la période moderne et, plus spé­ci­fi­que­ment encore, contem­po­raine. Pour lui, l’histoire a effec­ti­ve­ment véri­fié le déve­lop­pe­ment et les impasses logiques de la phi­lo­so­phie moderne, dont le mar­xisme repré­sente un moment essen­tiel sinon l’apogée. delnoce-suicidio

Lais­sant à d’autres (his­to­riens, socio­logues) le soin d’en étu­dier les enchaî­ne­ments pra­tiques, Del Noce consi­dère la révo­lu­tion en tant que concept phi­lo­so­phique. Éla­bo­ré à par­tir du XVIIIe siècle, la révo­lu­tion a consi­dé­ré l’histoire comme le moyen essen­tiel de l’autorédemption de l’humanité. Son affir­ma­tion culmine dans la onzième des « Thèses sur Feuer­bach ». Pour Del Noce, Lénine est sous ce rap­port plus mar­xiste que Marx, dans la mesure où la réus­site n’est pas seule­ment, comme chez celui-ci, le signe de la valeur d’une idée, mais où une idée n’est vraie que si elle réus­sit. Mais, alors que dans son prin­cipe la révo­lu­tion com­porte un moment néga­tif (des­truc­tion de l’ordre ancien) et un moment posi­tif (édi­fi­ca­tion du royaume de la liber­té), elle se condamne à n’en res­ter qu’au pre­mier, car elle est iné­luc­ta­ble­ment conduite à s’autodétruire en tant que phi­lo­so­phie : c’est en ce sens qu’elle se « sui­cide ».

Dans le numé­ro 105 de Catho­li­ca, un article de Car­los Daniel Lasa – spé­cia­liste argen­tin de Del Noce et pro­mo­teur d’une tra­duc­tion espa­gnole de son grand livre Il pro­ble­ma dell’Ateismo – a don­né des clés intro­duc­tives à ce nou­veau livre (« De la révo­lu­tion au post­mo­der­nisme », Catho­li­ca, n. 105, automne 2009, pp. 43–54).

En vente à par­tir du 14 jan­vier 2009, il est pos­sible de lire un court extrait de ce livre, publié dans le numé­ro 106 de Catho­li­ca, avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion des édi­tions du Cerf.

Rubrique(s) : Lectures critiques, Revue en ligne
9 Jan 2010

Un chris­tia­nisme sans Christ par Père Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 83, pp. 130–133]

On sau­ra gré à l’abbé Jean-Marc Ave­line ((. Jean-Marc Ave­line, L’Enjeu chris­to­lo­gique en théo­lo­gie des reli­gions. Le débat Tillich-Troeltsch, coll. Cogi­ta­tio Fidei 227, Cerf, 2003, 40 €.))  d’offrir à un public aver­ti un expo­sé clair du débat au sein du pro­tes­tan­tisme à pro­pos de l’absoluité du Christ. Cette grande que­relle a com­men­cé au début du XXe siècle lorsque le pro­tes­tan­tisme libé­ral, ayant fait siennes la phi­lo­so­phie des Lumières et l’Aufklärung, cher­cha à rendre compte de l’originalité du chris­tia­nisme par­mi les autres reli­gions. Pour le théo­lo­gien Ernst Troeltsch, les nou­velles méthodes (pour son époque) de l’histoire des reli­gions ruinent défi­ni­ti­ve­ment toute pré­ten­tion du chris­tia­nisme qui ne peut être sous­trait aux lois com­munes de la science his­to­rique (cf. p. 75). Même les élé­ments fon­da­teurs les plus spé­ci­fiques aux yeux des croyants « sont cepen­dant sus­cep­tibles de résul­ter d’adaptations de croyances anté­rieures ou étran­gères » (p. 77). Ain­si, tout dans l’évolution du chris­tia­nisme s’explique par une adap­ta­tion au contexte intel­lec­tuel du moment. L’irruption de ces nou­velles méthodes pro­voque donc un ébran­le­ment pro­fond. Le carac­tère sur­na­tu­rel, ou abso­lu, de la révé­la­tion chré­tienne (c’est Dieu qui prend l’initiative de s’adresser à l’homme en le sau­vant) ne peut donc être éta­bli par l’historien. Que Jésus soit la seule révé­la­tion de Dieu et qu’il ait opé­ré le salut du monde, voi­là deux affir­ma­tions dog­ma­tiques qui, à leur tour, devront être pas­sées au crible de la cri­tique his­to­rique pour être éven­tuel­le­ment aban­don­nées (cf. p. 167). tillich
Dès lors, il faut cher­cher ailleurs le fon­de­ment ration­nel de la croyance reli­gieuse. Troeltsch croit pou­voir l’établir dans la psy­cho­lo­gie humaine. Or il y a dans le cœur de l’homme une croyance véri­table par laquelle il domine la nature : « Je crois que dans ce chaos appa­rent, c’est la pro­fon­deur divine de l’esprit humain qui se révèle sous plu­sieurs aspects », écrit ou plu­tôt pro­fesse-t-il. Au sein de ce chaos, les valeurs que l’on peut déga­ger du chris­tia­nisme par une ana­lyse his­to­rique rigou­reuse témoignent d’une per­cée vers l’absolu (cf. p. 156). Le chris­tia­nisme repré­sente donc une étape dans l’histoire uni­ver­selle de l’esprit.
On sait que le pro­tes­tan­tisme libé­ral pro­vo­que­ra la réac­tion confes­sante et radi­cale de Karl Barth. C’est à lui, tout autant qu’à Troeltsch, que Paul Tillich répond, cher­chant entre ces deux extrêmes à déga­ger une voie médiane. Seule­ment, et ce tra­vail le montre, la symé­trie n’est pas par­faite. En effet, Tillich se range plu­tôt du côté du pro­tes­tan­tisme libé­ral et n’adoptera jamais les posi­tions prin­ci­pales de la théo­lo­gie bar­thienne.
Tillich com­mence sa réflexion à l’occasion d’un cours don­né à l’Université de Mar­bourg dans les années 20. Mais c’est un sujet sur lequel il revien­dra tout au long de sa car­rière, y com­pris à par­tir de novembre 1933 où il s’exile aux Etats-Unis. Comp­te­ra aus­si beau­coup pour lui un voyage au Japon en 1960. Sa relec­ture de Troeltsch veut tenir compte du nou­veau contexte his­to­rique issu de la Grande Guerre (nais­sance du socia­lisme pro­tes­tant dont Tillich est par­tie pre­nante). Le chris­tia­nisme se trouve dans une situa­tion de crise qui est aus­si un moment favo­rable, un kai­ros. La théo­lo­gie ne peut plus être seule­ment réac­tive mais elle doit pas­ser à l’offensive. Tillich recon­naît l’apport de Barth en affir­mant que la théo­lo­gie doit rendre compte de l’irruption de l’inconditionné (c’està-dire Dieu dans la for­mu­la­tion tilli­chienne) et que cette irrup­tion ne peut être sai­sie que de façon para­doxale et dia­lec­tique. Cepen­dant il veut aus­si prendre en compte (à la dif­fé­rence du théo­lo­gien bâlois) la créa­tion et la culture. En 1925, il éla­bore un pro­jet de dog­ma­tique en trois volets (il ne don­ne­ra effec­ti­ve­ment que les deux pre­miers) : créa­tion, rédemp­tion, accom­plis­se­ment (cf. p. 303). A la dif­fé­rence de Troeltsch, il cherche donc à réflé­chir à l’intérieur de la foi. Pour cela, il faut cher­cher l’essence de la Révé­la­tion (ou révé­la­tion par­faite) et étu­dier quel rap­port chaque reli­gion éta­blit avec cette essence. Or chaque reli­gion (ou plu­tôt chaque révé­la­tion) est sou­mise à un double mou­ve­ment : elle peut céder à une pro­fa­ni­sa­tion (elle devient alors réduc­tible à la culture) ou encore à la démo­ni­sa­tion (elle s’auto-absolutise) : « La voie de salut est certes celle qui mène à l’inconditionné, et elle parle de l’inconditionné ; mais en tant que voie, elle parle aus­si d’elle-même » (p. 376, la for­mule est de Tillich lui-même).
C’est ici que la figure du Christ inter­vient, ou plu­tôt la rela­tion para­doxale qu’entretiennent au sein du chris­tia­nisme Jésus et le Christ. En Jésus, purus homo, l’union entre un homme et l’inconditionné est appa­rue dans l’histoire. Entre lui et nous, il y a une dif­fé­rence exis­ten­tielle, mais non onto­lo­gique (cf. p. 466) : « La carac­té­ris­tique fon­cière de cette per­sonne est d’être tota­le­ment sou­mise à la créa­tion de créa­ture tout en étant entiè­re­ment unie à l’inconditionné » (p. 467). Mais, par le oui à la Croix, Jésus renonce au démo­nique, c’est-à-dire à l’absoluité de la révé­la­tion qu’il porte. Voi­là pour­quoi la théo­lo­gie pro­tes­tante place la Croix (ou la kénose) au centre de sa réflexion : « Puisque la croix du Christ marque la vic­toire contre le démo­nique, à savoir l’irruption de la révé­la­tion, elle affirme et nie toutes les voies de salut, y com­pris la sienne propre. La Croix, au sens où elle exprime la pro­tes­ta­tion contre toute pré­ten­tion à l’inconditionné de la part des formes condi­tion­nées, c’està-dire la pro­tes­ta­tion contre l’idolâtrie, est le cri­tère déci­sif non seule­ment de la chris­ti­ci­té de Jésus mais aus­si de la signi­fi­ca­tion uni­ver­selle de la pro­cla­ma­tion chré­tienne » (pp. 501–502).
Le dia­logue entre dif­fé­rentes tra­di­tions reli­gieuses devient créa­tif pour cha­cune de ces tra­di­tions elles-mêmes, y com­pris pour le chris­tia­nisme. En effet, par ce dia­logue, chaque reli­gion recon­naît ce qu’il y a en elle de per­cée vers l’infini, d’irruption de l’inconditionné, mais aus­si de démo­ni­sa­tion et de pro­fa­ni­sa­tion. Les grands concepts chré­tiens rendent compte de ce phé­no­mène com­plexe, mais rien ne dit que l’on ne puisse trou­ver chez d’autres cette même réa­li­té.
On note­ra pour finir que Tillich, plus sans doute que son inter­lo­cu­teur Troeltsch, est sen­sible non seule­ment au dia­logue avec les autres tra­di­tions reli­gieuses mais aus­si avec une socié­té cultu­rel­le­ment sécu­la­ri­sée au sein de laquelle il cherche la pré­sence de la reli­gion, éla­bo­rant une théo­rie géné­rale de la cor­ré­la­tion entre l’une et l’autre.
Jean-Marc Ave­line ter­mine son tra­vail par quelques consi­dé­ra­tions cri­tiques. Et notre recen­sion ne rend évi­dem­ment pas compte de la grande richesse de cette recherche. On com­prend bien l’intérêt de la théo­lo­gie de Tillich pour la réflexion chré­tienne sur le plu­ra­lisme des reli­gions. Lui-même écri­vait dans sa période amé­ri­caine : « Une théo­lo­gie chré­tienne inca­pable d’entrer dans un dia­logue créa­tif avec la pen­sée théo­lo­gique des autres reli­gions manque une occa­sion his­to­rique et reste pro­vin­ciale » (p. 513). Cepen­dant on aura com­pris que cette belle cohé­rence s’appuie sur des pré­sup­po­sés théo­lo­giques abso­lu­ment pas cri­ti­qués (ce n’est d’ailleurs pas le but de l’ouvrage) mais qui res­tent dif­fi­ci­le­ment accep­tables, voire assi­mi­lables, dans une pers­pec­tive catho­lique. La rup­ture éta­blie par le pro­tes­tan­tisme libé­ral entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi oblige le théo­lo­gien à recons­ti­tuer une chris­to­lo­gie cohé­rente en fai­sant fi du don­né révé­lé trans­mis par le témoi­gnage scrip­tu­raire et évan­gé­lique, lui-même sou­mis à une cri­tique radi­cale de type ratio­na­liste et idéa­liste. On com­prend dès lors qu’une théo­lo­gie réfor­mée confes­sante, fidèle aux prin­cipes luthé­riens ou cal­vi­nistes, fré­misse en décou­vrant une pen­sée à ce point ali­gnée sur le modèle cultu­rel issu des Lumières. Les grands évé­ne­ments du Salut deviennent les sym­boles de la lente éman­ci­pa­tion de l’esprit humain qui s’épuise à cher­cher les condi­tions a prio­ri de son propre fonc­tion­ne­ment. La cri­tique de Karl Barth, pour cin­glante qu’elle soit, vise juste : « Pour nous, le Christ est l’histoire du Salut, l’histoire du Salut elle-même… Pour Tillich, il est la repré­sen­ta­tion, dans une puis­sance sym­bo­lique par­faite, d’une his­toire du Salut se réa­li­sant plus ou moins tou­jours et par­tout » (cité p. 307).
De même les réserves que l’on fera sur une chris­to­lo­gie kéno­tique de type hégé­lien (le Christ renonce à son être sur la Croix, anéan­tis­sant du même coup toute ten­ta­tion de démo­ni­sa­tion, c’est-à-dire d’absolutisation de la reli­gion) ne per­mettent pas d’accepter les conclu­sions que Tillich tire de celle-ci pour ce qui est du dia­logue inter­re­li­gieux. Encore une fois, il est deman­dé au chré­tien de renon­cer à ce qui fait le centre du chris­tia­nisme (un homme qui se pré­tend Dieu et dont la résur­rec­tion atteste la véri­té de son mes­sage et de sa mis­sion) pour pou­voir entrer en contact avec les autres reli­gions. Et com­ment dia­lo­guer avec la moder­ni­té si de prime abord on lui concède tout ?
Tillich sou­haite que la théo­lo­gie chré­tienne reprenne l’initiative en pas­sant à l’attaque (cf. p. 231). Une offen­sive qui com­mence par une capi­tu­la­tion en rase cam­pagne…

Rubrique(s) : Lectures critiques
8 Jan 2010

Un théo­lo­gien sor­ti de l’ombre. Johann-Sebas­tian Drey par Père Jean-Paul Maisonneuve

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 98, pp. 133–135]

Certains auteurs sont des réfé­rences, leurs œuvres occupent de la place dans les rayons des biblio­thèques. Par fois, on tombe sur un auteur moins ou  pas du tout connu, dont un livre rela­ti­ve­ment bref compte autant ou plus que les nom­breux volumes des autres. Johann-Sebas­tian Drey était célèbre en son temps. Co-fon­da­teur de la facul­té théo­lo­gique de Tübin­gen, en 1817, ain­si que de sa revue, la plus ancienne des revues de théo­lo­gie parais­sant de nos jours, il méri­ta l’estime des uni­ver­si­taires tant catho­liques que pro­tes­tants, ain­si que celle des auto­ri­tés, et pas­sa très près de l’épiscopat. seckler

Puis son nom fut oublié au pro­fit prin­ci­pa­le­ment de Johann-Adam Möh­ler, lequel fit école, comme on sait, auprès de nombre de théo­lo­giens dont cer­tains influen­cèrent, sinon tou­jours les conclu­sions, du moins les débats des Pères du der­nier concile. Or, la source pro­fonde de ce cou­rant si fécond, sans reti­rer à Möh­ler son mérite propre, appa­raît de plus en plus comme étant Drey lui-même, dont on publie en tra­duc­tion la remar­quable Brève Intro­duc­tion à l’étude de la théo­lo­gie, que des noms comme Wal­ter Kas­per ou Joseph Rat­zin­ger viennent hono­rer de leurs com­men­taires élo­gieux ((. Max Seck­ler (dir.), Aux ori­gines de l’école catho­lique de Tübin­gen. Johann Sebas­tian Drey. Brève intro­duc­tion à l’étude de la théo­lo­gie (1819). Pré­sen­tée et intro­duite par Max Seck­ler. Avec des contri­bu­tions du car­di­nal Joseph Rat­zin­ger, du car­di­nal Wal­ter Kas­per et de Max Seck­ler [ain­si que des textes de P. Chaillet, M.-D. Che­nu, Y. Congar et P. Godet]. Tra­duc­tion par Joseph Hoff­mann. Post­face par Mgr Joseph Doré, Coll. Patri­moines chris­tia­nisme, Cerf, mars 2007, 398 p., 39 €.)) .
Comme le titre l’indique, le pro­pos de Drey est d’introduire, mais au sens pré­cis du mot, mais en pen­sant que c’est à toute la théo­lo­gie qu’il intro­duit, à son objet, à sa méthode, comme aux condi­tions de la com­pé­tence du théo­lo­gien. D’autre part, autant il est vrai que la théo­lo­gie est pré­sen­tée ici comme une science qui demande de grandes qua­li­tés ain­si qu’une peu com­mune consé­cra­tion de toute la per­sonne, autant il demeure qu’elle a un but émi­nem­ment pra­tique. Aus­si trou­vons-nous un pro­gramme d’études caté­ché­tiques, litur­giques, homi­lé­tiques, pas­to­rales et toute l’arborescence des matières requises pour s’acquitter de la tâche de fonc­tion­naire, ministre, pas­teur de l’Eglise. Sous ces termes peu poé­tiques en eux-mêmes se cache un sens aigu de la voca­tion sacer­do­tale et un amour ardent de l’Eglise catho­lique, pré­sen­tée comme celle en qui se trouve aujourd’hui l’essence de l’Eglise pri­mi­tive, d’autant plus convain­cant qu’à aucun moment quoi que ce soit déva­lo­rise les autres confes­sions. On com­pren­dra aisé­ment com­ment une telle œuvre a pu, direc­te­ment ou plus pro­ba­ble­ment indi­rec­te­ment, reten­tir jusqu’à l’aula conci­liaire. Les par­ti­sans ardents de Vati­can II y trou­ve­ront cer­tai­ne­ment leur compte, mais beau­coup devront glis­ser sur des pas­sages qui remettent serei­ne­ment en cause telle ou telle de leurs options. Par exemple, au sujet de la litur­gie, qui doit s’adapter à son temps, mais selon des chan­ge­ments qui ne peuvent jamais se faire qu’insensiblement.
On rejoin­drait ain­si la posi­tion qui fut celle du car­di­nal Rat­zin­ger, selon laquelle la litur­gie n’est pas sus­cep­tible d’être réfor­mée. L’idée de réforme est d’ailleurs typi­que­ment pro­tes­tante. La contri­bu­tion de W. Kas­per pré­sente de façon sug­ges­tive, à pro­pos de Möh­ler, la dif­fé­rence entre la notion catho­lique d’une Eglise où « sub­siste » la véri­té entière et celle, pro­tes­tante, d’une Eccle­sia sem­per refor­man­da. Il y a matière à un débat qui fasse droit aux légi­times requêtes de la bonne foi éclai­rée des uns et des autres sans abdi­quer la recherche d’une uni­té dans la véri­té.
Dans la Brève Intro­duc­tion se trouve cer­tai­ne­ment une base fiable pour un tra­vail œcu­mé­nique qui ne soit pas une par­tie de dupes. L’impression qu’elle pro­duit est celle d’un grand élan intel­lec­tuel et spi­ri­tuel. La théo­lo­gie recom­mence à frais nou­veaux, et ce en pleine époque de désaf­fec­tion, en par­tant dans une indé­niable mesure, de l’esprit du temps, c’est-à-dire du cou­rant roman­tique alle­mand (qu’il ne faut pas confondre avec le roman­tisme fran­çais, sur­tout lit­té­raire, alors que celui-là est théo­lo­gi­co-phi­lo­so­phique et cherche une struc­tu­ra­tion au-delà du kan­tisme), mais pour lui répondre sur son propre ter­rain. N’est-ce pas ce qu’avait fait saint Tho­mas avec Aver­roès et l’aristotélisme ?
Drey entre­prend de répondre à Schleier­ma­cher, de don­ner un équi­valent catho­lique à l’entreprise pro­tes­tante de fon­der la théo­lo­gie, ou de la refon­der, en par­ti­cu­lier sur le plan épis­té­mo­lo­gique. Comme le montre à l’envi Max Seck­ler dans son com­men­taire, il n’y a pas trace dans la Brève Intro­duc­tion d’influence de la pen­sée de Schleier­ma­cher, contrai­re­ment à une légende tenace. A l’époque où il rédige la Brève Intro­duc­tion, Drey s’est affran­chi de toute influence de cet ordre. Le même M. Seck­ler sou­ligne l’équilibre de sa posi­tion entre ratio­na­lisme et tra­di­tio­na­lisme.
Drey a pu exer­cer une durable influence qui mar­que­ra, mais en arrière-fond, une évo­lu­tion intel­lec­tuelle qui, bon an mal an, nour­ri­ra cer­tains thèmes de Vati­can II. Mais il n’y a pas chez lui de dilemme entre la ratio­na­li­té et la posi­ti­vi­té théo­lo­gique, dilemme qui don­ne­ra lieu aux mal­en­ten­dus autour du moder­nisme en phi­lo­so­phie. Pour lui, la rai­son humaine est natu­rel­le­ment dis­po­sée à la révé­la­tion, ce qui n’entraîne aucune dimi­nu­tion de l’aspect his­to­rique de la reli­gion chré­tienne, aspect qui fait de l’Eglise catho­lique la conti­nua­trice de l’Eglise apos­to­lique. Le nom de Drey s’était effa­cé au pro­fit de celui de Möh­ler, en grande par­tie peut-être, mais en par­tie seule­ment, son héri­tier. La contri­bu­tion de Wal­ter Kas­per expli­cite le rôle de ce der­nier dans la ques­tion œcu­mé­nique. C’est Möh­ler qui a lan­cé la notion d’unité dif­fé­ren­ciée, de l’enrichissement de la catho­li­ci­té non par un simple « retour » confes­sion­nel en arrière, mais par la récon­ci­lia­tion en avant des ten­sions qui pro­vo­quèrent la dis­per­sion confes­sion­nelle. Ain­si, la catho­li­ci­té ne doit plus être envi­sa­gée d’un seul point de vue, beau­coup trop res­tric­tif, de confes­sion. Dis­tinc­tion essen­tielle, qui n’est pas abso­lu­ment nou­velle, mais, dans cette pers­pec­tive, faut-il alors com­prendre l’Eglise catho­lique comme une « confes­sion » qui doit, en s’unissant aux autres, deve­nir la véri­table Eglise catho­lique — qu’elle ne serait encore, par consé­quent, qu’inchoativement — ou, au contraire, qu’elle est bien, fon­da­men­ta­le­ment et en acte, l’unique Eglise du Christ, douée de la véri­table catho­li­ci­té, laquelle peut en contre­par­tie être pré­ju­gée inchoa­ti­ve­ment pré­sente dans les autres confes­sions en tant que leurs membres aspirent à la catho­li­ci­té, qu’ils y tendent, dans cette ten­sion même que leur atta­che­ment confes­sion­nel semble éloi­gner d’elle ? Telle semble en effet, au-delà de toute polé­mique, la manière dont se pré­sente la ques­tion. A coup sûr, c’est la deuxième réponse que Drey accep­te­rait, ou une réponse appro­chante.
Il peut sem­bler édul­co­rant d’affirmer sans plus, avec W. Kas­per, que les réfor­ma­teurs ne vou­lurent pas créer de nou­velle Eglise. Certes, ils pré­ten­dirent réfor­mer une Eglise exis­tante, mais ce fut en la décla­rant anté­chris­tique. Le résul­tat, tant d’un point de vue logique que d’un point de vue his­to­rique, ne fut-il pas la créa­tion d’Eglises qui n’existaient pas au prix de la réduc­tion à zéro, du moins dans leur esprit, d’une Eglise exis­tante ?
Pour ter­mi­ner, il ne faut pas pas­ser sous silence que, à une époque de crise entre le monde poli­tique et le monde reli­gieux, Drey se situe com­plè­te­ment en dehors du cou­rant appe­lé « res­tau­ra­tion­niste ». Ce cou­rant semble avoir fini par perdre la par­tie, en par­ti­cu­lier avec le décret conci­liaire dit sur la liber­té reli­gieuse. L’honnêteté inter­di­rait tou­te­fois de consi­dé­rer le débat de fond comme défi­ni­ti­ve­ment clos. A ce pro­pos jus­te­ment, il n’est pas cer­tain que la manière, du reste extrê­me­ment posée et sage, dont Drey envi­sage la vie de l’Eglise sépa­rée de l’Etat et réci­pro­que­ment, tout en sem­blant régler de manière paci­fique un conflit tou­jours mena­çant, réponde à une ques­tion fon­da­men­tale, aus­si bien théo­lo­gi­que­ment qu’historiquement, ni même la sou­lève vrai­ment, ce que fait de son côté un Solo­viev lorsqu’il donne au terme de théo­cra­tie sa véri­table por­tée, non point idéo­lo­gique ou socio­lo­gique, mais théo­lo­gale. Il n’y a aucune réso­lu­tion fiable à attendre de la crise sociale tou­jours prête à entrer en érup­tion tant que l’autorité civile, qui ne peut avoir de véri­table légi­ti­mi­té que scel­lée par Dieu, ne sou­met pas ses prin­cipes d’exercice à l’autorité spi­ri­tuelle, c’est-à-dire, que cela enchante ou non, à l’Eglise. Si cela n’est pas, on finit par assis­ter à des ten­ta­tives de sub­ver­sion de la part de théo­cra­ties d’exportation, à force, de la part d’un Etat laï­ciste, de vou­loir se pré­sen­ter en fait comme le sub­sti­tut légi­time d’une Eglise consi­dé­rée comme péri­mée et l’exploiter en lui impo­sant la morale qu’il veut.

Rubrique(s) : Lectures critiques
7 Jan 2010

La Colombe et les tran­chées par Henri Peter

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 84, pp. 112–118]

Trans­crip­tion d’une thèse d’histoire sou­te­nue à Paris IV « sur le Vati­can et les ini­tia­tives de paix », cet ouvrage ((. Natha­lie Reno­ton-Beine, La Colombe et les tran­chées, Cerf, coll. His­toire, février 2004, 29 €.))  relate les ten­ta­tives obs­ti­nées et nom­breuses du pape Benoît XV pour sor­tir l’Europe de l’horreur de la guerre de 1914–1918, et pour obte­nir une paix juste fruit d’un com­pro­mis, per­met­tant de déli­vrer l’Europe des nations chré­tiennes de leur affron­te­ment. renothonA l’aide d’archives inédites et pas­sion­nantes, l’auteur retrace de manière com­plète les rebon­dis­se­ments spec­ta­cu­laires de ce feuille­ton diplo­ma­tique dont les peuples épui­sés furent l’enjeu, ne l’oublions pas. Pour leur mal­heur, les efforts du pape se sol­dèrent fina­le­ment par un échec à court terme. Ils per­mirent quand même un rap­pro­che­ment de la papau­té avec toutes les puis­sances en guerre, excep­té l’Italie, et de repla­cer dura­ble­ment le Saint-Siège sur la scène inter­na­tio­nale, dans un rôle de média­teur qui ne lui est plus guère contes­té aujourd’hui. C’est donc toute la genèse du par­cours du com­bat­tant de cette « colombe des tran­chées » qui nous est don­née, avec un état qua­si com­plet de ses entre­lacs diplo­ma­tiques. A ce titre, Natha­lie Reno­ton-Beine a le mérite de sou­li­gner l’obstination du Saint-Siège à se sou­cier de la paix pour ses ouailles, et les mau­vaises volon­tés évi­dentes qu’il a ren­con­trées chez ceux qui vou­laient pous­ser l’affrontement idéo­lo­gique jusqu’au sui­cide de l’Europe. Déjà, dans son ency­clique Mater et Magis­tra du 1er novembre 1914, le pape des­si­nait un appel à la paix comme garan­tie d’un monde moral et fra­ter­nel contre la guerre « se nour­ris­sant du sang et des larmes et trans­for­mant l’Europe en champ de mort et fer­men­té par le maté­ria­lisme ». En 1915, le pape lance pro­phé­ti­que­ment aux gou­ver­nants : « Vous qui por­tez devant Dieu et devant les hommes la res­pon­sa­bi­li­té de la paix et de la guerre, écou­tez notre prière, écou­tez la voix du Père, du Vicaire éter­nel et le sou­ve­rain Juge, auquel vous devez rendre compte des entre­prises publiques aus­si bien que pri­vées ». Et il ajoute, pro­phé­tique : « Que l’on ne dise pas que ce cruel conflit ne puisse être apai­sé que dans la vio­lence des armes ! Que l’on dépose de part et d’autre le des­sein de s’entredétruire. Que l’on réflé­chisse bien, les nations ne meurent pas humi­liées et oppres­sées, elles portent fré­mis­santes le joug qui leur a été impo­sé, pré­pa­rant la revanche, se trans­met­tant de géné­ra­tions en géné­ra­tions un triste héri­tage de haine et de ven­geance » ((. Fran­çois Jan­ko­wiak, in Phi­lippe Levil­lain (dir.), Dic­tion­naire his­to­rique de la papau­té, Fayard, 2003.)) . Mais la ten­ta­tive la plus connue de Benoît XV est son offre de paix du 1er août 1917 aux bel­li­gé­rants. C’est aus­si celle qui sus­ci­ta le plus de remous chez les gou­ver­nants et dans les opi­nions publiques, opi­nions catho­liques bien sûr com­prises. Benoît XV plai­dait pour une paix juste et durable qui ne désho­no­rait aucun des Etats, il pré­co­ni­sait l’instauration d’une pro­cé­dure inter­na­tio­nale qui vien­drait en sub­sti­tu­tion des forces armées, réta­bli­rait la force supé­rieure du droit. Le res­pect de celle-ci per­met­trait par contre­coup d’assurer une vraie liber­té des mers, dont l’absence était consi­dé­rée comme source de conflits. Sur la ques­tion des dom­mages de guerre et des répa­ra­tions, il deman­dait une condam­na­tion entière et réci­proque, à l’exception de la Bel­gique à laquelle devait être garan­tie l’indépendance. L’Allemagne devait éva­cuer les ter­ri­toires fran­çais et se voir res­ti­tuer en contre­par­tie ses anciennes pos­ses­sions colo­niales. Le règle­ment des autres ques­tions ter­ri­to­riales, en par­ti­cu­lier l’Alsace-Lorraine, devait trou­ver sa solu­tion en tenant compte des aspi­ra­tions des peuples.
En ser­rant de très près les archives diplo­ma­tiques, celles du Vati­can, de l’Allemagne, de l’Autriche et du minis­tère fran­çais des Affaires étran­gères, Natha­lie Reno­ton-Beine nous per­met donc de décou­vrir toutes les péri­pé­ties de cette ten­ta­tive de paix, la façon dont le fil a été rom­pu par les mau­vaises volon­tés des uns et des autres, cha­cun se défaus­sant sur l’autre, mais aus­si com­ment les envoyés du pape, par exemple le nonce Pacel­li et son secré­taire Gas­par­ri, ont ten­té en vain de renouer les fils. A lire cet ouvrage, on a l’impression d’assister à un bal­let diplo­ma­tique où sans cesse le sol se dérobe sous les pieds de ceux qui vou­draient rat­tra­per l’Europe au bord du gouffre. Cet ouvrage est donc pré­cieux car il per­met de pré­ci­ser les enjeux de cha­cun, de relan­cer le débat, à la suite de l’ouvrage de Fran­çois Latour ((. Cité par Fran­çois Latour dans La Papau­té et les pro­blèmes de la paix pen­dant la Pre­mière Guerre mon­diale, L’Harmattan, 1996. )) , et de rendre jus­tice aux efforts de ce pape, trop long­temps décrié en France par une légende tenace, qui tenait au pro­cès d’intention : celui d’être sus­pec­té a prio­ri de sym­pa­thie pour les puis­sances cen­trales — ou pour l’Entente selon les opi­nions —, alors qu’il ne cher­chait qu’à jouer son rôle de média­teur pour une Europe à la dérive.
Mais s’il est com­plet et sou­vent nova­teur en matière diplo­ma­tique, l’ouvrage de N. Reno­ton-Beine est par­fois bien dis­cret sur les enjeux et presque muet sur cer­tains arrière-plans de cette tra­gé­die, qui nous touchent de près en France. Cer­taines « icônes » his­to­riques seraient-elles donc intou­chables ? Pour­rait-on racon­ter, par exemple, Le Père Goriot de Bal­zac sans lever un coin de voile sur la pen­sion Vau­quier ?
L’attitude des catho­liques fran­çais ((. Cf. Jean-Marie Mayeur, « Le catho­li­cisme fran­çais et la Pre­mière Guerre mon­diale », péné­trante étude publiée en 1974 dans la revue Fran­cia à l’Institut his­to­rique alle­mand de Paris.)) , qui auraient dû être les pre­miers inté­res­sés, est l’un de ces arrière-plans. Grâce à « l’Union sacrée », les catho­liques vont être par­mi les pre­miers à faire leur devoir d’état, sans pour autant tou­jours désar­mer la vigi­lance de leurs enne­mis, tant dans le gou­ver­ne­ment que dans une par­tie de la presse, et il fau­dra attendre la fin et la conclu­sion de la guerre pour les voir réin­té­grés dans la com­mu­nau­té natio­nale. Des jour­naux comme La Lan­terne rouge ne vont pas se pri­ver d’attaquer sys­té­ma­ti­que­ment le Vati­can, avec lequel la France a rom­pu toute rela­tion diplo­ma­tique, et de jeter la sus­pi­cion sur toutes ses ini­tia­tives pour la sor­tir du conflit. Les catho­liques ont-ils été des otages du choc des natio­na­lismes et des opi­nions publiques por­tées à l’incandescence ? Dès le début du conflit, le pape avait déjà du mal à se faire entendre. Par exemple, la réac­tion agres­sive de Léon Bloy, citée dans la thèse de l’auteur mais absente de l’ouvrage, qui écrit dans son jour­nal en décembre 1914 : « Ce pape dont la figure est anti­pa­thique, je ne sais vrai­ment ce qu’il faut pen­ser de lui. S’il est comme on le dit un poli­tique, et rien que cela c’est déjà à faire peur » et « dites où est le bon droit » ((. Fran­çois Latour, op. cit. )) . Plus tard, suite à l’exhortation apos­to­lique émou­vante de 1915, qui aurait per­mis de prendre un peu de recul, les évêques fran­çais répondent sou­vent en insis­tant sur les « res­pon­sa­bi­li­tés de l’Allemagne » dans la guerre et leur sou­hait de voir triom­pher « le droit ». Autre exemple signi­fi­ca­tif : Marc San­gnier ren­contre le pape en audience pri­vée le 19 août 1916, et plaide pour une condam­na­tion uni­la­té­rale de l’Allemagne par le pape en faveur de la France. Voi­ci sa réponse selon le compte ren­du auto­graphe de San­gnier : « Le Pape affirme qu’il aime la France et qu’il avait affir­mé l’injustice de la vio­la­tion de la Bel­gique. Je lui fais remar­quer que c’est par cette injus­tice que les Alle­mands ont com­men­cé la guerre et que c’est elle qui leur a don­né leur pre­mière vic­toire et tant que dure l’occupation de la Bel­gique ils se main­tiennent dans l’injustice. Le Pape me répond que moi qui suis phi­lo­sophe, je dois com­prendre que le Pape est bien for­cé de trai­ter avec les Alle­mands parce qu’il y a là un pou­voir de fait » ((. Archives de l’institut Marc San­gnier (Marc San­gnier mili­te­ra avec convic­tion pour la paix après la guerre).)) .

Rubrique(s) : Lectures critiques
11 Déc 2009

L’homme au XXIe siècle par Alberto Wagner de Reyna

Mon âge avan­cé ne me per­met pas d’assister per­son­nel­le­ment, comme je l’aurais sou­hai­té, à votre congrès. « L’homme au XXIe siècle » est un sujet qui me pré­oc­cupe pro­fon­dé­ment ; je me per­mets donc de vous adres­ser ce mes­sage comme modeste contri­bu­tion à vos tra­vaux.

Sous le nom de Moyen Âge – sous l’influence de la Réforme pro­tes­tante et de la Renais­sance – naît en Occi­dent un mou­ve­ment cultu­rel d’« huma­ni­sa­tion », c’est-à-dire d’affirmation de l’homme comme acteur et fin de sa propre exis­tence. A l’origine, l’« huma­nisme » – c’est le nom de cette atti­tude idéo­lo­gique – signi­fie le retrait de Dieu du centre d’intérêt des hommes ain­si que de leurs actions, pour pri­vi­lé­gier la per­sonne humaine. Dans cette même ligne, le « déisme » réduit Dieu à une loin­taine cau­sa­li­té.
Le « Siècle des Lumières » va encore plus loin : d’un obs­cur anté­cé­dent concep­tuel, Dieu devient l’obscurité elle-même. Pour être fina­le­ment tota­le­ment nié. C’est en s’opposant à l’« idée de Dieu » – qui doit être com­bat­tue parce que néfaste – que l’homme est affir­mé. A par­tir des élé­gantes « Lumières », en pas­sant par l’apostasie émo­tive et homi­cide de la Révo­lu­tion fran­çaise, on arrive au mili­tan­tisme plein de res­sen­ti­ment du maté­ria­lisme his­to­rique qui com­bat l’« opium du peuple ».

Cepen­dant, pen­dant tout ce pro­ces­sus Dieu est encore un point de réfé­rence, bien que flou ou à évi­ter, ou même objet de refus expli­cite. Mais rapi­de­ment, mal­gré les efforts d’un « huma­nisme chré­tien » hési­tant, l’affirmation de l’homme comme ins­tance suprême et imma­nente passe par l’étape logique préa­lable de la néga­tion de Dieu. La pen­sée offi­ciel­le­ment cor­recte déclare que son concept est contra­dic­toire, ou tout au moins « sub­jec­tif ». Au nom de la men­ta­li­té scien­ti­fique, l’athéisme ambiant décrète qu’un Être Créa­teur et pro­vident n’a aucun sens et ne mérite donc pas d’être l’objet de dis­cus­sions. Dieu est alors réduit à un phé­no­mène socio­lo­gique ou psy­chique, et par le fait même à un objet d’étude des sciences sociales et humaines ou de l’introspection. Le pro­ces­sus men­tal d’« huma­ni­sa­tion » culmine fina­le­ment dans la deuxième moi­tié du siècle der­nier. Et Dieu en fait encore par­tie !

Depuis cette situa­tion ines­pé­rée, nous nous trou­vons main­te­nant confron­tés à l’absence de Dieu, déci­dée par les grands de ce monde. Les « droits de l’homme » se fondent alors sur eux-mêmes (comme l’impératif caté­go­rique de Kant) et ignorent de ce fait leur contre­par­tie, les devoirs de l’homme envers Dieu. Les droits ne résident plus dans la nature (créée par Lui) mais dans la liber­té, sans res­tric­tion et égo­cen­trique, qui s’ouvre à toutes les pos­si­bi­li­tés. Les fron­tières éthiques dis­pa­raissent en même temps que la perte de la trans­cen­dance divine.
Cette phi­lo­so­phie des droits abso­lus de l’homme est la source méta­phy­sique de la moder­ni­té ; et la post­mo­der­ni­té consiste à l’assumer plei­ne­ment.

Elle le fait par le biais de deux méca­nismes qui se sont consti­tués à leur propre fin : d’une part l’engrenage de la tech­nique qui rend pos­sible le pané­co­no­misme actuel et n’admet que la loi du mar­ché ; et, d’autre part, le méca­nisme de la soli­da­ri­té glo­bale, froide et ano­nyme, pla­ni­fiée et obli­ga­toire, qui rem­place le dévoue­ment cor­dial et volon­taire d’autrefois – par jus­tice et com­pas­sion – par la fra­ter­ni­té envers le pro­chain. L’humanisme déshu­ma­ni­sé et apos­tat encen­sé par les moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse et léga­li­sé par des textes juri­diques consa­crés inter­na­tio­na­le­ment culmine dans ces deux méca­nismes qui dévorent l’homme mais dont les avan­tages évi­dents sous d’autres aspects sont indis­cu­tables. C’est un huma­nisme dés­in­car­né et sans âme qui a per­du ses racines en Dieu, en Dieu qui est Amour. Et qui ignore le Christ, Dieu fait homme.
Il faut cepen­dant être aveugle pour ne pas voir où nous a conduits cet huma­nisme orphe­lin de Dieu. Il n’est donc pas néces­saire de décrire ce que nous remar­quons de toutes parts : aux côtés des avan­cées de la civi­li­sa­tion abondent les égoïsmes, les dés­équi­libres, les vio­lences, les dan­gers, les injus­tices… qui ont certes tou­jours exis­té, mais qui consti­tuent aujourd’hui un réseau pla­né­taire qui menace l’humanité dans son essence et son exis­tence. La déca­dence de l’Occident – déjà diag­nos­ti­quée dans les années vingt du siècle der­nier – et les deux méca­nismes pré­da­teurs que nous avons évo­qués s’apparentent et se condi­tionnent de sorte que leurs arti­fices ne peuvent pas com­pen­ser les ravages de la civi­li­sa­tion déca­dente dans laquelle les hommes ne sont que des pan­tins.

Le seul moyen de sor­tir de cette situa­tion consiste à rede­ve­nir des hommes, de véri­tables hommes, et à nous débar­ras­ser des impos­teurs qui empoi­sonnent et fal­si­fient notre essence. Telle est la tâche sal­va­trice de l’homme du XXIe siècle. Retrou­ver les racines de l’Occident et, conscients de notre dépen­dance, reven­di­quer notre filia­tion divine afin de prendre un nou­vel essor, for­ti­fiés par l’espérance et par une nou­velle jeu­nesse.
En Amé­rique his­pa­nique, la terre la plus occi­den­tale de l’Occident, nos racines chré­tiennes ne se sont pas com­plè­te­ment des­sé­chées ; une sève vivi­fiante coule encore en elle. Pro­té­gés par les océans et par la mer des Caraïbes – bien qu’envahis par la moder­ni­té – nous avons sau­ve­gar­dé le sen­ti­ment d’éternité, de géné­ro­si­té, de la nature dans sa vir­gi­ni­té tel­lu­rique, et même l’insolence du « quand ça me chan­te­ra ». C’est là notre tré­sor. Sor­tons-le au grand jour pour les géné­ra­tions futures, com­mu­ni­quons-le dans un effort édu­ca­tif ins­pi­rés des idéaux éter­nels, mon­trons-le dans notre géné­ro­si­té spi­ri­tuelle au monde entier et remer­cions-en Dieu parce que nous savons et pou­vons encore le faire.

Rubrique(s) : Revue en ligne
6 Déc 2009

FIAC 09 : les recettes de l’Art contem­po­rain par Christine Sourgins

Mis à mal à New York par la crise, l’Art dit contem­po­rain (l’AC, cet art, concep­tuel et trans­gres­seur, issu des idées de Duchamp, un « non-art » pour cer­tains) se porte bien mieux à Paris. Grâce à l’Etat qui, depuis trente ans, à coup de sub­ven­tions, en a fait un art offi­ciel sous per­fu­sion, soi­gné par une arma­da de fonc­tion­naires.

<br />

L’opération ver­saillaise en dit long : la com­mis­saire de l’exposition Koons (cet ancien tra­der recon­ver­ti dans l’art) était aus­si sala­riée de M. Pinault ; le palais offrait un écrin pres­ti­gieux ren­for­çant la légi­ti­mi­té du pro­té­gé du col­lec­tion­neur ((Fran­çois Pinault, qui a acquis le Palaz­zo Gras­si, à Venise, en 2005, est le prin­ci­pal col­lec­tion­neur mon­dial de Koons. Ce der­nier avait expo­sé ses pro­duc­tions à l’intérieur du Palais de Ver­sailles au cours de l’hiver 2008-09. )) . Cette année, Veih­lan lui suc­cède, on annonce plus tard Mura­ka­mi et Cat­te­lan, ces der­niers aus­si col­lec­tion­nés par l’homme d’affaire bre­ton, tous pou­lains de la gale­rie Per­ro­tin… Si on ajoute que M. Ailla­gon, ancien ministre de la culture, a été plu­sieurs années au ser­vice de M. Pinault, il se des­sine une de ses constel­la­tions qui unit fonc­tion­naires et finan­ciers (et passe par mai­son de vente et organes de presse, notre Bre­ton pos­sé­dant Chris­ties et Le Monde…). Le réseau est la clef de sur­vie de l’AC, il suf­fit qu’il tienne bon en sou­te­nant la valeur d’un « ins­tal­la­teur » pour qu’il se révèle un pla­ce­ment moins dan­ge­reux et plus gla­mour que Madof. L’Art dit contem­po­rain peut pré­tendre être une valeur refuge, voire une véri­table planche à billet, échap­pant à tous les contrôles bour­siers. En France, il s’abrite dans le giron de l’Etat cultu­rel : les réseaux uti­lisent le patri­moine comme machine à coter, ou du moins à pré­ser­ver les prix par temps de crise. Seule conces­sion, pour se don­ner bonne conscience auprès du contri­buable, otage mal­gré lui : Ver­sailles accueille un Fran­çais et l’homme du Palais Gras­si s’intéresse enfin à des fren­chies jusqu’ici peu repré­sen­tés dans sa col­lec­tion…

Le Ver­sailles de l’Art contem­po­rain ((La Fiac (Foire inter­na­tio­nale d’Art contem­po­rain) s’est tenue à Paris du 21 au 24 octobre 2009.))

La stra­té­gie est tou­jours la même. D’abord des expo­si­tions tem­po­raires (à l’occasion d’une « Nuit blanche ») : on ras­sure ain­si les inquiets en disant que tout est pro­vi­soire ; puis le pro­vi­soire dure… et l’intrusion du contem­po­rain devient un acquis, une obli­ga­tion, un devoir. Ensuite vous taxez ceux qui pro­testent de pas­séistes qui « ont plus de pré­ju­gés que d’arguments ». Dites sans rire que c’est un « lieu où Louis XIV fai­sait déjà inter­ve­nir des artistes vivants ». Par­di ! Refaites aus­si le coup de la pyra­mide de Peï qui, « après la polé­mique, engen­dra la conver­sion » (l’hypothèse de la las­si­tude n’est jamais envi­sa­gée). Et le tour est joué ; por­tez l’estocade finale en invo­quant le suc­cès popu­laire : « voyez Koons, nous dit-on : un mil­lion de visi­teurs » ! Certes, sup­po­sons les chiffres exacts (rien n’est moins sûr ((Les chiffres de par­ti­ci­pa­tion dithy­ram­biques sont sou­vent sus­pec­tés. Récem­ment le minis­tère de la Culture a été pris sur le fait : l’exposition « La Force de l’art », en 2009, était décen­tra­li­sée, avec des inter­ven­tions à l’église Saint-Eus­tache, au musée Gré­vin, au Palais de la Décou­verte, au musée du Louvre… Pour gon­fler le taux ané­mique de fré­quen­ta­tion, les orga­ni­sa­teurs avaient inté­gré dans leurs sta­tis­tiques des visi­teurs des sites par­te­naires. « La force de l’Art, la farce des chiffres », Libé­ra­tion, 10 juin 2009.)) ), fai­sons comme si Ver­sailles n’avait pas sup­pri­mé le livre d’or, inter­dit par lettre la moindre cri­tique à ses confé­ren­ciers : que mesure ce chiffre ? La satis­fac­tion béate ou la simple curio­si­té de voir « jusqu’où ça va » ?  Quoi qu’il fasse, le public est pié­gé : absent, on lui dénie le droit de cri­ti­quer parce qu’il n’a pas vu, vient-il, on l’enrôle de force dans une sta­tis­tique appro­ba­trice…

Cette ins­tru­men­ta­li­sa­tion du pas­sé s’accompagne d’une ren­gaine : la crise offri­rait l’opportunité d’un retour vers la qua­li­té, le tri « des impos­teurs face aux vrais talents qui durent », bref la sépa­ra­tion du bon grain de l’ivraie. C’est vrai aux Etats-Unis, où on observe un retour à la pein­ture, une jus­ti­fi­ca­tion des prix par des cri­tères esthé­tiques et his­to­riques plu­tôt que par les garan­ties des réseaux. Mais si la Fiac met en avant les grands noms de l’Art moderne (Matisse ou Léger bien plus pré­sen­tables que Del­voye ou Ser­ra­no), elle mise aus­si sur le sou­tien de l’Etat qui achète, le fait savoir… et apporte l’estimable pres­tige de l’inaliénabilité de ses acqui­si­tions. Le pul­lu­le­ment de foires off montre que le mes­sage est reçu, et Alain Seban, qui dirige le Centre Pom­pi­dou, vient de décla­rer vou­loir en faire « le Ver­sailles de l’art contem­po­rain ». « Notre seul alter ego est le Moma de New-York ». C’est affi­cher clai­re­ment une ambi­tion ((Antoine Le Grand, Le Figa­ro Maga­zine, 23 octobre 2009.
))  : Paris rêve de reprendre à New-York sa place de capi­tale de l’Art contem­po­rain. La force de l’art en France, c’est d’abord la force de l’Etat.

L’apothéose du spi­ri­tuel

Et l’Eglise dans tout ça ? Elle conti­nue imper­tur­ba­ble­ment à sou­te­nir ce qu’elle croit être l’art de nos contem­po­rains alors qu’il n’est que l’expression du nihi­lisme d’affaires de quelques uns. L’Eglise en ouvrant son patri­moine, lors des Nuits blanches par exemple, contri­bue à faire les cotes des vedettes de l’AC en croyant qu’elle aide de jeunes talents ((« Cette année on a vu réap­pa­raître à la Foire “Art Paris” une œuvre de Phi­lippe Per­rin, la cou­ronne d’épines géante en bar­be­lé : “Hea­ven”, expo­sée lors des “Nuits blanches” de 2006 devant l’autel, dans le chœur de Saint-Eus­tache. Elle fut pré­sen­tée à la vente avec son cur­sus, sa pré­cieuse polé­mique et son déli­cieux par­fum de scan­dale » (Aude de Ker­ros, « “Nuit blanche“ : à quoi sert l’art contem­po­rain dans les églises ? » (http://www.libertepolitique.com/culture-et-societe/5570-qnuit-blancheq-a-quoi-sert-lart-contemporain-dans-les-eglises ).)) . Ain­si à Saint-Eus­tache (Paris), Pierre et Gilles ont expo­sé une Vierge à l’En­fant sur fond de tra­vaux : loin de sus­ci­ter un « dia­logue » avec la foi ou l’art chré­tien, cette ima­ge­rie fut saluée comme celle de la « fer­ti­li­té de l’en­vi­ron­ne­ment urbain et l’es­poir qu’elle porte » ! A l’occasion de la Bien­nale de Lyon, le couvent de la Tou­rette expo­sait Morel­let et un pas fut fran­chi ; l’important n’était plus la ren­contre de l’Eglise et de l’Art puisque le Figa­ro titra : « Le plas­ti­cien Morel­let dia­logue avec Le Cor­bu­sier chez les frères domi­ni­cains ». Autre­ment dit, l’art dia­logue avec lui-même et l’Eglise est le der­nier salon où il cause. Morel­let est pré­sen­té comme « vété­ran du mini­ma­lisme » et Le Cor­bu­sier « archi­tecte du radi­cal », or un cer­tain frère Marc déclare que « Morel­let aime « cha­touiller » cette archi­tec­ture ». Ce terme est-il appro­prié au gran­diose col­loque du mini­mal et du radi­cal ? Sur les blogues, les inter­nautes ne se sont pas pri­vés de deman­der si, à l’instar de Knock, « ça ne gra­touillait pas ». D’autant que la fin de l’article pré­ci­sait que « l’apothéose du spi­ri­tuel est dans l’Eglise », certes, mais de quel spi­ri­tuel dans l’art s’agit-il ? Le cercle bri­sé – d’où son nom de lamen­table – en néon blanc contraste par « sa dou­ceur, sa fémi­ni­té, avec l’architecture de Le Cor­bu­sier, impo­sante, sévère, virile » (sic). Donc l’apothéose du spi­ri­tuel n’est plus la Tri­ni­té mais une dua­li­té très yin/yang. Et comme ces divines paroles semblent celles du frère Marc, les inter­nautes de s’interroger : vivre dans le radi­cal et le mini­mal entraîne-t-il donc une frus­tra­tion fort banale ?

L’Art contem­po­rain force à consen­tir à son dis­cours tous ceux qui ne savent pas le contre­dire…

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