Revue de réflexion politique et religieuse.

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Depuis le mois de janvier 2022, la revue publie désormais régulièrement en ligne des articles, notes de lectures, entretiens, ou contribution spontanées qui lui sont adressées

11 Avr 2010

La place du prêtre et de l’autel dans la liturgie par Uwe Michael Lang

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 89]

Le fait que le prêtre célèbre le plus souvent le sacrement de l’eucharistie face aux fidèles constitue l’un des changements les plus frappants qui ont affecté la liturgie catholique durant les dernières décennies. Cette évolution a été accompagnée de la mise en place d’autels isolés, ce qui a souvent entraîné dans des églises chargées d’histoire des travaux de transformation aussi radicaux que controversés. L’impression s’est installée — et pas seulement dans l’opinion publique interne à l’Eglise — que la position du célébrant versus populum lors de la messe était une obligation, et même que celle-ci avait été prescrite par la réforme de la liturgie lancée par le concile Vatican II. Or la lecture des documents du Concile et de l’après-Concile montre qu’il n’en est rien. Dans la constitution conciliaire sur la liturgie Sacrosanctum Concilium, il n’est question ni d’une célébration versus populum ni de la construction de nouveaux autels. Les règles liturgiques actuellement en vigueur considèrent comme souhaitable que l’autel principal d’une église soit élevé à une certaine distance du mur pour qu’il soit possible d’en faire le tour et afin qu’une célébration face au peuple soit possible. En aucun cas il n’est dit que l’orientation du prêtre vers le peuple doit être considérée toujours et partout comme la meilleure manière de célébrer la messe. De nombreuses personnes, dès les années soixante, ont exprimé un avis critique sur l’extension de ce mode de célébration versus populum. Aux côtés du liturgiste d’Innsbruck Josef Andreas Jungmann, s.j., et de l’oratorien français Louis Bouyer, on peut mentionner Joseph Ratzinger — qui était alors jeune théologien ayant participé au Concile et qui est depuis devenu le pape Benoît XVI ((. J. Ratzinger, « Der Katholizismus nach dem Konzil », Auf dein Wort hin. 81. Deutscher Katholikentag vom 13. Juli bis 17. Juli 1966 in Bamberg, Verlag Bonifacius-Druckerei, Paderborn, 1966, pp. 245-264 ; J. A. Jungmann, « Der neue Altar », Der Seelsorger, n. 37, 1967, pp. 374-381 ; L. Bouyer, Liturgy and Architecture, Notre-Dame, Indiana, 1967, trad. française : Architecture et liturgie, Cerf, coll. « foi vivante », 1991.)) .
L’orientation du célébrant face au peuple durant la totalité de la cérémonie eucharistique n’a dans les faits jamais été officiellement prescrite ni même introduite par la réforme liturgique. En général, les arguments tirés de l’histoire liturgique et invoqués en sa faveur sont la référence à la pratique liturgique présumée de l’Eglise des premiers temps. Les arguments proprement théologiques, quant à eux, sont dérivés de la notion de participatio actuosa, la « participation active » des croyants à la liturgie, telle que l’avait présentée le pape saint Pie X et qui a été placée au centre de la Constitution liturgique Sacrosanctum Concilium. Ces dernières années, une nouvelle approche critique a vu le jour ; elle exige un approfondissement théologique de cette importante notion face à l’interprétation qui en a été donnée dans la période de l’après-Concile. On discute le fait que le vis-à-vis permanent du prêtre et des fidèles soit profitable à une véritable participation des croyants — telle qu’elle est exigée par le Concile Vatican II. Dans son livre fondamental sur L’Esprit de la liturgie, le cardinal Ratzinger faisait ainsi une distinction fondamentale entre liturgie de la Parole et liturgie eucharistique au sens strict : « L’aspect secondaire de ces actions extérieures devrait être clairement manifesté ; l’évidence doit s’imposer : l’oratio ouvre l’espace à l’actio de Dieu. Et lorsque se déroule cette phase essentielle de la liturgie, lorsque commence la Prière eucharistique, toute activité doit cesser. Le comprendre, c’est comprendre qu’il n’est plus alors question d’observer ni même de regarder le prêtre, mais de contempler ensemble le Seigneur et d’aller à sa rencontre. » ((. L’Esprit de la liturgie, « Participation active », Ad Solem, Genève, 2001, p. 139. ))
Dans ce même ouvrage, le cardinal Ratzinger soulignait également le caractère trinitaire de la liturgie : toute célébration de l’eucharistie est une prière adressée au Père par le Christ dans le Saint Esprit. Comment exprimer au mieux ce comportement intérieur dans les gestes liturgiques ? Lorsque nous parlons avec quelqu’un, nous nous tournons naturellement vers cette personne. Cela vaut également pour les cérémonies liturgiques, qui impliquent que la prière du prêtre et des croyants soit orientée vers leur divin destinataire ((. J. Ratzinger, Das Fest des Glaubens. Versuche zur Theologie des Gottesdienstes, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1993, pp. 121-123. ))  Les expressions couramment employées « face au peuple » ou « dos au peuple » ne prennent d’ailleurs pas en considération celui à qui est adressée la prière et le sacrifice : le Seigneur.
En ce qui concerne la dimension historique de la question, il faut tout d’abord souligner que, dès les premiers temps, les chrétiens se tournaient vers l’Est, vers le soleil levant, pour prier. On considérait, tant pour la prière privée que pour la célébration liturgique, qu’on ne devait plus suivre l’ancien usage juif consistant à prier vers la Jérusalem terrestre mais qu’il fallait plutôt se tourner vers la nouvelle Jérusalem, la cité céleste, que le Seigneur ressuscité formera en rassemblant les rachetés, lorsqu’il reviendra pour juger le monde. Le soleil levant fut considéré par les premiers chrétiens comme une expression adéquate de l’espérance de la parousie, du retour du Christ dans sa gloire. L’orientation vers l’Est devint déterminante pour la liturgie et la construction des églises durant les siècles suivants. On considéra jusqu’à l’époque du bas moyen âge que les absides des églises et leurs autels devaient être orientés vers l’Est, lorsque cela, bien sûr, était possible. De cette manière, la symbolique cosmique de la messe revêtait une forme concrète.
Même dans les lieux où le face-à-face du prêtre et des fidèles était vraisemblablement la règle — pensons à certaines églises des premiers siècles dont l’entrée était orientée vers l’Est, en particulier à Rome et en Afrique du Nord —, le contact visuel n’existait pas, au moins lors de la Prière eucharistique, car tous priaient en levant les bras et en tournant leur regard vers le ciel. Dans l’Antiquité et à l’époque du haut moyen âge, il aurait semblé étrange d’associer une véritable participation de tous à l’action liturgique au fait de pouvoir observer les actions du célébrant. En tout cas, la célébration versus populum telle qu’elle est aujourd’hui comprise était inconnue de l’Antiquité chrétienne. Le fait de prendre comme exemple de cette manière de célébrer la pratique des basiliques romaines et leur orientation — comme celle de Saint-Pierre de Rome — serait un anachronisme ((. Sur ce sujet, on peut se référer aux travaux du liturgiste de Ratisbonne Klaus Gamber, même s’il ne sont pas toujours fiables quant aux détails historiques. K. Gamber, Ritus modernus. Gesammelte Aufsätze zur Liturgiereform, Pustet, Ratisbonne, 1972 ; Liturgie und Kirchenbau. Studien zur Geschichte der Meßfeier und des Gotteshauses in der Frühzeit, Pustet, Ratisbonne, 1976.)) .

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
11 Avr 2010

Autour de Michel de Certeau par Francois Vauthier

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 78, pp. 146-147]

Le regain d’intérêt dont Michel de Certeau est actuellement l’objet à travers la parution d’ouvrages et d’articles multiples qui lui sont consacrés n’est pas — seulement — lié à ces effedossets de lancement qui caractérisent désormais les rentrées littéraires. Pour la plupart d’entre elles, ces publications signent l’achèvement de cycles universitaires (séminaires, travaux de recherches) et présentent un intérêt particulier pour comprendre une partie étonnante de la configuration des sciences sociales des trente dernières années. Comment concevoir, en effet, le fait de voir se côtoyer des penseurs laïcs souvent de gauche et de nombreux ecclésiastiques (ou ex-), jésuites, dominicains… comment expliquer la proximité frappante des approches théoriques d’un personnage comme Paul Ricœur et celle d’une certaine exégèse critique d’après le Concile Vatican II ? C’est cette sorte de fusion — collusion ? — que François Dosse, dans Le Marcheur blessé ((. François Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, La Découverte, septembre 2002, 39 €.))  , permet d’approcher à travers le parcours de Michel de Certeau, sans que cela soit d’ailleurs tout à fait son objectif premier. Le ton fortement enthousiaste y engage en effet à suivre celui qui fut séminariste dans un Issy-les-Moulineaux d’après-guerre, dans ce contexte préconciliaire qui lui permettra de soutenir un certain nombre de thèses situées déjà nettement en retrait de la doctrine traditionnelle de l’Eglise. Il n’en reste pas moins — et ce flou des frontières de l’Eglise de ces années mériterait sans doute la peine d’être interrogé davantage que F. Dosse ne le fait — que ses positions ne l’amèneront jamais véritablement à formaliser son départ de la Compagnie de Jésus qu’il avait intégrée au début des années 1950. L’ouvrage permet notamment de mettre en relief sa forte participation à la revue Christus, un long passage ponctué par son ordination en 1957, mais surtout par ses rédactions d’articles fortement critiques sur la hiérarchie et l’autorité doctrinale, avec par exemple l’introduction subtile de la critique de la foi comme élément vivifiant de celle-ci. On peut ainsi mieux entrevoir le rôle actif de cette revue dans la prise en charge d’une importation dans l’Eglise de toute une série d’éléments pour le moins hétérodoxes, en particulier de la psychanalyse et de ses échanges tumultueux avec la mystique. Certeau œuvrait alors à une thèse sur le P. Jean-Joseph Surin, interrompue par sa mort. Autre exemple que donne l’ouvrage d’une convergence « réussie » entre sciences humaines et études religieuses, celui de la rencontre avec le père Moingt et la Bibliothèque des sciences religieuses, qui donnera lieu à une exégèse de type nouveau assez insidieuse.
L’ensemble de l’ouvrage risque d’irriter par son caractère hagiographique, par l’absence quasi totale d’une quelconque prise de distance et l’érection revendiquée à plusieurs reprises de Michel de Certeau au rang de modèle ou d’idole intellectuelle. Néanmoins, François Dosse a le mérite d’inciter à une véritable généalogie de la période, de préférence à la simple approche historique d’une pensée. Les accointances dont l’ouvrage fournit une multitude d’exemples vont ainsi se chercher autant en mai 1968, où les prises de positions de Certeau se font ouvertes aux étudiants « rebelles », qu’en Amérique latine — il admire dom Helder Camara — ou encore dans ses parties de ski avec Dadosse2nielle Hervieu-Léger, future figure de proue de la sociologie religieuse. Le vrai mérite de l’ouvrage semble bien résider dans cette mise en lumière du fait que théologie et histoire de l’Eglise depuis 1945 sont impensables sans la perspective de leur irradiation par les sciences humaines les plus idéologisées.
Un autre ouvrage, collectif ((. Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Michel Trebisch, Michel de Certeau. Les chemins d’histoire, éditions Complexe, septembre 2002, 18,90 €.)) , met davantage l’accent sur la double dimension, au premier abord plutôt positive, du contenu même de l’œuvre de Certeau, pratique et histoire. Une grande partie de cette œuvre s’inscrit en effet en porte-à-faux par rapport à l’écrasement structuraliste et nihiliste du sujet, de la déconstruction du sens des textes, de la négation de la liberté individuelle. Il s’intéresse, à travers une série de communications, à un travail qui sera à l’origine d’une ethnographie urbaine, et dont le souci est de montrer la capacité des individus à résister et à s’affranchir des structures. II n’en reste pas moins que cette recherche reste dominée par l’idée d’un sujet situé hors de l’institution, et porté à une vision « expérientielle » de la foi plus que contestable.

Rubrique(s) : Lectures critiques, Revue en ligne
11 Avr 2010

Rome et la Révolution française par Augustin Pic

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 88, pp. 150-152].

Gérard Pelletier, prêtre du diocèse de Paris et professeur à l’Ecole cathédrale, publie, dans la belle collection de l’Ecole française de Rome, sa thèse de doctorat soutenue en 2002 à Paris IV et à l’I.C.P. sur les réactions romaines à la Révolution française ((. Gérard Pelletier, Rome et la Révolution française. La théologie et la politique du Saint-Siège devant la Révolution française (1789-1799), Rome, Ecole française de Rome, 2004, 769 p., 66 €.)) .
Une partie introductive présente Pie VI, la Curie et les congrégations particulières pour les affaires de France créées à partir de 1790, afin de bien marquer les nombreux antécédents historiques et doctrinaux de la crise, en France, Allemagne et Italie. La deuxième partie, de 1789 à 1791, considère la Constitution « civile » du Clergé, la question du recours au Pape, le travail desdites congrégations romaines, en septembre et décembre 90, puis la rupture, autour des brefs Quod pelletieraliquantum et Caritas et de la perte d’Avignon. Après une longue analyse plus théologique, une quatrième partie décrit les suites de cette rupture, entre l’été 91 et l’été 93, en particulier les rapports à l’épiscopat légitime, à l’Eglise constitutionnelle, aux serments, au danger d’occupation française et au régicide du 21 janvier. La dernière, de 93 à 99, achève la chronologie avec la diplomatie pontificale face aux Puissances, les relations avec le Clergé, les tribulations de Pie VI jusqu’à la mort à Valence. Un aperçu des premières relectures théologiques, dès 99, toutes centrées sur une providentielle exaltation de la primauté contre les conceptions gallicanes (moralement corroborée par le « martyre » du Pape) vient clore le tout, avant que la conclusion générale n’insiste sur la période comme tournant décisif de la théologie romaine. Car G. Pelletier ne cherche pas seulement à ressusciter l’intéressante figure de Pie VI, dans la ligne des commémorations de 1999, ni à faire mieux connaître de grands fonds d’archives trop ignorés (synthèse des sources, pp. 7-28), il veut encore montrer la complexité des problèmes théologiques posés au Pape et à son entourage par le cours des événements, en vue de renouveler la compréhension « des étapes qui conduisirent la théologie catholique aux définitions de Vatican I en 1870 » (p. 1).
L’analyse doctrinale (pp. 191-318), en effet, est au centre de l’étude, complétée par les considérations actualisantes sur le « tournant » (pp. 515-536). La rupture, dit G.Pelletier, trouve une explication majeure dans l’opposition de la théologie romaine et des courants réformistes caractéristiques de la période 1786-1794 : gallicans, richéristes, jansénistes, fébronianistes, juridictionnalistes, joséphistes, nébuleuse difficile à combattre mais dont Rome se servira pour avancer, spécialement par le bref contre Eybel (1786), la Responsio sur les nonciatures d’Allemagne (1789) et la bulle contre le synode de Pistoie (1794). Reprenant ou complétant les travaux de Neveu et d’Alberigo, un excellent chapitre présente l’école romaine d’ecclésiologie de cette époque, marquée par la production éditoriale intense de théologiens et historiens de bon niveau (Christianopoulo, Mamachi, Zaccaria, Bolgeni, Spedalieri, Gerbert). Ceux-ci préféreront l’analogie trinitaire à l’analogie politique pour penser l’Eglise et la primauté (Christianopoulo, Bolgeni) ; reconnaîtront un statut fort à l’épiscopat (Christianopoulo), en termes de communion ou de « Corps mystique » (Gerbert, Gerdil) ; insisteront sur la monarchie pontificale (Bolgeni) ; admettront le contrat social de Rousseau et le tyrannicide en politique, l’Eglise restant alors médiatrice entre les peuples et les princes (Spedalieri, quelque peu soutenu par Pie VI…), tout en excluant son application en ecclésiologie (Gerdil) ; refuseront de concevoir l’Eglise comme une monarchie (Gerbert)… Forts de cet acquis théologique assez diversifié comme on le voit mais toujours favorable au pontife romain (primauté, distinction du pouvoir d’ordre et du pouvoir de juridiction, primat de la puissance spirituelle surla temporelle, justification théologique des cas réservés au Saint-Siège…), le Pape et la Curie seront à même de porter un jugement négatif autorisé sur l’Eglise constitutionnelle et le schisme, non sans l’appui, réputé providentiel, d’une part non négligeable de l’épiscopat gallican, opposé à la Constitution civile.
Quelques remarques. Le discours se ressent de l’« à peu près » caractéristique de la forme orale ; des coquilles nombreuses (et parfois de vraies fautes) tant en français qu’en latin, des traductions un peu rapides de l’italien le déparent sensiblement. Vu la qualité du contenu et le prestige de la collection, c’est un peu dommage. Il reste que ce travail d’envergure, assorti d’annexes considérables (textes, prosopographie des cardinaux, sources), où histoire documentée et doctrine s’articulent et s’approfondissent mutuellement, permet de remettre plus que jamais en cause le jugement sur Pie VI d’un Mathiez trop peu théologien (on peut ajouter celui de P. et P. Girault de Coursac, repris trop passionnellement au célèbre historien, dans leur intéressant Louis XVI et la question religieuse pendant la Révolution, Paris, O.E.I.L., 1993). En effet, comparés aux enjeux religieux, le souci compréhensible de récupérer Avignon et l’option contre-révolutionnaire même (qu’on la tienne ou non pour légitime) semblent assez seconds dans les intentions pontificales. Sur ce point comme sur d’autres, les démonstrations de l’auteur sont convaincantes.
On reste un peu déçu touchant les relations des principaux prélats à Louis XVI. L’auteur est presque évasif (pp. 113 et 115) sur la correspondance de Boisgelin entre le 12 et le 14 juillet 90, où l’archevêque demandait au souverain de ratifier la Constitution civile du Clergé, mais après la fête de la Fédération, pour permettre aux évêques d’y prêter serment sans les restrictions sur le spirituel et leur éviter ainsi le bannissement ou autres représailles. Bon moyen sans doute, en cas d’échec, de laisser charger le Roi pour avoir signé ou, en cas de réussite, de jouir du prestige de le lui avoir ordonné (ordre auquel ce dernier semble faire allusion dans son testament). Juste ou non, cette accusation (brandie par les Girault de Coursac mais peu et mal critiquée dans la réédition de la Constitution civile du Clergé et des Brefs par J. Chaunu, Pie VI et les évêques français. Droits de l’Eglise et Droits de l’Homme. Le Bref Quod aliquantum et autres textes, Critérion, 1989, note 28, p. 21), eût mérité sous la plume de G. Pelletier au moins une page d’examen rigoureux.
Montrant bien que Rome, dans sa visée surtout anti-janséniste, n’expliqua guère l’actualité par un complot franc-maçon, l’ouvrage incite à mieux mesurer la diversité interne du discours contre révolutionnaire, voire à réétudier Barruel ou Proyart en croisant utilement leurs conceptions avec les points de vue romains.
Sur le fond, l’auteur dénonce (mais avec mesure et non sans critiquer sérieusement par ailleurs les tendances réformistes de l’époque) l’opposition de Rome à la liberté de conscience et la pauvreté conceptuelle de son ecclésiologie. Le principe interprétatif mis en œuvre est évidemment Vatican II, tant pour le rapport de l’Eglise à la Modernité que pour une juste conception d’elle-même. La chose est en soi défendable, l’histoire de l’Eglise ayant nécessairement une continuité providentielle, même et surtout dans ses tâtonnements et contradictions ; elle reste périlleuse par les projections qu’elle peut faire opérer sur le passé. On ne saurait, bien sûr, nier les limites des conceptions promues alors, souvent dans la polémique, par Pie VI et ses collaborateurs, cinquante ans ou plus avant les profondes et durables — et beaucoup plus sereines — réflexions de Möhler ou Newman sur l’Eglise, la Tradition, le dogme. Mais en gardant la vision providentialiste (ou « croyante », si l’on préfère) avouée par l’auteur en introduction, on peut penser que Pie VI n’avait pas d’abord à retrouver l’ecclésiologie de communion mais à défendre la dimension hiérarchique de Eglise contre le dogme de la souveraineté populaire et le modèle du contrat social (ce que l’auteur concède plus ou moins çà et là, par exemple pp. 316-317). Quand le Pape « penche pour le peuple » dans la question de la souveraineté (p. 261), ce n’est point, on le sait, parti pris pour la démocratie mais utilisation de la thèse thomasienne ou bellarminienne du peuple canal de cette souveraineté venue de Dieu, en vue de négocier avec les pouvoirs révolutionnaires tout en s’opposant au gallicanisme politique (au droit divin des rois), sur fond de monarchie maintenue comme « le meilleur des régimes » (comme l’affirme la consistoriale de juin 93).
D’ailleurs, certaines tendances actuelles fortes, favorables à l’encadrement et au contrôle strict du primat et de l’infaillibilité, au détriment possible de la liberté de parole nécessaire au pape devant les préjugés de la Modernité, et au nom même d’une ecclésiologie approfondie, montrent que les dangers combattus par Rome à l’époque n’avaient, sur le long terme, rien de chimérique.

Rubrique(s) : Lectures critiques, Revue en ligne
11 Avr 2010

L’Eglise face au nazisme en Yougoslavie par Bostjan Marko Turk

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 67, pp. 67-77]

La région de l’ex-Yougoslavie est l’une des plus instables en regard du nombre de peuples, de cultures et d’idéologies. Slovènes, Croates, Musulmans et Serbes, orthodoxie, islam et catholicisme, opposition « est-ouest », tout cela concourt à en faire un mélange typique où il est difficile de se retrouver. La vérité s’y retrouve encore plus difficilement, prisonnière éternelle des préjugés, des mauvaises intentions et autres calomnies.
En fait, le demi-siècle de régime sous la coupe de Tito, un communisme classique, qui a revêtu pour les médias occidentaux l’apparence d’un village à la Potemkine abritant une société de type ouvert, a également légué ses lourdes conséquences à la conception de la « vérité yougoslave ». Tito et le Parti communiste yougoslave se sont essentiellement légitimés par le combat pour la libération de la nation, et ont ainsi pernicieusement masqué la vérité sur leur nature, sur la Yougoslavie, et ont tout dissimulé sur les autres protagonistes de la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1941-1945.
Le communisme titiste a été moins virulent envers le nazisme qu’envers l’Eglise catholique et la démocratie bourgeoise. Cela semble d’autant plus paradoxal que ces rapports ont décidé du destin de tout ce qui s’est irrémédiablement déroulé pendant la Seconde Guerre mondiale et après.
Parce qu’un rideau de fer s’est abattu pendant cinquante ans sur la vérité, celle-ci ne commence à se découvrir que ces derniers temps. Bien qu’elle se révèle avec une vivacité inattendue, il est bon qu’elle se fasse connaître d’un cercle plus large.
La thèse fondamentale sur laquelle reposait la dictature titiste était que l’Eglise catholique avait choisi le camp de l’occupant nazi pendant la guerre, position qu’elle aurait déjà préparée et fondée avant le 6 avril 1941, début de la Seconde Guerre mondiale en Yougoslavie. Le Parti avait besoin de ce fait pour éliminer ses concurrents les plus sérieux, du moins ainsi présentait-il l’Eglise, surtout aux yeux de la population yougoslave. Le parti de Tito ne se contenta pas d’aborder ces questions verbalement, mais il le fit aussi dans les faits. Deux personnages clefs de l’activité de l’Eglise, l’archevêque de Ljubljana Gregor Roman et le cardinal de Zagreb Alojz Stepinac, ont été jugés et condamnés. Roman, menacé d’être lynché par la foule, dut abandonner sa patrie à jamais, Stepinac y est resté. Il est mort prématurément, empoisonné, après des années à croupir dans une cellule communiste.
Quand le KPJ (Parti communiste yougoslave) eut physiquement éliminé la direction de l’Eglise catholique en Yougoslavie, il ne lui fut pas difficile de liquider aussi sa réputation au sein de la société et, en outre, de procéder à la liquidation physique des opposants idéologiques, sur le sol slovène, pendant l’été 1945. Alors, le KPJ et son avant-garde armée, la Jugoslovanska ljudska armada (Armée populaire yougoslave), ont exécuté à peu près cent cinquante mille prisonniers, blessés et civils : hommes, femmes et enfants. Ce qui fut le plus grand carnage d’après-guerre en Europe a été passé sous silence. Il a été évoqué en partie par Le Livre noir du communisme ((  Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme, Robert Lafont, 1997. )) , en partie par des individus appartenant à des mouvements civils ((  Predvsem Zdrueni ob lipi Sprave [Réunis autour du tilleul de la réconciliation] Nova Slovenska zaveza [La Nouvelle Alliance slovène] : cf. de même la revue mensuelle Zaveza, Druina, Ljubljana.)) . Le KPJ liquida ainsi avec « efficacité » ses concurrents, le catholicisme se retrouva en Yougoslavie sans direction et sans sa substance vitale. C’est sur cette base que l’agitprop d’après-guerre a pu jeter l’opprobre sur l’Eglise catholique en l’accusant d’avoir collaboré avec les nazis. Le préjugé a été si fort qu’aujourd’hui c’est à peine si l’on peut contester quelques-uns des témoignages des pires adversaires idéologiques de l’Eglise et des nazis.
Dans cet ordre d’idées se situe un document qui vient d’être retrouvé ((  Le document m’a été confié par M. Anton Drobnic, ancien procureur général de la Slovénie. Je profite de cette occasion pour le remercier sincèrement. Le document date de 1941 (fin mars — début avril) et il est encore à trouver dans les archives d’Etat allemandes, à Coblence ou à Berlin. L’exemplaire en question appartenait probablement à un des officiers supérieurs qui l’a laissé en Slovénie lors de la retraite de l’armée allemande en mai 1945.)) , document émanant de l’échelon le plus élevé de la police secrète du Reich, le Reichssicherheitshauptamt, dirigé par Reinhard Heydrich, père de la « solution finale » de la question juive. L’un des aspects les plus importants du document est qu’il est le premier témoignage historique sur la façon dont le sommet du commandement nazi a perçu la situation et les protagonistes en Yougoslavie, juste avant que la guerre n’éclate. Le Reichssicherheitshauptamt, au-dessus de la Gestapo et des organes SS, ne s’occupait pas seulement de la sécurité intérieure, mais aussi des questions de stratégie et de politique extérieures. Avant l’invasion de chaque pays, on y développait la stratégie adéquate, en tenant compte des adversaires ou opposants les plus importants. Ce document était destiné aux officiers qui dirigeaient l’invasion pour les instruire des caractéristiques du pays agressé. Bien entendu, un tel document stratégique qui cite les adversaires essentiels, ne pouvait manquer de citer l’Eglise catholique, c’est-à-dire les archevêques Stepinac et Roman.
Cela se place évidemment dans un contexte historique plus vaste. En arrière-plan se trouve l’encyclique Mit brennender Sorge (1937) ((  « Son engagement dans l’encyclique antinazie Mit brennender Sorge, les douzaines d’autres notes et memoranda au gouvernement allemand lorsqu’il était secrétaire d’Etat, sa réception fraîche et carrée à Rome du ministre nazi des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop, son reproche amer de la faiblesse du cardinal autrichien Theodor Innitzer face à l’Anschluss germano-autrichien — l’union de l’Autriche et de l’Allemagne — en 1938, et enfin la réaction défavorable de l’Allemagne à son élection à la papauté, tout cela montrait vraiment ce qu’il pensait de la tyrannie allemande », in Encyclopaedia Britannica, Multimedia edition, 1994-1997, BCD/Cache/-12-ArticleRil.htm.))  par laquelle l’Eglise catholique met en garde contre le danger du nazisme. Cette encyclique reflète l’orientation contraire des nazis à la politique officielle du Vatican, politique qui s’est intensifiée sous le pontificat d’Eugenio Pacelli, c’est-à-dire de Pie XII. C’est en tant que « secrétaire d’Etat » qu’il a été l’instigateur de cette encyclique, et qu’il s’est également opposé à l’Anschluss de l’Autriche et de l’Allemagne, approuvant notamment la réaction du clergé autrichien. Il s’est aussi opposé aux accords de Munich qui ont sacrifié la Tchécoslovaquie et ouvert la voie à l’agression d’autres Etats ((  « Durant les quelques mois qui séparèrent son élection du déclenchement de la guerre, Pie XII employa ses dons diplomatiques à prévenir la catastrophe, mais pas dans un esprit d’apaisement — le Vatican n’avait pas apprécié les accords de Munich (1938), par lesquels la Tchécoslovaquie avait été sacrifiée par la Grande-Bretagne et la France à la puissance expansionniste allemande. » (ibid.))) . Il s’efforça de conserver à l’Italie sa neutralité et fut attristé de son alliance avec les forces de l’Axe. A la lumière de ce contexte, ce document est le signe que les nazis avaient connaissance des actions que l’Eglise entreprenait pour prévenir l’Holocauste, au sens le plus large du terme. Il faut bien sûr aussi comprendre ce document d’un autre point de vue. Les nazis, tout comme les communistes, désiraient détruire l’Eglise, la séparer du Vatican et des citoyens, en dernière instance l’éradiquer. Cela était le plus perceptible en Allemagne même (et en Autriche), où le nazisme avait pris racine. Ainsi, « la situation de l’Eglise dans le Grand Reich se trouvait conditionnée par deux problèmes : l’état de persécution et la guerre. La persécution durait depuis 1933 et se caractérisait par une action systématique du régime nazi pour éliminer totalement l’influence de la foi catholique sur la vie publique et sur la vie privée des citoyens. Loin de s’atténuer avec la guerre, elle ne fit que croître en intensité » ((  Lettres de Pie XII aux évêques allemands dans Actes et Documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale, tome II, édités par Pierre Blet, Angelo Martini, Burkhart Schneider, Libreria Editrice Vaticana, Cité du Vatican, 1967, p. VI.)) .

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7 Fév 2010

L’affaire Sixte et le rôle de l’Italie par Paolo Pasqualucci

Dans le numéro 103 de Catholica est paru un article intéressant sur l’offre de paix séparée faite par Charles Ier d’Autriche à l’Entente au cours du printemps 1917 (Bernard Charpentier, « L’affaire Sixte. L’offre de paix séparée de Charles Ier d’Autriche », pp. 78-88). La proposition, effectuée à l’insu de l’allié allemand par l’intermédiaire du prince Sixte de Bourbon, beau-frère de l’empereur et officier de l’armée belge, ne réussit pas, comme on le sait. Cet échec peut être expliqué par une série de motifs. Parmi ceux-ci, le plus important réside probablement dans le fait que l’Autriche-Hongrie n’était objectivement pas en situation d’imposer une politique propre, indépendamment de l’Allemagne, ou, plus encore, contre les intérêts de cette dernière, du moins tels qu’ils étaient perçus par les Allemands de l’époque.

Quelles sont les raisons de la proposition de paix ? M. Charpentier semble suggérer que l’Empereur a été conduit uniquement par des exigences de politique interne puisque la situation militaire était en situation d’équilibre. « Si l’équilibre militaire perdure entre les belligérants – l’Autriche-Hongrie ayant battu à plusieurs reprises l’Italie sur l’Isonzo –, la situation de l’arrière devient difficile tant dans la Monarchie que dans le Reich » (p. 81). La situation interne de la double monarchie commençait à devenir précaire du point de vue agro-alimentaire et industriel tandis que les processus de désagrégation mûrissaient peu à peu. Mais « l’équilibre militaire », lui aussi, était précaire, puisque l’engagement lourd sur le front italien absorbait une grande partie des énergies dans le cadre d’une guerre d’usure particulièrement dure, dont on ne voyait nulle raison d’espérer qu’elle se termine. L’expression utilisée par l’auteur (« ayant battu à plusieurs reprises l’Italie ») ne doit pas induire en erreur. Il s’était toujours agi de victoires défensives, dans le cadre de la grande offensive impériale manquée de 1916 sur le haut plateau d’Asiago (Strafexpedition) – visant à prendre à revers et à détruire la totalité des lignes italiennes en une bataille décisive – et de la victoire italienne que représenta, en août de cette même année, la conquête de Gorizia, objectif stratégique d’importance, tête de pont sur l’Isonzo.

Les « victoires » ont donc essentiellement consisté à résister victorieusement, avec des pertes assez limitées de positions, aux nombreuses offensives italiennes, qui furent au nombre de onze sur l’Isonzo.
Peu de temps après la conclusion des négociations infructueuses liées à la proposition de paix séparée eut lieu la onzième offensive italienne sur l’Isonzo (août-septembre 1917), destinée à conquérir la majeure partie du haut plateau karstique de la Bainsizza et de Monte Santo, objectifs importants même si limités, obtenus au prix de graves pertes.

Mais l’armée austro-hongroise avait été sur le point de céder. Charles Ier avait alors dû s’adresser à l’empereur allemand, Guillaume II, et lui demander son aide, ce par une lettre du 26 août 1917. Il me semble utile de rapporter les propos contenus dans cette lettre parce qu’ils montrent très concrètement quelle était la personnalité de Charles en tant qu’homme d’Etat, au-delà du portrait convenu qui en a été donné à partir de sa béatification. Cette lettre nous le montre en plein exercice de ce qu’il considérait comme son devoir suprême de chef militaire et civil de ses peuples, qui ne se dérobait pas face à la perspective de combattre (lors de la Strafexpedition, il avait commandé un corps d’armée) et qui avait même la volonté déterminée d’infliger un coup décisif à ce qu’il considérait comme l’ennemi par antonomase de son Empire et envers lequel il ne cachait pas sa profonde aversion.

« Cher ami, écrivait-il, les expériences que nous avons mûries à l’occasion des onze batailles de l’Isonzo ont fait grandir en moi la conviction que, dans le cas d’une éventuelle douzième offensive, nous nous trouverions dans une difficulté terrible […] Pour cette raison, je vous demande, cher ami, de bien vouloir convaincre vos généraux afin qu’ils prennent les divisions austro-hongroises du front oriental [pour les transférer sur celui de l’Isonzo] et les remplacent par des troupes allemandes. Vous comprendrez certainement pour quelle raison je tiens beaucoup à n’avoir à diriger que mes troupes dans l’offensive contre l’Italie. Toute mon armée appelle la guerre contre l’Italie “notre guerre”. Dans le cœur de tout officier, dès le plus jeune âge, a été instillé par le père l’émotion, le désir de combattre contre notre ennemi traditionnel. Si les troupes allemandes devaient opérer sur le front italien, ceci aurait un effet négatif sur leur enthousiasme ».

Guillaume II lui répondit avec une extrême faveur (toute l’Allemagne, disait-il, se réjouit à l’idée de « donner un coup dur aux Italiens parjures »  avec l’allié autrichien) mais les généraux allemands voulaient à l’inverse envoyer des troupes allemandes et préparer eux-mêmes les opérations. Arrivèrent ainsi sur le front de l’Isonzo les sept divisions qui, avec les troupes austro-hongroises, réussiront la percée de Caporetto (douzième bataille de l’Isonzo) avant tout grâce à la nouvelle et intelligente tactique mise au point par les Allemands eux-mêmes, celle de l’infiltration, au lieu des attaques frontales particulièrement sanglantes employées jusqu’alors par tous.
Nous, les Italiens, nous étions donc pour Charles et ses peuples « l’ennemi héréditaire » et « séculaire », et même « maléfique », comme il l’écrivit dans une lettre ultérieure, dans laquelle il remerciait Guillaume II pour sa proposition d’aide, rapidement acceptée. Cette aversion pluriséculaire était naturellement réciproque, étant donné que pour nous aussi l’Autriche était « l’ennemi séculaire », cette puissance qui, avant tout, avait participé activement aux guerres d’Italie (les malheureuses invasions qui avaient livré pour plusieurs siècles presque toute l’Italie à la domination étrangère), cherchant par tous les moyens, sans y parvenir, à conquérir la République de Venise, et s’opposant de manière systématique et résolue, souvent avec succès, à notre unification nationale. C’était l’Autriche seule, avec laquelle l’Allemagne nous avait imposé une cohabitation forcée au sein de la Triple Alliance, qui nous barrait la route nous conduisant vers nos frontières naturelles situées sur l’arc alpin centro-oriental. Pour nous aussi cette guerre contre l’Autriche était « notre guerre ». Et, dans les faits, nous n’avons déclaré la guerre à l’Allemagne qu’en août 1916, plus d’un an après la déclaration de guerre à l’Autriche, retard qui nous avait inévitablement montré sous un jour défavorable à nos alliés .

L’offre de paix séparée ne prévoyait pas l’Italie. L’offre prévoyait, dans ses aspects principaux, l’évacuation de la Belgique occupée, la restitution à la France de l’Alsace-Lorraine, encore solidement tenue par les Allemands, avec des compensations envers l’Allemagne à la charge de l’Autriche (la Galicie, une partie de la Pologne élevée au rang de royaume sous tutelle allemande), le maintien de la double monarchie à côté d’un royaume des Slaves du Sud sous sa tutelle.

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7 Fév 2010

L’offre de paix séparée de Charles 1er d’Autriche par Bernard Charpentier

Il y a quatre-vingt-dix ans s’achevait la Grande Guerre. Plusieurs tentatives en faveur de la paix ont été entreprises dès 1916. Une seule, pourtant, a presque abouti, celle de l’empereur Charles Ier d’Autriche, en 1917, connue sous le nom d’« affaire Sixte ». Cette offre de paix illustre une conception de l’ordre international fondée sur la justice et l’équité et la recherche de la paix envisagée comme le premier devoir d’un souverain envers les peuples qui lui sont confiés.

Dès le lendemain de son avènement, le 22 novembre 1916, Charles Ier adresse à ses sujets ce rescrit : « Je veux tout faire pour bannir, dans le plus bref délai, les horreurs et les sacrifices de la guerre et rendre à mes peuples les bénédictions disparues de la paix aussitôt que le permettront l’honneur des armes, les conditions vitales de mes Etats et de leurs fidèles alliés et l’entêtement de nos ennemis. […] Animé d’un amour profond pour mes peuples, je veux consacrer ma vie et toutes mes forces au service de cette haute tâche » ((Prince Sixte de Bourbon, <i>L’offre de paix séparée de l’Autriche, </i>Plon, 1920, p. 36.)) .
Le 12 décembre 1916, les ministres des Affaires étrangères de Vienne et Berlin adressent aux Alliés une note sur la paix qui est rejetée par l’Entente le 31 décembre, jour du couronnement de Charles comme roi apostolique de Hongrie. Charles n’aura de cesse d’insister auprès de son allié allemand pour qu’il recherche la paix avec lui. Ainsi écrit-il par exemple le 2 janvier 1917 à Guillaume II : « [M]on idéal, que vous approuvez certainement, est de favoriser le désir du monde entier : parvenir enfin à des négociations sérieuses et acceptables pour nos peuples et pour l’humanité. C’est là notre devoir » ((Cité par Michel Dugast Rouillé, <i>Charles de Habsbourg, </i>éditions Racine, Bruxelles, 2003, p. 65.)) .

L’empereur, connaissant l’influence des milieux pangermanistes et de l’armée sur la diplomatie austro-hongroise, décide d’employer également d’autres voies, se rappelant sans doute une lettre que le prince Sixte de Bourbon-Parme, fils du dernier duc régnant de Parme, Robert, avait adressée en janvier 1915 à sa sœur, alors l’archiduchesse Zita ((On ne saurait trop souligner l’influence de l’impératrice Zita dans l’offre autrichienne. Voir notamment Antoine Redier, <i>Zita, princesse de la paix, </i>La revue française (éd.), 1930, en particulier pp. 123-219.)) , épouse du futur Charles Ier. Il charge ainsi sa belle-mère, la duchesse douairière de Parme, d’exposer à ses fils, Sixte et Xavier ((Tous deux servent depuis le 25 août 1915 dans l’artillerie belge, la France ayant décliné leur offre de rejoindre ses armées.)) , qu’elle rencontre en Suisse le 29 janvier 1917, son « désir […] de [les] voir pour s’entretenir directement avec [eux] de la paix » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 39.)) , ou, si venir à Vienne leur paraissait impossible, il leur propose d’envoyer en Suisse une personne de confiance pour leur communiquer ses vues. Seule cette dernière éventualité semble envisageable aux princes qui veulent toutefois en référer d’abord à Paris. Les princes indiquent comme préalables du point de vue français les points suivants : la restitution de l’Alsace et la Lorraine de 1814 ((C’est-à-dire avec Landau et Saarlouis, perdues au Congrès de Vienne, après les Cent-Jours.))  à la France sans aucune compensation coloniale ou autre, la Belgique restituée et gardant le Congo, de même la Serbie, éventuellement agrandie de l’Albanie, et enfin Constantinople aux Russes.
Le 22 janvier 1917, Wilson proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ((Le dixième des Quatorze Points de Wilson énonce : « Aux nationalités de l’Autriche-Hongrie, dont nous voulons voir la place protégée et assurée entre les nations, doit être accordée la possibilité la plus libre pour une évolution autonome ». Il n’est pas question de dépeçage de la Monarchie, une idée à laquelle les Etats-Unis sont venus beaucoup plus tard.)) . Le 1er février, l’Allemagne déclenche la guerre sous-marine à outrance, mettant Charles, qui veut s’y opposer, devant le fait accompli.
De retour à Paris, le prince Sixte rencontre le 11 février 1917, par l’intermédiaire de William Martin ((W. Martin, est, de par sa fonction, en rapport permanent avec le président Poincaré. Des contacts avaient été établis avec lui, dès janvier 1916. Dans un second entretien, le 26 juillet, Martin fait part à Sixte de la position de Poincaré : « Il faut que l’Autriche subsiste, dans notre intérêt. » (Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 17))) , chef du service du protocole au Ministère des Affaires étrangères, Jules Cambon ((Le prince Sixte avait déjà rencontré Jules Cambon le 23 novembre 1916. Celui-ci lui avait fait part de ses vues : « Pour moi, je désirerais ne voir subsister qu’une seule couronne impériale, celle d’Autriche, en réduisant la Prusse à son royaume. » (Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 30))) , secrétaire général du Quai d’Orsay, ancien ambassadeur à Berlin.

De cet entretien ressortent l’intérêt pour le gouvernement français d’entamer des négociations avec la Monarchie, par l’intermédiaire du prince Sixte, et le souhait, exprimé par Cambon, d’une rencontre entre le prince, le président Poincaré et Briand, alors président du Conseil.

Sixte repart donc pour la Suisse où il s’entretient avec le comte Thomas Erdôdi ((Charles, l’envoyant en mission, lui avait dit : « Mon unique but est de mettre fin le plus tôt à cette horrible tuerie. [… ] Je veux contraindre mes alliés à une plus grande modération, quoique je n’aie pas l’intention de les lâcher. » (cité dans Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 70))) , ami d’enfance de l’empereur, les 13 et 21 février. Lors d’une première entrevue, Erdôdi confirme l’acceptation par Charles des conditions de Sixte mais, quant à la Serbie, l’empereur souhaite la création d’un royaume sud-slave (yougoslave) qui engloberait la Bosnie, la Serbie, l’Albanie et le Monténégro et qui serait sous la dépendance de l’Autriche, en écartant la dynastie Kara-georgévitch dont Vienne pense qu’elle avait trempé dans l’assassinat de Sarajevo. L’idée d’une paix séparée est acceptée par les deux parties. Dans le second entretien, Erdôdi, après avoir conféré avec l’empereur, remet à Sixte une note ostensible du ministre des Affaires étrangères de la Monarchie, le comte Czernin, amendée d’une note personnelle et officieuse de l’empereur, inconnue de Czernin, par laquelle Charles déclare qu’il soutiendra par tous les moyens la France vis-à-vis de l’Allemagne et exprime sa sympathie pour la Belgique. Il précise que l’Autriche « n’est absolument pas sous la main allemande » et que son « seul but est de maintenir la Monarchie dans sa grandeur actuelle ».

Lors d’une entrevue du prince avec Poincaré, le 5 mars, ce dernier résume la situation : « La filière à suivre sera donc celle-ci : obtenir de l’Autriche les quatre points essentiels ((Restait donc la question de la Serbie que l’Autriche va finir par accepter.)) , communiquer ce résultat à l’Angleterre et à la Russie sous une forme tout à fait secrète et voir s’il y a un moyen de s’entendre pour conclure un armistice secret. […] L’intérêt de la France est non seulement de maintenir l’Autriche, mais de l’agrandir au détriment de l’Allemagne (Silésie ou Bavière) » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>pp. 67-68)) . Briand, consulté par Poincaré le 6 mars, confirme cette approche. Déjà, l’on comprend que les difficultés viendront de l’Italie, mais Poincaré estime que les demandes italiennes pourraient être compensées par des reprises sur l’Allemagne au profit de la Monarchie, ce que Charles refusa par la suite. La démission de Lyautey, le 14 mars, entraîne la chute du ministère Briand, remplacé le 19 par le cabinet Ribot, qui, tout en se déclarant favorable à la poursuite des négociations, est nettement plus réticent que son prédécesseur.
Si l’équilibre militaire perdure entre les belligérants — l’Autriche-Hongrie ayant battu à plusieurs reprises l’Italie sur l’Isonzo —, la situation de l’arrière devient difficile tant dans la Monarchie que dans le Reich.
De retour en Suisse le 19 mars, les princes sont pressés par Erdôdi de venir à Vienne pour discuter avec l’empereur des modalités de son offre. Réticents, ils se rendent aux arguments de leur sœur : « Ne te laisse pas arrêter par des considérations qui, dans la vie courante, seraient justifiées. Pense à ces malheureux qui vivent dans l’enfer des tranchées, qui meurent par centaines tous les jours, et viens. » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 82.))
Deux entretiens, les 23 et 24 mars, ont lieu dans le plus grand secret à Laxenburg, auxquels, outre les souverains, Sixte et Xavier, assiste pour partie Czernin, que Sixte décrit comme « long, maigre et froid », réticent et si « flou qu’il est impossible de saisir le fond de sa pensée ». L’empereur insiste : « Il faut absolument faire la paix, je le veux à tout prix […]. Mieux vaut donc consentir des arrangements équitables et je suis, pour ma part, tout disposé à le faire ». Toutefois, il considère que son devoir d’allié l’oblige à tenter l’impossible pour amener l’Allemagne à une paix juste et équitable. Si cela ne marchait pas, il ferait la paix séparément. Le 24, il remet à Sixte une lettre autographe ((Nul doute que cette lettre fut le fruit d’un travail en commun, auquel Dugast Rouillé (op. <i>cit., </i>p. 82) pense que le prince Sixte a participé. Kovacs (op. <i>cit., </i>pp. 134 et 668) affirme qu’il y a eu 14 brouillons et qu’à Vienne on n’avait pas conservé de copie de la lettre finalement envoyée, si bien qu’il était impossible de savoir avec certitude si la lettre publiée par Clemenceau en avril 1918 était bien celle que l’empereur avait adressée aux puissances de l’Entente.))  qui marque un grand succès dans les négociations en ce qu’elle adopte, sans réserve, la base proposée par Sixte en janvier pour ce qui est de la France, de la Belgique et de la Serbie, tout en réservant la question de Constantinople et des Détroits, compte tenu de la révolution russe du 14 mars ((La Russie révolutionnaire ne les revendiquera plus.)) . Rien n’est dit de l’Italie, Charles souhaitant la médiation de la France et de l’Angleterre. Il espère, après la fin du conflit, une alliance avec la France. Charles charge Sixte de transmettre secrètement sa lettre à la France et à l’Angleterre. Comme l’écrit le prince Sixte, « les vues de l’empereur relatives à l’avantage qu’offre toujours pour l’Europe une paix de modération sur une paix de prépondérance marquent un sens politique et un bon sens qui, malheureusement, ne sont pas communs ».

Après avoir lu la lettre de l’empereur, Poincaré déclare à Sixte, lors d’un troisième entretien, le 31 mars : « Il s’agit donc, non point d’un armistice, mais d’une paix séparée, destinée à amoindrir le bloc central, paix séparée avec l’Autriche qui, diplomatiquement, se rangerait ensuite de notre côté » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 104.)) , ajoutant que l’opinion publique est, en France comme en Angleterre, favorable à l’Autriche — puisqu’aucun affrontement entre leurs troupes n’a lieu jusqu’à ce que les troupes françaises et britanniques viennent renforcer l’armée italienne après la débâcle de Caporetto (9 novembre 1917) — et que Deschanel, alors président de la Chambre, insiste pour que l’on fasse la paix avec l’Autriche. Ribot, mis au courant par Poincaré, décide d’aller trouver, le 11 avril, Lloyd George à Folkestone pour lui communiquer l’offre de Charles. A la lecture de la lettre impériale, le premier ministre britannique se serait écrié : « C’est la paix ! » ((Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 84, et Kovacs, <i>op. cit., </i>p. 155.)) . C’est alors que Ribot souhaite mettre l’Italie au courant des négociations. Sixte, très réticent puisque la lettre n’est destinée qu’à la France et à l’Angleterre, finit par y consentir dès lors que Ribot s’engage à sonder l’Italie d’une manière générale, sans citer l’empereur ni produire sa lettre. Un sommet est convoqué à Saint-Jean-de-Maurienne entre Lloyd George, Ribot et Sonnino, ministre italien des Affaires étrangères, pour le 19 avril.

Sixte souhaite s’assurer que le secret des ouvertures autrichiennes sera gardé et, pour cela, rencontre Lloyd George à Paris, le 18. Celui-ci lui déclare l’amitié anglaise envers l’Autriche et son souhait de parvenir à une paix avec celle-ci, cette paix devant nécessairement englober l’Italie.
En même temps, le 3 avril, Charles rencontre à Bad Homburg Guillaume II pour tenter de l’amener à des vues pacifiques raisonnables, offrant à l’Allemagne de lui céder gratuitement la Galicie si elle-même restituait l’Alsace et la Lorraine à la France. Devant le refus de Guil-laume ((Polzer-Hoditz, directeur de cabinet de Charles, écrivit ces lignes amères : « Avec quelle ardeur sincère l’empereur Charles s’efforçait de conclure la paix, et comme l’empereur Guillaume s’ingéniait à traiter ses efforts de bagatelles » <i>(L’Empereur Charles, </i>Grasset, 1939, p. 169).)) , Charles lui fait adresser, le 13 avril, un mémorandum dénonçant l’alliance avec le Reich pour le 11 novembre 1917 au plus tard.

A la suite du refus de Sonnino qui exige outre la cession du Trentin de langue italienne, celle de Trieste, de la Dalmatie et des îles de la côte dalmate (les deux derniers territoires étant pourtant très majoritairement peuplés de Slaves et non d’Italiens), le gouvernement français notifie le 22 avril à Sixte sa réponse négative à l’offre impériale, tout en laissant la porte ouverte pour l’avenir, si la Monarchie acceptait de considérer les revendications italiennes ; Cambon pensant que Trieste ((Trieste était le principal port autrichien depuis 1382. Ainsi que Sonnino lui-même l’avait reconnu, « revendiquer Trieste [dont la population est mixte] comme un droit serait une exagération du principe des nationalités » ( <i>Rassegna settimanale, </i>29 mai 1881, cité dans Bourbon, <i>op. cit.,</i>p. 385).))  et Trente pourraient faire l’affaire.

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6 Fév 2010

Nouveau regard sur la Révolution tranquille québécoise par Christophe Réveillard

Depuis quelques années sont recensés dans cette revue les différents travaux, tant historico-sociologiques que de science politique, sur les espaces de chrétienté parmi les plus marqués et leurs évolutions contemporaines ((    Cf. notamment le dossier « Québec, Vendée, Catalogne », Catholica, n. 83, printemps 2004.)) . Malgré la diversité des histoires et des caractéristiques propres à chaque situation, ces études présentent des similitudes, notamment un tropisme de l’analyse sociologique, et la reprise de l’idée que, dans le cadre de son conflit avec la modernité, l’Eglise n’a su adapter ni son discours, ni le fonctionnement de ses institutions, devenus autant de causes de son déclin. Dépassé, le schéma politique et social promu par l’Eglise serait devenu inaudible aux populations captées par la nouveauté et le renouvellement permanent du message immanentiste moderne, l’avènement d’une société ouverte, urbaine, technicienne et opulente.

Michael Gauvreau, professeur d’histoire à l’Université McMaster de Hamilton dans l’Ontario, renverse radicalement cette perspective dans son ouvrage sur Les Origines catholiques de la Révolution tranquille au Québec, qui est un apport très riche dans l’historiographie religieuse ((    Michael Gauvreau, Les Origines catholiques de la Révolution tranquille, Fides, Montréal, 2008, 36 € ; prix Sir John A. MacDonald pour la première édition en 2007 chez McGilI-Queen’s Press décerné par la Société historique du Canada. Ce travail se fonde notamment sur les documents produits dans les années trente et quarante par les organismes laïques de l’Action catholique regroupés en partie dans le fonds Action catholique canadienne mais également sur des journaux et périodiques comme Le Devoir, La Revue dominicaine, Maintenant et Relations. L’auteur souligne que ces textes sont des œuvres de laïcs, mais également « de puissants ordres religieux comme les Dominicains et les Jésuites, impliqués durant toute cette période dans un certain nombre d’initiatives sociales ».)) .

L’auteur réfute en effet l’idée reçue selon laquelle la « Révolution tranquille » serait « ce courant essentiellement politique qui a fait irruption dans la société québécoise au début des années soixante et qui a détruit les vieilles structures dominées par une Eglise pétrie de conservatisme obscurantiste ». Dès le début de sa réflexion sur les origines de l’événement, l’auteur rappelle tout d’abord qu’ont longtemps régné presque exclusivement deux écoles d’interprétation. La première analyse le processus de la Révolution tranquille par un facteur externe : le face-à-face d’un milieu conservateur, clergé et petite bourgeoisie, soutien de régimes fixistes à peine réformistes, et d’une élite intellectuelle et activiste organisant, au cours des années soixante, la montée en puissance et la diffusion des idées libérales, puis libertaires et « nationalistes ». L’action de cette avant-garde aboutit « logiquement » à la substitution du système sclérosé et de sa hiérarchie sociale à seul fondement de maintien des acquis, par celui, laïcisé, de promotion d’une « libération » tous azimuts.

Cette école valorise donc l’« événement », une action politique d’un petit groupe « éclairé » au lendemain de la deuxième guerre mondiale qui trouve un commencement de réalisation dans les années soixante. La deuxième école intègre le déclin du magistère politique et social de l’Eglise dans un courant plus général englobant l’ensemble des paramètres constitutifs de la société québécoise depuis le XIXe siècle : « Depuis 1970, s’est développée une deuxième interprétation historique, que l’on qualifiera pour aller vite de « révisionniste », occupée celle-là à l’étude des structures et des processus économiques, et dont la visée est de situer la société québécoise à l’intérieur du cadre capitaliste libéral et moderne. Insistant sur le caractère pluraliste « normal » de cette société, elle trouve les vraies racines du Québec moderne au XIXe siècle plutôt que dans la découverte soudaine, par les intellectuels, des réalités sociales de l’après-guerre ».

Cette deuxième école relativise donc et le particularisme, jusque-là systématiquement mis en avant, d’un conservatisme québécois original par rapport à l’ensemble du Canada, et l’idée d’une résistance à la modernité qu’aurait incarnée un pouvoir bicéphale clérico-conservateur. En réalité, le conservatisme des hommes politiques et du clergé n’assume aucune rupture avec l’idéologie libérale dominante du temps mais se revêt de l’apparence d’un maintien à vocation d’immuabilité de l’ordre social, de la morale et des acquis.
Michael Gauvreau rompt la monotonie de ces analyses quasi dialectiques des sociologues et des politistes, lesquels considèrent le catholicisme comme « figurant plus ou moins passif, jamais comme un acteur de premier plan de l’histoire du Québec moderne », pour expliquer en quoi la révolution culturelle des années soixante trouve en réalité son origine dès l’entre-deux-guerres, dans l’action de multiples initiatives au cœur même de l’Eglise du Québec, pourtant censée incarner le refuge des pesanteurs sociales réalisant l’« équation automatique entre la naissance d’une société urbaine et industrielle et le déclin de la religion ». La raison de cette différence d’analyse et de l’originalité de cette étude réside dans le fait que l’auteur ne néglige pas l’importance du rôle de force sociale assumé par l’Eglise, comme le font habituellement les analystes incapables d’assimiler l’imprégnation en profondeur d’une société christianisée.

Or, de nombreux groupes, essentiellement des mouvements de jeunesse catholique comme l’Action catholique elle- même, vont agir dans le cours de la transformation de la société en créant de nouvelles brèches, en pesant de tout leur poids sur la nature révolutionnaire du processus de « diversité idéologique, marquée par de nombreuses et puissantes initiatives laïques dans les domaines social et culturel ».
Sans qu’il s’agisse vraiment d’un cléricalisme qui aurait exclusivement concerné l’action des ecclésiastiques, c’est la traditionnelle influence de l’Eglise sur la société québécoise qui va servir de levier, dès les années trente, aux mouvements de jeunesse pour opérer un renversement radical de la perspective catholique dans la vie sociale, jusqu’à induire in fine une opposition avec la doctrine sociale traditionnelle et un retrait discret de l’Eglise du champ politique. Michael Gauvreau explique donc très bien en quoi c’est justement plutôt l’implication de l’Eglise et des catholiques dans la société québécoise qui entraîne cette réorientation vers la modernité d’un processus de formation de l’identité nationale, qu’il soit religieux, culturel et social, en répondant dans le corps de son travail aux questions posées dans l’introduction : « La version Action catholique du catholicisme constituait-elle le noyau dur de la tradition, ou ne fut-elle pas plutôt un facteur déterminant dans l’insertion de valeurs culturelles modernes dans la société québécoise ?

Comme le suggèrent les visions révisionniste et orthodoxe libérale, le catholicisme est-il resté en marge de l’édification de la société urbaine moderne au Québec, ou n’aurait-il pas ouvert grand l’éventail d’identités sociales plus dynamiques et plus démocratiques ? Et si la « modernité », en tant que phénomène culturel, doit être comprise comme une recherche d’expériences intenses et enrichissantes pour la personne, et comme un profond sentiment de rupture avec le passé, les historiens ne devraient- ils pas, vu la forte imprégnation de la vie publique et des valeurs sociales québécoises par le catholicisme avant 1960, se pencher sur la religion, et en particulier sur les transformations internes au catholicisme, pour bien voir les changements qui ont contribué à définir tout un ensemble de valeurs « modernes » au sein des idéologies publiques et des diverses quêtes d’identité personnelles incarnées dans et par la jeunesse, la masculinité, la féminité et la famille ? »

La séquence historique clairement décrite par l’auteur se décompose essentiellement en deux périodes. La première commence dans les années trente au Québec avec l’Action catholique de formation fortement personnaliste, développant le projet modérantiste ((Cf. sur le sujet Bernard et Gilles Dumont, Christophe Réveillard (dir.), La Culture du refus de l’ennemi. Modérantisme et religion au seuil du XXIe siècle, Presses universitaires de Limoges (PULIM), coll. « Bibliothèque européenne des idées », Limoges, 2007.))  classique de l’adaptation au monde, pour établir une « jonction avec la modernité […]. En dépit d’évidents et puissants courants conservateurs au sein du catholicisme, l’Eglise a vu naître et s’imposer une importante diversité idéologique, marquée par de nombreuses et puissantes initiatives laïques dans les domaines social et culturel. Leurs principaux promoteurs appartenaient à l’Action catholique, un regroupement d’organismes jusque-là tenus pour marginaux dans l’interaction église-société, comme les jeunes, les ouvriers et les femmes », comme le développent très précisément les chapitres III, « Mariage, sexualité, nucléarité : la reconstruction de la famille canadienne-française, de 1931 à 1955 », IV, « 1955-1970 : la désagrégation et la privatisation de la famille canadienne française », et V, « Sexualité, régulation des naissances et féminisme personnaliste, de 1931 à 1971 ».
Selon nous, poursuit Michael Gauvreau, « ces divers mouvements ont, depuis l’origine, articulé une puissante critique de la hiérarchie catholique — débouchant même à l’occasion sur l’anticléricalisme. En insistant pour que les structures ecclésiales s’ajustent aux besoins des laïcs, ces mouvements d’Action catholique ont mis en lumière la dimension plus démocratique de la religion. Leur seule existence prouve […] le besoin de revoir de fond en comble la façon qu’avait le catholicisme québécois d’intervenir dans la formation des valeurs culturelles d’une société moderne et libérale au milieu du XXe siècle ».
Cette phase va crescendo jusqu’au début des années cinquante avec les revendications de démocratisation, d’égalitarisme et de rejet des formes anciennes de la pratique religieuse. En fait, ce premier processus s’achève sur la consommation d’une rupture générationnelle complète, c’est-à-dire assumant le renouvellement de la pratique, de la liturgie, des fondements doctrinaux et de la place de l’Eglise au sein de la société, comme un « rejet — celui de toute une génération — d’une continuité temporelle avec le passé », la coupure fondamentale entre passé et présent, l’abîme entre les deux exigeant que les « identités personnelles, familiales et sociales soient abordées dans un cadre entièrement renouvelé ». Mais jusqu’à ce moment, les militants de l’Action catholique et des mouvements de jeunesse sont pénétrés de l’illusion que leur mission ancre « plus solidement encore le catholicisme dans la culture publique québécoise ». Il s’agit encore de modérés, de type silloniste et démocrate-chrétien, persuadés de servir l’Eglise par cette action de normalisation et d’assimilation de la modernité. L’amplification de l’impact de cette première période de la Révolution tranquille est due à l’exceptionnelle présence de l’Eglise comme acteur de premier plan accompagnant, et par là, légitimant tous les bouleversements culturels et des mœurs, touchant notamment aux conceptions pédagogiques dans l’enseignement, au rôle de la femme et à l’évolution des structures familiales. Mais, bien évidemment, cet aggiornamento conduit naturellement à une nouvelle étape avec des acteurs de premier plan différents.
La deuxième période court des années cinquante aux années soixante- dix et elle correspond à la substitution des dirigeants de l’Action catholique par des intellectuels catholiques dont le projet est essentiellement d’ordre politico-social.
Michael Gauvreau décrit très précisément une caractéristique très originale de cette culture intellectualiste et élitiste incarnée par Fernand Dumont, la revue Maintenant et le clergé progressiste. Au nom de l’équation entre catholicité et modernité, ce groupe d’intellectuels réoriente le discours de l’Action catholique vers un élitisme spirituel agressif, « très centré sur le mâle, et affichant le plus profond mépris pour la pratique religieuse des masses laborieuses », jugée trop vide et conformiste, « trop soumise à sa direction cléricale, essentiellement un rituel, qui plus est trop adapté à la piété féminine pour intéresser en quoi que ce soit un leadership masculin formé dans les universités et conscient, lui, des grands enjeux sociaux ». Ces intellectuels craignaient une déchristianisation en raison de cette sclérose culturelle et sociale du catholicisme québécois, telle une menace qu’aurait fait planer ce type de catholicisme populaire sur la culture de la classe moyenne, « faite de rationalité, de professionnalisme et d’éducation supérieure ». Mais cette position critique en matière religieuse opère un glissement vers une posture politique : « Leur équation vide religieux / domination cléricale prend bientôt l’allure d’une charge à fond de train contre le gouvernement de Maurice Duplessis [incarnant] l’alliance corrompue d’une piété populaire à l’ancienne et d’une structure ecclésiastique écrasante ».
S’inscrivant dans le contexte général des pays industrialisés connaissant une vague de déchristianisation sans précédent, ces nouveaux acteurs développent le projet d’utiliser l’Eglise dans la défense du cadre identitaire québécois essentiellement face au rouleau compresseur a- culturel anglo-saxon. Ce projet nécessite, selon eux, une alliance entre le souverainisme québécois et la social-démocratie, alliance dans laquelle l’Eglise jouerait le rôle de ciment social, mais dont l’expression de la foi ne serait, elle, ni sociale ou collective, mais relevant de la sphère individuelle et privée. Ce basculement est donc distinct de l’objectif de la première génération de l’Action catholique et se focalise, on l’a vu, essentiellement sur un projet d’indépendance nationale et de souveraineté politique encadrant une société de type social-démocrate dans laquelle l’Etat serait l’acteur hégémonique ((Cette dissociation entre un catholicisme culturel, ingrédient d’une idéologie politique nationale (ou nationaliste), et un catholicisme cultuel confiné à la sphère privée suggère la comparaison avec l’Irlande et le Pays basque.)) . L’appel à l’engagement des catholiques se fait donc à cette condition supplémentaire que vont progressivement intégrer des structures et des hommes, clercs comme laïcs, déjà largement préparés à ce renoncement par les conséquences de la période précédente. C’est pourquoi il est tout à fait symptomatique que la création en 1968 du Parti québécois ait eu lieu au monastère des Dominicains de Montréal, abritant de plus la revue Maintenant, organe essentiel de la diffusion de ces conceptions. C’est pourquoi également, il n’est absolument pas indifférent que l’acteur principal de ce saut qualitatif de la « sécularisation » de la mission de l’Eglise, Fernand Dumont, auquel Michel Gauvreau consacre tout un chapitre, ait été choisi en 1968 par la hiérarchie catholique pour présider la Commission d’étude sur les laïcs et l’Eglise. C’est lui qui exprimera la vision de ces intellectuels de la deuxième période, celle qui solde les acquis de l’influence traditionnelle de l’Eglise mais également les apports de l’Action catholique des années 1930 à 1950, au profit d’un nationalisme libéral de facture contractualiste. Les termes choisis par l’auteur pour expliquer la condition d’accession de la société québécoise au souverainisme libéral sont intéressants à plus d’un titre : « La Commission Dumont marque la fin de la Révolution tranquille au sens fort du terme. En rejetant les formes d’engagement institutionnel et la spiritualité des années antérieures aux années 1960, elle a annihilé toutes les chances de compromis avec la vieille garde catholique, et elle a ainsi contribué à implanter une définition personnaliste de la religion au sein même de l’Eglise. Ses

appels à l’engagement public de l’Eglise aux côtés de la nouvelle pensée nationaliste ont ouvert la porte à un messianisme religieux qui, dans les faits, allait réduire en miettes le legs culturel des années 1760 à 1960, en proposant au Québec une synergie originale de catholicisme et d’inspiration nationaliste démocratique. Sans révolution violente, les Québécois allaient accéder à l’indépendance nationale, juste en développant la logique des solidarités communautaires implicites au catholicisme mais occultées par un clergé réactionnaire et une petite-bourgeoisie collabo- rationniste. Dumont et les autres membres de la Commission ont tracé une voie dans laquelle leurs compatriotes iraient plus loin encore que les réalisations de l’ère personnaliste (en gros de 1931 à 1964), qui, en tant que rupture spirituelle et culturelle entre valeurs traditionnelles et valeurs de la modernité, a inauguré la Révolution tranquille ». Ainsi la Révolution tranquille, assimilée au triomphe, dans les années 19601980, du « néo-libéralisme et du néo-nationalisme » ((    Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert, François Ricard, Histoire du Québec contemporain : le Québec depuis 1930, Boréal, Montréal, 1989.))  et également associée aux campagnes interventionnistes de l’Etat dans les domaines de l’éducation, de l’économie, de la santé et des services sociaux, entraîne de plus cette conséquence au niveau religieux.
Richard Bastien ((    « Notes de lecture », Egards [Montréal], n. 21, automne 2008, pp. 84-91.))  achève une recension sur l’ouvrage de Michael Gauvreau en écrivant qu’il « aurait été justifié d’intituler son livre Histoire d’une trahison », laissant paraître son regret de cette rupture intergéné- rationnelle, de la déchristianisation radicale, de la rapide déconfession- nalisation au profit du nationalisme laïque dont le « fondement et l’unité ne relevaient plus d’une croyance religieuse commune, mais de l’économie, de la langue et du pouvoir de l’Etat », lequel avait marginalisé en très peu d’années le rôle social et culturel du catholicisme au sein de la société québécoise. Le regret affleure également dans cette recen- sion que le projet ait également accouché de l’échec politique puisque le nivellement culturel et social québécois, au niveau de celui de l’Amérique du Nord dans son ensemble, semble être un fait acquis exception faite de la langue.
Mais avec Les Origines catholiques de la Révolution tranquille, Michael Gauvreau n’indique-t-il pas que c’est parce que la rencontre avec la modernité a déjà eu lieu de façon non visible mais bien réelle, dans le cadre des mouvements de jeunesse, au sein de débats internes dans les séminaires, dans les congrégations, dans les organes de presse religieux, etc., que la révélation de la recherche de l’autonomie par l’Action catholique, d’abord, puis par les « théologiens laïcs » ensuite ne doit pas étonner ? La pluralité des courants idéologiques au sein même de l’Eglise est telle que son influence dans la société, que ce soit par la maîtrise de la piété populaire ou comme fonds culturel de l’élite intellectuelle et universitaire, ne peut que mécaniquement amplifier ces débats hors de son cadre ecclésial au moment de sa médiatisation. En sorte que pour un certain clergé progressiste, la révolution des cadres conceptuels traditionnels par la Révolution tranquille est une expression de la force de l’influence et de l’assise de l’Eglise dans la société, lors même qu’elles sont tout près de s’effondrer d’un coup. Nous retrouvons cette pratique révolutionnaire, une mécanique qu’aura étudiée Michael Gauvreau pour apprécier en profondeur les origines et le terreau du phénomène, devant conserver jusqu’à l’ultime moment l’apparence de l’ordre, principalement moral et social, pour se donner les moyens de détruire le plus à la racine les fondements de la société traditionnelle. Ici, l’auteur décrit remarquablement l’alliance objective et involontaire d’un cléricalisme favorisant l’anti-intellectualisme d’une piété populaire ritualisée et contrôlée par les cadres ecclésiaux, et de l’élitisme intellectualiste, d’une avant-garde théologienne pleine de suffisance, agissant dans le cadre d’un projet politique prétendument souverainiste alors qu’il se trouve détaché de l’origine de toute souveraineté, de tout pouvoir.

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6 Fév 2010

Québec : la « Révolution tranquille » et ses fruits par Jacques Légaré

CATHOLICA – Pourriez-vous nous rappeler brièvement la situation du Québec à la fin des années 1950 ?

JACQUES LEGARE –  Si l’on prend la période de l’après-guerre, le Québec était resté ce qu’il avait toujours été, une société rurale, très catholique, et où le rôle de l’Eglise était très important. L’Eglise avait sous sa dépendance l’ensemble du système d’enseignement, du système de santé, l’état-civil, et la plupart des institutions ou mouvements se composaient monolithiquement de catholiques.
C’était l’Union nationale de Duplessis qui était au pouvoir depuis 1949, un parti conservateur, certes, mais particulier, en ce sens qu’il était une union de forces libérales, en principe ouvertes sur des horizons nouveaux. Le parti antérieurement dominant, le Parti libéral d’omer Gouin, était en réalité plus conservateur que l’Union nationale. Cependant, certains aspects de la politique de Duplessis furent attaqués, en raison des frustrations nées du lien que maintenait le gouvernement avec l’Eglise qui assurait son contrôle institutionnel sur toute la vie sociale, et spécialement en matière d’éducation. Choix des manuels, attribution des finances, programmes… c’était le règne du dirigisme clérical éclairé. Toutes les décisions du gouvernement Duplessis étaient concertées avec l’Eglise.
En économie, c’était un peu le même caractère statique : l’économie rurale prévalait, tandis que les industries étaient principalement tournées vers le secteur primaire (mines, électricité, fonderies). On acceptait beaucoup les investissements étrangers, mais tout partait brut, sans aucune transformation manufacturière sur place. Cela a beaucoup ému les jeunes générations d’alors, qui disaient : nous avons beaucoup de ressources naturelles, mais on ne les exploite pas sur place, on les envoie aux étrangers qui eux les développent et en profitent — surtout les Etats-Unis. C’est pour rompre avec cette situation qu’a été lancée ce qu’on a appelé la « Révolution tranquille ». Les élites voyaient là un carcan, beaucoup de gens revenus d’Europe après la guerre disant que cela n’avait plus de sens et qu’il fallait faire tout sauter. Un certain nombre de mouvements se créèrent alors pour militer en ce sens.

Dans quels secteurs ?

Essentiellement au sein de l’Action catholique, très puissante chez les jeunes, les ouvriers, les intellectuels. Le désir d’ouverture se manifestait dans ces milieux très pratiquants, surtout dans les deux domaines de l’éducation — on a alors revendiqué un ministère ad hoc — et de l’économie. Celle-ci était très fermée, statique, et donc la revendication allait dans le sens de l’ouverture et du dynamisme. Tel fut le début de la Révolution tranquille.

Le syndicalisme était-il alors actif ?

Oui, il y avait un syndicalisme très actif. C’était un syndicalisme catholique de type avant tout local, même si plus tard il a effectué des jonctions avec les grandes centrales des Etats-Unis. Beaucoup de petites associations menaient des actions de type syndical. Mais le droit de grève n’était pas reconnu et les grèves étaient sévèrement réprimées. Les syndicats faisaient valoir que les ouvriers étaient exploités, d’autant plus aisément que les patrons étaient étrangers, comme dans les mines, et que les ouvriers étaient sous-payés, les profits allant aux multinationales. C’était en particulier le cas dans les mines d’amiante, où les conditions de travail étaient très dures, et les salaires très bas. C’est dans ce secteur qu’il y a eu les premières grèves, illégales, en 1949.
Dans ce mouvement, il y a des gens qui se sont manifestés de manière inopinée. L’un des premiers a été Pierre-Eliott Trudeau, un grand bourgeois s’il en est, un « libéral », mais qui défendait des idées.

Quelle fut la position de l’Eglise ? N’était-elle pas prise dans une contradiction entre la nécessité de la stabilité sociale et l’appui aux justes revendications ouvrières au nom de la doctrine de Rerum Novarum ?

L’Eglise, lors de la révolution de 1837, avait tenu un discours aux habitants visant à les tempérer, craignant surtout les révolutions sociales. Et cette fois encore le discours fut le même. Mgr Charbonneau, archevêque de Montréal, avait nettement pris position en faveur des ouvriers, mais il fut contraint de démissionner et envoyé à Vancouver comme aumônier, en punition, en lui disant qu’il n’avait pas à prendre position en faveur des ouvriers et contre le gouvernement. Il était considéré comme un révolutionnaire nuisant à l’Etat en risquant de perturber les investissements étrangers. Mais graduellement les gens ont réagi, et c’est ainsi qu’est né le mouvement syndical avec Trudeau et Marchand. Les journalistes, comme Claude Ryan, qui était le principal pilier de l’Action catholique canadienne (ACC), se sont alors engagés à fond ((Cf. Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scène—L’Action catholique avant la Révolution tranquille, Editions Boréal, Montréal, 2003.)) . Dans le gouvernement même de Duplessis, certains ministres plus jeunes se montraient sensibles, dont M. Sauvé, qui succéda à Duplessis quand celui-ci décéda (1959). Mais il n’est resté que quatre-vingts jours, avant de mourir à son tour. Il fit un discours célèbre, qui commençait par le mot « Désormais… », ce qui annonçait le changement de cap.

Ces initiatives modernisatrices provenaient-elles du sein de l’Eglise à proprement parler ?

A la toute fin des années 1950, juste avant le Concile, Léger a remplacé Charbonneau. Durant ces années, ce fut un mouvement pas seulement individuel, mais de groupes qui exerçaient cette pression : syndicats, Action catholique. A l’intérieur même de l’Eglise, il y avait des gens plus ouverts, et en particulier les Dominicains. Ils avaient une attitude d’appui envers les mouvements émergents, ce qui les différenciait beaucoup des autres éléments du clergé, Jésuites, Sulpiciens, Frères des écoles chrétiennes…
Les mouvements intellectuels se concentraient à Montréal. Ce sont les dominicains de cette ville qui ont eu le rôle le plus important, dont le P. Georges-Henri Lévesque, qui devint le doyen de la Faculté des Sciences sociales à l’Université Laval de Québec, décédé en 2000 à l’âge de 96 ans ((    « Le Père Georges-Henri Lévesque fut de ces personnalités comme une société en connaît trop peu dans son évolution : il fut le professeur de générations d’hommes et de femmes dont l’histoire reconnaît aujourd’hui qu’ils ont fait basculer le Québec dans la modernité. Enfin, à l’heure où l’Université Laval étend son action internationale, il est bon de se rappeler que le Père Lévesque, par son rayonnement sur pratiquement tous les continents, fut un visionnaire dont nous cherchons à suivre l’exemple » (éloge funèbre prononcé par le recteur de l’Université Laval, le P. François Tavenas).)) . Duplessis avait voulu l’exclure, sans y arriver. Il lui reprochait ses prises de position favorables aux grévistes, se réclamant selon lui faussement de la doctrine sociale de l’Eglise. Ce prêtre était un homme d’action, qui a eu un rôle très important auprès des jeunes qu’il formait ; il circulait à travers le monde, et fonda l’Université du Rwanda. A Montréal, d’autre part, les dominicains organisaient des groupes de réflexion. Ils ont lancé en 1962 une revue, Maintenant, officiellement animée par des laïcs mais soutenue par eux, et qui a eu une très grande influence au début des années soixante. Elle a vraiment fait tourner le vent ((    Maintenant prit en fait la suite de la Revue dominicaine, sous la direction du P. Henri Bradet jusqu’à 1965, avec la collaboration du P. Lacroix, autre dominicain. En avril 1995, ce dernier donnera une conférence sur l’évolution de la morale au Québec, ainsi commentée par un journaliste : « Quel impertinent ! Il évoque la transformation de Vatican II, qui a proclamé la liberté de conscience et la priorité de la conscience sur la loi. Il donne l’exemple de l’avortement. Directement au cœur du problème. Et il termine sur son appréciation personnelle : « Moi, j’ai trouvé ça extraordinaire. Ça a libéré tout le Québec — puisque c’est le milieu que je connais davantage — de toutes ses inquiétudes, de ses péchés préfabriqués, décidés à l’avance, fixés par le petit catéchisme : enfin, on pouvait faire les péchés qu’on voulait ! » (grand éclat de rire) » (Guy Laperrière, encyclopédie Agora, « Benoît Lacroix »).)) .

Quel milieu social participe à ce changement de mentalité ?

Ce sont surtout des élites, des universitaires, des dirigeants syndicalistes, des étudiants de l’Action catholique… Ce sont eux qui ont secoué les choses. Et le décès de Duplessis, qui a beaucoup déstabilisé son parti, de même que la mort prématurée de son successeur, leur a permis d’arriver aux affaires et de pouvoir réaliser les changements qu’ils désiraient pour le Québec. Ce furent les élections de 1960 où Lesage est devenu Premier ministre, avec des gens comme Paul-Gérin Lajoie, qui sera ministre de l’Education, et René Lévêque, ministre des Ressources naturelles. C’est le début proprement dit de la Révolution tranquille. Celle-ci se voulait d’abord effectuée sur le plan des structures de l’Etat. L’idée était clairement exprimée : l’Etat, dans une société comme la nôtre, disait-on, doit avoir un plus grand rôle, exercer un certain dirigisme pour éviter la manipulation des grandes corporations, d’autant plus qu’il restait le problème de la langue — les ouvriers étant obligés de parler anglais sur les lieux de travail. On disait alors : il faut que l’Etat ait du pouvoir, et il suffit qu’il se le donne par des lois.
Contrairement à ce qui existait avant — comité catholique et accessoirement, comité protestant pour diriger l’enseignement —, on a donc créé un ministère de l’Education, même si on a conservé à titre consultatif les comités religieux. D’où des modifications de programmes, pour lesquels les laïcs ont eu leur mot à dire, à la différence de ce qui se passait auparavant. Les applications ont concerné tous les domaines. En littérature, par exemple, on a pu accéder à des livres jusque-là à l’Index (avant les dominicains passaient souvent ces livres sous la table, mais officiellement ils étaient prohibés). Ouverture aux sciences, à l’économie surtout, en vue de former des cadres. Jusqu’alors, les humanités dominaient complètement. Avant, il y avait en effet, à côté d’une filière primaire et technique, les collèges classiques, dirigés par des clercs. L’enseignement était payant, même si l’Eglise était généreuse. De 30 à 40% des élèves devenaient des clercs, qui choisissaient la prêtrise diocésaine ou les missions. Les autres allaient dans les professions libérales, dentistes, médecins, juristes. Un ou deux allaient vers les affaires. Le reste des élèves passait par la filière primaire et technique. En outre l’éducation n’était pas obligatoire comme aujourd’hui.
Dans le domaine de l’économie, on a décidé de contrôler les richesses naturelles, en nationalisant des usines productrices d’électricité qui appartenaient à des compagnies privées, tant pour la production que pour la distribution, multinationales pour la plupart. Le leitmotiv fut alors : il faut être maîtres chez nous.
Un élément important à souligner : René Lévêque, chargé de ces nationalisations, était un homme de communication, un homme de télévision doté d’une grande pédagogie. Il avait été correspondant de guerre en Corée. Et justement la télévision est entrée à cette période dans les foyers, une télévision calquée sur la BBC, et donc indépendante et favorable aux « mauvaises idées », comme disait le clergé. Via la télévision se sont répandues les idées révolutionnaires par rapport à ce qui existait. René Lévêque faisait des émissions d’une grande clarté, que tout le monde écoutait. C’était quelqu’un qui était très connu et écouté avant même son entrée au gouvernement.
Tous les gens qui étaient favorables aux changements sont allés le chercher alors qu’il n’avait aucune activité politique mais à cause précisément de ses aptitudes pédagogiques. Donc malgré ses idées peu « libérales », le parti libéral est allé le chercher. Et Jean Lesage, le Premier ministre arrivé au pouvoir en 1960, s’est laissé convaincre.

Pouvez-vous préciser le sens du mot « libéral » ici employé ?

Cela fait référence au libéralisme philosophique et aussi économique. Mais en fait il y a très peu d’écart entre conservateurs et libéraux. Les libéraux sont de centre-gauche, tandis que les conservateurs de l’Union nationale sont, disons, de centre-droit. Par ailleurs ce sont des partis qui ne se définissaient pas comme chrétiens, quels que fussent leurs liens avec l’Eglise. Donc il ne s’agit pas de démocratie-chrétienne.
Les libéraux sont-ils les seuls à avoir mené la Révolution tranquille ? Non. Tout a commencé en 1960, c’est vraiment là que tout a germé, sous le gouvernement des libéraux par conséquent. Mais dès 1966, l’Union nationale, sortie de ses cendres, revient au pouvoir, et on a pu croire que tout était fini. Elle avait affirmé son intention d’abolir le ministère de l’Education, mais il ne l’a pas été. Et il faut comprendre pourquoi. C’est que tous les intellectuels qui avaient participé à l’aventure sont devenus entre-temps des apparatchiks. Lorsque les nouveaux élus arrivèrent, ils se heurtèrent à ces hauts fonctionnaires qui firent obstruction à tout changement, déclarant tout retour en arrière impossible.

La révolution est donc devenue institutionnelle à partir de cette époque ?

C’est l’effet de la lourdeur administrative de l’Etat — aujourd’hui devenue monstrueuse et qu’on cherche à renverser : c’est maintenant une réalité tentaculaire qui coûte trop cher. Tout était auparavant privé, universités incluses. Les universités privées ont subsisté, mais on a créé des universités d’Etat. De même le système hospitalier était antérieurement privé dans sa totalité, et tenu par des communautés de religieuses. Tout cela est devenu laïque et étatique. On a créé des corporations de gestion, les religieuses ont été intégrées mais la direction revenait à la tutelle de l’Etat, avec un budget contrôlé par l’Etat. L’enseignement secondaire, antérieurement tenu uniquement par des religieux : Frères des écoles chrétiennes, etc., a de la même façon été étatisé.

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6 Fév 2010

Québec catholique : l’échec d’un communautarisme par Bernard Dumont

On reste interdit devant l’évolution brutale qui a précipité le passage de certaines sociétés « de chrétienté » vers une normalisation sur le modèle démocratique occidental, laïque et même laïciste. Nous avons eu l’occasion d’évoquer la Catalogne, la Vendée, le Québec, l’Irlande, la Bretagne. Nous devrions aborder d’ici peu l’étude d’un cas comparable, celui du Valais. Mais revenons un moment sur les transformations ayant affecté le Canada français, à la suite de Gilles Routhier, professeur de théologie et de sciences religieuses à l’Université Laval (Québec). Très présent désormais dans l’historiographie de Vatican II , il est l’auteur de deux livres qui viennent de paraître, Vatican II, herméneutique et réception (Fides, Montréal, novembre 2006) et en collaboration avec un collègue de l’Université McGill, Axel Maugey, Eglise du Québec, Eglise de France (Novalis, Montréal, décembre 2006).

Le premier des deux n’est qu’accessoirement consacré à la question qui nous retient, avec un seul chapitre (pp. 269-318) sur « La réception de Vatican II au Canada », mais il constitue un bon complément du second. Il offre en particulier une clé importante, avec le concept de réception, spécialité personnelle de Gilles Routhier, dans le sillage d’Yves Congar et de nombreux autres théologiens ayant recouru à ce terme, jusqu’alors inédit en ce sens, dans les années 1970. G. Routhier distingue réception et effet produit, celui-ci résultant de celle-là.
La réception est définie comme un processus d’assimilation (d’appropriation) par une communauté, ce qui n’exclut pas l’idée de transformation, ou tout au moins de « contextualisation » de ce qui est reçu, en l’occurrence des normes, des orientations, des contenus. La réception se distingue de la soumission obéissante à des normes, fondée sur le respect du droit et l’adhésion raisonnable (rationabile obsequium).

Cette conception traditionnelle de la soumission au magistère ecclésial présuppose évidemment la clarté de celui-ci, tant dans sa force obligatoire que dans sa formulation, deux éléments demeurés insatisfaisants, pour le moins, en ce qui concerne Vatican II et ses suites. Elle a en outre l’avantage d’être universalisable : Roma locuta est, lorsque « Rome a parlé », tout fidèle est tenu d’adhérer, quelles que soient les particularités de la société dans laquelle il vit, et même si la diversité des lieux peut entraîner certaines lenteurs, accentuations ou distorsions, celles-ci tendent à s’estomper avec le temps. La notion de réception part d’un point de vue différent, plus vitaliste, accordant beaucoup d’importance au « contexte ». Elle s’accorde avec celle d’inculturation, au sens fort d’implantation active dans une culture, car elle suppose l’existence d’une identité communautaire, d’un état de réceptivité déterminé pouvant être fort différent d’une société à une autre, et en conséquence venant nuancer ou accentuer les orientations venues du centre, en l’espèce du Concile, texte et « esprit ».

Notons que la réceptivité en question est loin de se résumer à quelque chose comme l’attention ou l’ouverture d’esprit des individus. Elle inclut en particulier l’action des médias (au double sens d’agents intermédiaires et de moyens de transformation des mentalités). G. Routhier introduit alors le concept d’« horizon d’attente », que l’on peut comprendre comme une prédisposition sociale au changement et une pré-conceptualisation des orientations nouvelles par les activateurs sociaux. En ce qui concerne Vatican II et le Québec, il s’agit de savoir comment la situation d’avant le concile a pu constituer un bon terreau psychologique pour la pénétration des nouveautés introduites dans la vie du monde catholique. Il faut donc opérer une relecture rétrospective.
Dans un chapitre du livre comparant la France et le Québec, intitulé « Edifier la cité catholique », G. Routhier réussit à brosser un tableau très intéressant de la mise en œuvre de la politique de reconquête « intégraliste » menée de la fin du XIXe siècle aux années 1940 dans la partie francophone et catholique du Canada. Il en ressort essentiellement deux données en rapport mutuel : un certain changement structurel de la société, et une réponse catholique spécifique. Le changement structurel est constitué par le « passage à la ville » d’une fraction importante de populations jusque-là très rurales. A peine plus d’un tiers des Québécois vivaient en ville en 1900, trente ans plus tard, il y en a près de 60 %.

Le phénomène est lié au développement du capitalisme libéral, avec l’apparition de la grande industrie sur le modèle des Etats-Unis. Cela n’est pas sans perturber l’organisation d’une société de type traditionnel, stable, fondée sur la répartition hiérarchique des fonctions sociales, l’entente entre les classes et le respect mutuel. « L’image idéale de cette société est celle d’une immense famille » d’où l’Etat est tenu à une certaine distance, mais où la sociabilité est réelle, et placée sous la coupe tutélaire d’un clergé très proche de ses ouailles. Avec l’urbanisation et l’industrialisation, cet équilibre se transforme, obligeant à repenser le modèle d’un ordre social chrétien confronté à des changements profonds d’origine économique. Il faut noter que le Québec a échappé, et pour cause, aux conséquences de la Révolution française, et d’autre part n’a pas subi, en tant que société essentiellement rurale, le choc de la première révolution industrielle, avec son cortège de misères et d’exa cerbation des haines sociales (il a connu des difficultés d’un autre ordre en raison de l’attitude répressive de l’administration britannique). D’où une situation particulière, caractérisée par l’irruption du capitalisme, l’apparition de la lutte des classes qui l’accompagne nécessairement et le grave danger d’ébranlement de l’harmonie sociale qui avait prévalu jusqu’alors.
Après un temps d’hésitation, partagé entre refus et acceptation du syndicalisme, critiques épiscopales des méfaits de la ville et recherche d’une sociabilisation urbaine compatible avec les exigences de la vie chrétienne, la réponse est venue, avec beaucoup d’allant, s’ajustant au mot d’ordre de saint Pie X — « Tout restaurer dans le Christ » — puis, surtout, de Pie XI (« La paix du Christ par le règne du Christ »). Il est donc important de considérer les éléments de cette réponse, pour en comprendre à la fois la grandeur et les faiblesses.
La grandeur vient d’une véritable mobilisation communautaire catholique. Les interventions épiscopales, les associations pieuses, les prédications de retraites fermées, la création de cercles d’études, de journaux, ne se comptent plus, dès avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Plus tard les initiatives se renforceront et atteindront peu à peu tous les domaines de la vie civile, écoles, centres de formation professionnelle, bibliothèques, grands rassemblements mêlant cérémonies liturgiques, conférences techniques, conseils juridiques… Gilles Routhier résume ainsi la situation au début des années 1920 : « On est en présence de la constitution d’une société civile catholique composée d’un ensemble d’associations et d’œuvres les plus diverses.

On a là un ensemble de corps intermédiaires qui représentent autant de lieux où des gens de classes sociales différentes se rencontrent et s’entraident. On développe alors une vision organique de la société où l’Etat a finalement peu de place. C’est toute une vision d’un ordre social catholique qui est sous-jacente à ces diverses entreprises » (loc. cit., pp. 32-33). La « société civile » (par opposition à la structure publique de l’Etat) n’est toutefois pas la seule concernée, dès lors que se développe un mouvement de consécration des municipalités au Sacré-Cœur ou la participation du clergé à certaines instances officielles de la Province. Tout cela ira croissant, jusqu’au moment où éclatera la crise de 1929.
Dès lors les préoccupations sociales prendront une importance accrue, mais sans changer les efforts de ce qu’on appelait alors la « restauration sociale ». En 1933 paraîtra, sur demande des laïcs, un programme de propositions légales, élaboré par des clercs, énumérant une série de mesures sociales dans un esprit d’union corporative. La situation locale du Québec, ainsi caractérisée par une exceptionnelle présence sociale de l’Eglise, permet de réaliser durablement ce « bloc catholique » qui intéressait tant à la même époque Antonio Gramsci, dans un esprit d’union des classes et non d’affrontement, ni avec l’Etat ni avec les puissances économiques.
Pourquoi cette configuration va-t-elle s’effondrer au cours de la période que Gilles Routhier nomme la « transition tumultueuse » ? Là est la question importante. On ne peut pas dire que le monde catholique québécois ait été dépourvu d’esprit critique envers les structures sociales menaçant la « cité catholique », puisque non seulement il avait été conscient des effets de l’urbanisation et de l’industrialisation et avait cherché activement à y parer, mais bien plus, puisqu’il n’accepta jamais, jusqu’aux années 1960, le libéralisme économique et les diktats du grand capital, tout en continuant à chercher l’entente sociale.

Mais il se dégage de ce que présente, ou ne présente pas, G. Routhier les trois faiblesses suivantes : tout d’abord, un apolitisme assez surprenant, correspondant, sans le dire et probablement sans conscience du fait, à la réduction de la question politique à celle de la législation, pour faire ici allusion à la distinction sur laquelle s’était appuyé Léon XIII au moment du Ralliement. Disons que la perspective dominante est le réformisme. Celui-ci a pour inconvénient de suivre, et non de précéder les crises causées par les transformations majeures. Or le capitalisme poursuivra sa croissance et arrivera un moment où la recherche d’un équilibre social sera de plus en plus difficile, et où la balance penchera du côté des affrontements. La grande grève de l’amiante, illégale et violente (mines d’Asbestos et de Thetford, de février à juillet 1949), marquera une rupture.
Ensuite, et cela est criant, la « cité catholique », qu’il s’agisse de la période à dominante rurale ou de l’adaptation au monde urbain, est dans tous les cas conçue selon un modèle très intégré au clergé. En somme, sans être une théocratie, on peut dire que, dans une large mesure, il s’agit d’une clérocratie. On peut comprendre que celle-ci fut en partie double, fruit d’un certain paternalisme sans aucun doute bien intentionné, mais prenant des moyens insuffisants pour promouvoir le laïcat ; et réciproquement, un report de ce dernier sur les clercs, dans les deux acceptions du terme. Or cette cléricalisation, jointe à l’absence d’approche spécifiquement politique, conduit droit au communautarisme, avec ceci de particulier que, dans le cas québécois, le sous-ensemble social catholique a longtemps joui de l’hégémonie sans toutefois jamais s’institutionnaliser en Etat dans l’Etat — à la différence du partage communautaire libanais, pour prendre une comparaison. A la veille de la Révolution tranquille, l’Eglise se trouvera à peu près dans la position de ces multinationales qui possèdent des villes entières, avec nombre d’institutions voire de services publics, et pour ce qui la concernait, un quasi-monopole en matière d’écoles et d’hôpitaux. « Il s’agissait, en somme, de mettre sur pied un tissu associatif ou un réseau de corps intermédiaires et, par ce moyen, de constituer une société civile gouvernée ni par les idéologies politiques ni par le capital, mais par les principes catholiques seuls garants de l’ordre social et de la loi divine qui y préside » (loc. cit., pp. 42-43).

En d’autres termes, on a cherché à « reconstituer » une société chrétienne sans pour autant se préoccuper du système politique (régime et organisation sociale des pouvoirs), sans suivre avec attention l’évolution des données socio-culturelles, et sans la distinction entre le spirituel et le temporel, ou en la traitant sur un mode instrumental .
L’ébranlement n’est pas venu que de l’extérieur, c’est-à-dire de la pression du capitalisme, de la société de consommation et de l’hédonisme qui en sont les fruits. Il est aussi venu de l’intérieur, c’est-à-dire du clergé, des animateurs de l’Action catholique, de certains religieux ayant une influence sur les étudiants : tous les analystes de la période conviennent que la « révolution tranquille » des années 1960, à l’origine limitée à la modernisation des structures économiques et administratives de la Province, mais très lourde de conséquences culturelles et religieuses, s’est opérée par la conjonction de ces deux facteurs . Gilles Routhier dit que Vatican II jouera le rôle d’un « visa idéologique » venant accréditer et accélérer les mutations entamées dans le même temps. Le sécessionnisme québécois sera l’expression symbolique du changement de climat dans une société où le terrorisme était impensable jusqu’à ce tournant historique .
Si Vatican II fut un visa, il serait faux d’y voir la cause de l’effondrement de toute une chrétienté. Gilles Routhier a raison d’écarter le sophisme post concilium, ergo propter concilium, supposant que si la crise a éclaté au grand jour après le concile, c’est qu’elle lui était imputable. La remarque vaut d’ailleurs bien au-delà du Canada, s’appliquant en fait à tout le monde catholique. Vatican II est une sanction avant d’être un multiplicateur de la crise, dont l’origine se situe bien plus dans la période d’après la fin de la Deuxième Guerre mondiale — soit moins de deux décennies auparavant.
Dans son chapitre sur la réception du concile au Canada, Gilles Routhier s’étend un peu sur les vecteurs de ce qu’il appelle la « réception descendante » de Vatican II, les médias et la liturgie. Il insiste sur le côté volontariste, idéologique et normalisateur de l’implantation des orientations nouvelles dans la conscience des fidèles. Sur le point de la liturgie, l’introducteur du livre Eglise du Québec, Eglise de France, David Williams, professeur à l’Université McGill, remarque que « la liturgie réformée imposée par Vatican II [a] fait fuir de nombreux fidèles ». Et il pose une question, en définitive, cruciale, à propos de ceux qui ont ainsi tout lâché : « Cette masse était-elle « le corps faible sans muscle » déjà captif du matérialisme ambiant qui aurait quoi qu’il en soit quitté tôt ou tard l’Eglise ? C’est l’explication qu’aiment donner la plupart des défenseurs de ces réformes » .
La « réception » est ici mise en cause. Gilles Routhier a beau conclure son livre Vatican II, herméneutique et réception en insistant sur les lenteurs de l’« enfantement » lent et douloureux, appelant « un aggiornamento toujours en devenir », ce qui ressemble fort à une pétition de principe, il n’en admet pas moins que l’Eglise d’aujourd’hui se présente comme « un corps désarticulé et blessé ». Pourquoi alors fuir en avant dans des représentations toujours plus abstraites ? Et cependant il serait inepte de n’imputer qu’à l’événement conciliaire, aux compromis sur lesquels il a débouché et à l’esprit qu’il a engendré — « la révolution est un bloc » — la responsabilité unique de cet état de choses. Un regard lucide sur le passé et ses insuffisances permet de replacer tout cela dans un processus plus ample et ne peut que favoriser des perspectives d’avenir plus constructives.

Rubrique(s) : Dossiers thématiques
6 Fév 2010

Gilles Routhier : un concile mal interprété par Claude Barthe

Une lecture de l’ouvrage de Gilles Routhier, La réception d’un concile, Cerf, février -1993

Gilles Routhier a présenté une thèse à l’Institut catholique de Paris (juin 1991) et en Sorbonne.

Le titre en était : La réception de Vatican II dans une Eglise locale – L’exemple de la pratique synodale de l’Eglise de Québec (1982-1987). Pour la publication l’éditeur a retenu les prolégomènes méthodologiques, à savoir la première partie de la thèse, substantiellement augmentée, avec tout l’appareil de notes et la bibliographie : cela représente une réflexion sur la « réception » d’un concile dans la ligne de publications sur le même thème, comme celles, entre autres, de G. Alberigo, D. Menozzi, H. J. Pottmeyer. Pour dire les choses de manière sommaire, le livre ainsi calibré voudrait relancer le débat sur le fait que Vatican II n’a pas encore reçu toute son application et qu’il faut éviter l’enterrement de son esprit. Le reproche qu’on pourrait lui adresser est de faire comme si Vatican II était un concile comme les autres, et donc comme si sa réception très singulière pouvait s’examiner conjointement avec les autres réceptions de conciles.

Or c’est toute la question. Cependant des publications comme celle-ci sont aptes à provoquer, comme on dit, la mise à plat des problèmes. Il est en effet particulièrement opportun de s’opposer à tout enfouissement subreptice des questions brûlantes, tactique qui, outre son manque d’honnêteté intellectuelle nécessairement sanctionné à terme, ne règle strictement -rien.
On se reportera spécialement à ce que G. Routhier écrit (pp. 101 ss.) sur les différents scénarios possibles — et qui peuvent se combiner — d’ « effectuation » d’un concile (il vise bien sûr le dernier en date). Ceux qu’on peut qualifier de réactionnaires : on essaie d’endiguer le renouveau en faisant le minimum de réformes ou bien en faisant des réformes éclatantes sans changer la réalité ; ou encore, la réforme est purement spirituelle et ne trouve pas à s’actualiser efficacement dans une forme institutionnelle. Ceux qu’on peut qualifier de progressistes : on opère des réformes institutionnelles, spécialement liturgiques, pour une transformation en profondeur des mentalités (bon scénario, selon G. Routhier, mais insuffisant) ; ou bien on adopte des manières institutionnelles nouvelles, qui ne s’inspirent pas du concile mais de l’esprit du temps (mauvais scénario).
Gilles Routhier estime que c’est en gros cette dernière hypothèse qui s’est réalisée dans son diocèse d’origine. C’est pourquoi on regrette que l’éditeur n’ait pas pu publier le corps même de sa thèse qui démonte les mécanismes d’un « processus synodal » (G. Routhier qualifie ainsi la nouvelle pratique de gouvernement  ecclésial).
Il y explique que dans le diocèse examiné la démocratisation voulue par l’esprit du Concile n’a été qu’apparente. « C’est en débordant l’exploration de ce champ connu et identifié [celui des organigrammes officiels du diocèse] que l’on découvre le “shadow cabinet” constitué d’un groupe de “cadres supérieurs” véritables “rain makers”.

C’est à l’occasion de la tenue de leurs “Lac à l’Epaule” ou de leurs réunions mensuelles que se prennent les orientations fondamentales engageant le diocèse. Tout le reste s’inscrit dans la mouvance de ces impulsions et en subit l’influence. Une fois les décisions “pratiquement” prises, les évêques [l’archevêque et ses auxiliaires] joueront le rôle qui leur revient au même titre que les Conseils, les Organismes, les animateurs régionaux, les pasteurs et les conseils paroissiaux. Les évêques et les Conseils ont une fonction de légitimation. De plus, on réserve aux évêques un rôle moteur au moment de la mobilisation » (thèse dactylographiée, p. -1063).

Il ne s’agit pas du complot de quelque groupe de pression caché, mais tout simplement du processus par lequel les spécialistes appartenant à la curie diocésaine se sont constitués en véritables décideurs, reproduisant ainsi un modèle aujourd’hui commun dans les entreprises ou les administrations. Les « vices de fonctionnement et hiérarchies parallèles » de l’entreprise-diocèse rappellent donc des schémas bien connus : « La curie dispose d’une logistique impressionnante qui fait gravement défaut aux conseils : secrétariat, recherche, permanents à temps complet ». Si bien qu’il y a, par exemple, un « Conseil diocésain de pastorale » auprès de l’évêque émanant du clergé et des laïcs, mais c’est en fait une « Direction du Service de la pastorale » nouvellement créée qui exerce la réalité du pouvoir.

Sans doute y a-t-il consultation en permanence. Mais la « perversité » de sa mise en œuvre la fait plutôt ressembler à une manipulation des innombrables comités et « tables de travail », surtout en raison de la canalisation des discussions (le « travail par objectif »).

On pourrait ajouter qu’il y a dans les diocèses un phénomène classique de « despotisme éclairé » : ces responsables diocésains, la soixantaine, conciliaires bon teint, sont persuadés qu’ils sont les mieux à même « d’imposer la liberté » et d’appliquer l’idéologie bienfaisante pour les pasteurs et les fidèles (hier comme champions des réformes, aujourd’hui comme gardiens vigilants de -l’héritage). Il est patent en tout cas que des « dysfonctionnements », non pas en tous points identiques mais très semblables, se retrouvent dans les diocèses européens, les conférences épiscopales, les synodes. Le jugement de fond de G. Routhier peut s’élargir bien au-delà des réformes de structures du diocèse considéré : l’élément séculier domine et commande le renouvellement. Il s’agit au total d’un « ajustement institutionnel à la société moderne et urbaine » (ibid., p. 1316).
Il est vrai aussi, et G. Routhier le note au passage, que le phénomène examiné va se rétrécissant : fidèles, personnel ecclésiastique, ressources financières. De nouveaux équilibres sont en passe de se constituer. La confiscation des pouvoirs par une tech-nocratie cléricale ne saurait tenir très longtemps.

Rubrique(s) : Dossiers thématiques
10 Jan 2010

Augusto Del Noce, nouvelle parution par La Rédaction

Augusto Del Noce caractérise sa méthode par une formule souvent reprise : « filosofia attraverso la storia ». Cela signifie que pour lui, il faut philosopher à travers le miroir de l’histoire, particulièrement pour ce qui concerne la période moderne et, plus spécifiquement encore, contemporaine. Pour lui, l’histoire a effectivement vérifié le développement et les impasses logiques de la philosophie moderne, dont le marxisme représente un moment essentiel sinon l’apogée. delnoce-suicidio

Laissant à d’autres (historiens, sociologues) le soin d’en étudier les enchaînements pratiques, Del Noce considère la révolution en tant que concept philosophique. Élaboré à partir du XVIIIe siècle, la révolution a considéré l’histoire comme le moyen essentiel de l’autorédemption de l’humanité. Son affirmation culmine dans la onzième des « Thèses sur Feuerbach ». Pour Del Noce, Lénine est sous ce rapport plus marxiste que Marx, dans la mesure où la réussite n’est pas seulement, comme chez celui-ci, le signe de la valeur d’une idée, mais où une idée n’est vraie que si elle réussit. Mais, alors que dans son principe la révolution comporte un moment négatif (destruction de l’ordre ancien) et un moment positif (édification du royaume de la liberté), elle se condamne à n’en rester qu’au premier, car elle est inéluctablement conduite à s’autodétruire en tant que philosophie : c’est en ce sens qu’elle se « suicide ».

Dans le numéro 105 de Catholica, un article de Carlos Daniel Lasa – spécialiste argentin de Del Noce et promoteur d’une traduction espagnole de son grand livre Il problema dell’Ateismo – a donné des clés introductives à ce nouveau livre («De la révolution au postmodernisme », Catholica, n. 105, automne 2009, pp. 43-54).

En vente à partir du 14 janvier 2009, il est possible de lire un court extrait de ce livre, publié dans le numéro 106 de Catholica, avec l’aimable autorisation des éditions du Cerf.

Rubrique(s) : Lectures critiques, Revue en ligne

9 Jan 2010

Un christianisme sans Christ par Père Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 83, pp. 130-133]

On saura gré à l’abbé Jean-Marc Aveline ((. Jean-Marc Aveline, L’Enjeu christologique en théologie des religions. Le débat Tillich-Troeltsch, coll. Cogitatio Fidei 227, Cerf, 2003, 40 €.))  d’offrir à un public averti un exposé clair du débat au sein du protestantisme à propos de l’absoluité du Christ. Cette grande querelle a commencé au début du XXe siècle lorsque le protestantisme libéral, ayant fait siennes la philosophie des Lumières et l’Aufklärung, chercha à rendre compte de l’originalité du christianisme parmi les autres religions. Pour le théologien Ernst Troeltsch, les nouvelles méthodes (pour son époque) de l’histoire des religions ruinent définitivement toute prétention du christianisme qui ne peut être soustrait aux lois communes de la science historique (cf. p. 75). Même les éléments fondateurs les plus spécifiques aux yeux des croyants « sont cependant susceptibles de résulter d’adaptations de croyances antérieures ou étrangères » (p. 77). Ainsi, tout dans l’évolution du christianisme s’explique par une adaptation au contexte intellectuel du moment. L’irruption de ces nouvelles méthodes provoque donc un ébranlement profond. Le caractère surnaturel, ou absolu, de la révélation chrétienne (c’est Dieu qui prend l’initiative de s’adresser à l’homme en le sauvant) ne peut donc être établi par l’historien. Que Jésus soit la seule révélation de Dieu et qu’il ait opéré le salut du monde, voilà deux affirmations dogmatiques qui, à leur tour, devront être passées au crible de la critique historique pour être éventuellement abandonnées (cf. p. 167). tillich
Dès lors, il faut chercher ailleurs le fondement rationnel de la croyance religieuse. Troeltsch croit pouvoir l’établir dans la psychologie humaine. Or il y a dans le cœur de l’homme une croyance véritable par laquelle il domine la nature : « Je crois que dans ce chaos apparent, c’est la profondeur divine de l’esprit humain qui se révèle sous plusieurs aspects », écrit ou plutôt professe-t-il. Au sein de ce chaos, les valeurs que l’on peut dégager du christianisme par une analyse historique rigoureuse témoignent d’une percée vers l’absolu (cf. p. 156). Le christianisme représente donc une étape dans l’histoire universelle de l’esprit.
On sait que le protestantisme libéral provoquera la réaction confessante et radicale de Karl Barth. C’est à lui, tout autant qu’à Troeltsch, que Paul Tillich répond, cherchant entre ces deux extrêmes à dégager une voie médiane. Seulement, et ce travail le montre, la symétrie n’est pas parfaite. En effet, Tillich se range plutôt du côté du protestantisme libéral et n’adoptera jamais les positions principales de la théologie barthienne.
Tillich commence sa réflexion à l’occasion d’un cours donné à l’Université de Marbourg dans les années 20. Mais c’est un sujet sur lequel il reviendra tout au long de sa carrière, y compris à partir de novembre 1933 où il s’exile aux Etats-Unis. Comptera aussi beaucoup pour lui un voyage au Japon en 1960. Sa relecture de Troeltsch veut tenir compte du nouveau contexte historique issu de la Grande Guerre (naissance du socialisme protestant dont Tillich est partie prenante). Le christianisme se trouve dans une situation de crise qui est aussi un moment favorable, un kairos. La théologie ne peut plus être seulement réactive mais elle doit passer à l’offensive. Tillich reconnaît l’apport de Barth en affirmant que la théologie doit rendre compte de l’irruption de l’inconditionné (c’està-dire Dieu dans la formulation tillichienne) et que cette irruption ne peut être saisie que de façon paradoxale et dialectique. Cependant il veut aussi prendre en compte (à la différence du théologien bâlois) la création et la culture. En 1925, il élabore un projet de dogmatique en trois volets (il ne donnera effectivement que les deux premiers) : création, rédemption, accomplissement (cf. p. 303). A la différence de Troeltsch, il cherche donc à réfléchir à l’intérieur de la foi. Pour cela, il faut chercher l’essence de la Révélation (ou révélation parfaite) et étudier quel rapport chaque religion établit avec cette essence. Or chaque religion (ou plutôt chaque révélation) est soumise à un double mouvement : elle peut céder à une profanisation (elle devient alors réductible à la culture) ou encore à la démonisation (elle s’auto-absolutise) : « La voie de salut est certes celle qui mène à l’inconditionné, et elle parle de l’inconditionné ; mais en tant que voie, elle parle aussi d’elle-même » (p. 376, la formule est de Tillich lui-même).
C’est ici que la figure du Christ intervient, ou plutôt la relation paradoxale qu’entretiennent au sein du christianisme Jésus et le Christ. En Jésus, purus homo, l’union entre un homme et l’inconditionné est apparue dans l’histoire. Entre lui et nous, il y a une différence existentielle, mais non ontologique (cf. p. 466) : « La caractéristique foncière de cette personne est d’être totalement soumise à la création de créature tout en étant entièrement unie à l’inconditionné » (p. 467). Mais, par le oui à la Croix, Jésus renonce au démonique, c’est-à-dire à l’absoluité de la révélation qu’il porte. Voilà pourquoi la théologie protestante place la Croix (ou la kénose) au centre de sa réflexion : « Puisque la croix du Christ marque la victoire contre le démonique, à savoir l’irruption de la révélation, elle affirme et nie toutes les voies de salut, y compris la sienne propre. La Croix, au sens où elle exprime la protestation contre toute prétention à l’inconditionné de la part des formes conditionnées, c’està-dire la protestation contre l’idolâtrie, est le critère décisif non seulement de la christicité de Jésus mais aussi de la signification universelle de la proclamation chrétienne » (pp. 501-502).
Le dialogue entre différentes traditions religieuses devient créatif pour chacune de ces traditions elles-mêmes, y compris pour le christianisme. En effet, par ce dialogue, chaque religion reconnaît ce qu’il y a en elle de percée vers l’infini, d’irruption de l’inconditionné, mais aussi de démonisation et de profanisation. Les grands concepts chrétiens rendent compte de ce phénomène complexe, mais rien ne dit que l’on ne puisse trouver chez d’autres cette même réalité.
On notera pour finir que Tillich, plus sans doute que son interlocuteur Troeltsch, est sensible non seulement au dialogue avec les autres traditions religieuses mais aussi avec une société culturellement sécularisée au sein de laquelle il cherche la présence de la religion, élaborant une théorie générale de la corrélation entre l’une et l’autre.
Jean-Marc Aveline termine son travail par quelques considérations critiques. Et notre recension ne rend évidemment pas compte de la grande richesse de cette recherche. On comprend bien l’intérêt de la théologie de Tillich pour la réflexion chrétienne sur le pluralisme des religions. Lui-même écrivait dans sa période américaine : « Une théologie chrétienne incapable d’entrer dans un dialogue créatif avec la pensée théologique des autres religions manque une occasion historique et reste provinciale » (p. 513). Cependant on aura compris que cette belle cohérence s’appuie sur des présupposés théologiques absolument pas critiqués (ce n’est d’ailleurs pas le but de l’ouvrage) mais qui restent difficilement acceptables, voire assimilables, dans une perspective catholique. La rupture établie par le protestantisme libéral entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi oblige le théologien à reconstituer une christologie cohérente en faisant fi du donné révélé transmis par le témoignage scripturaire et évangélique, lui-même soumis à une critique radicale de type rationaliste et idéaliste. On comprend dès lors qu’une théologie réformée confessante, fidèle aux principes luthériens ou calvinistes, frémisse en découvrant une pensée à ce point alignée sur le modèle culturel issu des Lumières. Les grands événements du Salut deviennent les symboles de la lente émancipation de l’esprit humain qui s’épuise à chercher les conditions a priori de son propre fonctionnement. La critique de Karl Barth, pour cinglante qu’elle soit, vise juste : « Pour nous, le Christ est l’histoire du Salut, l’histoire du Salut elle-même… Pour Tillich, il est la représentation, dans une puissance symbolique parfaite, d’une histoire du Salut se réalisant plus ou moins toujours et partout » (cité p. 307).
De même les réserves que l’on fera sur une christologie kénotique de type hégélien (le Christ renonce à son être sur la Croix, anéantissant du même coup toute tentation de démonisation, c’est-à-dire d’absolutisation de la religion) ne permettent pas d’accepter les conclusions que Tillich tire de celle-ci pour ce qui est du dialogue interreligieux. Encore une fois, il est demandé au chrétien de renoncer à ce qui fait le centre du christianisme (un homme qui se prétend Dieu et dont la résurrection atteste la vérité de son message et de sa mission) pour pouvoir entrer en contact avec les autres religions. Et comment dialoguer avec la modernité si de prime abord on lui concède tout ?
Tillich souhaite que la théologie chrétienne reprenne l’initiative en passant à l’attaque (cf. p. 231). Une offensive qui commence par une capitulation en rase campagne…

Rubrique(s) : Lectures critiques
8 Jan 2010

Un théologien sorti de l’ombre. Johann-Sebastian Drey par Père Jean-Paul Maisonneuve

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 98, pp. 133-135]

Certains auteurs sont des références, leurs œuvres occupent de la place dans les rayons des bibliothèques. Par fois, on tombe sur un auteur moins ou  pas du tout connu, dont un livre relativement bref compte autant ou plus que les nombreux volumes des autres. Johann-Sebastian Drey était célèbre en son temps. Co-fondateur de la faculté théologique de Tübingen, en 1817, ainsi que de sa revue, la plus ancienne des revues de théologie paraissant de nos jours, il mérita l’estime des universitaires tant catholiques que protestants, ainsi que celle des autorités, et passa très près de l’épiscopat. seckler

Puis son nom fut oublié au profit principalement de Johann-Adam Möhler, lequel fit école, comme on sait, auprès de nombre de théologiens dont certains influencèrent, sinon toujours les conclusions, du moins les débats des Pères du dernier concile. Or, la source profonde de ce courant si fécond, sans retirer à Möhler son mérite propre, apparaît de plus en plus comme étant Drey lui-même, dont on publie en traduction la remarquable Brève Introduction à l’étude de la théologie, que des noms comme Walter Kasper ou Joseph Ratzinger viennent honorer de leurs commentaires élogieux ((. Max Seckler (dir.), Aux origines de l’école catholique de Tübingen. Johann Sebastian Drey. Brève introduction à l’étude de la théologie (1819). Présentée et introduite par Max Seckler. Avec des contributions du cardinal Joseph Ratzinger, du cardinal Walter Kasper et de Max Seckler [ainsi que des textes de P. Chaillet, M.-D. Chenu, Y. Congar et P. Godet]. Traduction par Joseph Hoffmann. Postface par Mgr Joseph Doré, Coll. Patrimoines christianisme, Cerf, mars 2007, 398 p., 39 €.)) .
Comme le titre l’indique, le propos de Drey est d’introduire, mais au sens précis du mot, mais en pensant que c’est à toute la théologie qu’il introduit, à son objet, à sa méthode, comme aux conditions de la compétence du théologien. D’autre part, autant il est vrai que la théologie est présentée ici comme une science qui demande de grandes qualités ainsi qu’une peu commune consécration de toute la personne, autant il demeure qu’elle a un but éminemment pratique. Aussi trouvons-nous un programme d’études catéchétiques, liturgiques, homilétiques, pastorales et toute l’arborescence des matières requises pour s’acquitter de la tâche de fonctionnaire, ministre, pasteur de l’Eglise. Sous ces termes peu poétiques en eux-mêmes se cache un sens aigu de la vocation sacerdotale et un amour ardent de l’Eglise catholique, présentée comme celle en qui se trouve aujourd’hui l’essence de l’Eglise primitive, d’autant plus convaincant qu’à aucun moment quoi que ce soit dévalorise les autres confessions. On comprendra aisément comment une telle œuvre a pu, directement ou plus probablement indirectement, retentir jusqu’à l’aula conciliaire. Les partisans ardents de Vatican II y trouveront certainement leur compte, mais beaucoup devront glisser sur des passages qui remettent sereinement en cause telle ou telle de leurs options. Par exemple, au sujet de la liturgie, qui doit s’adapter à son temps, mais selon des changements qui ne peuvent jamais se faire qu’insensiblement.
On rejoindrait ainsi la position qui fut celle du cardinal Ratzinger, selon laquelle la liturgie n’est pas susceptible d’être réformée. L’idée de réforme est d’ailleurs typiquement protestante. La contribution de W. Kasper présente de façon suggestive, à propos de Möhler, la différence entre la notion catholique d’une Eglise où « subsiste » la vérité entière et celle, protestante, d’une Ecclesia semper reformanda. Il y a matière à un débat qui fasse droit aux légitimes requêtes de la bonne foi éclairée des uns et des autres sans abdiquer la recherche d’une unité dans la vérité.
Dans la Brève Introduction se trouve certainement une base fiable pour un travail œcuménique qui ne soit pas une partie de dupes. L’impression qu’elle produit est celle d’un grand élan intellectuel et spirituel. La théologie recommence à frais nouveaux, et ce en pleine époque de désaffection, en partant dans une indéniable mesure, de l’esprit du temps, c’est-à-dire du courant romantique allemand (qu’il ne faut pas confondre avec le romantisme français, surtout littéraire, alors que celui-là est théologico-philosophique et cherche une structuration au-delà du kantisme), mais pour lui répondre sur son propre terrain. N’est-ce pas ce qu’avait fait saint Thomas avec Averroès et l’aristotélisme ?
Drey entreprend de répondre à Schleiermacher, de donner un équivalent catholique à l’entreprise protestante de fonder la théologie, ou de la refonder, en particulier sur le plan épistémologique. Comme le montre à l’envi Max Seckler dans son commentaire, il n’y a pas trace dans la Brève Introduction d’influence de la pensée de Schleiermacher, contrairement à une légende tenace. A l’époque où il rédige la Brève Introduction, Drey s’est affranchi de toute influence de cet ordre. Le même M. Seckler souligne l’équilibre de sa position entre rationalisme et traditionalisme.
Drey a pu exercer une durable influence qui marquera, mais en arrière-fond, une évolution intellectuelle qui, bon an mal an, nourrira certains thèmes de Vatican II. Mais il n’y a pas chez lui de dilemme entre la rationalité et la positivité théologique, dilemme qui donnera lieu aux malentendus autour du modernisme en philosophie. Pour lui, la raison humaine est naturellement disposée à la révélation, ce qui n’entraîne aucune diminution de l’aspect historique de la religion chrétienne, aspect qui fait de l’Eglise catholique la continuatrice de l’Eglise apostolique. Le nom de Drey s’était effacé au profit de celui de Möhler, en grande partie peut-être, mais en partie seulement, son héritier. La contribution de Walter Kasper explicite le rôle de ce dernier dans la question œcuménique. C’est Möhler qui a lancé la notion d’unité différenciée, de l’enrichissement de la catholicité non par un simple « retour » confessionnel en arrière, mais par la réconciliation en avant des tensions qui provoquèrent la dispersion confessionnelle. Ainsi, la catholicité ne doit plus être envisagée d’un seul point de vue, beaucoup trop restrictif, de confession. Distinction essentielle, qui n’est pas absolument nouvelle, mais, dans cette perspective, faut-il alors comprendre l’Eglise catholique comme une « confession » qui doit, en s’unissant aux autres, devenir la véritable Eglise catholique — qu’elle ne serait encore, par conséquent, qu’inchoativement — ou, au contraire, qu’elle est bien, fondamentalement et en acte, l’unique Eglise du Christ, douée de la véritable catholicité, laquelle peut en contrepartie être préjugée inchoativement présente dans les autres confessions en tant que leurs membres aspirent à la catholicité, qu’ils y tendent, dans cette tension même que leur attachement confessionnel semble éloigner d’elle ? Telle semble en effet, au-delà de toute polémique, la manière dont se présente la question. A coup sûr, c’est la deuxième réponse que Drey accepterait, ou une réponse approchante.
Il peut sembler édulcorant d’affirmer sans plus, avec W. Kasper, que les réformateurs ne voulurent pas créer de nouvelle Eglise. Certes, ils prétendirent réformer une Eglise existante, mais ce fut en la déclarant antéchristique. Le résultat, tant d’un point de vue logique que d’un point de vue historique, ne fut-il pas la création d’Eglises qui n’existaient pas au prix de la réduction à zéro, du moins dans leur esprit, d’une Eglise existante ?
Pour terminer, il ne faut pas passer sous silence que, à une époque de crise entre le monde politique et le monde religieux, Drey se situe complètement en dehors du courant appelé « restaurationniste ». Ce courant semble avoir fini par perdre la partie, en particulier avec le décret conciliaire dit sur la liberté religieuse. L’honnêteté interdirait toutefois de considérer le débat de fond comme définitivement clos. A ce propos justement, il n’est pas certain que la manière, du reste extrêmement posée et sage, dont Drey envisage la vie de l’Eglise séparée de l’Etat et réciproquement, tout en semblant régler de manière pacifique un conflit toujours menaçant, réponde à une question fondamentale, aussi bien théologiquement qu’historiquement, ni même la soulève vraiment, ce que fait de son côté un Soloviev lorsqu’il donne au terme de théocratie sa véritable portée, non point idéologique ou sociologique, mais théologale. Il n’y a aucune résolution fiable à attendre de la crise sociale toujours prête à entrer en éruption tant que l’autorité civile, qui ne peut avoir de véritable légitimité que scellée par Dieu, ne soumet pas ses principes d’exercice à l’autorité spirituelle, c’est-à-dire, que cela enchante ou non, à l’Eglise. Si cela n’est pas, on finit par assister à des tentatives de subversion de la part de théocraties d’exportation, à force, de la part d’un Etat laïciste, de vouloir se présenter en fait comme le substitut légitime d’une Eglise considérée comme périmée et l’exploiter en lui imposant la morale qu’il veut.

Rubrique(s) : Lectures critiques
7 Jan 2010

La Colombe et les tranchées par Henri Peter

[note : cet article est paru dans catholica, n. 84, pp. 112-118]

Transcription d’une thèse d’histoire soutenue à Paris IV « sur le Vatican et les initiatives de paix », cet ouvrage ((. Nathalie Renoton-Beine, La Colombe et les tranchées, Cerf, coll. Histoire, février 2004, 29 €.))  relate les tentatives obstinées et nombreuses du pape Benoît XV pour sortir l’Europe de l’horreur de la guerre de 1914-1918, et pour obtenir une paix juste fruit d’un compromis, permettant de délivrer l’Europe des nations chrétiennes de leur affrontement. renothonA l’aide d’archives inédites et passionnantes, l’auteur retrace de manière complète les rebondissements spectaculaires de ce feuilleton diplomatique dont les peuples épuisés furent l’enjeu, ne l’oublions pas. Pour leur malheur, les efforts du pape se soldèrent finalement par un échec à court terme. Ils permirent quand même un rapprochement de la papauté avec toutes les puissances en guerre, excepté l’Italie, et de replacer durablement le Saint-Siège sur la scène internationale, dans un rôle de médiateur qui ne lui est plus guère contesté aujourd’hui. C’est donc toute la genèse du parcours du combattant de cette « colombe des tranchées » qui nous est donnée, avec un état quasi complet de ses entrelacs diplomatiques. A ce titre, Nathalie Renoton-Beine a le mérite de souligner l’obstination du Saint-Siège à se soucier de la paix pour ses ouailles, et les mauvaises volontés évidentes qu’il a rencontrées chez ceux qui voulaient pousser l’affrontement idéologique jusqu’au suicide de l’Europe. Déjà, dans son encyclique Mater et Magistra du 1er novembre 1914, le pape dessinait un appel à la paix comme garantie d’un monde moral et fraternel contre la guerre « se nourrissant du sang et des larmes et transformant l’Europe en champ de mort et fermenté par le matérialisme ». En 1915, le pape lance prophétiquement aux gouvernants : « Vous qui portez devant Dieu et devant les hommes la responsabilité de la paix et de la guerre, écoutez notre prière, écoutez la voix du Père, du Vicaire éternel et le souverain Juge, auquel vous devez rendre compte des entreprises publiques aussi bien que privées ». Et il ajoute, prophétique : « Que l’on ne dise pas que ce cruel conflit ne puisse être apaisé que dans la violence des armes ! Que l’on dépose de part et d’autre le dessein de s’entredétruire. Que l’on réfléchisse bien, les nations ne meurent pas humiliées et oppressées, elles portent frémissantes le joug qui leur a été imposé, préparant la revanche, se transmettant de générations en générations un triste héritage de haine et de vengeance » ((. François Jankowiak, in Philippe Levillain (dir.), Dictionnaire historique de la papauté, Fayard, 2003.)) . Mais la tentative la plus connue de Benoît XV est son offre de paix du 1er août 1917 aux belligérants. C’est aussi celle qui suscita le plus de remous chez les gouvernants et dans les opinions publiques, opinions catholiques bien sûr comprises. Benoît XV plaidait pour une paix juste et durable qui ne déshonorait aucun des Etats, il préconisait l’instauration d’une procédure internationale qui viendrait en substitution des forces armées, rétablirait la force supérieure du droit. Le respect de celle-ci permettrait par contrecoup d’assurer une vraie liberté des mers, dont l’absence était considérée comme source de conflits. Sur la question des dommages de guerre et des réparations, il demandait une condamnation entière et réciproque, à l’exception de la Belgique à laquelle devait être garantie l’indépendance. L’Allemagne devait évacuer les territoires français et se voir restituer en contrepartie ses anciennes possessions coloniales. Le règlement des autres questions territoriales, en particulier l’Alsace-Lorraine, devait trouver sa solution en tenant compte des aspirations des peuples.
En serrant de très près les archives diplomatiques, celles du Vatican, de l’Allemagne, de l’Autriche et du ministère français des Affaires étrangères, Nathalie Renoton-Beine nous permet donc de découvrir toutes les péripéties de cette tentative de paix, la façon dont le fil a été rompu par les mauvaises volontés des uns et des autres, chacun se défaussant sur l’autre, mais aussi comment les envoyés du pape, par exemple le nonce Pacelli et son secrétaire Gasparri, ont tenté en vain de renouer les fils. A lire cet ouvrage, on a l’impression d’assister à un ballet diplomatique où sans cesse le sol se dérobe sous les pieds de ceux qui voudraient rattraper l’Europe au bord du gouffre. Cet ouvrage est donc précieux car il permet de préciser les enjeux de chacun, de relancer le débat, à la suite de l’ouvrage de François Latour ((. Cité par François Latour dans La Papauté et les problèmes de la paix pendant la Première Guerre mondiale, L’Harmattan, 1996. )) , et de rendre justice aux efforts de ce pape, trop longtemps décrié en France par une légende tenace, qui tenait au procès d’intention : celui d’être suspecté a priori de sympathie pour les puissances centrales — ou pour l’Entente selon les opinions —, alors qu’il ne cherchait qu’à jouer son rôle de médiateur pour une Europe à la dérive.
Mais s’il est complet et souvent novateur en matière diplomatique, l’ouvrage de N. Renoton-Beine est parfois bien discret sur les enjeux et presque muet sur certains arrière-plans de cette tragédie, qui nous touchent de près en France. Certaines « icônes » historiques seraient-elles donc intouchables ? Pourrait-on raconter, par exemple, Le Père Goriot de Balzac sans lever un coin de voile sur la pension Vauquier ?
L’attitude des catholiques français ((. Cf. Jean-Marie Mayeur, « Le catholicisme français et la Première Guerre mondiale », pénétrante étude publiée en 1974 dans la revue Francia à l’Institut historique allemand de Paris.)) , qui auraient dû être les premiers intéressés, est l’un de ces arrière-plans. Grâce à « l’Union sacrée », les catholiques vont être parmi les premiers à faire leur devoir d’état, sans pour autant toujours désarmer la vigilance de leurs ennemis, tant dans le gouvernement que dans une partie de la presse, et il faudra attendre la fin et la conclusion de la guerre pour les voir réintégrés dans la communauté nationale. Des journaux comme La Lanterne rouge ne vont pas se priver d’attaquer systématiquement le Vatican, avec lequel la France a rompu toute relation diplomatique, et de jeter la suspicion sur toutes ses initiatives pour la sortir du conflit. Les catholiques ont-ils été des otages du choc des nationalismes et des opinions publiques portées à l’incandescence ? Dès le début du conflit, le pape avait déjà du mal à se faire entendre. Par exemple, la réaction agressive de Léon Bloy, citée dans la thèse de l’auteur mais absente de l’ouvrage, qui écrit dans son journal en décembre 1914 : « Ce pape dont la figure est antipathique, je ne sais vraiment ce qu’il faut penser de lui. S’il est comme on le dit un politique, et rien que cela c’est déjà à faire peur » et « dites où est le bon droit » ((. François Latour, op. cit. )) . Plus tard, suite à l’exhortation apostolique émouvante de 1915, qui aurait permis de prendre un peu de recul, les évêques français répondent souvent en insistant sur les « responsabilités de l’Allemagne » dans la guerre et leur souhait de voir triompher « le droit ». Autre exemple significatif : Marc Sangnier rencontre le pape en audience privée le 19 août 1916, et plaide pour une condamnation unilatérale de l’Allemagne par le pape en faveur de la France. Voici sa réponse selon le compte rendu autographe de Sangnier : « Le Pape affirme qu’il aime la France et qu’il avait affirmé l’injustice de la violation de la Belgique. Je lui fais remarquer que c’est par cette injustice que les Allemands ont commencé la guerre et que c’est elle qui leur a donné leur première victoire et tant que dure l’occupation de la Belgique ils se maintiennent dans l’injustice. Le Pape me répond que moi qui suis philosophe, je dois comprendre que le Pape est bien forcé de traiter avec les Allemands parce qu’il y a là un pouvoir de fait » ((. Archives de l’institut Marc Sangnier (Marc Sangnier militera avec conviction pour la paix après la guerre).)) .

Rubrique(s) : Lectures critiques

11 Déc 2009

L’homme au XXIe siècle par Alberto Wagner de Reyna

Mon âge avancé ne me permet pas d’assister personnellement, comme je l’aurais souhaité, à votre congrès. « L’homme au XXIe siècle » est un sujet qui me préoccupe profondément ; je me permets donc de vous adresser ce message comme modeste contribution à vos travaux.

Sous le nom de Moyen Âge – sous l’influence de la Réforme protestante et de la Renaissance – naît en Occident un mouvement culturel d’« humanisation », c’est-à-dire d’affirmation de l’homme comme acteur et fin de sa propre existence. A l’origine, l’« humanisme » – c’est le nom de cette attitude idéologique – signifie le retrait de Dieu du centre d’intérêt des hommes ainsi que de leurs actions, pour privilégier la personne humaine. Dans cette même ligne, le « déisme » réduit Dieu à une lointaine causalité.
Le « Siècle des Lumières » va encore plus loin : d’un obscur antécédent conceptuel, Dieu devient l’obscurité elle-même. Pour être finalement totalement nié. C’est en s’opposant à l’« idée de Dieu » – qui doit être combattue parce que néfaste – que l’homme est affirmé. A partir des élégantes « Lumières », en passant par l’apostasie émotive et homicide de la Révolution française, on arrive au militantisme plein de ressentiment du matérialisme historique qui combat l’« opium du peuple ».

Cependant, pendant tout ce processus Dieu est encore un point de référence, bien que flou ou à éviter, ou même objet de refus explicite. Mais rapidement, malgré les efforts d’un « humanisme chrétien » hésitant, l’affirmation de l’homme comme instance suprême et immanente passe par l’étape logique préalable de la négation de Dieu. La pensée officiellement correcte déclare que son concept est contradictoire, ou tout au moins « subjectif ». Au nom de la mentalité scientifique, l’athéisme ambiant décrète qu’un Être Créateur et provident n’a aucun sens et ne mérite donc pas d’être l’objet de discussions. Dieu est alors réduit à un phénomène sociologique ou psychique, et par le fait même à un objet d’étude des sciences sociales et humaines ou de l’introspection. Le processus mental d’« humanisation » culmine finalement dans la deuxième moitié du siècle dernier. Et Dieu en fait encore partie !

Depuis cette situation inespérée, nous nous trouvons maintenant confrontés à l’absence de Dieu, décidée par les grands de ce monde. Les « droits de l’homme » se fondent alors sur eux-mêmes (comme l’impératif catégorique de Kant) et ignorent de ce fait leur contrepartie, les devoirs de l’homme envers Dieu. Les droits ne résident plus dans la nature (créée par Lui) mais dans la liberté, sans restriction et égocentrique, qui s’ouvre à toutes les possibilités. Les frontières éthiques disparaissent en même temps que la perte de la transcendance divine.
Cette philosophie des droits absolus de l’homme est la source métaphysique de la modernité ; et la postmodernité consiste à l’assumer pleinement.

Elle le fait par le biais de deux mécanismes qui se sont constitués à leur propre fin : d’une part l’engrenage de la technique qui rend possible le panéconomisme actuel et n’admet que la loi du marché ; et, d’autre part, le mécanisme de la solidarité globale, froide et anonyme, planifiée et obligatoire, qui remplace le dévouement cordial et volontaire d’autrefois – par justice et compassion – par la fraternité envers le prochain. L’humanisme déshumanisé et apostat encensé par les moyens de communication de masse et légalisé par des textes juridiques consacrés internationalement culmine dans ces deux mécanismes qui dévorent l’homme mais dont les avantages évidents sous d’autres aspects sont indiscutables. C’est un humanisme désincarné et sans âme qui a perdu ses racines en Dieu, en Dieu qui est Amour. Et qui ignore le Christ, Dieu fait homme.
Il faut cependant être aveugle pour ne pas voir où nous a conduits cet humanisme orphelin de Dieu. Il n’est donc pas nécessaire de décrire ce que nous remarquons de toutes parts : aux côtés des avancées de la civilisation abondent les égoïsmes, les déséquilibres, les violences, les dangers, les injustices… qui ont certes toujours existé, mais qui constituent aujourd’hui un réseau planétaire qui menace l’humanité dans son essence et son existence. La décadence de l’Occident – déjà diagnostiquée dans les années vingt du siècle dernier – et les deux mécanismes prédateurs que nous avons évoqués s’apparentent et se conditionnent de sorte que leurs artifices ne peuvent pas compenser les ravages de la civilisation décadente dans laquelle les hommes ne sont que des pantins.

Le seul moyen de sortir de cette situation consiste à redevenir des hommes, de véritables hommes, et à nous débarrasser des imposteurs qui empoisonnent et falsifient notre essence. Telle est la tâche salvatrice de l’homme du XXIe siècle. Retrouver les racines de l’Occident et, conscients de notre dépendance, revendiquer notre filiation divine afin de prendre un nouvel essor, fortifiés par l’espérance et par une nouvelle jeunesse.
En Amérique hispanique, la terre la plus occidentale de l’Occident, nos racines chrétiennes ne se sont pas complètement desséchées ; une sève vivifiante coule encore en elle. Protégés par les océans et par la mer des Caraïbes – bien qu’envahis par la modernité – nous avons sauvegardé le sentiment d’éternité, de générosité, de la nature dans sa virginité tellurique, et même l’insolence du « quand ça me chantera ». C’est là notre trésor. Sortons-le au grand jour pour les générations futures, communiquons-le dans un effort éducatif inspirés des idéaux éternels, montrons-le dans notre générosité spirituelle au monde entier et remercions-en Dieu parce que nous savons et pouvons encore le faire.

Rubrique(s) : Revue en ligne
6 Déc 2009

FIAC 09 : les recettes de l’Art contemporain par Christine Sourgins

Mis à mal à New York par la crise, l’Art dit contemporain (l’AC, cet art, conceptuel et transgresseur, issu des idées de Duchamp, un « non-art » pour certains) se porte bien mieux à Paris. Grâce à l’Etat qui, depuis trente ans, à coup de subventions, en a fait un art officiel sous perfusion, soigné par une armada de fonctionnaires.

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L’opération versaillaise en dit long : la commissaire de l’exposition Koons (cet ancien trader reconverti dans l’art) était aussi salariée de M. Pinault ; le palais offrait un écrin prestigieux renforçant la légitimité du protégé du collectionneur ((François Pinault, qui a acquis le Palazzo Grassi, à Venise, en 2005, est le principal collectionneur mondial de Koons. Ce dernier avait exposé ses productions à l’intérieur du Palais de Versailles au cours de l’hiver 2008-09. )) . Cette année, Veihlan lui succède, on annonce plus tard Murakami et Cattelan, ces derniers aussi collectionnés par l’homme d’affaire breton, tous poulains de la galerie Perrotin… Si on ajoute que M. Aillagon, ancien ministre de la culture, a été plusieurs années au service de M. Pinault, il se dessine une de ses constellations qui unit fonctionnaires et financiers (et passe par maison de vente et organes de presse, notre Breton possédant Christies et Le Monde…). Le réseau est la clef de survie de l’AC, il suffit qu’il tienne bon en soutenant la valeur d’un « installateur » pour qu’il se révèle un placement moins dangereux et plus glamour que Madof. L’Art dit contemporain peut prétendre être une valeur refuge, voire une véritable planche à billet, échappant à tous les contrôles boursiers. En France, il s’abrite dans le giron de l’Etat culturel : les réseaux utilisent le patrimoine comme machine à coter, ou du moins à préserver les prix par temps de crise. Seule concession, pour se donner bonne conscience auprès du contribuable, otage malgré lui : Versailles accueille un Français et l’homme du Palais Grassi s’intéresse enfin à des frenchies jusqu’ici peu représentés dans sa collection…

Le Versailles de l’Art contemporain ((La Fiac (Foire internationale d’Art contemporain) s’est tenue à Paris du 21 au 24 octobre 2009.))

La stratégie est toujours la même. D’abord des expositions temporaires (à l’occasion d’une « Nuit blanche ») : on rassure ainsi les inquiets en disant que tout est provisoire ; puis le provisoire dure… et l’intrusion du contemporain devient un acquis, une obligation, un devoir. Ensuite vous taxez ceux qui protestent de passéistes qui « ont plus de préjugés que d’arguments ». Dites sans rire que c’est un « lieu où Louis XIV faisait déjà intervenir des artistes vivants ». Pardi ! Refaites aussi le coup de la pyramide de Peï qui, « après la polémique, engendra la conversion » (l’hypothèse de la lassitude n’est jamais envisagée). Et le tour est joué ; portez l’estocade finale en invoquant le succès populaire : « voyez Koons, nous dit-on : un million de visiteurs » ! Certes, supposons les chiffres exacts (rien n’est moins sûr ((Les chiffres de participation dithyrambiques sont souvent suspectés. Récemment le ministère de la Culture a été pris sur le fait : l’exposition « La Force de l’art », en 2009, était décentralisée, avec des interventions à l’église Saint-Eustache, au musée Grévin, au Palais de la Découverte, au musée du Louvre… Pour gonfler le taux anémique de fréquentation, les organisateurs avaient intégré dans leurs statistiques des visiteurs des sites partenaires. « La force de l’Art, la farce des chiffres », Libération, 10 juin 2009.)) ), faisons comme si Versailles n’avait pas supprimé le livre d’or, interdit par lettre la moindre critique à ses conférenciers : que mesure ce chiffre ? La satisfaction béate ou la simple curiosité de voir « jusqu’où ça va » ?  Quoi qu’il fasse, le public est piégé : absent, on lui dénie le droit de critiquer parce qu’il n’a pas vu, vient-il, on l’enrôle de force dans une statistique approbatrice…

Cette instrumentalisation du passé s’accompagne d’une rengaine : la crise offrirait l’opportunité d’un retour vers la qualité, le tri « des imposteurs face aux vrais talents qui durent », bref la séparation du bon grain de l’ivraie. C’est vrai aux Etats-Unis, où on observe un retour à la peinture, une justification des prix par des critères esthétiques et historiques plutôt que par les garanties des réseaux. Mais si la Fiac met en avant les grands noms de l’Art moderne (Matisse ou Léger bien plus présentables que Delvoye ou Serrano), elle mise aussi sur le soutien de l’Etat qui achète, le fait savoir… et apporte l’estimable prestige de l’inaliénabilité de ses acquisitions. Le pullulement de foires off montre que le message est reçu, et Alain Seban, qui dirige le Centre Pompidou, vient de déclarer vouloir en faire « le Versailles de l’art contemporain ». « Notre seul alter ego est le Moma de New-York ». C’est afficher clairement une ambition ((Antoine Le Grand, Le Figaro Magazine, 23 octobre 2009.
))  : Paris rêve de reprendre à New-York sa place de capitale de l’Art contemporain. La force de l’art en France, c’est d’abord la force de l’Etat.

L’apothéose du spirituel

Et l’Eglise dans tout ça ? Elle continue imperturbablement à soutenir ce qu’elle croit être l’art de nos contemporains alors qu’il n’est que l’expression du nihilisme d’affaires de quelques uns. L’Eglise en ouvrant son patrimoine, lors des Nuits blanches par exemple, contribue à faire les cotes des vedettes de l’AC en croyant qu’elle aide de jeunes talents ((« Cette année on a vu réapparaître à la Foire “Art Paris” une œuvre de Philippe Perrin, la couronne d’épines géante en barbelé : “Heaven”, exposée lors des “Nuits blanches” de 2006 devant l’autel, dans le chœur de Saint-Eustache. Elle fut présentée à la vente avec son cursus, sa précieuse polémique et son délicieux parfum de scandale » (Aude de Kerros, « “Nuit blanche“ : à quoi sert l’art contemporain dans les églises ? » (http://www.libertepolitique.com/culture-et-societe/5570-qnuit-blancheq-a-quoi-sert-lart-contemporain-dans-les-eglises ).)) . Ainsi à Saint-Eustache (Paris), Pierre et Gilles ont exposé une Vierge à l’Enfant sur fond de travaux : loin de susciter un « dialogue » avec la foi ou l’art chrétien, cette imagerie fut saluée comme celle de la « fertilité de l’environnement urbain et l’espoir qu’elle porte » ! A l’occasion de la Biennale de Lyon, le couvent de la Tourette exposait Morellet et un pas fut franchi ; l’important n’était plus la rencontre de l’Eglise et de l’Art puisque le Figaro titra : « Le plasticien Morellet dialogue avec Le Corbusier chez les frères dominicains ». Autrement dit, l’art dialogue avec lui-même et l’Eglise est le dernier salon où il cause. Morellet est présenté comme « vétéran du minimalisme » et Le Corbusier « architecte du radical », or un certain frère Marc déclare que « Morellet aime « chatouiller » cette architecture ». Ce terme est-il approprié au grandiose colloque du minimal et du radical ? Sur les blogues, les internautes ne se sont pas privés de demander si, à l’instar de Knock, « ça ne gratouillait pas ». D’autant que la fin de l’article précisait que « l’apothéose du spirituel est dans l’Eglise », certes, mais de quel spirituel dans l’art s’agit-il ? Le cercle brisé – d’où son nom de lamentable – en néon blanc contraste par « sa douceur, sa féminité, avec l’architecture de Le Corbusier, imposante, sévère, virile » (sic). Donc l’apothéose du spirituel n’est plus la Trinité mais une dualité très yin/yang. Et comme ces divines paroles semblent celles du frère Marc, les internautes de s’interroger : vivre dans le radical et le minimal entraîne-t-il donc une frustration fort banale ?

L’Art contemporain force à consentir à son discours tous ceux qui ne savent pas le contredire…

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
5 Déc 2009

Nouvelles fonctions techniques ! par La Rédaction

Plusieurs petites évolutions ont eu lieu ces derniers jours sur le site de la revue. La plus importante concerne l’accès maintenant direct aux derniers articles parus dans la revue électronique. Puis, le formulaire de contact, longtemps inactif, est enfin opérationnel ! N’hésitez pas à vous inscrire, aussi, aux abonnements par flux RSS (dans votre netvibes, par exemple, ou votre lecteur classique), ils vous permettront d’être avertis sans mail d’une nouvelle parution.

Rubrique(s) : Revue en ligne
29 Nov 2009

Maritain le passeur par Denis Mestre

[article publié dans catholica, n. 94, pp. 11-19.]

En provoquant l’effondrement des institutions usées de l’Ancien Régime, la Révolution française aura finalement contraint les catholiques français, jusque-là en quasi totalité simples sujets du Roi, à devoir penser les fondements de la politique : il leur a fallu prendre position face à des institutions fondées sur des principes en rupture avec ceux de la philosophie politique classique et la conception chrétienne du pouvoir sur laquelle celle-ci prenait appui. Tiraillés entre fidélité intransigeante et acceptation du libéralisme, les catholiques français ont longtemps hésité, sur le terrain pratique, entre contre-révolution et participation. C’est dans le contexte de persécutions antireligieuses autant que de crise dynastique que Léon XIII a opté pour l’entrisme au sein de la République, avec son encyclique Au milieu des sollicitudes du 16 février 1892, dans le but assez clair d’apaiser la situation et de faire cesser un vide politique. Cette initiative n’a pas cependant mis fin à la volonté d’un grand nombre de catholiques de lutter pour le rétablissement d’un régime de chrétienté, tandis que d’autres l’ont comprise comme une justification de l’intégration qu’ils avaient déjà entamée en application des principes du catholicisme libéral et qu’ils désiraient pousser à leur extrémité logique. Les premiers, pour une large part d’entre eux, se sont progressivement rassemblés autour de l’Action française dès la première décennie du XXe siècle, et ont alors représenté une force politique capable de s’opposer de front aux institutions républicaines. C’est dans ces conditions que Jacques Maritain s’imposera progressivement comme le « philosophe quasi officiel de l’Eglise de France » ((. Guillaume de Thieulloy, Le chevalier de l’absolu, Gallimard, coll. L’esprit de la cité, 2005, p. 95.)) , avant de devenir ensuite l’un des principaux, sinon l’unique intellectuel dominant des « non-conformistes des années trente ». Converti au catholicisme en 1906, ce républicain dreyfusard, d’abord adepte de Bergson, s’est « rallié » à saint Thomas d’Aquin puis s’est rapproché de l’Action française sous l’influence de son confesseur, le père dominicain Humbert Clérissac. Maritain se déclarait alors radicalement antirévolutionnaire, dans une de ses premières œuvres au titre sans équivoque, Antimoderne (1922) : « Nous haïssons donc l’iniquité révolutionnaire-bourgeoise qui enveloppe et vicie aujourd’hui la civilisation » ((. Antimoderne (1922), Ed. de la Revue des jeunes, p. 194.)) .
Plus tard, avec la condamnation de l’Action française par Pie XI en décembre 1926, Maritain va très insidieusement passer de la défense intransigeante des principes posés par saint Thomas dans le De regimine principum à la promotion de la démocratie et des droits de l’homme, passant ainsi de l’intégralisme au libéral-catholicisme. Ce type de basculement n’est pas rare, mais il s’opère chez lui selon des modalités particulières lourdes de conséquences. Passé maître dans l’art d’utiliser la philosophie de saint Thomas à laquelle il fait allégeance en permanence tout au long de ses écrits, Maritain entraînera avec lui un grand nombre de catholiques dans l’impasse de la démocratie chrétienne, surtout au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Et comme on le sait, sa pédagogie politique s’exportera — il suffit de penser au rôle de son disciple et traducteur Giovanni Battista Montini, futur Paul VI, au sein de l’Action catholique italienne, de la Secrétairerie d’Etat et enfin du Concile — pour comprendre la place exceptionnelle de cet homme dans l’histoire de l’Eglise contemporaine.
Le succès de la pensée de Maritain s’explique notamment par le fait qu’il a offert aux catholiques désemparés de l’entre-deux-guerres une solution théorique pour cesser une lutte épuisante contre le libéralisme politique et le laïcisme militant sans renoncer, du moins en apparence, à la culture politique à laquelle ils étaient habitués. Pour certains d’entre eux, Maritain est alors apparu comme un alchimiste génial qui aurait, enfin, réussi à concilier les principes classiques de la politique avec les institutions modernes de la démocratie libérale. Mais il s’agissait en réalité d’un procédé illusoire et propre à nourrir les illusions.
Peu après sa conversion, Maritain posait le problème politique de manière très réaliste : comment mettre en œuvre les principes naturels de la politique dans le cadre de la IIIe République ? Rejetant d’emblée comme perspective utopique le rétablissement intégral d’une chrétienté idéalisée, Maritain déclare : « Nous ne voulons pas retourner au moyen âge […] ; nous espérons voir restituer dans un monde nouveau, et pour informer une matière nouvelle, les principes spirituels et les normes éternelles dont la civilisation médiévale ne nous présente, à ses meilleures époques, qu’une réalisation historique particulière, supérieure en qualité, malgré ses énormes déficiences, mais définitivement passée » ((. Ibid., pp. 22-23.)) . Sur les conseils de son confesseur, il s’est alors rapproché de l’Action Française : « S’il m’est permis d’évoquer ici des souvenirs personnels, je dirai que moi-même, trois ou quatre ans après mon entrée dans l’Eglise, n’ayant d’ailleurs jamais ouvert encore l’Action Française, ni un livre de Maurras, je nourrissais à l’égard de celui-ci la plus sombre défiance ; il a fallu les exhortations du Père Clérissac […] pour m’amener à examiner d’une manière impartiale l’œuvre politique de Maurras, à la lumière des principes de Saint Thomas » ((. Jacques Maritain, Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques, in Œuvres complètes, Ed. Universitaires de Fribourg, 1986, T. 3, p. 759. [La référence à cette édition des œuvres complètes sera par la suite indiquée O. C.])) .
Cet examen le conduit à la rédaction en 1925 d’un opuscule intitulé Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques. Son analyse sympathique, mais critique de la doctrine de Charles Maurras l’amène à formuler quelques réserves. « Ses idées politiques, écrit-il, du moins celles qui ont une valeur universelle, constituent des fragments d’une science politique, une préparation empirique à une telle science, des conclusions inductives et partielles que la pensée catholique peut assumer et intégrer en les organisant en doctrine par rattachement à des principes plus élevés et dans la lumière propre de la théologie » ((. Ibid., p. 765.)) . Il reproche à Maurras son agnosticisme, son naturalisme et sa conception de la laïcité, ce qui recoupe les réserves qu’avait déjà formulées le P. Descoqs dans A travers l’œuvre de M. Charles Maurras (1911).

Cela ne l’empêche pas de souligner la clairvoyance de Maurras sur les grandes lignes de la politique, principalement en ce qui concerne le mot d’ordre « politique d’abord », qu’il prend scrupuleusement le soin d’expliquer, à l’encontre de la compréhension erronée qu’on en faisait déjà : « La condition première […] c’est […] une distribution de l’autorité dans la cité, un gouvernement de celle-ci qui ne soit pas contraire à la nature. Sans cette condition, tous les efforts individuels d’ordre social, moral, intellectuel, religieux, efforts plus nobles en eux-mêmes que l’activité des partisans d’un groupement politique — et plus nécessaires en soi, et toujours indispensables — resteront impuissants à inscrire un résultat durable dans la vie commune des hommes ». Il encourage donc les catholiques à soutenir l’Action française faute de mieux : « Il arrive trop souvent qu’au lieu de compléter ce qui est omis, nous nous acharnions à détruire ce qui est fait. C’est à un autre travail que nous sommes conviés ».
A cette époque, Maritain rejette donc clairement les institutions de la IIIe République en ce qu’elles reposent sur les principes de la Révolution : « Ce qu’il [le catholique] doit haïr en tant même que citoyen, et chercher à renverser à moins qu’un mal plus grand ne doive s’ensuivre pour la cité, c’est une souveraineté politique qui non pas par accident, mais essentiellement, en droit et en principe, serait tournée contre le Christ » ((. Ibid., p. 767.)) .
La mise à l’index de l’Action française, intervenue quelques mois après la parution de cet écrit préventif, semble néanmoins avoir incité Maritain à changer insensiblement de discours. Officiellement, il ne remet pas en cause son analyse : « Il est clair qu’en frappant les erreurs et les déviations qu’elle discerne dans une doctrine ou un mouvement, l’Eglise ne veut pas condamner ce qui peut se trouver là de bon. Tout ce qu’il y a de juste et de fondé dans les conceptions politiques qui, empiriquement et partiellement retrouvées par Maurras, se rattachent à Joseph de Mais-tre, à Bonald, à Bossuet, à saint Thomas d’Aquin demeure intact » ((. Primauté du spirituel, in O.C., T. 3, p. 853.)) . Mais dans le même temps il déclare : « Bref et pour parler en image, une politique chrétienne doit choisir son analogué historique, non dans le siècle de Louis XIV, où tant de la vie pourrissait parmi tant d’éclat, mais dans la civilisation théologale du moyen âge » ((. Ibid., p. 854.)) . Il explique toutefois en note de bas de page que « c’est bien d’une analogie, et seulement d’une analogie, que nous parlons ici. Nous savons que le temps est irréversible. Il s’agit d’une correspondance spirituelle, non d’une copie littérale. Il ne s’agit pas de revenir matériellement au moyen âge, mais de s’inspirer de ses principes » ((. Ibid., p. 854. Souligné par nous.)) . Ainsi, alors que dans Antimoderne il voulait « restituer » les principes politiques de la société médiévale, Maritain semble désormais vouloir seulement s’en « inspirer ».
C’est dans Science et Sagesse — ouvrage composé à partir des leçons faites à l’Angelicum, à Rome, en mars 1934 — et surtout dans Humanisme Intégral — ouvrage également composé à partir de cours à l’université de Santander, en Espagne, en août de la même année, et sous-titré Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté — que Maritain opère véritablement une rupture, tout en laissant paraître une même fidélité aux principes thomistes qu’il avait défendus jusqu’alors en matière politique.

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28 Nov 2009

La raison démocratique dans les limites du religieux par La Rédaction

S’inspirant de Tocqueville et de Bataille auxquels il a déjà consacré quelques écrits, l’auteur, actuellement professeur à Washington (The Catholic University of America), propose une réflexion, dans un style incisif, sur les rapports entre religion et démocratie.

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Loin de s’opposer, dit-il, celles-ci sont en réalité complémentaires. Seule la religion guérit l’homme du nihilisme et lui permet de supporter les souffrances du présent en plaçant « le but final de la vie après la vie ». L’homme est habité par un « désir d’infini et de totalité » qui le place face à une alternative : « Rejoindre ou remplacer Dieu ». Contrairement à la démocratie américaine, la pensée des Lumières françaises « s’est contentée de nier le sacré en entretenant l’illusion d’un monde pliable et façonnable aux lois de la Raison ». Ce faisant, non seulement elle méconnaît « l’instinct religieux » inhérent à tout être humain, mais, en voulant affranchir l’homme de sa finitude, elle le conduit aussi à le priver de la « latitude de regarder en avant et vers la hauteur », engendrant « abrutissement » et « déresponsabilisation ».
L’intuition de Tocqueville a été de « déduire la cohésion et l’équilibre des sociétés libres d’une limite invisible restreignant le pouvoir de l’homme ». Au fond, cet essai est une méditation sur la nécessité de la « limite » en démocratie et d’un « bon usage du religieux », lequel est appelé à être non plus l’ennemi de la raison, mais « sa source et son prolongement spirituels », qui la « rappelle au courage de l’humilité en lui désignant ses limites ». C’est dans cette perspective que l’auteur se livre à une critique très pénétrante du débat entre J. Derrida et J. Habermas au sujet du terrorisme et des attentats du 11 septembre et met au jour leur présupposé commun : malgré leurs apparentes différences, l’un et l’autre déduisent « le réel d’un système langagier parfaitement autonome, indépendant d’une Cause supérieure » et « se rejoignent dans la négation d’une instance transcendante de nature religieuse ». Ce que l’auteur appelle la « terreur intellectuelle à l’âge postmoderne » est cette négation de toute transcendance religieuse — laquelle s’inscrit d’ailleurs, au vrai, dans le mouvement même de la modernité —, qui aboutit par contrecoup à favoriser le terrorisme islamique.
« Mettre au jour l’imposture postmoderne » consistant à substituer à la religion le « culte d’un langage autoréférentiel » source de relativisme et d’arbitraire, telle est, en définitive, l’ambition de cet essai, qui contient par ailleurs des analyses intéressantes sur les sociétés ouvertes face au terrorisme, question à laquelle J.-M. Heimonet a consacré d’autres ouvrages.

(note: cet article a été publié dans Catholica, n. 99, pp. 142-143)

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