Revue de réflexion politique et religieuse.

Le piège de la sur­en­chère éco­lo­giste

Article publié le 12 Juin 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 103, pp. 140–142]

La Facul­té de théo­lo­gie d’Angers a orga­ni­sé le 17 mai 2008 un col­loque inti­tu­lé « Eco­lo­gie et créa­tion, enjeux et pers­pec­tives pour le chris­tia­nisme d’aujourd’hui ». L’objectif affi­ché de ce col­loque — dont les actes ont été publiés sous la direc­tion de Mgr Sten­ger, évêque de Troyes ((. Mgr Marc Sten­ger (dir.), Eco­lo­gie et créa­tion, Uni­ver­si­té catho­lique de l’Ouest, Parole et Silence, octobre 2008, 18 €.))  — était de « mon­trer l’attrait du chris­tia­nisme pour les pro­blèmes éco­lo­giques, ses prises de posi­tions actuelles, et les solu­tions qu’il entend appor­ter au débat public, au pot com­mun » (p. 10). Mais en réa­li­té, il semble que l’objectif d’un cer­tain nombre d’interventions était plu­tôt de dis­cul­per l’Eglise d’avoir igno­ré, ou pire encou­ra­gé la des­truc­tion de la nature, en démon­trant qu’au contraire, les catho­liques ont été les pion­niers de l’écologie, de « la pro­tec­tion de l’environnement » et du « déve­lop­pe­ment durable ». L’approche à la fois « défen­sive » et « contre-offen­sive » de la pro­blé­ma­tique éco­lo­gique peut ain­si <br />don­ner l’impression au lec­teur que l’Eglise cherche à rat­tra­per son retard et se lance mal­adroi­te­ment dans la sur­en­chère éco­lo­gique. A la pointe de l’épiscopat fran­çais sur les ques­tions éco­lo­giques (notam­ment en tant que pré­sident de Pax Chris­ti France), Mgr Sten­ger inau­gure ce col­loque en appor­tant une double réfu­ta­tion : le chris­tia­nisme ne recon­naît pas la tyran­nie de l’homme sur la créa­tion et le Saint-Siège n’est pas cou­pable d’avoir gar­dé le silence sur la crise éco­lo­gique contem­po­raine. Por­tée en 1967 par le pro­fes­seur amé­ri­cain d’histoire médié­vale Lynn Town­send White, la pre­mière accu­sa­tion repose sur une inter­pré­ta­tion mal­hon­nête de la Genèse : en ensei­gnant que Dieu a deman­dé à l’homme de « domi­ner » la Terre, le judéo-chris­tia­nisme aurait jus­ti­fié l’exploitation immo­dé­rée de la nature. Cette thèse a depuis été lar­ge­ment remise en cause ((. Voir par exemple Fran­çoise Cham­pion, « Reli­gions, approches de la nature et éco­lo­gies », Archives des Sciences sociales des reli­gions, n. 90, avril-juin 1995, pp. 39–56. ))  et l’on peut s’étonner que Mgr Sten­ger y consacre la moi­tié de son inter­ven­tion. L’autre réfu­ta­tion appor­tée par l’évêque de Troyes porte sur le pré­ten­du silence du Saint-Siège en matière d’environnement. Pour dis­cul­per le Vati­can, Mgr Sten­ger démontre que depuis le mes­sage adres­sé par Paul VI à la confé­rence de Stock­holm en 1972, les papes n’ont jamais ces­sé de dénon­cer la des­truc­tion de la nature et le gas­pillage de ses res­sources.
On ter­mine ain­si la lec­ture de cette inter­ven­tion avec l’impression que, comme tout le monde, l’Eglise a décou­vert les pro­blèmes éco­lo­giques dans les années 1970, et qu’elle est désor­mais entrée dans la ronde éco­lo­giste. C’est d’ailleurs ce que semble accré­di­ter la troi­sième par­tie du col­loque consa­crée à la créa­tion de la nature à tra­vers l’art : les œuvres étu­diées dans deux des trois inter­ven­tions (tapis­se­ries de Lur­çat et de Dom Robert, ain­si que l’opéra Saint Fran­çois d’Assise d’Olivier Mes­siaen) datent de la seconde moi­tié du XXe siècle comme si les deux mil­lé­naires d’art chré­tien qui ont pré­cé­dé cette période n’existaient pas. Pour­tant, la phi­lo­so­phie chré­tienne n’a‑t-elle pas tou­jours pro­mu un rap­port har­mo­nieux de l’homme avec la nature ? N’a‑t-elle pas tou­jours subor­don­né l’usage des biens natu­rels au res­pect de l’ordre natu­rel ? Rien de cela ne trans­pa­raît dans les inter­ven­tions sui­vantes où les fio­ret­ti de saint Fran­çois et la poé­sie de cer­tains grands mys­tiques médié­vaux sont pré­sen­tés comme étant les seuls aspects éco­lo­giques de la tra­di­tion chré­tienne.
Si l’on en croit Jean Bas­taire, écri­vain catho­lique estam­pillé, l’Eglise serait ain­si cou­pable de n’avoir pas lais­sé se déve­lop­per la « théo­lo­gie » avant-gar­diste de saint Fran­çois d’Assise : alors que le Pove­rel­lo pro­cla­mait la fra­ter­ni­té de l’homme avec toutes les créa­tures de l’Unique Père com­mun de tous les êtres, saint Bona­ven­ture aurait réduit cette pater­ni­té à un « prin­cipe pre­mier » sépa­rant l’homme de son envi­ron­ne­ment. La pen­sée fran­cis­caine se serait ain­si pri­vée d’une théo­lo­gie bien plus res­pec­tueuse de la nature grâce à laquelle l’Eglise aurait pu être à l’avant-garde de l’écologie : « Qu’on ima­gine ce qu’un Nico­las Hulot pour­rait faire aujourd’hui à la lumière de l’Evangile ! Mais aucun dis­ciple de Fran­çois n’a été invi­té au Gre­nelle de l’environnement » (p. 35).
Cette sup­po­sée théo­lo­gie du Can­tique de Frère Soleil est éga­le­ment reprise dans l’intervention sui­vante par Jean Gaillard, pré­sident de l’Association catho­lique pour le res­pect de la créa­tion ani­male. Ce der­nier appelle de ses vœux un aggior­na­men­to théo­lo­gique de l’Eglise afin de tenir compte d’un pré­ten­du chan­ge­ment des men­ta­li­tés en ce qui concerne les ani­maux. Il fau­drait que les théo­lo­giens s’interrogent sur « la nature des ani­maux : pour­quoi n’auraient-ils pas des droits, dif­fé­rents de ceux des hommes mais réels ? Pour­quoi le prin­cipe qui les anime, leur âme, serait-il anéan­ti à la mort ? » (p. 43). Il fau­drait ain­si faire entrer dans le caté­chisme « le devoir de res­pec­ter les êtres vivants […] et aus­si de prier de temps en temps pour eux » (p. 42). Et cet aggior­na­men­to serait d’autant plus urgent qu’un grand nombre de catho­liques se sont paraît-il détour­nés de leur reli­gion étant cho­qués par le silence voire l’hostilité de l’Eglise à la condi­tion ani­male. Il fau­drait donc que l’Eglise remette en cause sa théo­lo­gie tra­di­tion­nelle et notam­ment cette de saint Tho­mas d’Aquin, selon qui « seul l’Homme a une valeur réelle, étant créé à l’image de Dieu ; tout a été créé pour lui et il use de tous les élé­ments de l’univers, même des êtres vivants, libre­ment en fonc­tion de ses besoins et de ses inté­rêts » (p. 41).
Ces sug­ges­tions de Jean Gaillard reposent sur une mécon­nais­sance mani­feste de la théo­lo­gie de saint Tho­mas d’Aquin : le Doc­teur Angé­lique n’a jamais sou­te­nu que les ani­maux n’ont aucune valeur et que l’homme peut en faire n’importe quoi. Cette accu­sa­tion convient beau­coup mieux à Des­cartes et à son méca­ni­cisme selon lequel les ani­maux sont des « machines de terre » que l’homme peut démon­ter sans états d’âme. Pour saint Tho­mas, au contraire, il n’est per­mis de tuer les ani­maux que lorsque cela est néces­saire à un usage légi­time (IIa, IIae, Q. 64, art. 1). Mais cela n’implique aucu­ne­ment que l’homme doive mépri­ser les ani­maux : « Nous pou­vons aimer de cha­ri­té les êtres dépour­vus de rai­son, comme des biens, que nous dési­rons pour les autres, en tant que, par la cha­ri­té, nous vou­lons la conser­va­tion de ces êtres pour la gloire de Dieu et l’utilité des hommes. Et de cette façon Dieu les aime aus­si de cha­ri­té » (IIa, IIae, Q. 25, art. 3).
La prin­ci­pale carence de ce col­loque porte ain­si sur un expo­sé clair et pré­cis de la phi­lo­so­phie chré­tienne de la créa­tion. Syn­thé­ti­sée (notam­ment par saint Tho­mas d’Aquin) avec la phi­lo­so­phie clas­sique héri­tée de l’Antiquité, la phi­lo­so­phie chré­tienne n’a pas à se jus­ti­fier d’avoir été en retard ou en avance sur le mou­ve­ment éco­lo­giste. Fon­dée sur l’ordre natu­rel à par­tir duquel la rai­son peut recon­naître la loi natu­relle, la phi­lo­so­phie chré­tienne est intrin­sè­que­ment « éco­lo­gique » (si l’on entend par éco­lo­gie la science des mutuelles rela­tions de tous les orga­nismes vivants). Enca­dré par la loi natu­relle et le droit natu­rel, l’usage des créa­tures par l’homme est stric­te­ment pro­por­tion­né à l’ordre natu­rel des choses, ce qui exclut toute forme de gas­pillage, de pol­lu­tion irré­ver­sible ou de des­truc­tion gra­tuite. Une seule inter­ven­tion aborde ce point en sou­li­gnant, mais de manière trop « timide », la dimen­sion éco­lo­gique de la phi­lo­so­phie antique (Pas­cal Muel­ler Jour­dan, pp. 99–110).
Cela étant rap­pe­lé, en dehors d’une pers­pec­tive his­to­rique, il est peu utile de cher­cher à démon­trer, comme Oli­vier Lan­dron, que cer­tains catho­liques ont été les pion­niers de l’agriculture bio­lo­gique (pp. 57–71), ou, comme Jean Pierre Ribaut, de se ras­su­rer en réca­pi­tu­lant les actions des dif­fé­rentes Eglises d’Europe en matière d’écologie (pp. 47–56). Cher­cher à tout prix à mon­trer l’activisme éco­lo­gique des catho­liques et de l’Eglise risque en effet de conduire à la sur­en­chère, c’est-àdire à l’écologie radi­cale dont les relents mal­thu­siens voire ter­ro­ristes sont pour­tant bien décrits par Laurent Lar­cher (pp. 75–81). Les évo­lu­tions théo­lo­giques sou­hai­tées en faveur de l’âme des ani­maux et de leurs droits confirment les dan­gers de ce mimé­tisme.

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