Revue de réflexion politique et religieuse.

Gilles Rou­thier : un concile mal inter­pré­té

Article publié le 6 Fév 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Une lec­ture de l’ou­vrage de Gilles Rou­thier, La récep­tion d’un concile, Cerf, février ‑1993

Gilles Rou­thier a pré­sen­té une thèse à l’Institut catho­lique de Paris (juin 1991) et en Sor­bonne.

Le titre en était : La récep­tion de Vati­can II dans une Eglise locale – L’exemple de la pra­tique syno­dale de l’Eglise de Qué­bec (1982–1987). Pour la publi­ca­tion l’éditeur a rete­nu les pro­lé­go­mènes métho­do­lo­giques, à savoir la pre­mière par­tie de la thèse, sub­stan­tiel­le­ment aug­men­tée, avec tout l’appareil de notes et la biblio­gra­phie : cela repré­sente une réflexion sur la « récep­tion » d’un concile dans la ligne de publi­ca­tions sur le même thème, comme celles, entre autres, de G. Albe­ri­go, D. Menoz­zi, H. J. Pott­meyer. Pour dire les choses de manière som­maire, le livre ain­si cali­bré vou­drait relan­cer le débat sur le fait que Vati­can II n’a pas encore reçu toute son appli­ca­tion et qu’il faut évi­ter l’enterrement de son esprit. Le reproche qu’on pour­rait lui adres­ser est de faire comme si Vati­can II était un concile comme les autres, et donc comme si sa récep­tion très sin­gu­lière pou­vait s’examiner conjoin­te­ment avec les autres récep­tions de conciles.

Or c’est toute la ques­tion. Cepen­dant des publi­ca­tions comme celle-ci sont aptes à pro­vo­quer, comme on dit, la mise à plat des pro­blèmes. Il est en effet par­ti­cu­liè­re­ment oppor­tun de s’opposer à tout enfouis­se­ment subrep­tice des ques­tions brû­lantes, tac­tique qui, outre son manque d’honnêteté intel­lec­tuelle néces­sai­re­ment sanc­tion­né à terme, ne règle stric­te­ment ‑rien.
On se repor­te­ra spé­cia­le­ment à ce que G. Rou­thier écrit (pp. 101 ss.) sur les dif­fé­rents scé­na­rios pos­sibles — et qui peuvent se com­bi­ner — d’ « effec­tua­tion » d’un concile (il vise bien sûr le der­nier en date). Ceux qu’on peut qua­li­fier de réac­tion­naires : on essaie d’endiguer le renou­veau en fai­sant le mini­mum de réformes ou bien en fai­sant des réformes écla­tantes sans chan­ger la réa­li­té ; ou encore, la réforme est pure­ment spi­ri­tuelle et ne trouve pas à s’actualiser effi­ca­ce­ment dans une forme ins­ti­tu­tion­nelle. Ceux qu’on peut qua­li­fier de pro­gres­sistes : on opère des réformes ins­ti­tu­tion­nelles, spé­cia­le­ment litur­giques, pour une trans­for­ma­tion en pro­fon­deur des men­ta­li­tés (bon scé­na­rio, selon G. Rou­thier, mais insuf­fi­sant) ; ou bien on adopte des manières ins­ti­tu­tion­nelles nou­velles, qui ne s’inspirent pas du concile mais de l’esprit du temps (mau­vais scé­na­rio).
Gilles Rou­thier estime que c’est en gros cette der­nière hypo­thèse qui s’est réa­li­sée dans son dio­cèse d’origine. C’est pour­quoi on regrette que l’éditeur n’ait pas pu publier le corps même de sa thèse qui démonte les méca­nismes d’un « pro­ces­sus syno­dal » (G. Rou­thier qua­li­fie ain­si la nou­velle pra­tique de gou­ver­ne­ment  ecclé­sial).
Il y explique que dans le dio­cèse exa­mi­né la démo­cra­ti­sa­tion vou­lue par l’esprit du Concile n’a été qu’apparente. « C’est en débor­dant l’exploration de ce champ connu et iden­ti­fié [celui des orga­ni­grammes offi­ciels du dio­cèse] que l’on découvre le “sha­dow cabi­net” consti­tué d’un groupe de “cadres supé­rieurs” véri­tables “rain makers”.

C’est à l’occasion de la tenue de leurs “Lac à l’Epaule” ou de leurs réunions men­suelles que se prennent les orien­ta­tions fon­da­men­tales enga­geant le dio­cèse. Tout le reste s’inscrit dans la mou­vance de ces impul­sions et en subit l’influence. Une fois les déci­sions “pra­ti­que­ment” prises, les évêques [l’archevêque et ses auxi­liaires] joue­ront le rôle qui leur revient au même titre que les Conseils, les Orga­nismes, les ani­ma­teurs régio­naux, les pas­teurs et les conseils parois­siaux. Les évêques et les Conseils ont une fonc­tion de légi­ti­ma­tion. De plus, on réserve aux évêques un rôle moteur au moment de la mobi­li­sa­tion » (thèse dac­ty­lo­gra­phiée, p. ‑1063).

Il ne s’agit pas du com­plot de quelque groupe de pres­sion caché, mais tout sim­ple­ment du pro­ces­sus par lequel les spé­cia­listes appar­te­nant à la curie dio­cé­saine se sont consti­tués en véri­tables déci­deurs, repro­dui­sant ain­si un modèle aujourd’hui com­mun dans les entre­prises ou les admi­nis­tra­tions. Les « vices de fonc­tion­ne­ment et hié­rar­chies paral­lèles » de l’entreprise-diocèse rap­pellent donc des sché­mas bien connus : « La curie dis­pose d’une logis­tique impres­sion­nante qui fait gra­ve­ment défaut aux conseils : secré­ta­riat, recherche, per­ma­nents à temps com­plet ». Si bien qu’il y a, par exemple, un « Conseil dio­cé­sain de pas­to­rale » auprès de l’évêque éma­nant du cler­gé et des laïcs, mais c’est en fait une « Direc­tion du Ser­vice de la pas­to­rale » nou­vel­le­ment créée qui exerce la réa­li­té du pou­voir.

Sans doute y a‑t-il consul­ta­tion en per­ma­nence. Mais la « per­ver­si­té » de sa mise en œuvre la fait plu­tôt res­sem­bler à une mani­pu­la­tion des innom­brables comi­tés et « tables de tra­vail », sur­tout en rai­son de la cana­li­sa­tion des dis­cus­sions (le « tra­vail par objec­tif »).

On pour­rait ajou­ter qu’il y a dans les dio­cèses un phé­no­mène clas­sique de « des­po­tisme éclai­ré » : ces res­pon­sables dio­cé­sains, la soixan­taine, conci­liaires bon teint, sont per­sua­dés qu’ils sont les mieux à même « d’imposer la liber­té » et d’appliquer l’idéologie bien­fai­sante pour les pas­teurs et les fidèles (hier comme cham­pions des réformes, aujourd’hui comme gar­diens vigi­lants de ‑l’héritage). Il est patent en tout cas que des « dys­fonc­tion­ne­ments », non pas en tous points iden­tiques mais très sem­blables, se retrouvent dans les dio­cèses euro­péens, les confé­rences épis­co­pales, les synodes. Le juge­ment de fond de G. Rou­thier peut s’élargir bien au-delà des réformes de struc­tures du dio­cèse consi­dé­ré : l’élément sécu­lier domine et com­mande le renou­vel­le­ment. Il s’agit au total d’un « ajus­te­ment ins­ti­tu­tion­nel à la socié­té moderne et urbaine » (ibid., p. 1316).
Il est vrai aus­si, et G. Rou­thier le note au pas­sage, que le phé­no­mène exa­mi­né va se rétré­cis­sant : fidèles, per­son­nel ecclé­sias­tique, res­sources finan­cières. De nou­veaux équi­libres sont en passe de se consti­tuer. La confis­ca­tion des pou­voirs par une tech-nocra­tie clé­ri­cale ne sau­rait tenir très long­temps.

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