Revue de réflexion politique et religieuse.

L’offre de paix sépa­rée de Charles 1er d’Au­triche

Article publié le 7 Fév 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il y a quatre-vingt-dix ans s’a­che­vait la Grande Guerre. Plu­sieurs ten­ta­tives en faveur de la paix ont été entre­prises dès 1916. Une seule, pour­tant, a presque abou­ti, celle de l’empereur Charles Ier d’Au­triche, en 1917, connue sous le nom d’« affaire Sixte ». Cette offre de paix illustre une concep­tion de l’ordre inter­na­tio­nal fon­dée sur la jus­tice et l’é­qui­té et la recherche de la paix envi­sa­gée comme le pre­mier devoir d’un sou­ve­rain envers les peuples qui lui sont confiés.

Dès le len­de­main de son avè­ne­ment, le 22 novembre 1916, Charles Ier adresse à ses sujets ce res­crit : « Je veux tout faire pour ban­nir, dans le plus bref délai, les hor­reurs et les sacri­fices de la guerre et rendre à mes peuples les béné­dic­tions dis­pa­rues de la paix aus­si­tôt que le per­met­tront l’hon­neur des armes, les condi­tions vitales de mes Etats et de leurs fidèles alliés et l’en­tê­te­ment de nos enne­mis. […] Ani­mé d’un amour pro­fond pour mes peuples, je veux consa­crer ma vie et toutes mes forces au ser­vice de cette haute tâche » ((Prince Sixte de Bour­bon, <i>L’offre de paix sépa­rée de l’Au­triche, </i>Plon, 1920, p. 36.)) .
Le 12 décembre 1916, les ministres des Affaires étran­gères de Vienne et Ber­lin adressent aux Alliés une note sur la paix qui est reje­tée par l’En­tente le 31 décembre, jour du cou­ron­ne­ment de Charles comme roi apos­to­lique de Hon­grie. Charles n’au­ra de cesse d’in­sis­ter auprès de son allié alle­mand pour qu’il recherche la paix avec lui. Ain­si écrit-il par exemple le 2 jan­vier 1917 à Guillaume II : « [M]on idéal, que vous approu­vez cer­tai­ne­ment, est de favo­ri­ser le désir du monde entier : par­ve­nir enfin à des négo­cia­tions sérieuses et accep­tables pour nos peuples et pour l’hu­ma­ni­té. C’est là notre devoir » ((Cité par Michel Dugast Rouillé, <i>Charles de Habs­bourg, </i>éditions Racine, Bruxelles, 2003, p. 65.)) .

L’empereur, connais­sant l’in­fluence des milieux pan­ger­ma­nistes et de l’ar­mée sur la diplo­ma­tie aus­tro-hon­groise, décide d’employer éga­le­ment d’autres voies, se rap­pe­lant sans doute une lettre que le prince Sixte de Bour­bon-Parme, fils du der­nier duc régnant de Parme, Robert, avait adres­sée en jan­vier 1915 à sa sœur, alors l’ar­chi­du­chesse Zita ((On ne sau­rait trop sou­li­gner l’in­fluence de l’im­pé­ra­trice Zita dans l’offre autri­chienne. Voir notam­ment Antoine Redier, <i>Zita, prin­cesse de la paix, </i>La revue fran­çaise (éd.), 1930, en par­ti­cu­lier pp. 123–219.)) , épouse du futur Charles Ier. Il charge ain­si sa belle-mère, la duchesse douai­rière de Parme, d’ex­po­ser à ses fils, Sixte et Xavier ((Tous deux servent depuis le 25 août 1915 dans l’ar­tille­rie belge, la France ayant décli­né leur offre de rejoindre ses armées.)) , qu’elle ren­contre en Suisse le 29 jan­vier 1917, son « désir […] de [les] voir pour s’en­tre­te­nir direc­te­ment avec [eux] de la paix » ((Bour­bon, <i>op. cit., </i>p. 39.)) , ou, si venir à Vienne leur parais­sait impos­sible, il leur pro­pose d’en­voyer en Suisse une per­sonne de confiance pour leur com­mu­ni­quer ses vues. Seule cette der­nière éven­tua­li­té semble envi­sa­geable aux princes qui veulent tou­te­fois en réfé­rer d’a­bord à Paris. Les princes indiquent comme préa­lables du point de vue fran­çais les points sui­vants : la res­ti­tu­tion de l’Al­sace et la Lor­raine de 1814 ((C’est-à-dire avec Lan­dau et Saar­louis, per­dues au Congrès de Vienne, après les Cent-Jours.))  à la France sans aucune com­pen­sa­tion colo­niale ou autre, la Bel­gique res­ti­tuée et gar­dant le Congo, de même la Ser­bie, éven­tuel­le­ment agran­die de l’Al­ba­nie, et enfin Constan­ti­nople aux Russes.
Le 22 jan­vier 1917, Wil­son pro­clame le droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes ((Le dixième des Qua­torze Points de Wil­son énonce : « Aux natio­na­li­tés de l’Au­triche-Hon­grie, dont nous vou­lons voir la place pro­té­gée et assu­rée entre les nations, doit être accor­dée la pos­si­bi­li­té la plus libre pour une évo­lu­tion auto­nome ». Il n’est pas ques­tion de dépe­çage de la Monar­chie, une idée à laquelle les Etats-Unis sont venus beau­coup plus tard.)) . Le 1er février, l’Al­le­magne déclenche la guerre sous-marine à outrance, met­tant Charles, qui veut s’y oppo­ser, devant le fait accom­pli.
De retour à Paris, le prince Sixte ren­contre le 11 février 1917, par l’in­ter­mé­diaire de William Mar­tin ((W. Mar­tin, est, de par sa fonc­tion, en rap­port per­ma­nent avec le pré­sident Poin­ca­ré. Des contacts avaient été éta­blis avec lui, dès jan­vier 1916. Dans un second entre­tien, le 26 juillet, Mar­tin fait part à Sixte de la posi­tion de Poin­ca­ré : « Il faut que l’Au­triche sub­siste, dans notre inté­rêt. » (Bour­bon, <i>op. cit., </i>p. 17))) , chef du ser­vice du pro­to­cole au Minis­tère des Affaires étran­gères, Jules Cam­bon ((Le prince Sixte avait déjà ren­con­tré Jules Cam­bon le 23 novembre 1916. Celui-ci lui avait fait part de ses vues : « Pour moi, je dési­re­rais ne voir sub­sis­ter qu’une seule cou­ronne impé­riale, celle d’Au­triche, en rédui­sant la Prusse à son royaume. » (Bour­bon, <i>op. cit., </i>p. 30))) , secré­taire géné­ral du Quai d’Or­say, ancien ambas­sa­deur à Ber­lin.

De cet entre­tien res­sortent l’in­té­rêt pour le gou­ver­ne­ment fran­çais d’en­ta­mer des négo­cia­tions avec la Monar­chie, par l’in­ter­mé­diaire du prince Sixte, et le sou­hait, expri­mé par Cam­bon, d’une ren­contre entre le prince, le pré­sident Poin­ca­ré et Briand, alors pré­sident du Conseil.

Sixte repart donc pour la Suisse où il s’en­tre­tient avec le comte Tho­mas Erdô­di ((Charles, l’en­voyant en mis­sion, lui avait dit : « Mon unique but est de mettre fin le plus tôt à cette hor­rible tue­rie. [… ] Je veux contraindre mes alliés à une plus grande modé­ra­tion, quoique je n’aie pas l’in­ten­tion de les lâcher. » (cité dans Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 70))) , ami d’en­fance de l’empereur, les 13 et 21 février. Lors d’une pre­mière entre­vue, Erdô­di confirme l’ac­cep­ta­tion par Charles des condi­tions de Sixte mais, quant à la Ser­bie, l’empereur sou­haite la créa­tion d’un royaume sud-slave (you­go­slave) qui englo­be­rait la Bos­nie, la Ser­bie, l’Al­ba­nie et le Mon­té­né­gro et qui serait sous la dépen­dance de l’Au­triche, en écar­tant la dynas­tie Kara-geor­gé­vitch dont Vienne pense qu’elle avait trem­pé dans l’as­sas­si­nat de Sara­je­vo. L’i­dée d’une paix sépa­rée est accep­tée par les deux par­ties. Dans le second entre­tien, Erdô­di, après avoir confé­ré avec l’empereur, remet à Sixte une note osten­sible du ministre des Affaires étran­gères de la Monar­chie, le comte Czer­nin, amen­dée d’une note per­son­nelle et offi­cieuse de l’empereur, incon­nue de Czer­nin, par laquelle Charles déclare qu’il sou­tien­dra par tous les moyens la France vis-à-vis de l’Al­le­magne et exprime sa sym­pa­thie pour la Bel­gique. Il pré­cise que l’Au­triche « n’est abso­lu­ment pas sous la main alle­mande » et que son « seul but est de main­te­nir la Monar­chie dans sa gran­deur actuelle ».

Lors d’une entre­vue du prince avec Poin­ca­ré, le 5 mars, ce der­nier résume la situa­tion : « La filière à suivre sera donc celle-ci : obte­nir de l’Au­triche les quatre points essen­tiels ((Res­tait donc la ques­tion de la Ser­bie que l’Au­triche va finir par accep­ter.)) , com­mu­ni­quer ce résul­tat à l’An­gle­terre et à la Rus­sie sous une forme tout à fait secrète et voir s’il y a un moyen de s’en­tendre pour conclure un armis­tice secret. […] L’in­té­rêt de la France est non seule­ment de main­te­nir l’Au­triche, mais de l’a­gran­dir au détri­ment de l’Al­le­magne (Silé­sie ou Bavière) » ((Bour­bon, <i>op. cit., </i>pp. 67–68)) . Briand, consul­té par Poin­ca­ré le 6 mars, confirme cette approche. Déjà, l’on com­prend que les dif­fi­cul­tés vien­dront de l’I­ta­lie, mais Poin­ca­ré estime que les demandes ita­liennes pour­raient être com­pen­sées par des reprises sur l’Al­le­magne au pro­fit de la Monar­chie, ce que Charles refu­sa par la suite. La démis­sion de Lyau­tey, le 14 mars, entraîne la chute du minis­tère Briand, rem­pla­cé le 19 par le cabi­net Ribot, qui, tout en se décla­rant favo­rable à la pour­suite des négo­cia­tions, est net­te­ment plus réti­cent que son pré­dé­ces­seur.
Si l’é­qui­libre mili­taire per­dure entre les bel­li­gé­rants — l’Au­triche-Hon­grie ayant bat­tu à plu­sieurs reprises l’I­ta­lie sur l’I­son­zo —, la situa­tion de l’ar­rière devient dif­fi­cile tant dans la Monar­chie que dans le Reich.
De retour en Suisse le 19 mars, les princes sont pres­sés par Erdô­di de venir à Vienne pour dis­cu­ter avec l’empereur des moda­li­tés de son offre. Réti­cents, ils se rendent aux argu­ments de leur sœur : « Ne te laisse pas arrê­ter par des consi­dé­ra­tions qui, dans la vie cou­rante, seraient jus­ti­fiées. Pense à ces mal­heu­reux qui vivent dans l’en­fer des tran­chées, qui meurent par cen­taines tous les jours, et viens. » ((Bour­bon, <i>op. cit., </i>p. 82.))
Deux entre­tiens, les 23 et 24 mars, ont lieu dans le plus grand secret à Laxen­burg, aux­quels, outre les sou­ve­rains, Sixte et Xavier, assiste pour par­tie Czer­nin, que Sixte décrit comme « long, maigre et froid », réti­cent et si « flou qu’il est impos­sible de sai­sir le fond de sa pen­sée ». L’empereur insiste : « Il faut abso­lu­ment faire la paix, je le veux à tout prix […]. Mieux vaut donc consen­tir des arran­ge­ments équi­tables et je suis, pour ma part, tout dis­po­sé à le faire ». Tou­te­fois, il consi­dère que son devoir d’al­lié l’o­blige à ten­ter l’im­pos­sible pour ame­ner l’Al­le­magne à une paix juste et équi­table. Si cela ne mar­chait pas, il ferait la paix sépa­ré­ment. Le 24, il remet à Sixte une lettre auto­graphe ((Nul doute que cette lettre fut le fruit d’un tra­vail en com­mun, auquel Dugast Rouillé (op. <i>cit., </i>p. 82) pense que le prince Sixte a par­ti­ci­pé. Kovacs (op. <i>cit., </i>pp. 134 et 668) affirme qu’il y a eu 14 brouillons et qu’à Vienne on n’a­vait pas conser­vé de copie de la lettre fina­le­ment envoyée, si bien qu’il était impos­sible de savoir avec cer­ti­tude si la lettre publiée par Cle­men­ceau en avril 1918 était bien celle que l’empereur avait adres­sée aux puis­sances de l’En­tente.))  qui marque un grand suc­cès dans les négo­cia­tions en ce qu’elle adopte, sans réserve, la base pro­po­sée par Sixte en jan­vier pour ce qui est de la France, de la Bel­gique et de la Ser­bie, tout en réser­vant la ques­tion de Constan­ti­nople et des Détroits, compte tenu de la révo­lu­tion russe du 14 mars ((La Rus­sie révo­lu­tion­naire ne les reven­di­que­ra plus.)) . Rien n’est dit de l’I­ta­lie, Charles sou­hai­tant la média­tion de la France et de l’An­gle­terre. Il espère, après la fin du conflit, une alliance avec la France. Charles charge Sixte de trans­mettre secrè­te­ment sa lettre à la France et à l’An­gle­terre. Comme l’é­crit le prince Sixte, « les vues de l’empereur rela­tives à l’a­van­tage qu’offre tou­jours pour l’Eu­rope une paix de modé­ra­tion sur une paix de pré­pon­dé­rance marquent un sens poli­tique et un bon sens qui, mal­heu­reu­se­ment, ne sont pas com­muns ».

Après avoir lu la lettre de l’empereur, Poin­ca­ré déclare à Sixte, lors d’un troi­sième entre­tien, le 31 mars : « Il s’a­git donc, non point d’un armis­tice, mais d’une paix sépa­rée, des­ti­née à amoin­drir le bloc cen­tral, paix sépa­rée avec l’Au­triche qui, diplo­ma­ti­que­ment, se ran­ge­rait ensuite de notre côté » ((Bour­bon, <i>op. cit., </i>p. 104.)) , ajou­tant que l’o­pi­nion publique est, en France comme en Angle­terre, favo­rable à l’Au­triche — puis­qu’au­cun affron­te­ment entre leurs troupes n’a lieu jus­qu’à ce que les troupes fran­çaises et bri­tan­niques viennent ren­for­cer l’ar­mée ita­lienne après la débâcle de Capo­ret­to (9 novembre 1917) — et que Des­cha­nel, alors pré­sident de la Chambre, insiste pour que l’on fasse la paix avec l’Au­triche. Ribot, mis au cou­rant par Poin­ca­ré, décide d’al­ler trou­ver, le 11 avril, Lloyd George à Fol­kes­tone pour lui com­mu­ni­quer l’offre de Charles. A la lec­ture de la lettre impé­riale, le pre­mier ministre bri­tan­nique se serait écrié : « C’est la paix ! » ((Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 84, et Kovacs, <i>op. cit., </i>p. 155.)) . C’est alors que Ribot sou­haite mettre l’I­ta­lie au cou­rant des négo­cia­tions. Sixte, très réti­cent puisque la lettre n’est des­ti­née qu’à la France et à l’An­gle­terre, finit par y consen­tir dès lors que Ribot s’en­gage à son­der l’I­ta­lie d’une manière géné­rale, sans citer l’empereur ni pro­duire sa lettre. Un som­met est convo­qué à Saint-Jean-de-Mau­rienne entre Lloyd George, Ribot et Son­ni­no, ministre ita­lien des Affaires étran­gères, pour le 19 avril.

Sixte sou­haite s’as­su­rer que le secret des ouver­tures autri­chiennes sera gar­dé et, pour cela, ren­contre Lloyd George à Paris, le 18. Celui-ci lui déclare l’a­mi­tié anglaise envers l’Au­triche et son sou­hait de par­ve­nir à une paix avec celle-ci, cette paix devant néces­sai­re­ment englo­ber l’I­ta­lie.
En même temps, le 3 avril, Charles ren­contre à Bad Hom­burg Guillaume II pour ten­ter de l’a­me­ner à des vues paci­fiques rai­son­nables, offrant à l’Al­le­magne de lui céder gra­tui­te­ment la Gali­cie si elle-même res­ti­tuait l’Al­sace et la Lor­raine à la France. Devant le refus de Guil-laume ((Pol­zer-Hoditz, direc­teur de cabi­net de Charles, écri­vit ces lignes amères : « Avec quelle ardeur sin­cère l’empereur Charles s’ef­for­çait de conclure la paix, et comme l’empereur Guillaume s’in­gé­niait à trai­ter ses efforts de baga­telles » <i>(L’Empereur Charles, </i>Grasset, 1939, p. 169).)) , Charles lui fait adres­ser, le 13 avril, un mémo­ran­dum dénon­çant l’al­liance avec le Reich pour le 11 novembre 1917 au plus tard.

A la suite du refus de Son­ni­no qui exige outre la ces­sion du Tren­tin de langue ita­lienne, celle de Trieste, de la Dal­ma­tie et des îles de la côte dal­mate (les deux der­niers ter­ri­toires étant pour­tant très majo­ri­tai­re­ment peu­plés de Slaves et non d’I­ta­liens), le gou­ver­ne­ment fran­çais noti­fie le 22 avril à Sixte sa réponse néga­tive à l’offre impé­riale, tout en lais­sant la porte ouverte pour l’a­ve­nir, si la Monar­chie accep­tait de consi­dé­rer les reven­di­ca­tions ita­liennes ; Cam­bon pen­sant que Trieste ((Trieste était le prin­ci­pal port autri­chien depuis 1382. Ain­si que Son­ni­no lui-même l’a­vait recon­nu, « reven­di­quer Trieste [dont la popu­la­tion est mixte] comme un droit serait une exa­gé­ra­tion du prin­cipe des natio­na­li­tés » ( <i>Rassegna set­ti­ma­nale, </i>29 mai 1881, cité dans Bour­bon, <i>op. cit.,</i>p. 385).))  et Trente pour­raient faire l’af­faire.

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