Revue de réflexion politique et religieuse.

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22 Fév 2013

Augus­to Del Noce et l’idée de Moder­ni­té par Danilo Castellano

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 29, p. 30–37]

Les pen­seurs authen­tiques ne tiennent rien pour acquis. Au contraire, ils pro­blé­ma­tisent tout, à com­men­cer par les lieux com­muns pro­po­sés par la culture idéo­lo­gique et dif­fu­sés par ceux qui se décernent sou­vent le nom de phi­lo­sophes uni­que­ment parce que, par fonc­tions, ils s’occupent de ques­tions liées en quelque manière à la pen­sée.
Augus­to Del Noce est un pen­seur authen­tique, jure ple­no. Il a démon­tré qu’il l’était en réflé­chis­sant notam­ment sur le pro­blème de la moder­ni­té, en en fai­sant même un thème cen­tral de sa spé­cu­la­tion. On peut en effet affir­mer que cette réflexion ne l’a jamais quit­té, depuis l’ouvrage fon­da­men­tal Il pro­ble­ma dell’ateismo (Il Muli­no, Bologne, 1964) jusqu’à Rifor­ma cat­to­li­ca e filo­so­fia moder­na (Il Muli­no, Bologne, 1965), un livre peu lu bien que très inté­res­sant, depuis L’epoca del­la seco­la­riz­za­zione (Giuf­frè, Milan, 1970) et sa dis­cus­sion avec Ugo Spi­ri­to dans Tra­mon­to o eclis­si dei valo­ri tra­di­zio­na­li (Rus­co­ni, Milan, 1971), à son livre post­hume sur Gio­van­ni Gen­tile (Il Muli­no, Bologne, 1990).
En ce qui concerne le pro­blème de la moder­ni­té, Augus­to Del Noce a avan­cé une thèse suf­fi­sam­ment ori­gi­nale pour que, au prin­temps 1981, à l’occasion de son 26e congrès consa­cré pré­ci­sé­ment au « concept de moder­ni­té », le Centre d’Etudes phi­lo­so­phiques de Gal­la­rate — une asso­cia­tion de phi­lo­sophes de renom — ait jugé utile de l’inviter à venir y défendre sa thèse et à la confron­ter aux autres pers­pec­tives et inter­pré­ta­tions. Cette invi­ta­tion était une manière de recon­naître l’intérêt de l’interprétation del­no­cienne, en même temps qu’une mani­fes­ta­tion d’estime envers l’un des plus pres­ti­gieux maîtres de la phi­lo­so­phie contem­po­raine.
Mais pro­cé­dons par étapes. Il est connu que la culture phi­lo­so­phique moderne et contem­po­raine a pré­sen­té en sub­stance deux inter­pré­ta­tions du « moderne » : l’une idéa­liste lato sen­su, l’autre que nous pour­rions défi­nir comme catho­lique. L’une et l’autre attri­buent au terme moderne une signi­fi­ca­tion de valeur, non d’époque. Le moderne se carac­té­rise ain­si sur un plan théo­ré­tique, non pas his­to­rique, même s’il se mani­feste à l’intérieur de l’histoire moderne et contem­po­raine, en déter­mi­nant, ou tout au moins en influen­çant tous les autres choix théo­riques et pra­tiques qui dérivent de la « concep­tion » du moderne que l’on adopte.
La pre­mière, celle que nous avons défi­nie comme idéa­liste au sens large, voit dans la moder­ni­té l’aurore et le jour triom­phal de la sub­jec­ti­vi­té et de la liber­té. Pour recou­rir au mot de Hegel dans ses Leçons sur la Phi­lo­so­phie de l’Histoire, on pour­rait dire que la moder­ni­té est « [le jour] de l’Universalité, qui éclate enfin après la longue nuit, fer­tile en consé­quences et ter­rible du moyen âge ; jour qui se signale par la science, l’art et l’instinct de la décou­verte, c’est-à-dire, par ce qu’il y a de plus noble et de plus sublime que le génie humain, affran­chi par le chris­tia­nisme et éman­ci­pé par l’Eglise, repré­sente comme son conte­nu éter­nel et vrai » ((. G.W.F. Hegel, Vor­le­sun­gen über die Phi­lo­so­phie der Ges­chichte, trad. it. La Nuo­va Ita­lia, Flo­rence, 1967, vol. IV, p. 139.)) . En d’autres termes, la moder­ni­té signi­fie l’autonomie conquise en ver­tu du chris­tia­nisme et de l’Eglise ; mais elle ne res­te­rait pas elle-même si elle ne dépas­sait pas les posi­tions qui l’ont engen­drée et favo­ri­sée. Ce n’est que dans le pro­tes­tan­tisme, dit en effet Hegel, que se déve­loppe et mûrit « la liber­té sub­jec­tive de la ratio­na­li­té » ((. Ibid., p. 178.)) . La Réforme pré­sen­te­rait donc comme conte­nu essen­tiel la liber­té de l’homme : après le magis­tère de Luther et par sa ver­tu, mais sur­tout par suite du déve­lop­pe­ment des prin­cipes de la Réforme, cha­cun est maître de lui-même, patron abso­lu de sa propre conscience dans l’intériorité de laquelle advient l’évolution de l’esprit ((. Ibid., p. 185.)) . L’Eglise catho­lique, au contraire, ayant figé ses propres prin­cipes, se serait arrê­tée ((. Ibid., p. 155.)) , elle se serait cou­pée de la science, de la phi­lo­so­phie et de la lit­té­ra­ture huma­niste. Pour avoir main­te­nu et trans­mis la trans­cen­dance, elle aurait amé­na­gé sa propre déca­dence et sur­tout fait obs­tacle au déve­lop­pe­ment de l’esprit et de la liber­té ou, pour uti­li­ser une autre expres­sion de Hegel, fer­mé l’accès à l’autoconscience humaine dans laquelle « il n’y a plus de rébel­lion contre le divin, mais [où] éclate la meilleure sub­jec­ti­vi­té, celle qui sent en elle le divin » ((. G.W.F. Hegel, Vor­le­sun­gen über die Phi­lo­so­phie der Ges­chichte, op. cit., p. 145.)) .
L’histoire, en somme, serait carac­té­ri­sée par le pro­ces­sus d’immanentisation du divin dont la pen­sée, selon ce qu’écrira Gio­van­ni Gen­tile, com­mence à deve­nir consciente à par­tir du libre exa­men exer­cé par le pro­tes­tant ((. Cf. G. Gen­tile, Il moder­nis­mo e l’enciclica Pas­cen­di, in Il moder­nis­mo e i rap­por­ti fra reli­gione e filo­so­fia, San­so­ni, Flo­rence, 1962, p. 46.)) . Le chris­tia­nisme, en tant que reli­gion posi­tive et trans­cen­dante, ne serait par consé­quent rien d’autre qu’un moment pré­pa­rant la reli­gion de l’immanence. L’Eglise catho­lique en tant que « por­teuse de formes péri­mées et mortes d’inculture, d’ignorance, de super­sti­tion, d’oppression spi­ri­tuelle », serait des­ti­née à être éli­mi­née par la civi­li­sa­tion même qu’elle a contri­bué à engen­drer ((. Cf. Croce, Sto­ria d’Europa nel seco­lo deci­mo­no­no, Later­za, Bari, 1938, p. 26.)) .
Que vou­lait dire par là Bene­det­to Croce ? Augus­to Del Noce l’explique très bien dans un pas­sage de son livre Il cat­to­li­co comu­nis­ta. Croce vou­lait dire qu’« avec la Renais­sance et la Réforme avait com­men­cé un pro­ces­sus irré­ver­sible vers la déca­dence de la trans­cen­dance et du sur­na­tu­rel, que la recon­nais­sance de la ratio­na­li­té de ce pro­ces­sus était le signe de l’esprit moderne, qu’à l’inverse tout effort pour le nier ren­dait inin­tel­li­gible l’histoire de l’époque moderne, et que celui qui s’y obs­ti­nait devait en arri­ver à la « des­truc­tion de la rai­son », soit sous la forme d’une « phi­lo­so­phie de col­lège », soit sous celle d’un irra­tio­na­lisme expli­cite » ((. A. Del Noce, Il cat­to­li­co comu­nis­ta, Rus­co­ni, Milan, 1981, p. 77.)) .
La phi­lo­so­phie véri­table serait donc la com­pré­hen­sion de ce pro­ces­sus iné­luc­table, la « jus­ti­fi­ca­tion » de l’histoire en tant qu’épiphanie du divin. De cela on n’aurait pris conscience qu’à l’époque moderne, grâce sur­tout à Des­cartes qui, pour Hegel, « est le pro­mo­teur de la nou­velle phi­lo­so­phie » ((. Hegel, op. et vol. cit., p. 191.))  : « La conscience de la pen­sée a été déga­gée d’abord par Des­cartes de cette sophis­tique de la pen­sée qui ébranle tout. […] Son prin­cipe était : cogi­to, ergo sum. Ce qui ne devrait pas être com­pris comme s’il y avait là un syl­lo­gisme, et si ergo indi­quait une consé­quence des pré­misses, mais ce qui signi­fie que pen­ser et être sont une seule et même chose » ((. Ibid.)) .

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
5 Fév 2013

Ambi­guï­té et plé­ni­tude de l’inexprimable par Christophe Réveillard

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 98, p. 91–98].
La com­mé­mo­ra­tion bre­tonne du vingt-cin­quième anni­ver­saire de la mort de l’abbé Joseph Lemar­chand (1913–1980), prêtre du dio­cèse de Rennes, jour­na­liste, ani­ma­teur du ciné-club cultu­rel de la Chambre noire puis, à Paris, écri­vain dont le nom de plume fut Jean Suli­van et direc­teur de col­lec­tion chez Gal­li­mard, donne lieu à la publi­ca­tion d’un ouvrage tou­chant et riche d’informations, L’écriture insur­gée, publié sous la direc­tion de l’historien Yvon Tran­vouez ((. Yvon Tran­vouez (dir.), Jean Suli­van, l’écriture insur­gée, édi­tions Apo­gée, Rennes, 2007, 272 p., 20 €.)) . L’attachement à la per­sonne est par­tout pré­sent dans cette ten­ta­tive de pré­sen­ta­tion de l’intelligence de l’homme et de son œuvre. Et il faut bien admettre que de la pho­to de cou­ver­ture jusqu’aux ana­lyses les plus affi­nées des mul­tiples auteurs, c’est le mys­tère qui attire, le goût pour le para­doxe, l’ambiguïté jusqu’à la pro­vo­ca­tion de Suli­van, qui sai­sissent le lec­teur presque for­cé­ment atta­ché à la per­sonne au terme de ce voyage ini­tia­tique, et ten­té d’exprimer encore et encore l’intelligibilité de l’œuvre en rai­son de l’inaboutissement qu’il per­çoit confu­sé­ment.
Rien n’est simple avec Suli­van, sans qu’il se com­plaise non plus dans le com­pli­qué. Mais les auteurs pré­sen­tant, presque tous avec talent, sa cos­mo­go­nie par­ti­cu­lière se laissent éga­le­ment sou­vent aller à l’esthétique de leurs for­mules et sem­blant frô­ler le fond de sa pen­sée, ils n’en retiennent fina­le­ment qu’une cri­tique qu’ils qua­li­fient d’assez confor­miste et libé­rale du fonc­tion­ne­ment de l’Église, alors qu’elle n’en est en réa­li­té que la plus faible pré­misse. Les auteurs semblent sur­tout ne pas vou­loir se rendre compte com­bien la cri­tique de Suli­van peut extra­or­di­nai­re­ment bien s’appliquer au fonc­tion­ne­ment actuel de l’Église, de la « pra­tique » et de sa « repré­sen­ta­tion » de la foi, peut-être avec encore plus d’acuité qu’à l’époque pré- puis immé­dia­te­ment post­con­ci­liaire que vécut ce prêtre.
« L’exil, l’exode et l’intériorité », l’errance du pas­sant, la cri­tique phi­lo­so­phique et sociale de la moder­ni­té, mais c’est jus­te­ment aujourd’hui que ces pro­po­si­tions de Suli­van sont les plus dif­fi­ciles à vivre et à expri­mer face au choix du confor­misme ecclé­sial et intel­lec­tuel extrême qu’imposent la hié­rar­chie épis­co­pale et bon nombre de relais dio­cé­sains. Il appa­raît ain­si au lec­teur para­doxa­le­ment nour­ri des évé­ne­ments de la vie et de la pen­sée de Suli­van par des auteurs qui l’ont connu, que ceux-ci semblent n’avoir pas com­pris com­bien il se serait sen­ti bien plus étran­ger aux pan­to­mimes très nor­ma­li­sées de nos émi­nences contem­po­raines prin­ci­pa­le­ment fran­çaises, qu’aux rigueurs de la hié­rar­chie sociale de l’Église de son temps.
On ne peut ain­si pré­tendre à l’anachronisme des lignes sui­vantes de L’exode ((. Des­clée de Brou­wer, 1980, rééd. Cerf, 1988.))  face au pro­ces­sus de mora­li­sa­tion de la foi que l’on peut obser­ver chez ceux qui semblent avoir actuel­le­ment tout concé­dé sauf l’apparence d’un ordre moral : « Qu’on aime­rait sen­tir cir­cu­ler le vent des hau­teurs chré­tiennes à tra­vers les rocs déchi­que­tés des rigi­di­tés doc­tri­naires, pour révé­ler la rigueur évan­gé­lique qui exclut à jamais tout des­po­tisme moral » ; et plus tard, « Qu’est-ce que ce dieu men­tal ? Le dieu de puis­sance par exemple, celui qu’invoquent les pou­voirs, le garant de l’ordre et des pré­ju­gés. Ou bien le dieu clef de voûte qui jus­ti­fie de vieilles habi­tudes appe­lées par­fois valeurs et donne consis­tance à une vision du monde en la ren­dant cohé­rente » ((. Jean Suli­van, Dieu au-delà de Dieu, Gal­li­mard, 1968.)) .
D’ailleurs, sup­por­tant de plus en plus mal les « carences des notables ins­tal­lés » ((. « Jean Suli­van, acteur d’une ville en mou­ve­ment », Michel Denis in Jean Suli­van, l’écriture insur­gée, op. cit., p. 27.))  et les reproches sur le « non-confor­misme de sa pen­sée », l’abbé Lemar­chand aura démis­sion­né de sa charge auprès des étu­diants ren­nais et créé Dia­logues-Ouest (décembre 1949 — juillet 1954), un men­suel inten­tant un pro­cès à charge « contre une cer­taine chré­tien­té bre­tonne » mais sans épou­ser pour autant « aucun des accents libé­raux » ((. « Dia­logues-Ouest, miroir bri­sé », Yohann Abi­ven in ibid., p. 31.))  ; il faut cepen­dant remar­quer que cette clas­si­fi­ca­tion dans la caté­go­rie de l’intransigeantisme, « jour­nal issu de la tra­di­tion intran­si­geante », com­pris comme « la décli­nai­son catho­lique de l’antimodernité, le refus syl­la­bique des réqui­si­tions indi­vi­dua­listes et la phi­lo­so­phie moderne », doit tout à Emile Pou­lat régu­liè­re­ment cité dans l’ouvrage, et peut donc appa­raître comme sys­té­mique, Suli­van échap­pant en par­tie aux caté­go­ries. Par exemple, l’expérience jour­na­lis­tique de l’abbé Le-mar­chand le situe comme élé­ment du « dis­po­si­tif mis­sion­naire néo­tho­miste ini­tié par Léon XIII » mais sans connaître ni alté­ra­tion du dogme ni a for­tio­ri accep­ta­tion de la pers­pec­tive d’« une moder­ni­sa­tion carac­té­ri­sée par l’acquisition dans le camp catho­lique des valeurs fon­da­men­tales du monde moderne qui peuvent être ins­crites à l’intérieur du but final de l’Église » ((. Daniele Menoz­zi, « L’Eglise et la moder­ni­té : une rela­tion com­pli­quée », Valen­tine Zuber (dir.), Emile Pou­lat. Un objet de science, le catho­li­cisme, Bayard, 2000, p. 127.)) . Cepen­dant Dia­logues-Ouest n’est pas exempt du reproche d’avoir indi­rec­te­ment favo­ri­sé la liber­té de conscience et ses ten­ta­tions modernes sub­jec­ti­vistes. C’est déjà la marque d’une pre­mière limite de l’expérience suli­va­nienne.
Le constat du confor­misme fait appa­raître de nom­breuses réflexions per­ti­nentes et sonne à nos oreilles de façon éton­nam­ment contem­po­raine. « Le catho­li­cisme bre­ton [de l’époque] donne tous les signes d’un culte replet et satis­fait, aux mains d’une bour­geoi­sie indif­fé­rente aux misères sociales ». Ou encore « déchris­tia­ni­sa­tion ? Il vau­drait mieux par­ler d’exchristianisation, un peu comme si les vani­tés ecclé­sias­tiques, alliées aux inté­rêts bour­geois, avaient chas­sé les fidèles : « la com­mu­nau­té a été étouf­fée admi­nis­tra­ti­ve­ment » […] la bour­geoi­sie par­ve­nue est res­pon­sable du « désordre éta­bli, car ce pré­ten­du ordre finit par deve­nir le plus into­lé­rable des désordres […]. [Or] l’Église catho­lique ne cherche point le salut d’une élite seule­ment mais le salut des masses humaines » ». De même, à pro­pos de l’Action catho­lique, si le choix des moyens d’évangélisation « se cris­tal­li­sait sur l’option tem­po­relle, elle renie­rait alors l’intériorité ; que des croyants bran­dissent les for­mules, les slo­gans des par­tis comme des armes, avec une sécu­ri­té incroyable, qu’ils pré­tendent les uns et les autres annexer à leur pro­fit la reli­gion et la morale, voi­là l’imposture » ((. « Edi­to­rial », abbé Joseph Lemar­chand, Dia­logues-Ouest, jan­vier 1950.)) . A l’inverse, le jour­nal main­tient que « ce qui ne concorde pas avec la doc­trine du Christ ne concorde pas avec la Véri­té » ((. « Pro­pos du Soli­taire », Dia­logues-Ouest, mars 1952.))  et exprime dans la même veine la doc­trine clas­sique de la potes­tas indi­rec­ta, le modèle poli­tique sacer­do­ta­liste direc­te­ment issu des deux cités augus­ti­niennes. L’Église sanc­ti­fie l’ordre poli­tique ; il faut lire les très belles lignes dans Dia­logues-Ouest de décembre 1951 et de jan­vier 1952 ((. « Le Royaume de Dieu est un royaume inté­rieur », Dia­logues-Ouest, jan­vier 1952.))  notam­ment sur ce que le futur car­di­nal Jour­net avait écrit à pro­pos de la juri­dic­tion de l’Église sur la cité ((. Charles Jour­net, La juri­dic­tion de l’Eglise sur la cité, Des­clée de Brou­wer & Cie, Paris, 1931 (les articles cités plus haut et ce livre appa­raissent d’ailleurs de façon pré­mo­ni­toire comme des condam­na­tions sans appel d’un quel­conque « com­mu­nau­ta­risme catho­lique »).)) . On peut d’ailleurs rap­pe­ler que c’est la remise en cause de l’expérience de la démo­cra­tie-chré­tienne qui met­tra un terme défi­ni­tif à l’aventure de Dia­logues-Ouest en juillet 1954.

Rubrique(s) : Lectures critiques, Revue en ligne
15 Jan 2013

Cen­te­si­mus annus, le spi­ri­tuel et le tem­po­rel par Thomas Molnar

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 28, p. 34–38].
Le recul catas­tro­phique de l’Eglise dans la vie de la cité semble don­ner rai­son aux pen­seurs du laï­cisme qui célèbrent actuel­le­ment une vic­toire à laquelle, en réa­li­té, ils n’ont jamais cru. Les argu­ments qu’ont accu­mu­lés pen­dant des siècles liber­tins, libres pen­seurs, phi­lo­sophes des Lumières, libé­raux et socia­listes, portent à un point qu’une par­tie influente du cler­gé lui-même les reprend, sans par­ler des intel­lec­tuels, des publi­cistes et des pro­fes­seurs qui se voient jus­ti­fiés, et contents. Désor­mais il est inutile de com­battre l’ennemi et d’écraser l’Infâme, l’histoire elle-même s’en est char­gée. Les ins­ti­tu­tions-monstres dis­pa­raissent l’une après l’autre, nous dit-on : le nazisme, le com­mu­nisme sovié­tique, les des­potes du tiers monde, et l’Eglise s’affaiblit elle aus­si. Ce n’est pas encore la dis­pa­ri­tion ou l’absorption, disons dans la franc-maçon­ne­rie, mais c’est déjà le sta­tut accep­té d’un groupe de pres­sion, d’un lob­by. L’Eglise n’a pas davan­tage d’autorité, et nom­breux sont les plai­san­tins qui la com­parent à une entre­prise-géante, comme par exemple IBM, qui ven­drait, au lieu de para­pluies ou d’ordinateurs, la foi et ses ins­tru­ments répu­tés sacrés. La per­sé­cu­tion de l’Eglise dans le pas­sé se dérou­lait sur deux fronts : l’un était celui des princes cruels ou appar­te­nant à d’autres reli­gions, de Néron aux sho­guns japo­nais ; l’autre front était interne, notam­ment les héré­sies dont les aspi­ra­tions abou­tissent de nos jours à pri­ver l’Eglise de ses méca­nismes pro­tec­teurs, de son arma­ture ins­ti­tu­tion­nelle. Aus­si l’Eglise aujourd’hui n’a‑t-elle plus qu’un seul front où se battre : le moder­nisme, dont le mes­sage a tou­jours été iden­tique à tra­vers les siècles : inutile d’avoir une reli­gion — méca­nisme conso­la­teur contre le mal­heur — quand la socié­té est deve­nue par­faite. Ne sommes-nous pas d’heureux consom­ma­teurs de biens, d’avortement et de sexe, n’avons-nous pas les droits de l’homme, l’égalité et les experts qui sur­veillent notre bien-être ? Tant que deux régimes et deux super­puis­sances se par­ta­geaient la pla­nète, le débat sur le sys­tème idéal était per­mis ; en cette fin de siècle, inutile de dis­cu­ter, l’histoire a tran­ché. L’encyclique ne serait valable qu’en tant qu’elle sous­crit à la thèse triom­phante, capi­ta­liste, laïque, plu­ra­liste.
Le plus grave dans cette affaire n’est pas l’attaque, sou­vent iro­nique et irres­pec­tueuse, contre telle ency­clique ou tel docu­ment éma­nant de Rome. C’est qu’après deux mille ans de chris­tia­nisme les hauts lieux soient de nou­veau occu­pés par les anal­pha­bètes reli­gieux. Ima­gi­nons qu’au lieu de le mener à l’exécution, les geô­liers de saint Paul l’aient conduit chez Néron lui-même, entou­ré d’Agrippine, de Pop­pée, mais en l’absence de Sénèque, tom­bé en dis­grâce. L’Apôtre aurait eu à peu près la même chance d’être com­pris dans la Domus Aurea que son loin­tain suc­ces­seur dans les tables rondes télé­vi­sées en 1991. L’empereur lui aurait dit de ne pas déran­ger sa poli­tique impé­riale, les experts du moment enjoignent à Jean-Paul II de se tenir à l’écart de leur spé­cia­li­té, l’économie. En deux mil­lé­naires on n’a au fond rien appris — et rien oublié. Il n’est pas inutile, dans ces condi­tions, d’élucider l’arrière-plan phi­lo­so­phique dans laquelle Cen­te­si­mus annus a vu le jour et doit faire face à ses cri­tiques.
Choi­sis­sons comme guide l’érudit ita­lien Ernes­to Buo­naiu­ti, mort il y a une tren­taine d’années et contro­ver­sé toute sa vie de pro­fes­seur. Entre autres acti­vi­tés, il don­na une demi-dou­zaine de confé­rences devant l’association Era­nos, mise sur pied par le psy­cho­logue C. G. Jung et ses asso­ciés, à Asco­na, en Suisse. Les com­mu­ni­ca­tions d’Eranos sont encore aujourd’hui de la plus haute qua­li­té, élu­ci­dant les pro­blèmes his­to­riques et doc­tri­naux de la reli­gion, du mythe, de la psy­cho­lo­gie, de l’anthropologie, voire de la bio­lo­gie et de la science. Buo­naiu­ti lui-même y fai­sait ses com­mu­ni­ca­tions au milieu des années trente, puis en 1940 et 1941. Ce qui est remar­quable chez lui, c’est que, étant catho­lique, il accep­ta sa mar­gi­na­li­sa­tion par rap­port à l’esprit de l’époque qui souf­flait du côté de l’orthodoxie romaine. La thèse de Buo­naiu­ti n’est pas ori­gi­nale, et sa signi­fi­ca­tion n’est accen­tuée ici que pour mon­trer l’inanité et la super­fi­cia­li­té des « théo­lo­giens du capi­ta­lisme », conglo­mé­rat nord-amé­ri­cain face aux « théo­lo­giens de la libé­ra­tion » qui sont chez eux en Amé­rique du Sud — les uns et les autres sans fon­de­ment doc­tri­nal et sans connais­sances his­to­riques. Que dit Ernes­to Buo­naiu­ti qui devient tout à coup sym­pa­thique lorsqu’on le com­pare aux triom­pha­teurs éphé­mères convain­cus aux Etats-Unis que l’histoire est close, notam­ment avec la vic­toire de leur idéo­lo­gie ? Que l’immense nou­veau­té prê­chée par le Christ est une reli­gion de conver­sion, face aux reli­gions anté­rieures, toutes d’initiation magique.
Le Christ, bien qu’il ne soit pas sor­ti du cadre judaïque selon notre éru­dit (posi­tion évi­dem­ment très contes­table), ensei­gna la re-nais­sance de l’âme, une foi toute en inté­rio­ri­té, la sor­tie du maté­riel, l’orientation entiè­re­ment spi­ri­tuelle. Or, les dis­ciples ne l’entendirent pas de cette oreille, sur­tout Pierre (que Buo­naiu­ti appelle pru­dem­ment Céphas, son nom hébraïque), et ils cher­chèrent à construire une ins­ti­tu­tion qui sur­vi­vrait aux pre­mières années tumul­tueuses de la secte chré­tienne, acca­blée par le judaïsme d’un côté, par la paga­ni­tas gré­co-romaine de l’autre. Ici, notre Ita­lien se montre plus radi­cal que Fran­çois d’Assise ou Joa­chim de Flore, parce qu’il pense que l’organisation, presque dès le début, écra­sa l’inspiration christique/charismatique, et que l’Eglise ne figu­rait ni dans la pen­sée du Christ ni dans celle de Paul. C’était un pis-aller, celui de l’esprit ossi­fié, dis­ci­pli­né, bureau­cra­ti­sé. La seule dif­fé­rence entre le Christ et Paul est que ce der­nier a éten­du la nou­velle foi à tous les hommes dont il vou­lait trans­for­mer les impul­sions égoïstes et limi­tées en l’amour dans le Christ, une subli­ma­tion sur­na­tu­relle. C’est que le moi, sans cette trans­for­ma­tion, est haïs­sable tan­dis que le même sang spi­ri­tuel cir­cu­lant dans le corps social crée le corps mys­tique. L’opposition corps et âme cesse, l’esprit de la liber­té ne recon­naît que le corps du Christ dont nous sommes tous membres. Ce corps est tou­jours en for­ma­tion sans jamais être for­mé, de sorte que l’Eglise elle-même reste ce via­tor, ce pèle­rin qui ne peut pas dire qu’elle abou­tit, qu’elle est plé­nière, méri­tante, triom­phante. Cette Eglise spi­ri­tuelle (eccle­sia spi­ri­tua­lis, dit Buo­naiu­ti) est comme Abel face à Caïn, l’éternel voya­geur face au pécheur qui cherche la sta­bi­li­té et construit la Ville/institution pour s’y cacher contre l’ire de Dieu. La Ville/institution, de son côté, sert d’abri aux timides, aux pédants, aux sys­té­ma­tiques qui pensent ache­ter la rédemp­tion à l’aide de quelques for­mules et quelques actions pres­crites. Voi­là, on l’a recon­nu, le règne de Céphas, l’Eglise romaine. L’excès de Buo­naiu­ti n’est pas à démon­trer, c’est, à son tour, la for­mule des « idéa­listes » et des « enthou­siastes » qui ne voient pas le corps mais seule­ment l’âme, et qui, dans leur inno­cence, sont prêts à rava­ger et la terre et le ciel, les âmes ain­si que les corps. Pol Pot lui aus­si fut à la recherche de « com­mu­nistes purs » et mas­sa­cra trois mil­lions de ses conci­toyens. Saint Augus­tin et saint Tho­mas écrivent eux-mêmes qu’une socié­té par­fai­te­ment juste étant impos­sible sur cette terre, on ne réa­lise que des approxi­ma­tions, et encore.
Cepen­dant, il y a un grain de véri­té dans ce que pense Ernes­to Buo­naiu­ti. L’Eglise consiste en effet en deux tra­di­tions, à jamais oppo­sées, à jamais en dia­logue. L’Eglise n’appartient pas à César, mais les fidèles, en tant que citoyens, paient leurs oboles comme le Christ l’a com­man­dé. A chaque ins­tant, il y a enche­vê­tre­ment entre ce que le savant Ita­lien veut dis­tin­guer, ce qui est bien, mais aus­si dis­so­cier, ce qui est à condam­ner. Le miracle est qu’en dépit de tout, l’Eglise ne marche pas sur une corde raide, elle se trouve à l’aise dans les deux mondes qu’elle par­vient presque à réunir, de temps en temps. C’est son réa­lisme trans­cen­dant qu’il convient de ne pas perdre de vue.
Je ne sais si c’est une preuve contre Buo­naiu­ti, mais si Dieu a vou­lu que l’Eglise fût plon­gée dans le milieu gré­co-romain, il n’a pas envi­sa­gé qu’elle le fût sans les ins­tru­ments néces­saires pour l’existence ter­restre, je veux dire les ins­ti­tu­tions qui main­tiennent, cahin-caha, une com­mu­nau­té humaine, lui assu­rant la sur­vie et l’unité doc­tri­nale. Les plus grands pen­seurs de l’Antiquité, d’Aristote aux Stoïques et à Cicé­ron, éla­bo­raient les moda­li­tés de la Cité, que ce soit la polis, l’empire romain, voire la com­mu­nau­té humaine uni­ver­selle qu’envisagent Sénèque et Marc-Aurèle. Créer une Eglise éphé­mère ne pou­vait pas être l’objectif des fon­da­teurs du chris­tia­nisme, et Buo­naiu­ti se trompe lorsqu’il sup­pose que fon­der l’Eglise était un pis-aller de la part de la seconde ou troi­sième géné­ra­tion devant l’absence obs­ti­née de la parou­sie. Ces fon­da­teurs étaient assez réa­listes — c’étaient des juifs — pour savoir que le juge­ment der­nier n’était pas pour le len­de­main, et encore moins la méta­noia, la conver­sion de tous aux valeurs spi­ri­tuelles. Ce qui nous inté­resse sur­tout, tenant compte de Cen­te­si­mus annus et des contro­verses qu’elle sus­cite, c’est la réa­li­té des deux tra­di­tions aux­quelles l’Eglise tient abso­lu­ment, sans lais­ser se relâ­cher l’une ou l’autre. Les par­ti­sans du capi­ta­lisme, forts de ce qu’ils pensent être la vic­toire finale de leur cause (comme dans l’Internationale pro­lé­ta­rienne, il y a encore une ou deux décen­nies), reprochent à Jean-Paul II son « socia­lisme ». En Amé­rique, cer­tains milieux par­mi les plus influents l’ont même appe­lé « le der­nier socia­liste ». Inutile de dire que c’est faux. L’Eglise a col­la­bo­ré dès le début à la créa­tion et à la bonne marche de la Cité ter­restre, non pas dans le sens augus­ti­nien, mais his­to­ri­que­ment, lorsqu’il s’agissait d’assurer la tran­si­tion de l’empire romain aux royaumes bar­bares. En même temps, cepen­dant, l’Eglise garde en son cœur et par­mi ses pré­oc­cu­pa­tions le noyau de l’ecclesia spi­ri­tua­lis à laquelle elle ne pour­rait renon­cer sans se renier.
Buo­naiu­ti se trompe lorsqu’il fait trop pen­cher la balance dans une direc­tion, mépri­sant l’autre. L’Eglise, elle, repré­sente l’équilibre. Voi­là la rai­son qui inter­dit au pape de renon­cer à l’idée socia­liste. Le socia­lisme mar­xiste est à reje­ter, mais au fond pas parce que c’est le socia­lisme, mais du fait qu’il se consti­tue en un Etat/parti tota­li­taire, enle­vant ain­si aux hommes la pos­si­bi­li­té de se défendre contre l’exploitation éco­no­mique. En outre, mais les cri­tiques de l’encyclique ne portent pas sur ce point, la notion socia­liste reflète, même obs­cu­ré­ment, ce noyau mys­tique dont parle le savant Ita­lien. Une des « tra­duc­tions » ter­restres du corps mys­tique du Christ res­te­ra, peut-être d’une façon per­ma­nente, l’idée socia­liste. L’espoir ne s’éteindra jamais de voir dans l’assemblée des pauvres, des mar­gi­naux, des lais­sés-pour-compte, des esprits simples la figure lumi­neuse du Christ. Ce n’est pas le lan­gage, tant s’en faut, des réa­li­tés éco­no­miques, et on n’a pas de dif­fi­cul­té à démon­trer, ordi­na­teur sous la main, que la « richesse des nations » (concept d’Adam Smith) ne passe pas par la ligne ima­gi­naire de la dia­lec­tique riche/pauvre, propriétaire/salarié, actionnaire/ouvrier. L’idée sociale aura tou­jours sa place dans la doc­trine et dans l’enseignement catho­liques — ce qui per­met­tra à des gens comme Ernes­to Buo­naiu­ti de tirer la cou­ver­ture à eux — tan­dis qu’en face on aura la même ambi­tion. La véri­té catho­lique se trouve par consé­quent des deux côtés, comme bien sou­vent. Ce que les Buo­naiu­ti et leurs pré­dé­ces­seurs, l’Abbé Joa­chim, ensuite les Fra­ti­cel­li (gauche fran­cis­caine) n’apprécient pas est que si l’Eglise n’était pas ins­ti­tu­tion­nelle (ils diraient char­nelle, mon­daine), les autres ins­ti­tu­tions : l’Etat, la socié­té civile, la concur­rence éco­no­mique, écra­se­raient l’individu et le groupe, la famille et les moines. Une assem­blée de mar­gi­naux à la place de ce que nous appe­lons Eglise serait vite liqui­dée par les appé­tits envi­ron­nants, les pas­sions, la mau­vaise volon­té. D’où les com­man­de­ments de Jésus : recon­nais­sez, dit-il à ses fidèles, votre appar­te­nance par­tielle à la socié­té des hommes et ses ins­ti­tu­tions et lois ; pais mon trou­peau, dit-il à Céphas.
D’un autre côté, l’Eglise a régu­liè­re­ment été cri­ti­quée, et cela bien plus radi­ca­le­ment, par les repré­sen­tants d’autres reli­gions comme l’Islam, les boud­dhistes, etc. Un éru­dit isla­mo­logue comme Hen­ry Cor­bin voit dans l’engagement du Christ, puis de saint Paul, une ouver­ture dan­ge­reuse au monde, impos­sible à frei­ner et qui sert de pré­texte à la sécu­la­ri­sa­tion crois­sante des peuples chré­tiens. Le pro­blème tourne autour de l’Incarnation qui, pri­mo, abo­lit la dis­tance entre l’homme et la divi­ni­té, abo­lis­sant en même temps la vigueur et la poten­tia­li­té des média­teurs qua­si indé­pen­dants (ce n’est pas le cas des saints) ; et, secun­do, fait pen­cher la balance (il s’agit tou­jours du Christ incar­né) en direc­tion du côté humain de Dieu, par consé­quent de la rai­son de pré­fé­rence à la foi, etc. Vu par Cor­bin ou par Buo­naiu­ti, le chris­tia­nisme implante la dua­li­té ; vu par les païens, il met un terme à la mul­ti­pli­ci­té foi­son­nante du poly­théisme ; vu par les cri­tiques actuels de l’encyclique Cen­te­si­mus annus, Rome main­tient le dua­lisme Dieu/homme au lieu de se ran­ger, une fois pour toutes, auprès du monisme de l’homme seul. Le mar­xisme n’a pas dit autre chose : faites-nous des condi­tions édé­niques sur terre en orga­ni­sant et dis­tri­buant les res­sources, et nous éli­mi­nons Dieu et la reli­gion de l’univers men­tal de l’humanité. Obser­vons entre paren­thèses que les mar­xistes qui se disaient les vrais huma­nistes, un E. Bloch, un G. Lukacs, s’intéressaient au pro­blème éco­no­mique uni­que­ment comme à la voie royale vers un état de choses où le tra­vail devien­drait une par­tie minime de la jour­née, le reste du temps et de la vie étant consa­cré à l’épanouissement cultu­rel. Muta­tis mutan­dis, les capi­ta­listes modernes sont du même avis, le conflit entre eux et les mar­xistes ne porte que sur les méthodes : com­ment orga­ni­ser les moda­li­tés de la production/distribution en vue d’abolir le tra­vail (les machines sont là pour se sub­sti­tuer aux hommes) et d’universaliser la culture. Bref, l’encyclique ne pou­vait, ab ovo, conten­ter tous ses lec­teurs car elle reste l’expression d’une vision du monde au car­re­four de nom­breuses ten­dances de la pen­sée pré-chré­tienne et moderne. Sa fonc­tion est de réaf­fir­mer des véri­tés et d’écarter les extrêmes. Non seule­ment du capi­ta­lisme et du socia­lisme, mais éga­le­ment ceux des divers monistes, mani­chéens et anti-incar­na­tion­nistes. La voie est étroite mais ne devient jamais un cul-de-sac.

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
18 Déc 2012

Du Spi­ri­tuel dans l’ordre lit­té­raire : la revue Vigile (1930–1933) par Didier Dantal

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 101, p. 105–114].

On connaît l’anecdote, rap­por­tée par Mau­riac dans ses Nou­veaux Mémoires inté­rieurs. Un jour, Ber­nard Gras­set en visite chez un ami aper­çoit sur une table un numé­ro de la revue qu’il édite depuis quelques mois : « Ah ! c’est vous, l’abonné de Vigile ! » ((. Gras­set arrê­te­ra d’ailleurs les frais au bout d’une année et ce sont les édi­tions belges Des­clée de Brou­wer qui pren­dront le relais, jusqu’à la dis­pa­ri­tion de la revue en 1933.))  La cause semble alors enten­due, Gide ayant par ailleurs, dans son Jour­nal, qua­li­fié l’entreprise, semble-t-il une fois pour toutes, de « monu­ment d’ennui ».
Fort bien. Mais recon­nais­sons que Gide n’était sans doute pas tota­le­ment objec­tif lorsqu’il jugeait ain­si celle qui se vou­lut la « NRF catho­lique » de son temps et qui, de fait, selon le meilleur spé­cia­liste du sujet, a bel et bien repré­sen­té « la seule véri­table ten­ta­tive de mettre sur pied une revue catho­lique spé­ci­fi­que­ment lit­té­raire » ((. Her­vé Ser­ry : « Vigile (1930–1933) ou l’impossible revue lit­té­raire catho­lique », in Nais­sance de l’intellectuel catho­lique, La Décou­verte, coll. « L’espace de l’histoire », 2004, p. 328.)) .
D’autre part, il n’est que de relire Vigile aujourd’hui — douze numé­ros parus entre 1930 et 1933 ((. La pré­sen­ta­tion en a été par­ti­cu­liè­re­ment soi­gnée : « Un papier alfa du plus bel effet, un for­mat large qui sou­ligne l’austère sobrié­té de la cou­ver­ture blanche sim­ple­ment frap­pée du titre et des noms des col­la­bo­ra­teurs […] Le modèle reven­di­qué est Com­merce, une revue de luxe que Paul Valé­ry, dont Du Bos est un admi­ra­teur, publie depuis 1924. » (H. Ser­ry, op. cit., p. 334).))  — pour y décou­vrir un conte­nu d’une grande richesse, avec des col­la­bo­ra­teurs aus­si pres­ti­gieux que Paul Clau­del, Jacques Mari­tain, Gabriel Mar­cel, Jacques Rivière (pré­sent à tra­vers un « post­hume »), Etienne Gil­son ou l’abbé Bre­mond, sans oublier ses trois direc­teurs : l’abbé Alter­mann, Fran­çois Mau­riac et Charles Du Bos, en même temps qu’une grande varié­té de points de vue qui tient à une gageure : faire alter­ner spi­ri­tua­li­té et lit­té­ra­ture (ain­si, dès le pre­mier numé­ro, d’un côté les contri­bu­tions de l’abbé Alter­mann, Clau­del, Camille May­ran et Jacques Mari­tain, de l’autre celles de Coven­try Pat­more, Fran­çois Mau­riac et Charles Du Bos) ; un rythme extrê­me­ment vivant dont le texte en quelque sorte « mani­feste » serait l’essai majeur de Du Bos, « Du Spi­ri­tuel dans l’ordre lit­té­raire », qui paraît dans trois livrai­sons de la revue et que son auteur lais­se­ra mal­heu­reu­se­ment inache­vé.

La conver­sion après la conver­sion

C’est un fait que l’on compte une majo­ri­té de conver­tis par­mi les col­la­bo­ra­teurs de la revue : conver­tis de longue date comme Clau­del (1886), Mari­tain (1906) et l’abbé Alter­mann (1918) ; ou plus récents comme Du Bos (1927), Mau­riac (1928) et Gabriel Mar­cel (1929). Cer­tains d’entre eux sont d’origine juive (c’est le cas de Jean-Pierre Alter­mann et de Raïs­sa Mari­tain, tous deux émi­grés russes ; ou bien encore de René Schwob et de Max Jacob) ; d’autres viennent du pro­tes­tan­tisme (tels les Suisses Blaise Briod et Fran­çois Fos­ca) ; il y a même des ortho­doxes (comme le Prince Vla­di­mir Ghi­ka, rou­main de nais­sance, ordon­né prêtre en 1923, qui s’est fait catho­lique pour, dit-il, « être plus ortho­doxe » !).
Aus­si bien, tout chré­tien n’est-il pas, par nature et par voca­tion, un conver­ti, qu’étant né en dehors du chris­tia­nisme il le soit deve­nu, ou qu’il ait dû se conver­tir à sa reli­gion d’origine ? Mau­riac ne l’ignorait pas, ce qui ne l’a pas empê­ché, lui qui était né dans le catho­li­cisme et qui n’en est jamais sor­ti, d’envier ceux pour qui il avait été un choix et d’aller même jusqu’à sou­hai­ter perdre la foi pour connaître une telle expé­rience. Un pro­ces­sus que Charles Du Bos a fort bien décrit : « Certes, écrit-il, c’est une grâce de ne pas perdre la foi, que de ne pas pou­voir la perdre ; et ne pas savoir accep­ter le fait comme une grâce, c’est en un être le signe d’un état de grâce défi­cient. Et pour­tant, sur un plan tout psy­cho­lo­gique et humain, ce vœu secret qu’entretint naguère Mau­riac de perdre la foi pour la retrou­ver tra­duit avec une par­faite jus­tesse le sen­ti­ment qu’à de cer­taines heures le catho­lique inamo­vible est sus­cep­tible de nour­rir à l’égard des conver­tis. Ce n’est pas seule­ment qu’il s’éprouve lésé d’avoir été frus­tré du choix, c’est qu’avec nos­tal­gie il aspire à la fraî­cheur et au renou­vel­le­ment, et qu’il devine leur sur­abon­dance dans la conver­sion de ceux qui découvrent la foi ou la retrouvent. Sans doute mieux que qui­conque il sait que l’on peut se conver­tir à l’intérieur du Chris­tia­nisme, peut-être même entre­voit-il que la foi vécue n’est rien d’autre qu’une conver­sion conti­nuelle, et qui se conti­nue jusqu’au terme. Mais ce n’en est pas moins au début une tâche entre toutes mal­ai­sée et ingrate que de se conver­tir à ce à quoi déjà l’on croyait. » ((. Vigile, 3e cahier 1932, pp. 23–24.))
« A sem­blable voca­tion, ajoute Du Bos, Mau­riac était des­ti­né, et, au jour mar­qué, il allait l’accomplir avec le plus méri­toire et le plus lucide cou­rage ». C’est en effet en 1928 que se pro­dui­sit cette « recon­ver­sion », à l’issue d’une crise per­son­nelle et spi­ri­tuelle dont l’abbé Alter­mann aida l’écrivain à sor­tir.
Ce même Alter­mann, qui joua éga­le­ment un rôle déci­sif dans le retour à la foi de Du Bos, est d’ailleurs ici l’auteur de deux remar­quables essais sur le mys­tère de la conver­sion : un « Hom­mage » (qua­si obli­gé) à saint Augus­tin, lequel figure tout à la fois « le patron, le prince et le modèle des conver­tis », et un magni­fique « Tobie », pro­fonde et poé­tique para­phrase du livre biblique, où le per­son­nage cen­tral pré­fi­gure, aux yeux de son exé­gète, la conver­sion par excel­lence, celle d’Israël. Il est vrai que Jean-Pierre Alter­mann, ordon­né prêtre en 1925, est lui-même l’un de ces Juifs désa­veu­glés et illu­mi­nés, aux­quels Jésus-Christ s’est révé­lé : « A chaque géné­ra­tion qui passe, il en illu­mine quelques-uns. D’autres par ceux-là seront éclai­rés. » ((. Vigile, 2e cahier 1931, pp. 92–93.))  Aus­si s’il lui arrive de se déso­ler — « Israël, Israël, qu’as-tu fait de ton pri­vi­lège ?… » —, il n’ignore pas que pour cha­cun d’entre nous l’espérance est per­mise, et même qu’elle est un devoir. Se mani­feste alors l’amour que Dieu nous porte, sa com­pas­sion infi­nie à notre égard et sa « pater­nelle vigi­lance » sur nos âmes. Car il y a bien une « patience » divine qu’il faut prendre en consi­dé­ra­tion pour la louer, pour la sol­li­ci­ter, ou pour sim­ple­ment y répondre.

Des catho­liques qui écrivent

S’il ne s’agit pas, comme le pré­cise Charles du Bos, de faire « le pro­cès du génie », ce « pro­cès de l’orgueil, de l’explication par l’orgueil, qu’instruisent avec tant de faci­li­tés ceux que nul génie ne menace » ((. Vigile, 1er cahier 1932, p. 136.)) , on doit bien admettre cepen­dant que les intel­lec­tuels, les écri­vains, « ceux que l’Evangile désigne par le terme col­lec­tif de Scri­bae » ((. Paul Clau­del, Vigile, 2e cahier 1932, p. 56.)) , ceux-là se montrent sou­vent les plus réti­cents à se lais­ser tou­cher par la Grâce, négli­geant « les res­sources d’une Pro­vi­dence qui veut bénir leur état et les aider de toute manière » : « Il faut le recon­naître, observe l’abbé Alter­mann, les hommes à qui la qua­li­té inven­tive de leur génie, la luci­di­té, l’acuité de leur intel­li­gence, la fécon­di­té de leur ima­gi­na­tion assurent une vie intel­lec­tuelle puis­sante sont plus sou­vent vic­times que vic­to­rieux des risques de l’orgueil de l’esprit. Sur­prennent-ils en eux un retour­ne­ment de leur intel­li­gence humaine contre les vœux les plus cer­tains que l’Intelligence divine leur exprime, loin de s’en excu­ser ils s’en flat­te­raient au contraire, comme d’un signe de liber­té non bâtard et qua­si­ment comme d’une authen­tique digni­té. » ((. Vigile, 1er cahier 1930, pp. 49–50.))
Il faut dire que la situa­tion de l’artiste catho­lique fait pro­blème (pour user du mot qu’affectionne Du Bos). Dès lors qu’enfin remon­té de la beau­té des choses à la Beau­té incréée de Dieu, il se déclare catho­lique, l’écrivain devient aus­si­tôt sus­pect de par­ti pris, de visée apo­lo­gé­tique, voire de pro­sé­ly­tisme. C’est la rai­son pour laquelle les écri­vains de Vigile, refu­sant toute éti­quette qui ten­drait à faire du catho­li­cisme un « par­ti », pré­fè­re­ront se défi­nir comme des catho­liques qui écrivent (selon une for­mule de Mau­riac), qu’ils écrivent des romans, des essais, des poèmes, ou toute autre « lit­té­ra­ture ».
Ain­si rai­sonne, par exemple, Etienne Gil­son dans un texte inti­tu­lé « Exa­men de conscience », révé­la­teur de la crise intime que tous ces écri­vains vivent peu ou prou. Il y relève tout d’abord qu’aux yeux des « Esprits-libres » (du moins ceux qui se pré­tendent tels), « tout catho­lique est d’avance dis­qua­li­fié comme his­to­rien du seul fait qu’il est catho­lique ». Ces « Esprits »-là ne peuvent même conce­voir qu’on puisse accep­ter un dogme, une Eglise, une auto­ri­té, et ne pas se dépar­tir de son sens cri­tique. « Ce qu’ils me reprochent, conclut Gil­son, c’est d’être catho­lique et de pré­tendre écrire une his­toire qui, favo­rable dans ses conclu­sions au catho­li­cisme, se vante d’être telle qu’elle serait si je n’étais pas catho­lique. » ((. Vigile, 2e cahier 1932, p. 91.))
Reproche (celui de ver­ser dans l’apologie) que l’on adres­se­ra aus­si fré­quem­ment au roman­cier catho­lique, tou­jours ten­té par la « lit­té­ra­ture d’édification » : or, pré­cise Du Bos, « des deux sens que com­porte le vocable édi­fi­ca­tion, aucun n’est du res­sort du roman­cier qui doit éga­le­ment se gar­der et de construire la vie et de prê­cher à son sujet. » « Ni construc­teur, ni pré­di­ca­teur, le roman­cier catho­lique, pour­suit Du Bos, ne doit pas davan­tage être un apo­lo­giste : il ne lui appar­tient pas de riva­li­ser avec cette apo­lo­gie de la reli­gion chré­tienne dont les Pen­sées de Pas­cal nous livrent les sai­sis­sants torses épars. Que si, ayant res­ti­tué la vie humaine dans toute sa véri­té, il s’estimait en droit de déduire ou d’expliciter les ensei­gne­ments qu’à l’état impli­cite son œuvre recèle, même là il sor­ti­rait de ses attri­bu­tions, car déduire ou expli­ci­ter c’est en son cas chan­ger de plan, c’est déga­ger de l’humain une véri­té qui doit y res­ter enga­gée, c’est, sous pré­texte de ser­vir Dieu, se muer soi-même en un Deux ex machi­na. » ((. Vigile, 3e cahier 1932, pp. 14–15.))  Entre le roman­cier catho­lique et le « roman­cier tout court » la dif­fé­rence est donc moins de nature que de degré, le roman­cier catho­lique étant en défi­ni­tive plus plei­ne­ment roman­cier que son confrère qui refuse la trans­cen­dance et voit ain­si son champ d’investigation consi­dé­ra­ble­ment res­treint.

Rubrique(s) : Textes
19 Nov 2012

1968, ou l’avènement de « l’époque de la sécu­la­ri­sa­tion » par Massimo Tringali

[cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 62, p. 69–76]

Comme nous l’avions indi­qué dans le pré­cé­dent numé­ro, le Cen­tro Stu­di Augus­to Del Noce a orga­ni­sé à Savi­glia­no, les 26 et 27 sep­tembre 1998, sa troi­sième ren­contre de jeunes cher­cheurs s’intéressant à l’interprétation « trans­po­li­tique » de l’histoire, autour du thème : « La valeur para­dig­ma­tique du XXe siècle ita­lien ». Nous y revien­drons une fois que les actes en seront parus.
Mas­si­mo Trin­ga­li, qui a par­ti­ci­pé à l’animation de ces jour­nées aux côtés de Ber­nar­di­no Casa­dei, a déjà publié un ouvrage intro­duc­tif sur la méthode his­to­rique du phi­lo­sophe ita­lien (
Augus­to Del Noce inter­prete del nove­cen­to, Le Châ­teau Edi­zio­ni, Aoste, 1997). Il nous a fait par­ve­nir le texte sui­vant, qui pré­sente, en guise de conclu­sion au tren­tième anni­ver­saire du bas­cu­le­ment cultu­rel de l’année 1968, les prin­ci­pales thèses d’Augusto Del Noce sur cette période, telles qu’elles se dégagent de son livre L’epoca del­la seco­la­riz­za­zione (Giuf­frè, Milan, 1970). Cette oeuvre, comme beau­coup d’autres du phi­lo­sophe ita­lien, réunit une série d’essais dont cer­tains ont été rédi­gés à chaud, pen­dant le deuxième semestre de 1968 : « Contes­ta­tion et valeurs » et « Notes pour une phi­lo­so­phie des jeunes ». Elle aborde, éga­le­ment comme à l’accoutumée chez son auteur, l’examen cri­tique de nom­breuses formes de pen­sée, et tout spé­cia­le­ment cer­taines des illu­sions nour­ries par le nou­veau pro­gres­sisme chré­tien qui se des­si­nait déjà, carac­té­ri­sé par la recherche d’une inté­gra­tion au pro­ces­sus de la moder­ni­sa­tion dans sa forme la plus avan­cée, celle-là même qui gagne aujourd’hui sous cou­vert de mon­dia­li­sa­tion du mar­ché et de triomphe, appa­rem­ment déci­sif, de la civi­li­sa­tion tech­nique.

La crise des valeurs qui carac­té­rise l’époque contem­po­raine comme aucune autre dans l’histoire, sur les plans poli­tique, social et reli­gieux, et qui carac­té­rise éga­le­ment l’actuelle socié­té du  bien-être, se trouve au centre des essais consti­tuant L’epoca del­la seco­la­riz­za­zione. Ces essais, rédi­gés autour des années soixante, prennent place dans le cadre de l’analyse cri­tique de la phi­lo­so­phie moderne et contem­po­raine don­née par Augus­to Del Noce, une cri­tique his­to­ri­co-phi­lo­so­phique qui a anti­ci­pé et rejoint la relec­ture his­to­rio­gra­phique à laquelle ont contri­bué Nolte, De Felice et Furet, et qui repré­sente réel­le­ment un fait unique. A l’encontre de la vul­gate domi­nante, Augus­to Del Noce consi­dère que le mal de notre époque n’est pas seule­ment réduc­tible, de manière sim­pliste, aux dif­fé­rents fas­cismes ou auto­ri­ta­rismes, mais qu’il est dans le sécu­la­risme comme tel qui est à la base aus­si bien du nazisme que du fas­cisme, tout autant que du com­mu­nisme et de la socié­té de consom­ma­tion, ou tech­no­lo­gique, au sein de laquelle se mani­feste une forme nou­velle et par cer­tains côtés plus dan­ge­reuse de tota­li­ta­risme.
En pre­mier lieu on cher­che­ra à démon­trer la dépen­dance de la socié­té tech­no­lo­gique à l’égard du mar­xisme, et sa nature ; puis à mettre en lumière l’attitude, face à la socié­té du bien-être, adop­tée par le moder­nisme et la théo­lo­gie de la sécu­la­ri­sa­tion, avant de voir com­ment Del Noce envi­sage de repro­po­ser la pen­sée méta­phy­sique et les valeurs tra­di­tion­nelles.

La socié­té tech­no­lo­gique et le mar­xisme

L’originalité de la pen­sée de Del Noce réside dans un étroit paral­lèle entre l’histoire et la phi­lo­so­phie. L’une de ses for­mules les plus sou­vent reprises est pour affir­mer que l’histoire du XXe siècle est une his­toire phi­lo­so­phique comme l’histoire médié­vale était une his­toire théo­lo­gique. Ce juge­ment suit l’interprétation du mar­xisme qui voit en lui le sujet de l’histoire contem­po­raine, cette der­nière étant carac­té­ri­sée par l’idée de révo­lu­tion, le mar­xisme étant de son côté consi­dé­ré comme le retour­ne­ment de l’hégélianisme dans le sens d’une phi­lo­so­phie qui se fait monde en vue de réa­li­ser une tota­li­té nou­velle, un nou­vel ordre de l’être. De ce point de vue il est néces­saire de le consi­dé­rer au moment de sa réus­site, en d’autres termes dans son entrée dans l’histoire, sous l’effet de l’action révo­lu­tion­naire de Lénine et de Sta­line, mais aus­si au moment de son échec, ou plus exac­te­ment de la décom­po­si­tion qu’il ne manque pas de subir.
Pour cela importent aus­si bien le maté­ria­lisme his­to­rique, c’est-à-dire l’affirmation de la rela­ti­vi­té his­to­rique des idées, et le maté­ria­lisme dia­lec­tique, autre­ment dit l’absolutisation de l’histoire, le moment uto­pique du mar­xisme qui fait de lui une reli­gion sécu­lière. Mais il est évident qu’il se pré­sente ici une contra­dic­tion insur­mon­table. Pour Del Noce, on ne peut pas se conten­ter de réduire le mar­xisme à une simple idéo­lo­gie (comme l’avait fait Bene­det­to Croce), ni de le consi­dé­rer comme sus­cep­tible de réforme ou de dépas­se­ment (inve­ra­men­to). Del Noce sou­ligne sou­vent « que cette contra­dic­tion ne mène pas à un dépas­se­ment mais à une décom­po­si­tion, et que celle-ci ne le fait pas se conci­lier avec le laï­cisme libé­ral ou avec la pen­sée reli­gieuse, mais le conduit à une forme d’athéisme pire et plus radi­cale encore que celle de ses ori­gines, en même temps qu’à la réa­li­sa­tion d’un régime oppres­sif, même si les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques peuvent éven­tuel­le­ment demeu­rer en place » ((. Augus­to Del Noce, L’epoca del­la seco­la­riz­za­zione, op. cit., p. 57.)) . Nous trou­vons déjà dans ces lignes une défi­ni­tion pos­sible de la socié­té tech­no­lo­gique, socié­té qui s’est déve­lop­pée en Occi­dent par oppo­si­tion au com­mu­nisme dès les len­de­mains de la guerre. Cette socié­té fait du bien-être (enten­du comme satis­fac­tion des ins­tincts de l’homme) une fin abso­lue et se carac­té­rise par le tota­li­ta­risme de l’activité tech­nique qui absorbe entiè­re­ment l’activité de chaque indi­vi­du. La com­pa­rant au mar­xisme, Del Noce la défi­nit comme « une socié­té qui accepte toutes les néga­tions du mar­xisme quant à la pen­sée contem­pla­tive, la reli­gion et la méta­phy­sique, qui accepte par consé­quent la réduc­tion mar­xiste des idées au rang d’instruments de pro­duc­tion, mais qui, d’autre part, rejette les aspects mes­sia­ni­co-révo­lu­tion­naires du mar­xisme, c’est-à-dire ce qui reste encore de traces reli­gieuses dans l’idée révo­lu­tion­naire. Sous cet angle, il repré­sente vrai­ment l’esprit bour­geois à l’état pur, l’esprit bour­geois qui a triom­phé de ses deux adver­saires tra­di­tion­nels, la reli­gion trans­cen­dante et la pen­sée révo­lu­tion­naire. […] Par une sin­gu­lière hété­ro­ge­nèse des fins, le mar­xisme a conduit l’esprit bour­geois à se mani­fes­ter à l’état pur, mais une fois que cela a été le cas, il s’est avé­ré inapte à le com­battre. La socié­té tech­no­lo­gique signe l’abdication du mar­xisme en faveur des inven­teurs de l’organisation ration­nelle de la socié­té indus­trielle, Saint-Simon et Comte, ne consi­dé­rant tou­te­fois chez Saint-Simon et Comte que l’aspect par lequel ils sont repré­sen­ta­tifs de l’esprit poly­tech­nique, dûment sépa­ré de celui de la reli­gion bizarre à laquelle ils vou­laient le lier » ((. Ibid., pp. 14–15.)) . En ce sens, la socié­té tech­no­lo­gique est un mar­xisme sépa­ré de tout rési­du de pen­sée contem­pla­tive, de toute espèce de lien, même ténu, avec la trans­cen­dance. C’est donc un pur rela­ti­visme et une dis­pa­ri­tion totale de toute valeur per­ma­nente. La phi­lo­so­phie se réduit à une pure sophis­tique, à quelque chose de super­flu, parce que l’unique réa­li­té consi­dé­rée comme cer­taine est celle qui tombe sous la domi­na­tion de la science. En effet, si la rai­son ne par­ti­cipe d’aucun prin­cipe abso­lu qui puisse la dépas­ser, d’aucun Logos, il est évident qu’elle ne peut avoir qu’un carac­tère ins­tru­men­tal : de là la sin­gu­lière union entre le per­fec­tion­ne­ment maxi­mum des moyens et le maxi­mum de confu­sion sur les fins, à par­tir du moment où les idées et les valeurs ne sont que contin­gentes et rela­tives à une situa­tion his­to­rique don­née. De là le pan­tech­ni­cisme et la domi­na­tion abso­lue de la science. Mais quel est le milieu et en même temps la limite du savoir scien­ti­fique (dont Del Noce ne condamne certes pas le pro­grès, et dont il attend même une cer­taine amé­lio­ra­tion de la condi­tion humaine) ? C’est la nature dans son aspect maté­riel, ce qui veut dire, pour ce qui est de l’être humain, dans sa dimen­sion bio­lo­gique, au sens le plus large du terme. La consé­quence inévi­table en est la dis­pa­ri­tion de toute dif­fé­rence qua­li­ta­tive entre l’homme et l’animal, ce qu’a bien sou­li­gné Max Sche­ler. D’où l’utopie de la socié­té tech­no­lo­gique : pour­suivre le plus pos­sible la satis­fac­tion des besoins sen­sibles de l’homme. C’est en ce sens que la socié­té tech­no­lo­gique est par essence irré­li­gieuse, et ce n’est donc pas par hasard que Del Noce parle ici d’irréligion natu­relle, puisqu’elle se pose avant tout en termes d’absolue indif­fé­rence vis-à-vis du pro­blème reli­gieux. Nous pour­rions rap­pe­ler une for­mule du P. Cor­ne­lio Fabro, et dire que nous vivons dans un contexte cultu­rel et social dans lequel « même s’il existe, Dieu n’entre pas », ce qui équi­vaut à dire qu’il n’est qu’une abs­trac­tion en com­pa­rai­son des pro­blèmes de la vie. Jean Danié­lou a eu ici une approche de la socié­té tech­no­lo­gique qui rejoi­gnait celle de Del Noce. Il affir­mait que cette civi­li­sa­tion était ter­ri­ble­ment des­truc­trice du point de vue reli­gieux et pose­rait à l’Eglise des pro­blèmes dra­ma­tiques, ne serait-ce qu’en rai­son de sa puis­sance, puisque les hommes contem­po­rains sont tou­jours plus débor­dés par la civi­li­sa­tion col­lec­ti­viste où ils vivent. De ce fait ils ont de moins en moins le loi­sir de vivre leur vie inté­rieure ; les pré­oc­cu­pa­tions maté­rielles et les sou­cis quo­ti­diens s’y ajou­tant, leur capa­ci­té d’attention est cap­tée en tota­li­té. Jean Danié­lou met­tait en évi­dence le fait que le dan­ger ne venait pas tant d’un athéisme mili­tant sur le ter­rain intel­lec­tuel que d’un athéisme ram­pant, fruit de l’indifférence, d’une sorte de tor­peur spi­ri­tuelle sus­cep­tible d’envahir peu à peu l’humanité entière. La dis­pa­ri­tion de l’intériorité spi­ri­tuelle devien­drait alors le plus grand pro­blème de la fin du siècle ((. Cf. Jean Danié­lou, Il dia­lo­go fra cris­tia­ne­si­mo e mon­do contem­po­ra­neo, Bor­la, Turin, 1968, pp. 28–30.)) .

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
10 Oct 2012

Une lec­ture poli­tique du Tar­tuffe de Molière par Teodoro Klitsche de la Grange

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 72, p. 129–145]
De bonnes âmes ont fait mine de consi­dé­rer le retour de Sil­vio Ber­lus­co­ni comme une réap­pa­ri­tion de l’hydre « nazi­fas­ciste » alors que l’ascension de ce per­son­nage poli­tique issu de la finance et des médias est seule­ment repré­sen­ta­tive de l’évolution actuelle des démo­cra­ties occi­den­tales. L’étude qui suit est parue en ita­lien dans le tri­mes­triel de Ravenne Libro aper­to (n. 23, octobre-décembre 2000). Il est symp­to­ma­tique qu’une réflexion de ce genre, qui met en cause cer­tains des com­por­te­ments inhé­rents à toute par­ti­to­cra­tie, ait pu paraître dans une publi­ca­tion se situant dans l’héritage du radi­ca­lisme — plus pré­ci­sé­ment du libé­ral­dé­mo­cra­tisme de Gobet­ti et du Par­ti d’Action de l’époque de la fin du fas­cisme. Rap­pe­lons que Teo­do­ro Klitsche de la Grange dirige, éga­le­ment à Rome, une revue tri­mes­trielle de phi­lo­so­phie poli­tique, Behe­moth.
Pour la bonne com­pré­hen­sion de son ana­lyse, rap­pe­lons que le per­son­nage d’Orgon est celui d’un bon bour­geois dévot et infi­ni­ment plus naïf que sa femme Elmire, ou ses enfants Dorine et Damis. Mal­gré les aver­tis­se­ments de son beau-frère Cléante, il ne com­prend pas que l’homme qu’il a recueilli par bon­té, Tar­tuffe, le gruge plus qu’il n’est ima­gi­nable.

En ces temps d’humanitarisme lar­moyant, il est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant de relire le Tar­tuffe de Molière, comé­die qui a une dimen­sion et une por­tée poli­tiques, bien qu’il ne s’agisse pas là de son aspect le plus connu, en dehors du pané­gy­rique final de Louis XIV. Et cepen­dant Molière lui-même le met en avant quand il écrit dans sa pré­face que « [l’hypocrite] est, dans l’Etat, d’une consé­quence bien plus dan­ge­reuse que tous les autres », pour l’Etat donc, autant sinon plus que pour la reli­gion. Dans le pre­mier pla­cet adres­sé au Roi pour qu’il annule l’interdiction de repré­sen­ter la comé­die en public, il ajou­tait que « l’hypocrisie sans doute en est un [des vices] des plus en usage, des plus incom­modes et des plus dan­ge­reux » pour lequel « j’avais eu, Sire, la pen­sée que je ne ren­drais pas un petit ser­vice à tous les hon­nêtes gens de votre royaume, si je fai­sais une comé­die qui décriât les hypo­crites […] qui veulent attra­per les hommes avec un zèle contre­fait et une cha­ri­té sophis­tique ». Molière sou­li­gnait par là le dan­ger de l’hypocrisie pour l’Etat en même temps qu’il indi­quait le carac­tère édu­ca­tif de sa comé­die et le ser­vice qu’il cher­chait à rendre aux gens de bien, ne se conten­tant pas de les dis­traire mais les aidant à com­prendre les trom­pe­ries se pro­fi­lant der­rière les pro­pos sédui­sants et les manières sour­noises et affec­tées des impos­teurs. Plus impor­tant, Molière a iden­ti­fié avec génie les traits carac­té­ris­tiques de l’hypocrite, sur­tout de cette espèce par­ti­cu­lière qu’est l’hypocrite public, avant d’en mon­trer le dan­ger pour l’Etat.
L’hypocrite pri­vé (tel le mari infi­dèle) ne se sert pas des croyances, des ins­ti­tu­tions, des repré­sen­ta­tions publiques pour atteindre ou tout au moins camou­fler ses inté­rêts pri­vés : un mari infi­dèle qui veut cacher une fugue avec sa maî­tresse raconte à sa femme qu’il a été invi­té à une ren­contre de tra­vail. A l’inverse, et telle est la pre­mière des carac­té­ris­tiques iden­ti­fiées par Molière, Tar­tuffe camoufle ses pro­jets et ses inten­tions délic­tueuses, toutes à but stric­te­ment per­son­nel, en fai­sant appel à des opi­nions et des inté­rêts par­ta­gés de tous. Il se sert de la reli­gion pour mon­ter son escro­que­rie, puis du pou­voir judi­ciaire pour la mener à son terme. Il uti­lise le droit contre le droit, la reli­gion contre la reli­gion. Dans l’Acte IV, quand il dis­cute avec Cléante qui lui rap­pelle les pré­ceptes de la cha­ri­té chré­tienne et l’exhorte à récon­ci­lier Orgon et Damis et à refu­ser la dona­tion qui lui a été faite, Tar­tuffe, en évi­dente dif­fi­cul­té, lui réplique : « L’intérêt du Ciel n’y sau­rait consen­tir ». L’intérêt « public » devient ain­si une excuse pour encais­ser le pro­fit de son escro­que­rie. A la réplique de Cléante lui deman­dant pour­quoi il se pré­oc­cupe des inté­rêts du Ciel qui n’a cer­tai­ne­ment pas besoin des hommes pour punir les cou­pables, et l’invite à ne pas tenir compte des juge­ments des hommes, Tar­tuffe, de plus en plus embar­ras­sé, répond — à son seul pro­fit — par une dis­tinc­tion entre for interne et for externe et dit que s’il par­donne dans son coeur à Damis, il est hors de ques­tion qu’il change sa ligne de conduite et moins encore qu’il  renonce à accep­ter la dona­tion, parce que, dit-il, « je crains / Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains, / Qu’il ne trouve des gens qui, l’ayant en par­tage, / En fassent dans le monde un cri­mi­nel usage, / Et ne s’en servent pas, ain­si que j’ai des­sein, / Pour la gloire du Ciel et le bien du pro­chain ». Il confirme ain­si que l’intérêt et le bien d’autrui ne sont qu’un camou­flage des siens propres, et qu’en même temps, en les confon­dant, il se sert des pre­miers pour déso­rien­ter le pro­chain et réa­li­ser les seconds. Qu’il agisse ain­si, c’est Dorine qui l’explique dans la der­nière scène, tan­dis que Tar­tuffe, qui croit avoir ache­vé son plan avec suc­cès, se voit rap­pe­ler par Orgon les bien­faits reçus et lui répond : « Oui, je sais de quels secours j’en ai pu rece­voir ; / Mais l’intérêt du Prince est mon pre­mier devoir ; / De ce devoir sacré la juste vio­lence / Etouffe dans mon coeur toute recon­nais­sance, / Et je sacri­fie­rais à de si puis­sants noeuds / Ami, femme, parents, et moi-même avec eux », ce que Dorine com­mente : « Comme il sait de traî­tresse manière, / Se faire un beau man­teau de tout ce qu’on révère ! » En effet, il est essen­tiel à l’hypocrite public de mas­quer ses mani­gances et ses inté­rêts per­son­nels der­rière ce qui est le plus révé­ré par tous, et plus ils sont cou­pables, plus doivent être éle­vés les prin­cipes qu’il invoque dans son impos­ture. Reli­gion, droit, patrie, loyau­té sont donc la jus­ti­fi­ca­tion et la cou­ver­ture les plus adap­tées aux objec­tifs du cri­mi­nel et de l’escroc.
Non seule­ment il n’y a pas contra­dic­tion, mais il y a plu­tôt suite logique dans la mani­pu­la­tion que Tar­tuffe fait subir au pou­voir tem­po­rel après s’en être pris au pou­voir spi­ri­tuel. Cela, non seule­ment parce que le chris­tia­nisme, avec le sacri­fice du Fils de Dieu fait homme, souf­frant et mou­rant pour le rachat de l’humanité, offre l’exemple le plus éle­vé et le plus évident du sacri­fice de soi pour le bien des autres, et le modèle de toute fonc­tion publique, mais éga­le­ment parce qu’à l’époque de Molière, le pro­ces­sus de la sécu­la­ri­sa­tion, déjà très avan­cé, n’avait pas encore enle­vé à la reli­gion son carac­tère public, celle-ci demeu­rant le prin­cipe de légi­ti­ma­tion de l’autorité et de l’ordre social. C’est d’ailleurs l’époque où Bos­suet sou­tient de ses argu­ments la monar­chie de droit divin — le Roi est le repré­sen­tant de Dieu ((. C’est une expres­sion plu­sieurs fois uti­li­sée par Bos­suet dans sa Poli­tique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, et par ailleurs com­mune même dans la théo­lo­gie pro­tes­tante. Cal­vin écri­vait par exemple que les gou­ver­nants reçoivent com­man­de­ment et auto­ri­té de Dieu et « repré­sentent plei­ne­ment sa per­sonne, dont ils sont en quelque sorte les vicaires ». Il est inutile d’ajouter que Cal­vin, dans le même temps, contes­tait au pape d’être le Vicaire du Christ. Il pour­suit : « En somme, s’ils se sou­viennent qu’ils sont vicaires de Dieu, ils ont à s’employer de toute leur étude, et mettre tout leur soin de repré­sen­ter aux hommes en tous leurs faits, comme une image de la pro­vi­dence, sau­ve­garde, bon­té, dou­ceur et jus­tice de Dieu ».))  — et où il inter­prète le ver­set pau­li­nien de l’Epître aux Romains « Omnis potes­tas a Deo » dans le sens d’une légi­ti­ma­tion du pou­voir consti­tué et du devoir d’obéissance des sujets (ce que ne font pas d’autres théo­lo­giens comme Sua­rez, Maria­na et Bel­lar­min). Si le Roi, comme l’écrit Bos­suet, est « l’image mor­telle de [l’]immortelle auto­ri­té » de Dieu, il est clair qu’une obéis­sance feinte, tout comme une fausse dévo­tion, est cor­ro­sive de l’ordre éta­bli. Par ailleurs Bos­suet consi­dère l’ennemi public, c’est-à-dire l’ennemi du gou­ver­ne­ment légi­time sous pro­tec­tion divine, comme « enne­mi de Dieu » ; le paral­lé­lisme entre impos­teur public et impos­teur reli­gieux est donc fon­dé. En troi­sième lieu, la mani­pu­la­tion de l’hypocrite ne s’arrête pas à la reli­gion, mais s’étend pour ain­si dire natu­rel­le­ment au droit, enten­du au sens large de norme aus­si bien que d’institution. Tar­tuffe trompe Orgon en obte­nant, par sa fausse dévo­tion, la dona­tion de ses biens, puis il se sert du droit (de la loi) pour un objet juri­di­que­ment et sur­tout mora­le­ment délic­tueux. Enfin il recourt au pou­voir judi­ciaire de l’Etat pour faire exé­cu­ter, au détri­ment de son propre bien­fai­teur, l’affaire qu’il a obte­nue par dol, et y réus­sit sans dif­fi­cul­té — la scène avec Mon­sieur Loyal est l’une des plus diver­tis­sante et ins­truc­tive de toute la comé­die. Enfin, il en arrive à se ser­vir du sou­ve­rain en dénon­çant Orgon comme sub­ver­sif. Mais dans la logique de la pièce, cela est de trop, et c’est l’erreur qui fait échouer tout son plan. Car le Roi, à la dif­fé­rence de l’ingénu Orgon et des magis­trats évi­dem­ment dis­traits et for­ma­listes, se rend compte d’un seul coup de l’individu auquel il a affaire : « Un prince dont les yeux se font jour dans les coeurs, / Et que ne peut  trom­per tout l’art des impos­teurs ». Le châ­ti­ment tombe alors avec rapi­di­té et pré­ci­sion, et clai­re­ment aus­si extra ordi­nem, en dehors des voies for­melles sui­vies par les pou­voirs délé­gués par le sou­ve­rain, qui les déclare incom­pé­tentes, casse leurs déci­sions, annule la dona­tion, réta­blit le cours de la jus­tice — la jus­tice concrète — que Tar­tuffe avait détour­né à son ser­vice. Les ruses de l’hypocrite ne trompent pas le monarque, car « de pièges plus fins on le voit se défendre ». Au contraire des Cava­liers d’Aristophane où le peuple sou­ve­rain était repré­sen­té sous les traits de Demos, un vieux gâteux aux mains de pré­ten­dus ser­vi­teurs qui le pous­saient à faire ce qu’ils vou­laient, dans Tar­tuffe, le sou­ve­rain est une pré­sence supé­rieure et pro­vi­den­tielle qui cor­rige les mesures erro­nées des fonc­tion­naires subal­ternes. Leur rap­port avec Demos est exac­te­ment inver­sé : alors que chez Aris­to­phane ce sont les ser­vi­teurs qui décident à la place du sou­ve­rain, ici c’est le sou­ve­rain qui décide à la place des pou­voirs délé­gués en rec­ti­fiant leurs erreurs.
Dans cette oppo­si­tion, on peut voir tan­tôt la dif­fé­rence entre la démo­cra­tie (sur­tout quand elle dégé­nère) et la monar­chie, tan­tôt une « phi­lo­so­phie » du pou­voir poli­tique com­mune aux deux auteurs. Dans la démo­cra­tie, régime qui entraîne, ou devrait entraî­ner la plus grande déper­son­na­li­sa­tion du pou­voir, puisque celui-ci n’appartient à aucun indi­vi­du ou groupe d’individus mais à tous, les déci­sions effec­tives reviennent en fait aux pou­voirs infé­rieurs, com­plices, bien qu’opposés entre eux, quand il s’agit de faire bar­rage aux déci­sions supé­rieures du peuple sou­ve­rain, mais soli­daires dès qu’il s’agit de garan­tir l’intangibilité de leur domaine propre de com­pé­tence et leur sphère de pou­voir per­son­nel. Dans la monar­chie, fon­dée sur la per­son­na­li­sa­tion du pou­voir et des déci­sions — le pou­voir sou­ve­rain coïn­ci­dant avec une per­sonne phy­sique — la garan­tie du droit et de l’ordre est au contraire obte­nue par la force même de cette auto­ri­té per­son­nelle et pro­vi­dente, pré­ci­sé­ment parce qu’elle se fonde sur une rapi­di­té de déci­sion impos­sible à attendre d’une assem­blée, même de celle d’une petite cité. La per­son­na­li­sa­tion du pou­voir, base de toute struc­ture poli­tique, en res­sort for­ti­fiée. En sub­stance, il s’agit de déci­der si le pou­voir per­son­nel des « ser­vi­teurs » doit être contrô­lé par un pou­voir per­son­nel supé­rieur, pré­sent et effec­tif, ou bien par un pou­voir col­lec­tif mis dans l’impossibilité d’effectuer un contrôle, ou de don­ner une réponse prompte et exhaus­tive.
Tar­tuffe ne peut donc pas trom­per le sou­ve­rain, pas plus qu’il ne réus­sit à détour­ner à son pro­fit le droit et le fonc­tion­ne­ment des pou­voirs subor­don­nés. La loi se prête à des inter­pré­ta­tions, sou­vent inté­res­sées, parce que la déci­sion humaine a besoin d’être appli­quée à un moment don­né. C’est ici qu’apparaît la contra­dic­tion, parce qu’« il n’existe pas de choses inno­centes qui ne soient sus­cep­tibles d’être cor­rom­pues par les hommes » (Molière), et la loi, en tant qu’elle est vou­lue, fait par­tie de ces choses. Mais on ne peut pas évi­ter la véri­fi­ca­tion par le sou­ve­rain, comme Molière l’a bien vu. La volon­té sou­ve­raine n’est pas une chose, comme la loi pour un notaire, un avo­cat ou un juge, mais bien la déci­sion d’un être qui veut. Le monarque est « la source de la puis­sance et de l’autorité […] le juste dis­pen­sa­teur des ordres abso­lus, […] le sou­ve­rain juge, et le maître de toutes choses » ((. Cf. second Pla­cet adres­sé par Molière à Louis XIV pour la révo­ca­tion de l’interdiction de la repré­sen­ta­tion de la comé­die.)) . Le sou­ve­rain est maître de la loi, et de fait, dans le cas dont il s’agit, il l’enfreint par la déci­sion per­son­nelle qu’il prend pour réta­blir l’ordre juste. Peu de temps avant, Bodin avait expri­mé de manière ana­logue le rap­port entre le sou­ve­rain et la loi dans sa célèbre défi­ni­tion : « Sum­ma in cives legi­busque solu­ta potes­tas », même si le pou­voir de déro­ger à la loi dans un cas concret avait été rat­ta­ché par le grand juriste à l’état de néces­si­té publique, alors qu’il a ici pour fina­li­té la conser­va­tion et le triomphe de la jus­tice sub­stan­tielle et d’un ordre juste. Reste le fait que Molière oppose la loi, et l’ordre for­mel, à la déci­sion sou­ve­raine (juste et « sub­stan­tielle »), l’autorité et le pou­voir sou­ve­rain l’assurant en « tran­chant en der­nier res­sort », y com­pris à l’encontre de la loi posi­tive. Il vient à l’esprit une autre oppo­si­tion : celle, très connue, oppo­sant Anti­gone à Créon, la loi natu­relle et « divine » — la jus­tice que garde Thé­mis — à celle, posi­tive, dic­tée par le pou­voir humain. Dans la tra­gé­die grecque, cette oppo­si­tion découle entiè­re­ment d’une repré­sen­ta­tion du monde qui ne conçoit pas le Dieu chré­tien, créa­teur et per­son­nel, inter­ve­nant dans l’histoire (la Pro­vi­dence) et dans la nature, par le miracle ; fonc­tion dont l’analogue est, selon Schmitt, la déci­sion sou­ve­raine dans l’état d’exception ((. Poli­tische Theo­lo­gie. [Théo­lo­gie poli­tique, tra­duc­tion et pré­sen­ta­tion de J.-L. Schle­gel, Gal­li­mard, NRF, 1988.])) . L’opposition dans la tra­gé­die de Sophocle est par consé­quent opé­rée entre les deux « lois », ou mieux, les deux nomoi, l’un divin et s’imposant à la conscience indi­vi­duelle, l’autre pesant sur l’homme comme membre d’une com­mu­nau­té néces­sai­re­ment orga­ni­sée selon des rap­ports d’ordre et de pou­voir.
Dans Tar­tuffe, l’opposition est faite entre le com­man­de­ment abso­lu et per­son­nel du sou­ve­rain, à qui incombe la fonc­tion de créer et main­te­nir l’ordre, et la loi elle-même : celle-ci ne trouve son appli­ca­tion que dans l’ordre cou­rant, en vue et en fonc­tion duquel peut s’appliquer une déci­sion déro­ga­toire prise en der­nier res­sort. Cela révèle que le pou­voir du monarque échappe à l’opposition entre Anti­gone et Créon, entre loi natu­relle et loi posi­tive, parce qu’il est alter­na­ti­ve­ment l’une et l’autre, syn­thèse entre la norme divine et la loi posi­tive. C’est en fonc­tion d’une norme natu­relle, tenant aux prin­cipes géné­raux de la socia­bi­li­té humaine et aux rap­ports et sen­ti­ments qui lui sont asso­ciés (gra­ti­tude, loyau­té, « trans­pa­rence ») que le monarque annule le contrat, même s’il est valide aux yeux de la loi posi­tive et des tri­bu­naux. Le pou­voir de Créon se conjugue ain­si, dans le monarque, à l’impératif d’Antigone. Pour user, peut-être un peu impro­pre­ment, de la ter­mi­no­lo­gie d’un grand juriste comme Hau­riou, la fonc­tion du sou­ve­rain est celle de créer et garan­tir par la puis­sance publique un ordre conforme à l’« idée direc­trice » de l’institution sociale. Ou encore, dans une autre pers­pec­tive de rap­ports et de concepts, la sou­ve­rai­ne­té est tour à tour — et réunit — la sum­ma potes­tas et la sum­ma auc­to­ri­tas, tan­dis que dans Anti­gone elles sont dis­so­ciées, même si c’est der­rière l’opposition entre la loi posi­tive et la loi natu­relle.

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
9 Sep 2012

De la reli­gion à la gnose scien­ti­fique par Georg Kamphausen

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 67, p. 42–50]
Direc­teur du Centre de recherches sur l’Amérique à l’Université de Bay­reuth, Georg Kam­phau­sen fait par­tie, avec Cle­mens Albrecht ((. Auteur de Zivi­li­sa­tion und Gesell­schaft [Civi­li­sa­tion et socié­té], Wil­hem Fink Ver­lag, Munich, 1995, recen­sé dans Catho­li­ca, n. 48, été 1995, pp. 99–101.)) , de la géné­ra­tion des der­niers élèves de Frie­drich-Hein­rich Ten­bruck, ce socio­logue alle­mand aujourd’hui décé­dé, à l’origine d’une cri­tique radi­cale des sciences humaines ((. L’oeuvre prin­ci­pale dans laquelle est expri­mée cette prise de posi­tion est Die Abschaf­fung des Men­schen. Die unbewäl­tig­ten Sozial­wis­sen­schaf­ten [L’abolition de l’homme. Les sciences sociales non domes­ti­quées], Sty­ria, Graz, 1983. Voir notam­ment « Sciences humaines et idéo­lo­gie », Catho­li­ca, n. 38, juin 1993, pp. 35–40. On trou­ve­ra plus loin l’expression de « sciences sociales » [Sozial­wis­sen­schaf­ten], plus com­mu­né­ment usi­tée en Alle­magne que celle de « sciences sociales » ; rap­pe­lons que les deux expres­sions ont une source com­mune, d’ailleurs ger­ma­nique, dans le concept de Geis­tes­wis­sen­schaf­ten (sciences de l’esprit), titre de l’ouvrage fon­da­teur de Wil­helm Dil­they, dont l’édition fran­çaise, en 1942, a typi­que­ment été inti­tu­lée Intro­duc­tion aux sciences humaines.)) .

Si les psy­cho­logues, les péda­gogues et autres adeptes des sciences sociales jouent un rôle déci­sif dans la socié­té en tant qu’élites pro­fes­sion­nelles, c’est parce que ces experts de la réa­li­té ont impo­sé une nou­velle vision du monde et de nou­veaux espoirs. A l’époque où j’ai écrit ma thèse, j’étais très influen­cé par la pers­pec­tive théo­rique de mon pro­fes­seur Friedrich‑H. Ten­bruck. Je croyais à la thèse d’un vaste com­plot des sciences sociales pour impo­ser leur idéo­lo­gie et prendre ain­si le pou­voir. Il fal­lait donc dénon­cer la machi­na­tion, faire tom­ber les masques des idéo­logues et la véri­té devait s’installer natu­rel­le­ment. Avec le recul, il me semble que la réa­li­té est bien plus com­plexe et ne peut être décrite en termes de com­plot pur et simple. Quand j’ai écrit mon livre, je pen­sais que le phé­no­mène concer­nait essen­tiel­le­ment le domaine ecclé­sial et que c’était à ce niveau que s’était exer­cée une pres­sion sur la pas­to­rale tra­di­tion­nelle. Entre-temps, j’ai pu consta­ter que cette influence s’est avé­rée plus déci­sive encore dans le domaine des men­ta­li­tés, l’idéologie des sciences sociales s’étant en fait bana­li­sée pour deve­nir le cre­do de mon­sieur tout-le-monde. Les appren­tis experts ont en défi­ni­tive fabri­qué une « réa­li­té » qui, s’étant répan­due au-delà de la sphère scien­ti­fique pour impré­gner tous les sec­teurs de la vie, leur a pro­gres­si­ve­ment échap­pé. A par­tir de là, il ne res­tait plus qu’à confir­mer cette réa­li­té ou à la refu­ser. Or, il est très dif­fi­cile pour des intel­lec­tuels qui gagnent leur vie par leurs écrits et leurs dis­cours de contre­dire les inter­pré­ta­tions des hommes ordi­naires qui ne font que reprendre à leur compte ce qu’ils ont enten­du des experts. On a affaire à un cercle vicieux qui ne fait que s’aggraver : ne pou­vant désa­vouer ce qu’ils ont eux-mêmes semé, les intel­lec­tuels se limitent à refor­mu­ler les idées com­munes dans un lan­gage plus scien­ti­fique. Du fait de ce jeu de miroir, il est de plus en plus dif­fi­cile de faire une dif­fé­rence entre la concep­tion de l’homme ordi­naire et celle de l’expert.
Cette uni­for­mi­sa­tion idéo­lo­gique par le biais de la gnose scien­ti­fique et tech­nique atteint tous les sec­teurs de la vie mais c’est dans le domaine reli­gieux qu’elle est la plus signi­fi­ca­tive. L’Eglise a eu en effet ten­dance à anthro­po­lo­gi­ser son dis­cours en jouant de plus en plus sur la rhé­to­rique du besoin : il ne s’agit plus de savoir où est la véri­té mais de dis­cer­ner ce que l’homme attend de l’Eglise. Du côté des prêtres, la ten­ta­tion a été éga­le­ment grande de natu­ra­li­ser la fonc­tion sacer­do­tale en la rédui­sant à une forme huma­niste d’assistanat social. Dès lors dis­pa­raît le Dieu qui punit ain­si que toute forme de culpa­bi­li­té. Si l’Eglise se montre com­plai­sante, elle est la bien­ve­nue. En revanche, là où elle s’affirme et s’oppose, comme par exemple au sujet de la dis­tinc­tion entre amour et sexua­li­té, là où elle exige une pers­pec­tive bien par­ti­cu­lière fon­dée sur la dis­tance vis-à-vis de soi-même, elle est mal reçue. On l’accuse d’être étran­gère au monde, de ne pas com­prendre les vrais besoins des hommes. Evi­dem­ment, il est tou­jours pos­sible de réin­ter­pré­ter la tra­di­tion dans un sens moderne mais cela signi­fie que la tra­di­tion devient négo­ciable, et le rela­ti­visme his­to­ri­ciste n’est pas loin. La théo­lo­gie et l’Eglise ne peuvent démordre de leur Pro­prium, cette façon très par­ti­cu­lière de voir les choses, dans laquelle ce ne sont pré­ci­sé­ment pas l’homme et l’idée qu’il a de lui-même qui sont au centre mais où ce point de vue anthro­po­lo­gique ne prend sa signi­fi­ca­tion que dans l’orientation vers Dieu. Quand je com­prends ce pro­ces­sus d’orientation de l’homme vers Dieu de manière trop humaine, quand je me vois pro­gres­si­ve­ment inca­pable de recon­naître dans le pro­chain le reflet de Dieu, quand je fais de la créa­tion un objet, je déna­ture non seule­ment l’homme mais éga­le­ment la nature dans un pro­ces­sus d’hominisation, d’humanisation de la pers­pec­tive.
Si cer­tains clercs ont été ten­tés de natu­ra­li­ser la fonc­tion sacer­do­tale en la rédui­sant à un rôle d’accompagnement psy­cho­lo­gique, on peut s’interroger sur l’influence qu’ont pu avoir dans ce pro­ces­sus les sciences sociales et notam­ment la psy­cho­lo­gie. Il est éton­nant de consta­ter que ceux qui pré­tendent déte­nir la clé du fonc­tion­ne­ment de l’âme en se récla­mant de la psy­cha­na­lyse et des méthodes de dyna­mique de groupe ne sont pas dans la plu­part des cas de véri­tables experts. Maî­tri­sant la rhé­to­rique et les tech­niques de dis­cus­sion, ils affirment dis­po­ser de la com­pé­tence psy­cho­lo­gique mais n’ont bien sou­vent ni for­ma­tion médi­cale ni com­pé­tence psy­chia­trique ((. Je met­trai à part le cas de la plu­part des psy­cho­logues alle­mands qui, géné­ra­le­ment adeptes de Jung, viennent de la psy­cho­lo­gie sociale et de la tra­di­tion psy­cho­lo­gique spi­ri­tua­liste.)) . Ils pro­duisent donc une com­pé­tence d’un autre style qui a plus à voir avec la cré­di­bi­li­té. En invo­quant leur sta­tut de thé­ra­peutes, ils pro­duisent d’autant plus de cré­di­bi­li­té chez leurs patients que ceux-ci sont acquis aux ver­tus scien­ti­fiques et médi­cales de la psy­cho­lo­gie. Si les psy­cho­logues se sont appro­prié un dis­cours pseu­do-scien­ti­fique qui les rend plau­sibles, cette plau­si­bi­li­té est en fait du même ordre que celle des livres que l’on trouve dans le rayon éso­té­rique des librai­ries. L’influence des sciences sociales et des psy­cho­logues ne résulte abso­lu­ment pas du carac­tère scien­ti­fique de leur pro­pos. Au contraire, c’est dans la mesure où ils offrent un habillage scien­ti­fique à la jus­ti­fi­ca­tion de la praxis domi­nante qu’ils jouent un rôle cen­tral pour apai­ser les consciences. Qui n’a pas enten­du dire à titre d’argument de jus­ti­fi­ca­tion : « Mais n’as-tu pas lu le livre d’Eugen Dre­wer­mann ? Ne sais-tu pas que le fémi­nisme… ? » Tout cela cor­res­pond en fait à une forme d’anti-institutionnalisme : ce n’est pas le prêtre en tant que per­sonne qui appa­raît comme étran­ger et gênant, mais l’Eglise en tant qu’institution mil­lé­naire rap­pe­lant à l’homme ses devoirs et sa condi­tion contin­gente. C’est là toute la dif­fé­rence entre le vieil anti­clé­ri­ca­lisme et cette radi­cale aver­sion pour l’institution ecclé­siale.
Je ne crois pas que la créa­tion d’une agence spé­cia­li­sée dans l’élimination des déchets de l’âme per­met­tra de rendre l’homme heu­reux. Le psy­cho­thé­ra­peute n’est pas en mesure d’absoudre quelqu’un de sa faute per­son­nelle. Il ne peut pas dire : « Cette faute, c’est toi qui l’a com­mise. C’est ta faute per­son­nelle et tu ne dois pas seule­ment te récon­ci­lier avec toi-même et ton pro­chain mais éga­le­ment avec Dieu ». Le psy­cho­thé­ra­peute se limite donc à ren­voyer l’homme à ses pro­blèmes sans véri­ta­ble­ment les résoudre. C’est la méthode psy­cho­lo­gique de la refor­mu­la­tion, cette tech­nique de miroir qui ren­voie la conscience à sa res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle. Cepen­dant, même si vous pre­nez conscience des liens qui vous rendent cou­pables et com­pre­nez pour­quoi cela s’est pas­sé ain­si, vous aurez beau vous trou­ver toutes les excuses pos­sibles, cela ne régle­ra pas votre pro­blème. A la base, il y a en fait l’idée que les pro­blèmes sont mes pro­blèmes et que je peux seul les résoudre. Si vous êtes suf­fi­sam­ment fort, vous par­vien­drez à décrire un che­min de sor­tie mais dans tous les cas, ce n’est pas la science qui vous sou­la­ge­ra la conscience. Je crois que beau­coup de gens res­sentent cer­tains échecs comme des fautes sub­jec­tives et en souffrent for­te­ment. Cepen­dant, ayant per­du tout repère et tout cri­tère de juge­ment, ce n’est pas le psy­cho­logue qui les aide­ra à trou­ver la voie et la véri­té. Au contraire, en retra­vaillant sans cesse la bio­gra­phie de son patient, le psy­cho­logue n’offre comme seule alter­na­tive que la fuite en avant dans un pro­ces­sus sans com­men­ce­ment ni fin qui laisse l’homme seul face à une exis­tence chao­tique consti­tuée de rup­tures suc­ces­sives. Si aujourd’hui il a un tra­vail, demain il n’en aura plus. S’il est marié et a des enfants, demain il vivra seul sans enfants. S’il vit en ville, demain il vivra à la cam­pagne. La réa­li­té, c’est que per­sonne ne veut d’une bio­gra­phie chao­tique. Cha­cun cherche donc à se construire un monde fait de conti­nui­tés. Ayant besoin d’ordre, d’autorité et de dog­ma­tique, l’homme cherche un point d’ancrage qui lui per­mette d’énoncer une nou­velle phrase et de prendre du recul par rap­port à son expé­rience immé­diate. L’homme a besoin d’une pers­pec­tive qui donne sens à cette vie ter­restre. Sur ce point, les experts des sciences sociales ne peuvent appor­ter aucune aide. Ils ont tou­jours eu cette pré­ten­tion d’aider les gens dans les situa­tions de crise mais ils sont deve­nus des conseillers inef­fi­caces et ont de ce fait per­du toute cré­di­bi­li­té.

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5 Mai 2012

De la gnose à l’u­to­pie par Thomas Molnar

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 45, p. 77–85.]
Le sujet de la gnose est tou­jours d’actualité car il est indé­ta­chable de la reli­gion et de la civi­li­sa­tion chré­tienne, depuis la fon­da­tion de celle-ci. Il est éga­le­ment insé­pa­rable de ce qu’il convient d’appeler l’utopisme, car, nous allons le voir, gnose et uto­pie sont deux faces de la même réa­li­té, l’une et l’autre mar­quées du signe de la reli­gion et de sa forme poli­tique sécu­la­ri­sée.
Exa­mi­nons d’abord la gnose à laquelle une énorme lit­té­ra­ture a été consa­crée depuis les pre­miers siècles chré­tiens jusqu’à nos jours. L’origine n’en est pas exac­te­ment connue et les éru­dits, Hans Jonas, R. Bult­mann, Eric Voe­ge­lin, Hen­ri-Charles Puech, Hans Lei­se­gang, et bien d’autres en dis­cutent. Admet­tons qu’elle ait sur­gi dans l’immense ter­ri­toire qui englobe l’Inde, l’Iran, le Moyen-Orient, l’Egypte et la Syrie pour abou­tir en Grèce. Le mot vient d’un terme grec qui signi­fie « savoir » mais pas dans le même sens qu’épistemé. Tan­dis que ce der­nier terme indique la connais­sance humai­ne­ment acquise et dis­cur­sive pour ne pas dire dia­lec­tique, la gnose signi­fie un savoir implan­té par Dieu dans l’esprit de l’homme, et davan­tage qu’un savoir, en véri­té une étin­celle divine, consub­stan­tielle à la divi­ni­té. Tout le monde ne pos­sède pas la gnose et seul un petit groupe peut s’enorgueillir de l’avoir : ce sont les « gnos­tiques », qui deviennent par là des élus, des aris­to­crates de l’esprit, et par consé­quent des « spi­ri­tuels ».
En des­sous d’eux se trouve la majo­ri­té des hommes, divi­sée en deux strates : les psy­choi, dont l’âme (psy­ché) est intel­li­gente mais sur­tout appé­ti­tive, et les hyloi, infé­rieurs puisque consti­tués de matière (hyle). Ils n’ont par consé­quent pas de contact pos­sible avec les gnos­ti­koi qui ont la com­pré­hen­sion de Dieu et des choses divines tout ensemble.
Il s’agit donc, dans la mytho­lo­gie gnos­tique, de l’éternel com­bat entre esprit et matière, com­bat miti­gé par ce qu’il convient d’appeler une « péda­go­gie », étant don­né que les infé­rieurs sont à la rigueur capables de se his­ser jusqu’au sta­tut supé­rieur. Ce serait la fin de l’histoire, l’aboutissement du drame divin, parce que les pos­ses­seurs de la gnose fini­raient par fusion­ner avec Dieu et inté­grer à sa sub­stance pure­ment spi­ri­tuelle leurs propres par­ti­cules (étin­celles) d’origine divine. Dieu serait ain­si entier, mais remar­quons que ce serait grâce aux humains !
Quelle est la nature du com­bat en vue de la spi­ri­tua­li­sa­tion et de la divi­ni­sa­tion de l’ensemble ? Il faut ajou­ter à ce que nous avons déjà dit que Dieu, dans les sys­tèmes gnos­tiques (car il y en a d’innombrables), n’est pas le créa­teur des hommes et du monde. Il est trop pur pour son­ger à sor­tir de lui-même, trop spi­ri­tuel pour créer la matière qui est le prin­cipe du mal et comme tel en-dehors de la rédemp­tion. Le créa­teur c’est le Démiurge, le Prince des Ténèbres qui, afin de l’emporter sur Dieu, a pétri l’homme de matière, en y met­tant, cepen­dant, un peu de la sub­stance divine, per­met­tant à l’homme de vivre et de fonc­tion­ner. Le drame de l’histoire et du salut consiste dans le com­bat de ces êtres inache­vés, les gnos­ti­koi, contre le Démiurge (ou Luci­fer, etc.) ; le dérou­le­ment du com­bat est la lente spi­ri­tua­li­sa­tion de l’humanité, jusqu’à ce que le Démiurge subisse la défaite finale. Le mal (la matière) sera vain­cu et les hommes seront déi­fiés.
En atten­dant, seuls les gnos­tiques (les élus) se chargent de l’histoire et ils en portent la signi­fi­ca­tion et l’espoir — ce qui leur garan­tit une posi­tion d’élite per­ma­nente et la supré­ma­tie sur la majo­ri­té infé­rieure qui est enfon­cée dans la matière. Il est enten­du que le monde, au vu des pro­jets de son créa­teur, est radi­ca­le­ment, irré­mé­dia­ble­ment mau­vais — il convient cepen­dant de consta­ter que l’adjectif « mau­vais » n’est pas une réfé­rence au bien et au mal comme l’entend la morale, mais qu’il est au-delà du bien et du mal (comme chez Nietzsche et Teil­hard de Char­din) et qu’il indique la maté­ria­li­té. Le « bien » signi­fie, par consé­quent, la pos­ses­sion de l’intellect, le regard supé­rieur et le sta­tut de « sur-homme ».
Tout dans les doc­trines gnos­tiques sou­ligne ce jeu de supériorité/infériorité de cer­tains par rap­port aux autres. Ce jeu se mani­feste éga­le­ment dans la liber­té sexuelle des uns et des autres. Cer­taines sectes gnos­tiques prêchent et pra­tiquent l’ascèse totale mais d’autres sont d’avis que tout est per­mis aux élus, notam­ment un déver­gon­dage sexuel qui peut aller jusqu’à l’orgie et au mas­sacre des nou­veaux-nés. La spi­ri­tua­li­té des gnos­tiques les place en effet au-des­sus du com­por­te­ment nor­ma­le­ment admis. Leur for inté­rieur, l’étincelle divine, les pré­serve de toute culpa­bi­li­té et de tout péché ayant trait à la vie maté­rielle et lié à la par­tie cor­po­relle de leur être.
Cer­tains gnos­tiques se ser­virent du terme allo­gènes (« nés ailleurs ») pour signa­ler leur nais­sance et pour signi­fier qu’ils ne fai­saient pas par­tie de la condi­tion humaine d’ici bas et que la morale du milieu humain ne s’appliquait pas à eux. (Aujourd’hui nous par­lons « d’aliénation », selon un terme déri­vé du latin expri­mant la même chose). Citoyens d’un autre ordre, leur par­ti­ci­pa­tion au monde maté­riel ne pou­vait leur être récla­mée. Ils condam­naient par consé­quent la famille, la pro­créa­tion, la vie de la Cité, les ins­ti­tu­tions, et bien enten­du l’Eglise, car tous ces phé­no­mènes appar­tiennent à l’ordre maté­riel et le pro­longent. Plus tard, en rai­son de leurs lois internes, les com­mu­nau­tés gnos­tiques, Cathares (« purs »), Bogo­mils, etc., auront maille à par­tir avec les tri­bu­naux de l’Eglise et de l’Etat (inqui­si­tions romaine et espa­gnole) qui les accusent de mener une exis­tence non seule­ment anti-chré­tienne, mais aus­si anti-sociale. A par­tir du Xe siècle, les com­mu­nau­tés gnos­tiques que l’Eglise per­sé­cu­ta sans pou­voir les éra­di­quer com­plè­te­ment se ras­sem­blèrent autour de leurs propres églises, avec leur litur­gie et leur mode de vie. Elles ado­ptèrent la com­mu­nau­té des biens et des femmes et un sys­tème de pré­séances où les « vieux », les « saints » et les « élus » étaient véné­rés, tan­dis que Rome était consi­dé­rée comme la Grande Pros­ti­tuée, Baby­lone ou l’église du diable (Démiurge). Ce voca­bu­laire annon­çait déjà celui des réfor­ma­teurs et des contro­verses de la Renais­sance.
On voit qu’il s’agit d’un corps de doc­trine qui pui­sait à de nom­breuses sources : le dua­lisme ira­nien, la pré­ten­due tra­di­tion « égyp­tienne », le dia­logue de Pla­ton, Timée (où figure le Démiurge en tant que créa­teur), le Judaïsme, le chris­tia­nisme lui-même, ont ver­sé leur trop-plein dans des esprits à l’enthousiasme facile. Les diri­geants des sectes sont de véri­tables phi­lo­sophes comme par exemple Valen­ti­nien et Basi­lides, ain­si que Mar­cion que cri­ti­qua Ter­tul­lien. La thèse de Mar­cion (et de ses fidèles, les mar­cio­nites) pré­sente des argu­ments à pre­mière vue rai­son­nables. Il y a deux Tes­ta­ments, cha­cun par­lant de son Dieu. Yah­weh ne pou­vait être le vrai Dieu car c’est un monstre cruel et sa créa­tion est pré­ci­sé­ment celle du monde maté­riel. Autre est le Christ, le Dieu bon, mais il est tenu enchaî­né par Yah­weh qui joue ici le rôle du Démiurge. La reli­gion chré­tienne doit com­battre le judaïsme et sa maté­ria­li­té, et oeu­vrer à la spi­ri­tua­li­té. Cepen­dant Mar­cion, lui aus­si, est « anti-matière » et il ridi­cu­lise la pro­créa­tion car, dit-il, l’homme naît « entre l’urine et l’excrément. »
Tel est, briè­ve­ment résu­mé, l’enseignement des gnos­tiques qui se situe dans une pénombre entre la phi­lo­so­phie grecque et les reli­gions moyen-orien­tales et sur­tout le chris­tia­nisme. Cet ensei­gne­ment, qui a don­né lieu à de très nom­breuses sectes, a sui­vi la des­ti­née des sys­tèmes fon­dés sur les excès de l’imagination et de l’enthousiasme, et qui n’étaient pas contrô­lés par une ins­ti­tu­tion solide. Du moins nous offre-t-il l’image fidèle de ce qui arrive lorsque l’esprit se donne entière liber­té, ou lorsque les don­nées sérieuses d’une doc­trine se per­mettent les jeux dan­ge­reux d’un syn­cré­tisme échap­pé à la sur­veillance de la rai­son. On com­pren­dra mieux le com­bat qu’ont mené les Pères de l’Eglise contre le gnos­ti­cisme en consi­dé­rant l’itinéraire ulté­rieur du gnos­ti­cisme qu’il convient d’appeler uto­pisme.
En quoi consiste celui-ci ? L’examen de la gnose évoque à chaque étape les simi­li­tudes avec les doc­trines modernes, plus pré­ci­sé­ment avec les idéo­lo­gies domi­nant notre époque. A tel point que la majeure par­tie de ces idéo­lo­gies, entre autres celle de tona­li­té moder­niste, peuvent être déchif­frées dans les docu­ments gnos­tiques — et vice-ver­sa, on peut com­prendre l’impact de l’enseignement gnos­tique à par­tir des obser­va­tions menées aujourd’hui dans le domaine de la poli­tique, de la culture, de la péda­go­gie et même dans les voies emprun­tées par les Eglises chré­tiennes. Que s’est-il pas­sé entre le Ve et le XVe siècle, et de là à nos jours ? Il est évident que la civi­li­sa­tion chré­tienne a été inca­pable de mettre com­plè­te­ment fin à l’inspiration gnos­tique. Au lieu de retra­cer l’histoire de ce che­mi­ne­ment (que j’ai entre­pris dans plu­sieurs ouvrages, l’Utopie, éter­nelle héré­sie, chez Beau­chesne, Dieu et la connais­sance du réel, PUF, La Gauche vue d’en face, Seuil, Le Dieu imma­nent, Cèdre), choi­sis­sons une illus­tra­tion typique. Dans l’empire roma­no-orien­tal de Constan­ti­nople qui embras­sait le ter­ri­toire d’origine du gnos­ti­cisme, les sectes en ques­tion conti­nuaient à pros­pé­rer. L’une d’elles, celle des « Bogo­mils », se répan­dit assez tôt dans les Bal­kans, alors terre impé­riale, pas­sa par le nord de l’Italie (par les voies com­mer­ciales), débou­cha en Pro­vence puis remon­ta le long de la val­lée du Rhin jusqu’aux Pays-Bas. Les Bogo­mils (d’où le terme inju­rieux de « bougre », c’est-à-dire bul­gare, fai­sant réfé­rence aux moeurs pra­ti­quées par ses adeptes) ren­con­trèrent sur leur che­min d’autres sectes plus ou moins autoch­tones et dont cer­taines char­riaient un sen­ti­ment hos­tile à l’Eglise, du moins anti-romain. Le schisme de 1054 ren­for­ça cette hos­ti­li­té et c’est en effet à par­tir du XIe siècle que l’hérésie se répan­dit : le tronc com­mun en est le gnos­ti­cisme qui don­na nais­sance à des branches en nombre incal­cu­lable. Il serait bien enten­du faux de mettre l’étiquette de gnose sur toutes les doc­trines non ortho­doxes, mais il est incon­tes­table que nous avons là le pôle majeur.

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7 Avr 2012

La onzième heure d’Ernst Jün­ger par Bernhard Gajek

[note : cet entre­tien est paru dans catho­li­ca, n. 63, p. 98–102.]
S’il est un auteur qui a su par­fai­te­ment expri­mer la fas­ci­na­tion pour la guerre, c’est bien celui d’Orages d’acier, du Boque­teau 125 et de Lieu­te­nant Sturm et du Tra­vailleur. Ernst Jün­ger, moins d’un an après sa mort (février 1998), reste pour diverses rai­sons — son appar­te­nance ini­tiale à la Légion, son ami­tié avec Fran­çois Mit­ter­rand ? — l’écrivain alle­mand le plus lu en France. Par le fait même, bien des aspects de sa longue vie et de son oeuvre ont été exa­mi­nés de près, peut-être sans tenir véri­ta­ble­ment compte d’une ouver­ture reli­gieuse qui a dépas­sé l’intérêt anthro­po­lo­gique pour la reli­gio­si­té (il fut le cofon­da­teur, avec Mir­cea Eliade, de la revue néo­païenne Antaios), et s’est ache­vée dans sa conver­sion finale au catho­li­cisme. Le fait est pas­sé assez inaper­çu, du moins en dehors de l’Allemagne, bien que les images de ses obsèques aient clai­re­ment mon­tré qu’il rece­vait une sépul­ture catho­lique. Le pro­fes­seur Bern­hard Gajek, qui enseigne l’histoire à l’Université de Ratis­bonne et qui a bien connu l’écrivain, a bien vou­lu nous appor­ter des pré­ci­sions à ce sujet.
CATHOLICA — De la céré­mo­nie d’enterrement de Jün­ger, on ne connaît que quelques pho­tos qui en mani­festent expli­ci­te­ment le carac­tère reli­gieux. Sa conver­sion au catho­li­cisme serait-elle res­tée si secrète qu’elle n’aurait été connue que lors de cet enter­re­ment ?
BERNHARD GAJEK — Ernst Jün­ger est mort le 17 février 1998 à l’hôpital de Ried­lin­gen en Haute-Souabe. Il était res­té quelques jours en ser­vice de réani­ma­tion. Sa femme Lise­lotte, qui était près de lui, a essayé de com­prendre ce qu’il vou­lait dire, mais en vain. Ernst Jün­ger avait habi­té à proxi­mi­té de Ried­lin­gen depuis presque qua­rante-sept ans. En juillet 1950, il avait démé­na­gé pour Wil­flin­gen, un vil­lage com­pre­nant moins de mille âmes. Il habi­ta d’abord avec sa pre­mière femme, qui est morte en 1960, au châ­teau de Schenk zu Stauf­fen­berg, baron d’empire et parent du comte Claus Schenk zu Stauf­fen­berg qui avait per­pé­tré un atten­tat contre Hit­ler. A cause de lui, les Stauf­fen­berg de Wil­flin­gen avaient été empri­son­nés et sou­mis à un inter­ro­ga­toire dans leur propre châ­teau. La famille Jün­ger démé­na­gea au prin­temps 1951 dans une ancienne grande mai­son fores­tière, construc­tion baroque datant de 1728, qui appar­te­nait au châ­teau et était pla­cée face à lui.
C’est dans l’église du châ­teau, Saint-Jean-Nepo­mu­cène, qu’a été célé­brée une messe de requiem pour Ernst Jün­ger, l’après-midi du 21 février 1998. Dr Roland Nie­bel, curé du lieu, pré­si­da la céré­mo­nie, qu’il concé­lé­bra avec un cha­noine du dio­cèse de Rot­ten­burg. Des délé­gués d’amicales de tirailleurs et d’associations des tra­di­tions mili­taires, vêtus d’uniformes mul­ti­co­lores, lui firent une garde d’honneur près du cer­cueil expo­sé. De la tri­bune de l’orgue, la petite-fille de Jün­ger chan­ta l’Ave Maria.
Ceux qui assis­taient à la céré­mo­nie funèbre, ser­rés dans l’église, et ceux qui avaient dû res­ter dehors posaient et repo­saient — ce qui est com­pré­hen­sible — une ques­tion : pour­quoi le rite catho­lique ? Peut-être était-ce parce que les Stauf­fen­berg de Wil­flin­gen et l’église de leur châ­teau appar­te­naient à la confes­sion romaine ? Jün­ger n’avait-il pas gran­di dans une mai­son pater­nelle atta­chée au pro­tes­tan­tisme libé­ral ? Et, lorsqu’on lui avait deman­dé, alors qu’il avait un âge avan­cé, pour­quoi il payait encore l’impôt d’église, n’avait-il pas répon­du d’une manière remar­qua­ble­ment sèche : « Mais je suis conser­va­teur ». Le jour de l’enterrement, presque per­sonne ne savait mis à part la famille que, le 26 sep­tembre 1996, c’est-à-dire en pleine pos­ses­sion de ses forces cor­po­relles et intel­lec­tuelles, Ernst Jün­ger s’était conver­ti à l’Eglise catho­lique devant le curé du lieu, Dr Nie­bel. L’archevêché de Munich-Frei­sing confir­ma la conver­sion et le direc­teur de la rédac­tion muni­choise du Frank­fur­ter All­ge­meine Zei­tung fit immé­dia­te­ment des recherches pour trou­ver les pre­mières infor­ma­tions.

Pou­vez-vous rap­pe­ler dans quelles condi­tions s’est faite cette conver­sion et en par­ti­cu­lier s’il s’y pré­pa­rait depuis long­temps ? Est-ce que telle ou telle de ses oeuvres en fai­saient entre­voir la pos­si­bi­li­té ?
Dans la plus stricte inti­mi­té, Jün­ger avait don­né un motif : cela aurait été une déci­sion plu­tôt pra­tique. Puisqu’il n’y avait dans le vil­lage, selon lui, aucun pas­teur pro­tes­tant qui pour­rait l’enterrer, il aurait cher­ché du côté catho­lique, et s’y serait ral­lié. Ceux qui connaissent la ten­dance de Jün­ger à cacher ou à se conten­ter d’esquisser ce qui concer­nait sa propre per­sonne pren­dront au sérieux cette expli­ca­tion que Jün­ger a don­née sur lui-même, mais appré­cie­ront aus­si d’autres motifs qu’il n’a pas men­tion­nés et qui sont pré­sents dans sa vie comme dans son oeuvre.
Quand son fils Alexan­der est né, en 1934, Jün­ger s’est deman­dé si l’enfant devait être bap­ti­sé chez les catho­liques. Mais Madame Gre­tha prit l’enfant et l’inscrivit sans hési­ter pour le bap­tême chez le pas­teur pro­tes­tant du lieu.
La ten­dance de Jün­ger à évo­quer les céré­mo­nies reli­gieuses et son inté­rêt pour les per­son­nages du prêtre et du moine étaient évi­dents depuis la pre­mière ver­sion du Coeur aven­tu­reux (Das aben­teuer­liche Herz, 1929, seconde ver­sion en 1938) : « Où sont donc les cloîtres sacrés où l’âme a conquis, durant ses minuits triom­phants, le tré­sor de la grâce ? », lit-on dans le pas­sage sur « Les veilleurs soli­taires ». Le rêve « L’église du monas­tère » se ter­mine sur la vision d’un ave­nir nou­veau : « Je fus tou­ché dès cet ins­tant par le sens théo­lo­gique ». Le père Lam­pros, dans Les falaises de marbre (Auf den Mar­mork­lip­pen, 1939) ou le père Foe­lix dans Helio­po­lis (1949) sont des décla­ra­tions poé­tiques d’amour pour la condi­tion du moine catho­lique. Dans son appel inti­tu­lé La Paix, que Jün­ger com­po­sa à Paris en 1942, et qui fut com­pris par les cercles de résis­tance à Hit­ler comme un pro­gramme, Jün­ger attri­buait un rôle impor­tant à l’Eglise dans la construc­tion d’une nou­velle Europe.
De tels pro­pos favo­rables au chris­tia­nisme sont néan­moins confron­tés à de nom­breuses rela­ti­vi­sa­tions pro­ve­nant en par­ti­cu­lier du chris­tia­nisme pro­tes­tant — ain­si en est-il dans Le Pro­blème d’Aladin (Ala­dins Pro­blem, 1983), dans les jour­naux de la fin de sa vie (Soixante-dix s’efface, I‑V, 1980–1997), ou dans son essai Les ciseaux (Die Schere, 1990), qui dis­cu­tait de la tem­po­ra­li­té et de la mort. Jün­ger don­na par exemple rai­son à des théo­lo­giens pro­tes­tants ratio­na­listes contem­po­rains qui met­taient en ques­tion la divi­ni­té du Christ. Mais, deman­dait-il, qu’est-ce que ces théo­lo­giens auraient à pro­po­ser à la place de cela ? Le ratio­na­lisme, disait-il, entraî­nait un appau­vris­se­ment et appar­te­nait cepen­dant au des­tin de la moder­ni­té qu’Arthur Scho­pen­hauer et Fré­dé­ric Nietzsche avaient décrit ou pré­dit.
D’autre part, Jün­ger a lu à plu­sieurs reprises la Bible, l’Ancien et le Nou­veau Tes­ta­ment, et l’a com­men­tée avec une pro­fonde com­pré­hen­sion et une grande intui­tion. Lourde de consé­quence fut la page de son jour­nal cor­res­pon­dant au 29 mars 1940. Jün­ger, capi­taine de la Wehr­macht, décri­vait com­ment le jour de son 45e anni­ver­saire il s’était appro­ché de la fenêtre de son poste de com­bat à Baden-Baden et avait lu le psaume 73.
Ceci fut impri­mé en 1942 dans Jar­dins et routes (Gär­ten und Straßen). Il avait déjà uti­li­sé une fois la méthode de la com­mu­ni­ca­tion indi­recte — en novembre 1933. A cette époque, on lui avait pro­po­sé d’être affi­lié à l’ « Aca­dé­mie alle­mande de la lit­té­ra­ture », mise au pas. Jün­ger refu­sa et jus­ti­fia cela à l’aide du cha­pitre 59 de son oeuvre concer­nant la phi­lo­so­phie de l’histoire, publiée en 1932 : Le tra­vailleur (Der Arbei­ter), ce qui aurait dû pro­vo­quer ceux qui vou­laient le voir à l’Académie ; mais per­sonne ne s’occupa de la chose. En 1942, cepen­dant, on avait appa­rem­ment lu et rap­por­té à Goeb­bels le texte men­tion­né. Celui-ci se mit en colère et inter­dit Ernst Jün­ger de publi­ca­tion. Seul Myr­dun. Lettres de Nor­vège (Myr­dun. Briefe aus Nor­we­gen) parut encore en tant qu’« unique édi­tion de guerre pour les sol­dats dans le domaine du com­man­de­ment de la Wehr­macht en Nor­vège » (1943). La colère de Goeb­bels était com­pré­hen­sible, car le psaume 73 com­mence — dans la tra­duc­tion moder­ni­sée de Luther uti­li­sée par Jün­ger — par les mots : « Mais enfin Israël a Dieu pour récon­fort », et est un règle­ment de compte de celui qui croit en Yah­vé avec ceux qui se vantent de leur gloire et avec les athées.
Peu après la Deuxième Guerre mon­diale, Jün­ger pas­sait dans les milieux catho­liques pour l’un des pro­chains conver­tis par­mi les per­sonnes de renom. Une étude du jésuite Hubert Becher dans Stim­men der Zeit avait été mal com­prise. Au début de la deuxième moi­tié de sa vie, Jün­ger a rela­ti­vi­sé la foi chré­tienne — allant au-delà de la « foi seule » de Luther : « Il n’y a nul mérite à croire ; la foi est un don, une libre offrande. […] De même qu’il n’y a point de mérite à croire, il n’y a point de faute dans la non-croyance. […] Ce qui dis­pa­raît, ce n’est pas seule­ment la foi, c’est aus­si l’objet de la foi. Dieu se retire. » (Le mur du temps, An der Zeit­mauer, 1959). Au moyen de la revue Antaios, dont il fut le cofon­da­teur, devait être construit un « monde libre », « un monde spi­ri­tuel », une huma­ni­té qui devrait, à tra­vers « mythe et sym­bole », tou­cher le « sol com­mun duquel sont nés frères les peuples dans leur diver­si­té » de la même manière que le géant Antaios tirait sa force du contact avec la terre, avec la « Gaia ». « Avec lui gran­dit une conscience cos­mique, pour laquelle la terre en tant que telle devient la patrie ». Voi­ci ce qu’écrivit Jün­ger dans le pre­mier numé­ro de cette revue qui a paru de 1959 à 1971.
La réani­ma­tion du mythe fit obs­tacle au rap­pro­che­ment pro­gres­sif du chris­tia­nisme même si à terme ce fut le chris­tia­nisme qui gagna la vic­toire : le mythe fut fina­le­ment bap­ti­sé. Mais, en tant que per­sonne, Jün­ger gar­da ses dis­tances vis-à-vis des théo­lo­giens et des ecclé­sias­tiques. Il avait cepen­dant expri­mé dès les années vingt une pré­di­lec­tion pour les « phrases pro­non­cées ex cathe­dra », qui ger­me­raient en lui comme des graines. Quand il était âgé, il disait encore qu’il avait, lorsqu’il écri­vait, le sen­ti­ment que quelqu’un le regar­dait par-des­sus l’épaule ; cela ser­vait, disait-il, à la pré­ci­sion de la langue. L’exigence pro­tes­tante d’une rela­tion directe et immé­diate avec l’instance qui parle et donne des conseils écar­ta ses effets éprou­vants voire domi­na­teurs. L’enseignement de Mar­tin Luther sur « le chré­tien libre », qui serait cepen­dant « un serf cor­véable en toutes choses et sou­mis à tout le monde », peut ici rap­pe­ler et rendre com­pré­hen­sible la rai­son pour laquelle Jün­ger pla­ça comme devise en tête de son pre­mier ouvrage prin­ci­pal, qui ne concerne pas la guerre et dont on a déjà par­lé, Le Coeur aven­tu­reux, une phrase curieuse de Johann Georg Hamann, ce théo­lo­gien et phi­lo­sophe pro­tes­tant de König­sberg, et la fit — dans la pre­mière édi­tion — impri­mer en rouge. Sa doc­trine d’« anar », qui se déve­lop­pa peu à peu, d’une exis­tence qui n’a plus besoin de média­tions mais qui vivrait immé­dia­te­ment en étant le centre et le tout s’alimente à ces sources.
Il est pos­sible que Jün­ger ait éga­le­ment fait cela avec sa conver­sion. Le mélange d’immédiateté expli­cable par la théo­rie pro­tes­tante et de subor­di­na­tion à un sys­tème hié­rar­chique comme l’est le catho­li­cisme semble tou­te­fois en soi une contra­dic­tion. Jün­ger a cepen­dant sou­li­gné à plu­sieurs reprises le fait que, dans l’oeuvre d’un auteur, toutes les par­ties qui se contre­disent doivent être accep­tées ; ce n’est que par ce moyen, disait-il, qu’un auteur est ren­du digne de foi. On peut com­prendre cela comme une coin­ci­den­tia oppo­si­to­rum, comme Nico­las de Cuse l’avait pen­sée — comme prin­cipe de contra­dic­tion, auquel la connais­sance de la rai­son serait subor­don­née.

Quel accueil a reçu cette nou­velle au sein du monde ger­ma­nique et quelle publi­ci­té lui a été faite ?
A la nou­velle de la conver­sion au catho­li­cisme d’Ernst Jün­ger, le public lit­té­raire en Alle­magne a réagi res­pec­tueu­se­ment et cal­me­ment. Les pro­blèmes que l’on rap­pe­lait en rai­son de sa mort parais­saient plus impor­tants — comme son natio­na­lisme diri­gé contre la Répu­blique de Wei­mar ou l’appréciation dif­fi­cile à com­prendre de phé­no­mènes comme guerre et guer­riers. Quelques lec­teurs de Jün­ger ont consi­dé­ré l’information comme n’étant pas digne de foi, jusqu’à ce qu’elle soit confir­mée. La conver­sion ne fut pas et n’est pas pas­sée sous silence. Elle est main­te­nant accep­tée comme la der­nière par­celle de la mosaïque d’une vie, et consi­dé­rée de plus en plus comme un pro­lon­ge­ment de la vie et de l’oeuvre.

Rubrique(s) : Entretiens, Revue en ligne
20 Mar 2012

Le jeu croi­sé des iden­ti­tés poli­tique et reli­gieuse. Autour d’une thèse sur le Pays basque par Christophe Réveillard

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 100, p. 79–87.]

L’Eglise comme force de tran­si­tion pour de nom­breuses com­mu­nau­tés à l’identité pour­tant mar­quée, dans le deuxième ving­tième siècle, est un champ de recherche extrê­me­ment riche en ensei­gne­ments pour l’avenir même s’il est encore assez peu explo­ré. Pas­sant d’une doc­trine de défense et de pré­ser­va­tion des iden­ti­tés natio­nales, sans com­pro­mis­sion avec le natio­na­lisme moderne, aux pré­misses ratio­na­listes et posi­ti­vistes, voire scien­tistes, l’Eglise du nou­veau cours bas­cule pro­gres­si­ve­ment dans la séman­tique et les actes de média­tion à voca­tion de neu­tra­li­sa­tion et d’édulcoration. Si le rela­ti­visme reli­gieux enva­hit pro­gres­si­ve­ment le cadre ecclé­sial, celui-ci en externe assume bien sa pro­gres­sive par­ti­ci­pa­tion à la nou­velle laï­ci­té et au cou­rant géné­ral de des­ti­tu­tion de la nation.
A la suite de la décou­verte de la vraie trou­vaille qu’est le titre de l’ouvrage de Xabier Itçai­na ici étu­dié ((. Xabier Itçai­na, Les Vir­tuoses de l’identité, préf. Jacques Palard, PUR, coll. Sciences des reli­gions, Rennes, 2007, 353 p., 20 €.))  et issu d’une thèse diri­gée par Jacques Palard, lui-même pré­fa­cier de l’ouvrage, le lec­teur est plon­gé au coeur d’une étude sub­tile et assez impo­sante de la rela­tion entre poli­tique et reli­gion, de façon com­pa­ra­tive entre Pays basque fran­çais et espa­gnol. Ce tra­vail décrit le lien évo­lu­tif exis­tant entre le cler­gé, l’institution ecclé­siale, leurs actions res­pec­tives et la « construc­tion » iden­ti­taire basque au sein d’« espaces de mobi­li­sa­tion » sociale, éco­no­mique et poli­tique.
Pour éva­cuer rapi­de­ment la ques­tion de la forme, le lec­teur peut regret­ter d’être sou­vent invi­té à se pro­je­ter dans une dia­lec­tique très méca­niste et construc­ti­viste pour étu­dier les notions étu­diées qui pour­tant n’en semblent rele­ver a prio­ri que loin­tai­ne­ment. Ain­si, « une tra­di­tion peut deve­nir une idéo­lo­gie », la culture peut être per­çue comme « une boîte à outils », ren­dant pos­sibles des « stra­té­gies d’action, en recons­trui­sant des enti­tés » ; de même peut s’opérer « un phé­no­mène de conver­sion des iden­ti­tés [basque et catho­lique], qui fait bas­cu­ler d’un registre à l’autre, par exemple de la tra­di­tion vers l’idéologie, les outils du réper­toire iden­ti­taire » ; il existe « des pro­ces­sus d’activation de l’identité » ; les « entre­pre­neurs iden­ti­taires » doivent trans­for­mer en « outils mobi­li­sa­teurs quelques élé­ments sélec­tion­nés de la “culture” locale » ; etc. Par ailleurs, le lan­gage socio­lo­gique tombe sou­vent dans les excès du jar­gon qui en révèle ses limites tout autant qu’il empêche une lec­ture sereine ; par exemple : « Or le miroir a deux faces : c’est l’interaction situa­tion­nelle entre l’institution reli­gieuse et les ins­ti­tu­tions iden­ti­taires, par la média­tion des acteurs, qui génère des dyna­miques spé­ci­fiques, et pas seule­ment la pro­duc­tion dans l’espace public des mes­sages issus d’organisations reli­gieuses. Opé­rer une telle réduc­tion équi­vau­drait à lais­ser de côté l’ensemble des objec­ti­va­tions iden­ti­taires ana­ly­sées dans la seconde par­tie de cet ouvrage, à savoir cette com­pé­tence for­te­ment rede­vable à l’expérience d’une socia­li­sa­tion reli­gieuse »…
La thèse est celle d’une Eglise pas­sant pro­gres­si­ve­ment du sta­tut de réfé­rence apos­to­lique à celui de média­trice de l’identité basque. Au fur et à mesure de la dimi­nu­tion, la mar­gi­na­li­sa­tion du mes­sage évan­gé­lique par la com­mu­nau­té reli­gieuse moderne, on constate la pro­gres­sion paral­lèle d’une struc­ture (hommes / ins­ti­tu­tion) et d’un mes­sage consti­tu­tif d’identité. Ceci se mani­feste par une pos­ture de gar­dien de la mémoire, une action quo­ti­dienne en fonc­tion des thé­ma­tiques sociales et poli­tiques et un enga­ge­ment authen­tique même si ce der­nier connaît un amé­na­ge­ment récent.
Mais, mal­gré tout, ce rôle média­teur conduit tout droit, même si le che­mi­ne­ment est pro­gres­sif, au rela­ti­visme reli­gieux puisque le rôle pre­mier n’est plus exer­cé. Une reli­gion à dimen­sion seule­ment cultu­relle, iden­ti­taire, est-elle encore une reli­gion ? De plus, cet aspect sin­gu­lier n’amorce-t-il pas un nou­veau bas­cu­le­ment tran­si­tif (et transactionnel2 ((. Cf. Ber­nard Dumont, Gilles Dumont, Chris­tophe Réveillard, La Culture du refus de l’ennemi. Modé­ran­tisme et reli­gion au seuil du XXIe siècle, préf. Jean-Paul Bled, Pulim, coll. Biblio­thèque euro­péenne des idées, Limoges, 2007.)) ) vers l’indifférentisme et l’indifférenciation ? A l’inverse, la péren­ni­té de l’identité basque aurait-elle connu une telle constance si, à l’origine, elle n’avait pas trou­vé son épa­nouis­se­ment dans un espace de chré­tien­té, puis trou­vé un sou­tien dans le cadre ecclé­sial même après l’évolution vers l’autonomie ?
Dans le pro­ces­sus de « construc­tion » iden­ti­taire basque, l’auteur situe ici son tra­vail de recherches essen­tiel­le­ment dans le grand ving­tième siècle ; il s’agit d’y obser­ver l’évaluation de la part du reli­gieux, son influence sur les struc­tures et son action pro­pre­ment dite. A côté d’un appa­reillage ana­ly­tique très solide, appa­raît le dérou­le­ment d’une suc­ces­sion de phases tout à fait inté­res­santes et révé­la­trices d’une matrice moderne qua­si com­mune aux pro­ces­sus d’effondrement d’autres petites chré­tien­tés :
— action clas­sique du cler­gé basque dans une phase natio­na­liste ori­gi­nelle, dite tra­di­tion­nelle ;
— action plus en marge du poli­tique, que l’auteur qua­li­fie de « mobi­li­sa­tion iden­ti­taire » : défense d’une culture basque auto­nome, éco­no­mie iden­ti­taire, par­ti­cu­la­rismes sociaux, inter­pré­ta­tion idéo­lo­gi­sante et glo­bale, etc. ;
— exis­tence et débor­de­ment des débats internes à l’Eglise qui, en retour, portent la marque des contro­verses poli­tiques, et influencent l’évolution de l’action vers le champ d’une média­tion sociale et poli­tique ;
— média­tion pro­pre­ment dite comme achè­ve­ment vers l’indifférenciation reli­gieuse et, à terme, neu­tra­li­sa­tion ou dépo­li­ti­sa­tion des cadres iden­ti­taires natio­naux.
Le natio­na­lisme dont il est ques­tion dans l’ouvrage appa­raît au terme de son évo­lu­tion comme une construc­tion idéo­lo­gique, même s’il est fon­dé sur une his­toire, prin­ci­pa­le­ment reli­gieuse, mais en quelque sorte retour­né in fine ; et l’on se prend à para­phra­ser Augus­to del Noce lorsqu’il explique le « sui­cide de la révo­lu­tion ». On véri­fie en effet l’identification faite par le phi­lo­sophe du com­mu­nisme comme étape inter­mé­diaire avant la neu­tra­li­sa­tion totale, le mar­xisme adop­té par le cler­gé comme une inter­pré­ta­tion idéo­lo­gique uni­ver­selle, qui conduit à la fin à tout rela­ti­vi­ser jusqu’au mar­xisme lui-même, par une sorte de posi­ti­visme et de rela­ti­visme abso­lus. Cette sub­ver­sion se fait notam­ment par le cler­gé et l’« admi­nis­tra­tion » ecclé­siale. Dans le cas par­ti­cu­lier basque, ce terme n’apparaîtrait-il pas éga­le­ment par l’action média­trice du cler­gé et des nou­velles pra­tiques pas­to­rales, comme une déna­tio­na­li­sa­tion pro­gres­sive du Pays basque rejoi­gnant ain­si le cou­rant géné­ral de des­ti­tu­tion de la nation en Europe ? Jacques Palard ne nous donne-t-il pas, dès les pre­mières pages, la clef de com­pré­hen­sion d’un par­cours encore inache­vé mais dupant à son terme jusqu’à ceux par­mi les plus achar­nés à défendre et main­te­nir les tra­di­tions, celle catho­lique et celle natio­nale ? En louant le tra­vail d’élaboration par l’auteur d’un modèle expli­ca­tif nova­teur, le pré­fa­cier sou­ligne, en effet, que « sa recherche relève à la fois d’une socio­lo­gie poli­tique du reli­gieux et d’une ana­lyse des mobi­li­sa­tions iden­ti­taires et eth­no­na­tio­na­listes. Ce fai­sant, il déjoue la prin­ci­pale dif­fi­cul­té de l’exercice : pen­ser ensemble la tra­di­tion et l’actualisation, les contraintes struc­tu­relles et les oppor­tu­ni­tés poli­tiques, le rôle his­to­rique de l’institution reli­gieuse — sin­gu­liè­re­ment au tra­vers de l’action de pro­tes­ta­tion du cler­gé catho­lique — dans la construc­tion poli­tique du natio­na­lisme et l’individuation du pro­ces­sus de socia­li­sa­tion des acteurs à une éthique de l’engagement. C’est un véri­table “dis­cours de la méthode” qui nous est ici déli­vré » ((. Sou­li­gné dans le texte.)) . Jacques Palard pré­cise encore plus avant en expli­quant ce qu’il entend par le renou­vel­le­ment de l’analyse poli­tique du natio­na­lisme que sus­cite selon lui le tra­vail de Xabier Itçai­na, sur les trois plans des rela­tions entre ins­ti­tu­tion reli­gieuse et Etat, du rap­port entre reli­gion et iden­ti­té et de la place qu’occupent les repré­sen­ta­tions reli­gieuses dans « la concep­tion de la véri­té et de l’utopie » pour rendre compte de la mobi­li­sa­tion iden­ti­taire dans toute sa com­plexi­té : l’auteur dis­qua­li­fie « les ana­lyses qui s’en tiennent sans plus d’examen à l’établissement d’un rap­port d’équivalence fonc­tion­nelle du natio­na­lisme et de la reli­gion ou qui font du natio­na­lisme une forme de reli­gion civile, sécu­lière ou ana­lo­gique. Or, ajoute Palard, por­teuse de valeurs sin­gu­lières, la reli­gion n’est pas un masque de l’idéologie ; elle n’est pas non plus une simple forme dégui­sée des rap­ports de domi­na­tion. En tant que sys­tème sin­gu­lier et irré­duc­tible de croyances et de pra­tiques et appa­reil ins­ti­tu­tion­nel, elle exerce une forte pré­gnance à la fois sur les autres ins­ti­tu­tions sociales et poli­tiques et sur ses membres. A l’évidence cette pré­gnance est struc­tu­rante. L’analyse de la place du catho­li­cisme dans la socié­té basque qui nous est pro­po­sée relève bien ici d’une sem­blable concep­tion ».

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
13 Mar 2012

Publi­ca­tion : la guerre civile per­pé­tuelle (édi­tions Artège) par La Rédaction

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Nou­velle paru­tion, dis­po­nible en librai­rie

Au-delà des idées conve­nues, com­ment pen­ser les fon­de­ments d’une crise sociale ins­crite dans le temps long ?

La guerre civile per­pé­tuelle éva­lue dans plu­sieurs domaines les ravages poli­tiques de la phi­lo­so­phie de la moder­ni­té. Cette étude exa­mine d’abord sa capa­ci­té à détruire à la racine la pos­si­bi­li­té du lien social natu­rel, pour ten­ter par la suite de le recréer au moyen de divers arti­fices. Loin de se limi­ter au simple constat d’échec, l’originalité et la force de cet ouvrage résident dans l’analyse des causes d’un pro­ces­sus logique qui tend à impo­ser sa vio­lence intrin­sèque au cœur de la rela­tion sociale ».  Avec les contri­bu­tions de :  Miguel Ayu­so Torres, Guillaume Ber­nard, Jacques Bon­net, Dani­lo Cas­tel­la­no, Ber­nard Dumont, Gilles Dumont, José Miguel Gam­bra, Car­lo Gam­bes­cia, Isa­belle Huten, Aude de Ker­ros, Teo­do­ro Katte Klitsche de la Grange, Marc de Lau­nay, Pierre de Lau­zun, Alain Mes­che­ria­koff, Dal­ma­cio Negro Pavon, Moni­ca Papa­zu, Claude Polin, Chris­tophe Réveillard, Gio­van­ni Tur­co.

L’ou­vrage est dis­po­nible auprès de notre secré­ta­riat, au tarif de 16,15 €, port com­pris.

Rubrique(s) : Numéro 114, Revue en ligne
15 Fév 2012

L’Es­pagne, de la nation aux natio­na­li­tés par Dalmacio Negro Pavón

[note : cet entre­tien est paru dans catho­li­ca, n. 65, p. 74–79]
Le pro­ces­sus de la « construc­tion » euro­péenne est par bien des aspects un pro­ces­sus de démo­li­tion. Pré­sen­tée comme un aimable encou­ra­ge­ment à la renais­sance de cultures pro­vin­ciales long­temps bri­dées par les pou­voirs cen­traux de beau­coup de pays euro­péens dési­reux d’unifier leurs Etats, et sin­gu­liè­re­ment par le jaco­bi­nisme fran­çais, la Charte euro­péenne des langues régio­nales ou mino­ri­taires s’inspire de la même sin­cé­ri­té que la mise à l’honneur du prin­cipe de sub­si­dia­ri­té. En d’autres termes, le mot ou les appa­rences s’y trouvent, mais pour signi­fier en pra­tique le contraire de ce qu’on en atten­drait. Loin de per­mettre une renais­sance à la base des ter­roirs, cette charte se veut un ins­tru­ment d’implantation du mul­ti­cul­tu­ra­lisme, l’une des condi­tions à même de bri­ser les fron­tières natio­nales en vue de favo­ri­ser le libre-échan­gisme « glo­bal ». Pour l’instant, le Conseil consti­tu­tion­nel a oppo­sé, en ce qui concerne la France, une bar­rière aux impli­ca­tions les plus absurdes de cette Charte (déci­sion du 15 juin 1999), bar­rière qui pour­rait sau­ter si l’opinion est tra­vaillée et qu’il en résulte une énième révi­sion consti­tu­tion­nelle.
L’Espagne est bien plus « en avance ». C’est dans ce pays en effet que le démem­bre­ment a com­men­cé, avec la mise en place, dès 1974, d’autonomies régio­nales sus­cep­tibles de conduire, si le pro­ces­sus devait se pro­lon­ger, à une vague confé­dé­ra­tion ana­logue à la CEI post-sovié­tique. Déjà se font sen­tir les effets néga­tifs, ubuesques par­fois, des consé­quences lin­guis­tiques de ce démem­bre­ment.
Sur ce sujet, nous avons ques­tion­né Dal­ma­cio Negro Pavón, pro­fes­seur de science poli­tique à l’Université Comil­las de Madrid.

CATHOLICA — En pre­mier lieu, fai­sons, si vous le vou­lez bien, un pano­ra­ma, avec une des­crip­tion des étapes prin­ci­pales de la décom­po­si­tion de l’unité espa­gnole que nous voyons se confir­mer sous nos yeux.
DALMACIO NEGRO PAVÓN — Je ne crois pas que ce soit un phé­no­mène popu­laire, mas­sif. Le peuple n’est pas, ou n’était pas jusqu’à main­te­nant, auto­no­miste. Ce sont les oli­gar­chies qui le sont. Par exemple, si le gou­ver­ne­ment cen­tral don­nait une pro­tec­tion réelle aux Basques contre le ter­ro­risme, il n’y aurait plus de pro­blème basque, car ce que les gens veulent avant tout c’est leur tran­quilli­té dans la vie quo­ti­dienne. Un homme comme Jor­di Pujol, en Cata­logne, qui a des ambi­tions poli­tiques per­son­nelles, peut être auto­no­miste, mais le com­mun du peuple, non, car cela n’a pas de sens pour lui.
Le pro­blème est celui de l’entraînement d’une méca­nique auto­no­miste mise en route et deve­nue incon­trô­lée, mais encore une fois ce n’est pas le pro­blème du sépa­ra­tisme, qui est très mino­ri­taire. Nous sommes en pré­sence d’un phé­no­mène tout à fait arti­fi­ciel. Pre­nez l’exemple de la Galice. Le Bloc natio­na­liste gali­cien se nour­rit de la droite tra­di­tion­nelle. Dans les Astu­ries, la langue bable n’est qu’un dia­lecte ultra-mino­ri­taire, tout comme le valen­cien. Ce sont les oli­gar­chies poli­tiques et bureau­cra­tiques qui les fomentent : le pou­voir et l’argent radi­ca­lisent le régio­na­lisme et la décen­tra­li­sa­tion natu­relles et nor­males et ce dans un sens néo-féo­dal très pré­oc­cu­pant.

Quelles sont les racines his­to­riques et les bases sociales de ces mou­ve­ments ?
Le pro­blème n’a de racines his­to­riques qu’en Cata­logne, et très acces­soi­re­ment, en tant qu’héritage des guerres car­listes, au Pays Basque. Dans l’un et l’autre cas, la base sociale du sépa­ra­tisme est consti­tuée d’une par­tie de la bour­geoi­sie et d’un cer­tain clé­ri­ca­lisme, qui se sont mon­trés inté­res­sés au déve­lop­pe­ment d’un hin­ter­land favo­rable à leurs affaires. Dans les autres cas, les oli­gar­chies ont des ori­gines diverses, et ne font qu’imiter les pré­cé­dentes. Le mimé­tisme est criant en ce qui concerne le Bloc natio­na­liste gali­cien. En Galice, il exis­tait depuis long­temps des groupes folk­lo­riques, mais rien de pro­pre­ment poli­tique. L’idée sépa­ra­tiste est très récente et pro­cède d’un ali­gne­ment sur la Cata­logne et le Pays Basque. Dans tous les cas, on est en pré­sence d’une forme de caci­quisme, de clien­té­lisme ten­dant à féo­da­li­ser l’Etat.
D’autre part, il faut tenir compte du fait que la Cata­logne fut par­ti­sane des Habs­bourg dans la guerre de suc­ces­sion, le Pays Basque et la Galice res­tant tou­jours les régions les plus tra­di­tion­nelles. Aus­si peut-il s’agir éga­le­ment d’une réac­tion plus ou moins incons­ciente en face de l’idéologie euro­péiste reçue comme pro­gres­siste et anti­na­tio­nale.

C’est effec­ti­ve­ment en ce sens que les ins­tances euro­péennes favo­risent ouver­te­ment les sépa­ra­tismes et l’éclatement des Etats, qu’il s’agisse de l’encouragement des langues régio­nales bri­sant l’unité lin­guis­tique natio­nale, ou des accords éco­no­miques sépa­rés entre régions, comme on en voit le début de réa­li­sa­tion avec la Cata­logne, dont le gou­ver­ne­ment auto­nome (la Gene­ra­li­tat) essaie de trai­ter direc­te­ment avec d’autres pays.
Oui, et au Pays Basque c’est pareil. Et tout cela béné­fi­cie aux oli­gar­chies et aux bureau­cra­ties arti­fi­cielles qu’elles mettent en place, qui deviennent ain­si des Etats dans l’Etat. Evi­dem­ment, cela ouvre des pers­pec­tives à la cor­rup­tion et à la cri­mi­na­li­té orga­ni­sée. Cepen­dant il ne faut pas voir dans les pres­sions euro­péennes la cause du phé­no­mène : elles ne font que le favo­ri­ser. Les pou­voirs locaux ont été arti­fi­ciel­le­ment créés avant ces inter­ven­tions. Et nous nous trou­vons ensuite devant la logique de leur déve­lop­pe­ment.
L’idéologie qui domine aujourd’hui en Espagne est celle de la construc­tion euro­péenne : détruire ce qui existe et recons­truire sur d’autres bases com­plè­te­ment arti­fi­cielles. La réfé­rence euro­péiste est d’ailleurs actuel­le­ment géné­rale. C’est l’un des aspects de la crise des idéo­lo­gies fortes, qui s’appuie en outre sur le com­plexe d’infériorité et de culpa­bi­li­té, nul ne sait très bien pour­quoi, des Espa­gnols. Le résul­tat est qu’on abou­tit à des inep­ties comme le natio­na­lisme par­ti­cu­la­riste au détri­ment de la nation, qui n’est qu’un patrio­tisme sur le papier, pure­ment idéo­lo­gique. A cet égard, on peut rele­ver que le ser­ment que prêtent désor­mais les mili­taires espa­gnols n’est pas de défendre la patrie, mais la consti­tu­tion.
D’autre part, il n’existe pas de fon­de­ment objec­tif à la dif­fé­ren­cia­tion entre les pro­vinces d’Espagne. C’est par exemple le cas de La Rio­ja, limi­tée à la pro­vince espa­gnole de Logroño. Cepen­dant La Rio­ja déborde aus­si sur la Navarre et l’Álava, ce qui cette fois n’a aucun sens du point de vue de l’autonomie de Logroño. De même, qu’est-ce que la « Can­ta­bria », qui s’est auto­pro­cla­mée com­mu­nau­té his­to­rique ? Com­ment ima­gi­ner que ce qui consti­tue depuis tou­jours le débou­ché natu­rel de la Cas­tille puisse deve­nir une Auto­no­mie ? Tous ces décou­pages ont été opé­rés sur des cri­tères fan­tasques. Le cas anda­lou est éga­le­ment absurde, puisque géo­gra­phi­que­ment et his­to­ri­que­ment il y a deux royaumes bien dis­tincts, celui de Séville et celui de Gre­nade, que l’on a déci­dé de réunir en une seule Auto­no­mie. Tan­dis que le León, qui est un plus ancien royaume que la Cas­tille et qui s’en dis­tingue géo­gra­phi­que­ment est res­té inté­gré à celle-ci. Il n’y a pas de logique propre dans tout cela.

Et du point de vue lin­guis­tique ?
Il existe une véri­table lit­té­ra­ture cata­lane, uti­li­sant une langue assez carac­té­ri­sée depuis le moyen âge. La situa­tion du basque est dif­fé­rente, puisqu’il n’a exis­té jusqu’à récem­ment qu’une série de par­lers locaux. Sabi­no Ara­na n’est pas repré­sen­ta­tif. A côté de sa posi­tion extré­miste et construc­ti­viste, il y a des ver­sions médianes, comme celle de Sal­va­dor de Mada­ria­ga. Le batua [la langue basque offi­cielle d’aujourd’hui] est actuel­le­ment une syn­thèse arti­fi­cielle, exac­te­ment comme on vou­drait le faire avec le gal­le­go [le gali­cien]. Il y eut de grands auteurs et poètes gali­ciens, tels Rosalía de Cas­tro et Cur­ros Enrí­quez, mais la majo­ri­té d’entre eux se sont expri­més en cas­tillan, comme Valle Inclán ou Cela, par exemple. Encore une fois, le gal­le­guisme est quelque chose de cultu­rel, de tra­di­tion­nel, géné­ra­le­ment lié au catho­li­cisme, comme cela se passe au Pays Basque ou en Cata­logne, mais en aucun cas à entendre dans le sens sépa­ra­tiste d’aujourd’hui.
En tout cela, il y a un effet de mode et d’ambition de pou­voir.

Mais une mode lourde de consé­quences dans la vie quo­ti­dienne ! Quand par exemple il est impo­sé aux parents de mettre leurs enfants dans une école où l’enseignement est don­né dans une langue locale qui n’est pas la leur, ou encore quand des migrants venus d’autres régions d’Espagne voient uti­li­ser sur leur lieu de tra­vail une langue locale qu’ils ne connaissent pas et deviennent ain­si comme des immi­grants dans leur propre pays…
C’est tout à fait vrai, mais il faut dire que la faute prin­ci­pale en revient à l’Etat, ou plus exac­te­ment à la médio­cri­té de la classe poli­tique. La deuxième Res­tau­ra­tion n’a pas eu son Cáno­vas del Cas­tillo, qui était un homme culti­vé et ayant le sens de l’Etat. Et même on peut dire qu’on a écar­té ou déva­lo­ri­sé les hommes les plus capables. La Cata­logne et le Pays Basque ont tou­jours été anti-éta­tistes et décen­tra­li­sa­teurs ; la Galice com­mence à y venir, avec un déve­lop­pe­ment de la ten­dance sépa­ra­tiste, pra­ti­que­ment impo­sé, là comme ailleurs, par l’Etat.
L’Etat démis­sionne, tombe dans l’ère de la neu­tra­li­sa­tion, dans un pur rela­ti­visme. Il renonce à la nation, qui consti­tue pour­tant sa base, pour fomen­ter les natio­na­li­tés, comme s’il vou­lait se conver­tir en une sorte de monar­chie féo­dale.

Quelle a été la posi­tion des défen­seurs tra­di­tion­nels des liber­tés locales et du res­pect des enra­ci­ne­ments his­to­riques face à ce qui pou­vait paraître comme leur renais­sance ?
En géné­ral, ils ont été et sont favo­rables au régio­na­lisme tel qu’on le conce­vait aupa­ra­vant, même sous le fran­quisme, y com­pris à l’autonomisme, mais pas au rem­pla­ce­ment de l’Etat par une somme de micro-Etats, une sorte de Kleins­taa­te­rei. Au début, pour reprendre l’exemple de la Galice, les per­sonnes de ce genre ont refu­sé ce qui se pas­sait. Ce fut pareil au Pays Basque et en Cata­logne. Mais main­te­nant, sous la pres­sion insi­dieuse qui s’exerce, elles com­mencent à s’en accom­mo­der et à s’y rési­gner.

En défi­ni­tive, à l’arrière-plan de cette décom­po­si­tion, où faut-il situer les res­pon­sa­bi­li­tés ?
Tout bien réflé­chi, je ne pense pas que l’on doive être ici conspi­ra­tion­niste. Les choses sont bien plus simples. A mon avis, il y a une grande part de stu­pi­di­té en tout cela, une part qui s’insère dans la stu­pi­di­té géné­rale de notre époque. Les intel­lec­tuels, les mora­listes, les phi­lo­sophes pro­duisent aujourd’hui cou­ram­ment des oeuvres débiles. Pour­quoi le per­son­nel poli­tique serait-il dif­fé­rent d’eux ? Stu­pi­di­té, mimé­tisme, infan­ti­lisme, voi­là mon expli­ca­tion. Nul ne se sou­cie des consé­quences à terme. C’est la même incons­cience que celle qui explique que la déci­sion d’un juge puisse mena­cer, comme on le voit dans l’affaire Pino­chet, l’ensemble des rap­ports avec l’Amérique latine. Il s’agit d’un phé­no­mène aléa­toire, sans déli­bé­ra­tion ni déci­sion pro­pre­ment dite.

Rubrique(s) : Entretiens, Revue en ligne
11 Jan 2012

La genèse théo­lo­gi­co-poli­tique de l’État moderne par Joël Hautebert

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 87, pp. 68–74]
A la fin du XVIe siècle, en Europe, la rup­ture avec l’ordre chré­tien médié­val est consom­mée. La Respu­bli­ca Chris­tia­na subit les assauts conju­gués de la réforme pro­tes­tante dans l’ordre spi­ri­tuel et de la mon­tée en puis­sance de la sou­ve­rai­ne­té des Etats dans l’ordre poli­tique. La remise en cause de la clef de voûte de l’édifice, la pri­mau­té du pape, réunit les deux pinces tem­po­relle et spi­ri­tuelle de l’étau qui se referme sur l’ordre catho­lique. Les liens qui unissent le spi­ri­tuel et le tem­po­rel sont si étroi­te­ment tis­sés, que l’on ne peut com­prendre la genèse des Etats modernes sans évo­quer les contro­verses reli­gieuses qui bous­culent l’ordre tra­di­tion­nel, hié­rar­chi­sé et fina­li­sé, de l’Europe médié­vale.
L’ordre catho­lique assu­mait la dua­li­té des pou­voirs dans le cadre uni­taire romain. La supré­ma­tie de l’Eglise et le pou­voir indi­rect du pape dans le domaine poli­tique repo­saient sur la des­ti­née sur­na­tu­relle de tous les hommes, fina­li­té que les princes devaient pro­té­ger par une conduite poli­tique réglée, conforme au Bien Com­mun. A la suite des contro­verses et des com­bats du XVIe siècle, les notions d’unité et de dua­li­té évo­luent, dans le sens où le centre névral­gique de l’unité ne réside plus à Rome, mais dans le cadre ter­ri­to­rial res­treint des Etats. La contro­verse entre le roi d’Angleterre Jacques Ier et le car­di­nal Bel­lar­min, pré­sen­tée par Ber­nard Bour­din ((. Ber­nard Bour­din, La Genèse théo­lo­gi­co-poli­tique de l’Etat moderne : la contro­verse de Jacques Ier d’Angleterre avec le car­di­nal Bel­lar­min, PUF, coll. Fon­de­ments de la poli­tique, décembre 2004, 32 €.)) , nous offre un excellent exemple du com­bat de titans qui concerne fina­le­ment toute l’Europe et non la seule Angle­terre.
Dans ce contexte, c’est dans l’Ecriture sainte et grâce au puis­sant levier du droit divin, locu­tion véri­ta­ble­ment poly­sé­mique, que l’on cherche les prin­ci­paux argu­ments pour jus­ti­fier la puis­sance de l’Etat. Dans la pen­sée poli­tique, la sacra­li­té com­mence son long et patient che­mi­ne­ment, la condui­sant de l’Eglise uni­ver­selle à la puis­sance éta­tique, consé­quence iné­luc­table de l’abandon de la média­tion néces­saire de l’Eglise pour le salut des indi­vi­dus.
Roi d’Angleterre depuis 1603, Jacques Ier (roi d’Ecosse sous le nom de Jacques VI) s’inscrit dans la lignée de ses pré­dé­ces­seurs pour régler l’épineux dilemme de l’unité poli­tique et du plu­ra­lisme reli­gieux. Déjà en 1534, les ducs de Nor­folk et de Suf­folk avaient décla­ré que « le roi est à la fois empe­reur et pape abso­lu en son royaume ». La même année, par l’acte de supré­ma­tie, Hen­ri VIII affirme la supé­rio­ri­té du pou­voir royal sur la papau­té dans la direc­tion de l’Eglise d’Angleterre (nais­sance de l’anglicanisme). Edouard VI et Eli­sa­beth Ière (affu­blée du titre de « gou­ver­neur suprême de l’Eglise ») pour­suivent la voie médiane entre la réforme et le catho­li­cisme, le schisme consis­tant essen­tiel­le­ment à refu­ser la juri­dic­tion suprême du chef de l’Eglise. Simple par­tie consti­tu­tive du royaume, le corps ecclé­sias­tique ne peut être sou­mis qu’à une seule auto­ri­té, celle du roi. La doc­trine de la supré­ma­tie royale pos­sède de solides défen­seurs en la per­sonne de Gar­nier et sur­tout de Richard Hoo­ker, qui sou­tiennent la juri­dic­tion du roi sur le gou­ver­ne­ment de l’Eglise d’Angleterre.
Jacques Ier doit faire face à deux doc­trines oppo­sées, celle de l’Eglise catho­lique et celle des pres­by­té­riens, qui se rejoignent dans leur volon­té de limi­ter le pou­voir royal. La posi­tion pres­by­té­rienne est prin­ci­pa­le­ment défen­due par George Bucha­nan et John Knox. Ce der­nier prêche le ser­mon du cou­ron­ne­ment de Jacques, qui place la cou­ronne sous la dépen­dance de l’Eglise pres­by­té­rienne. Mais le nou­veau roi d’Angleterre, féru de théo­lo­gie, pré­tend défendre lui-même sa posi­tion. Ajou­tant à sa cou­ronne le bon­net de doc­teur, il puise ses sources dans les écrits d’auteurs catho­liques ral­liés au régime, comme Adam Bla­ck­wood (dévoué à sa mère Marie Stuart) et Wiliam Bar­clay, fidèle sou­tien du roi dans l’opposition à la contre-réforme. Le carac­tère abso­lu du pou­voir poli­tique défen­du par le roi rap­proche éga­le­ment la doc­trine jaco­béenne de la pen­sée de Jean Bodin. Ain­si, de légères évo­lu­tions doc­tri­nales n’empêchent pas le main­tien du cap fixé par Hen­ri VIII. Le roi théo­lo­gien écrit lui-même deux ouvrages majeurs, le Trai­té des libres monar­chies et le Basi­li­kon Doron, publiés tous les deux en 1598, où il expose son ecclé­sio­lo­gie et jus­ti­fie l’absolutisme royal. Le roi d’Angleterre pré­tend d’ailleurs déter­mi­ner une doc­trine poli­tique valable pour l’ensemble des princes chré­tiens. Il envoie son Trai­té à la plu­part des rois, cer­tains d’entre eux, comme le roi d’Espagne, refu­sant poli­ment ce cadeau. A la suite de la conspi­ra­tion des poudres (1605), le roi d’Angleterre met en appli­ca­tion ses prin­cipes en impo­sant à ses sujets un ser­ment de fidé­li­té à la cou­ronne, par lequel les catho­liques doivent nier le pou­voir du pape d’excommunier le roi. Il écrit à cette occa­sion une Apo­lo­gie pour le ser­ment de fidé­li­té (1607).

De son côté, la posi­tion du Saint-Siège est défen­due dans un pre­mier temps par Suá­rez ain­si que par Robert Par­sons, théo­ri­cien jésuite anglais, puis par le car­di­nal Bel­lar­min. A l’époque, la com­pa­gnie de Jésus consti­tue le fer de lance de la défense de la papau­té. L’épiscopat anglais et les fidèles sont divi­sés. Deux camps coexistent, celui des « Appe­lants », favo­rables à une sorte de gal­li­ca­nisme anglais, et celui intran­si­geant des jésuites. Tou­te­fois, la posi­tion des pre­miers nom­més n’est guère tenable, car la reine Eli­sa­beth a clai­re­ment affir­mé l’impossibilité de toute liber­té reli­gieuse et l’incompatibilité entre la sou­mis­sion au roi d’Angleterre et l’obéissance au pape, puis­sance étran­gère. Les Appe­lants ne béné­fi­cient pas non plus d’un sou­tien mas­sif du nou­veau monarque. L’enjeu du ser­ment est de taille. La papau­té, qui a espé­ré un moment la conver­sion du roi d’Angleterre, ne peut accep­ter que les catho­liques prêtent un tel ser­ment. Il s’agit ici d’une remise en cause de la juri­dic­tion uni­ver­selle du chef de l’Eglise, l’ambition de Jacques étant, selon Ber­nard Bour­din, de « pro­mou­voir la légi­ti­mi­té héré­di­taire de droit divin et la supré­ma­tie royale sur l’Eglise éta­blie au ser­vice de l’unité poli­ti­co­re­li­gieuse de l’Angleterre et, a for­tio­ri, de la chré­tien­té occi­den­tale » (p. 181). En somme, la supré­ma­tie du pou­voir royal abso­lu conduit inévi­ta­ble­ment à l’abandon de tout pou­voir indi­rect du pape dans le domaine poli­tique, tan­dis qu’à l’inverse le main­tien de ce prin­cipe peut jus­ti­fier la dépo­si­tion par le sou­ve­rain pon­tife d’un monarque schis­ma­tique ou héré­tique. De ce fait, dans la doc­trine royale, le sou­ci d’orthodoxie reli­gieuse est pla­cé sous la dépen­dance de l’unité de l’institution civile qui, à plus ou moins long terme, va s’arroger un pou­voir dog­ma­tique en matière spi­ri­tuelle. Cette contro­verse, au coeur de la nais­sance des Etats modernes, néces­site de solides argu­men­ta­tions sur le droit divin.

Rubrique(s) : Textes
15 Déc 2011

La reli­gion à l’ère de la socio­lo­gie reli­gieuse par Friedrich-H. Tenbrück

[note : cet article a été publié dans le numé­ro 41 de catho­li­ca]
La socio­lo­gie reli­gieuse n’est qu’un exemple par­mi d’autres — quand bien même le plus impor­tant — de l’influence des sciences humaines sur la reli­gion. Cha­cune de ces sciences s’est mise à ana­ly­ser les reli­gions pour les com­prendre, déve­lop­pant à cette fin un cer­tain nombre de concepts et de théo­ries par­ti­cu­lières. Ces concepts dont on com­men­çait à débattre — le débat n’est d’ailleurs tou­jours pas clos — ont été comme un véri­table défi lan­cé aux théo­lo­giens, ils occu­pèrent bien­tôt les gens culti­vés, inquié­tèrent ensuite les croyants, devinrent le canon de tout dis­cours sur la reli­gion et modi­fièrent la per­cep­tion reli­gieuse de tout un cha­cun pour s’infiltrer fina­le­ment dans la théo­lo­gie. Toutes les sciences humaines avec les nou­veau­tés qu’elles amènent, com­bien même atté­nuées ou alté­rées, non seule­ment font par­tie, qu’elles le veuillent ou non, de la culture indi­vi­duelle, mais encore appar­tiennent au patri­moine cultu­rel et lin­guis­tique géné­ral.
L’une après l’autre et l’une avec l’autre, elles ont trans­for­mé l’image de la reli­gion ain­si que l’attitude vis-à-vis de celle-ci : en défi­ni­tive elles ont tran­for­mé la reli­gion elle-même. Il est tout à fait évident que les sciences humaines, là où elles existent, se sont obs­ti­nées à chan­ger le cours de l’histoire reli­gieuse euro­péenne en trans­for­mant pro­fon­dé­ment, peut-être même de manière déci­sive, le sta­tut de la reli­gion. Elles le feront éga­le­ment à l’avenir dans tout pays non euro­péen qui adop­te­ra ces sciences.
Dans le monde des médias et de la culture, leurs concepts, leurs théo­ries et leurs inter­ro­ga­tions font par­tie des lieux com­muns et des évi­dences. Per­sonne ne peut plus par­ler aujourd’hui de la reli­gion sans se réfé­rer aux nou­veau­tés intro­duites par les sciences humaines. A l’inverse on peut très bien par­ler de la reli­gion sans même se réfé­rer à elle. Voi­là donc cette situa­tion nou­velle et para­doxale dans laquelle plus la reli­gion décline et plus elle se fait sujet à la mode. Les sciences sociales se chargent de par­ler avec flamme et opi­niâ­tre­té de la reli­gion à des hommes qui eux-mêmes n’ont plus aucune rela­tion avec elle. L’appartenance à une reli­gion est dou­blée ou rem­pla­cée selon le cas par un inté­rêt géné­ral pour la reli­gion, c’est-à-dire pour l’ensemble des croyances exo­tiques en tant que témoi­gnages d’un com­por­te­ment incom­pré­hen­sible que l’on ne peut plus repro­duire soi-même. Qui plus est, le dis­cours sur la reli­gion est ali­men­té aujourd’hui d’un inté­rêt non pour la reli­gion elle-même mais pour la réflexion sur la reli­gion. Voi­là l’œuvre des sciences humaines : en dif­fu­sant le fruit de leurs recherches, elles se sont donc appli­quées à trans­for­mer la vie reli­gieuse en la rédui­sant pro­gres­si­ve­ment à une abs­trac­tion intel­lec­tuelle.
C’est de toutes sortes de manières que la reli­gion dans le monde occi­den­tal a été constam­ment influen­cée et impré­gnée par les sciences humaines. Telle est la réa­li­té impa­rable dont cha­cun peut faire l’expérience quo­ti­dien­ne­ment mais dont les impli­ca­tions actuelles tou­chant au sta­tut de la reli­gion n’ont pas encore été clai­re­ment per­çues. Seules des recherches futures pour­ront nous dire jusqu’à quel point les sciences sociales ont ain­si déter­mi­né l’évolution moderne de la reli­gion et quelle part ont pris à cette évo­lu­tion les dif­fé­rentes dis­ci­plines qui les com­posent.
Il s’agit seule­ment pour l’instant de cer­ner plus pré­ci­sé­ment le rôle exact que les sciences humaines ont joué dans l’histoire de la reli­gion. La réflexion sur celle-ci, qui a pu éga­le­ment avoir une influence sur le cours de l’histoire reli­gieuse, n’est pas née avec les sciences humaines mais appar­tient depuis tou­jours à la reli­gion elle-même. Lais­sons de côté les formes que cette réflexion a prises dans les socié­tés ordi­naires ; dans les grandes civi­li­sa­tions, elle s’est expri­mée tan­tôt dans le déve­lop­pe­ment d’une théo­lo­gie tan­tôt dans l’émancipation de la phi­lo­so­phie, comme chez les Grecs où il man­quait un sacer­doce orga­ni­sé. Sans doute leur manière de phi­lo­so­pher au sujet de la reli­gion a eu des consé­quences durables sur les guerres reli­gieuses au sein de l’empire romain et a influen­cé for­te­ment la repré­sen­ta­tion de la reli­gion qu’a véhi­cu­lée le chris­tia­nisme triom­phant jusqu’au moyen âge. De même la dis­cus­sion phi­lo­so­phique, telle qu’elle a sur­gi avec les Lumières, notam­ment avec cette idée capi­tale d’une reli­gion natu­relle et innée en l’homme, a pro­fon­dé­ment influen­cé les sciences humaines modernes. Cepen­dant la réflexion phi­lo­so­phique, là où elle avait vrai­ment de l’influence, a constam­ment agi d’une tout autre façon que ne l’ont fait plus tard les sciences humaines. Ain­si la phi­lo­so­phie a pour objet la reli­gion juste et vraie, et dans cette mesure elle s’accorde à l’intention reli­gieuse. Au contraire, les sciences humaines, parce qu’elles doivent accor­der le même droit à toutes les reli­gions exis­tantes, ne peuvent que reje­ter l’idée d’une reli­gion vraie. De là vient la dif­fé­rence des argu­ments. L’argument phi­lo­so­phique ne peut modi­fier la per­cep­tion qu’ont les masses de la reli­gion que dans la mesure où le sujet est abor­dé, alors que l’argument scien­ti­fique force dans tous les cas à la recon­nais­sance de réa­li­tés com­plè­te­ment étran­gères. Ain­si de même que les sciences natu­relles aug­men­taient leur impact social lorsque dans les temps modernes elles se limi­taient stric­te­ment aux faits, de même la réflexion sur la reli­gion ne pou­vait éga­le­ment aug­men­ter sa force contrai­gnante que là où elle se trans­for­mait en science. La reli­gion se trou­vait alors dans une situa­tion com­plè­te­ment inédite dans la mesure où elle subis­sait désor­mais la pres­sion de décou­vertes scien­ti­fiques de plus en plus nom­breuses et qu’elle devait de toute façon accep­ter.
En aucun cas on ne sou­tien­dra ici la thèse insen­sée selon laquelle le pro­fond chan­ge­ment de la reli­gion à l’âge moderne repo­se­rait uni­que­ment sur le tra­vail et la vul­ga­ri­sa­tion des sciences sociales. On ne pas­se­ra pas non plus sous silence com­bien les muta­tions qu’a connues la socié­té au cours de ce siècle eurent d’importantes consé­quences sur le cours de l’histoire reli­gieuse. Le chan­ge­ment de sta­tut de la reli­gion n’est donc qu’un élé­ment de l’évolution sociale. Il faut en effet éga­le­ment y inclure la démo­cra­ti­sa­tion de la culture, c’est-à-dire la par­ti­ci­pa­tion au pro­grès de la science, ain­si que la nais­sance de l’opinion publique, des par­tis et des idéo­lo­gies. Mais par­tout cette nou­velle situa­tion s’est impo­sée sur le fond d’un com­bat idéo­lo­gique où domi­nait la ques­tion reli­gieuse. Et en arrière-plan, on trou­vait inévi­ta­ble­ment les résul­tats des tra­vaux des sciences et par­ti­cu­liè­re­ment ceux des nou­velles sciences humaines qui sont de purs pro­duits de la moder­ni­té. Certes la science moderne avait dès l’origine contri­bué à l’ébranlement de la reli­gion ain­si qu’à des com­bats idéo­lo­giques qui prirent par la suite dif­fé­rentes formes poli­tiques. La mise en dis­cus­sion de la reli­gion à l’âge moderne n’est donc pas seule­ment l’oeuvre des sciences humaines, bien qu’elles y aient contri­bué acti­ve­ment depuis long­temps. Mais dans la mesure où elles ont modi­fié fon­da­men­ta­le­ment le concept et la per­cep­tion même de la reli­gion, elles ont don­né une cer­taine orien­ta­tion au débat sur les ques­tions reli­gieuses en le figeant sur cer­tains points de vue bien pré­cis. L’importance et le pres­tige excep­tion­nels des nou­velles sciences repo­saient direc­te­ment sur le fait qu’elles lais­saient entre­voir une infor­ma­tion sûre tou­chant à l’être, au rôle et à la valeur de la reli­gion dans la culture. C’est pour­quoi elles consti­tuent une part impor­tante du chan­ge­ment social et ne peuvent être dis­so­ciées du mou­ve­ment moderne. Cette influence ne peut être décou­verte par une socio­lo­gie reli­gieuse qui repose sur un sys­tème de sta­tis­tiques dans lequel elle est par prin­cipe mise entre paren­thèses. Qui­conque ana­lyse les docu­ments his­to­riques tombe sans cesse, depuis le milieu du siècle der­nier, sur les traces des sciences humaines : dans les pro­grammes poli­tiques et les idéo­lo­gies, dans les décla­ra­tions des classes sociales et des cor­po­ra­tions, dans l’éducation et la for­ma­tion mais aus­si dans la vie des asso­cia­tions cultu­relles de tra­vailleurs, dans les jour­naux et revues, dans la lit­té­ra­ture et l’art, dans la phi­lo­so­phie et la science, dans les églises et la théo­lo­gie. Tou­jours et par­tout, il a fal­lu d’une façon ou d’une autre débattre des nou­veaux concepts intro­duits par les sciences humaines.
Per­sonne ne peut pas­ser sous silence l’influence déci­sive que ces nou­velles sciences — qui se sont pro­pa­gées très rapi­de­ment pour une part et plus len­te­ment pour une autre — ont par­tout exer­cé, même si nous savons peu de choses pré­cises à défaut de recherches sur le sujet.
Même la logique de cette évo­lu­tion, qui démar­ra au siècle der­nier, est évi­dente. Dans la  ren­contre avec des cultures étran­gères gran­dis­saient la néces­si­té et l’intérêt de les com­prendre. De là sont issues les sciences cultu­relles his­to­riques dans les­quelles la reli­gion a pris une place impor­tante et des­quelles sont plus tard sor­ties cer­taines sciences humaines qui ont pro­cé­dé à des ana­lyses sys­té­ma­tiques dont le but était de com­prendre ce que l’ensemble des reli­gions avaient en com­mun. Le moyen uti­li­sé était la com­pa­rai­son et l’objectif, une concep­tua­li­sa­tion scien­ti­fique de la reli­gion fon­dée uni­que­ment sur les faits, en réa­li­té une per­cep­tion objec­tive de la reli­gion déta­chée des doc­trines reli­gieuses, et dont le but était de dévoi­ler la véri­té du fait reli­gieux. Un jour ou l’autre, les nou­veaux concepts intro­duits par ces sciences se sont pro­pa­gés à tra­vers toute la socié­té, engen­drant ain­si une situa­tion nou­velle. La reli­gion par­ti­cu­lière est désor­mais vécue sous le regard des autres, elle devient le cas par­ti­cu­lier d’une mani­fes­ta­tion uni­ver­selle, le fon­de­ment de son droit se dépla­çant pro­gres­si­ve­ment de sa par­ti­cu­la­ri­té à sa par­ti­ci­pa­tion à l’universalité ; le concept scien­ti­fique « objec­tif » de reli­gion s’impose de plus en plus lar­ge­ment à tra­vers des défi­ni­tions savantes qui ren­voient à des couches de plus en plus éle­vées de l’universalité, qui vont de « la véné­ra­tion de Dieu » jusqu’aux « fonc­tion­na­li­tés » (de la reli­gion) et à la « réduc­tion de la contin­gence », en pas­sant par le « Numi­neux », l’« extra-quo­ti­dien » ou les « situa­tions limites ». La défi­ni­tion de la reli­gion comme ce qui est com­mun à l’ensemble des reli­gions déter­mine le cadre du débat public de même que celui de l’expérience per­son­nelle. La reli­gion est pous­sée sur un autre ter­rain, elle entre dans une nou­velle dis­tance, les hommes eux-mêmes sont dépla­cés, une autre per­cep­tion de la reli­gion s’est impo­sée.
Il est donc main­te­nant éta­bli que les sciences humaines ont col­la­bo­ré à la mise en place de ce sta­tut typi­que­ment moderne de la reli­gion, sta­tut que l’on ne trouve que là où ces sciences se sont déve­lop­pées. Si l’on veut bien réflé­chir à cette situa­tion, on s’aperçoit alors que le fon­de­ment des sciences sociales reste pro­blé­ma­tique. C’est en effet en tant qu’observateur neutre — en prin­cipe au moins — qu’elles ont déve­lop­pé les concepts et théo­ries qui devaient leur per­mettre de com­prendre et d’expliquer les reli­gions réelles. Selon la dis­ci­pline scien­ti­fique ou la direc­tion prise, elles ont pré­sen­té les expli­ca­tions les plus dif­fé­rentes mais n’ont jamais pris en compte leur propre influence sur la reli­gion (même si les pre­miers pen­seurs libé­raux ou mar­xistes ont déve­lop­pé leur phi­lo­so­phie reli­gieuse avec le pro­jet de hâter la fin de toute façon iné­luc­table de la reli­gion, ils ne satis­fai­saient pas cepen­dant la pré­ten­tion d’objectivité qui carac­té­ri­sa plus tard les sciences humaines). Quand cepen­dant les sciences humaines ana­lysent la reli­gion à l’âge moderne, elles ont affaire dans une pro­por­tion crois­sante à leur propre influence sur leur objet d’étude. Mais dans la mesure où la reli­gion perd son indé­pen­dance, les sciences humaines perdent à leur tour leur fon­de­ment : en effet, elles ne peuvent expli­quer et com­prendre le fait reli­gieux que si elles y incluent leur propre influence. Cela ne s’est encore jamais pro­duit et per­sonne ne l’a encore exi­gé. Au contraire, les sciences humaines res­tent convain­cues de n’être que de simples obser­va­trices, et dans la mesure où cette convic­tion devient de plus en plus illu­soire, elles perdent pro­gres­si­ve­ment tout cré­dit. Sous la pres­sion constante des sciences sociales, la reli­gion a évo­lué vers une situa­tion com­plè­te­ment inédite que les­dites sciences ne peuvent plus com­prendre aus­si long­temps qu’elles tien­dront fer­me­ment à la fic­tion qui veut que la reli­gion existe et se déve­loppe indé­pen­dam­ment de tous les tra­vaux ou affir­ma­tions la concer­nant. Devant la recherche d’explications, elles tournent en rond : excluant leur propre influence, elles abou­tissent à des résul­tats inexacts qui pro­voquent eux-mêmes de nou­veaux effets, ce qui les amène à mécon­naître et à aggra­ver de plus en plus la situa­tion. Tant que les sciences humaines s’attacheront à la fic­tion selon laquelle la reli­gion obéit uni­que­ment à ses propres contraintes sans être nul­le­ment influen­cée par les pro­pos qu’elles mettent en oeuvre, elles main­tien­dront un écart fon­da­men­tal, un défaut sys­té­ma­tique qui les ren­dra inca­pables de com­prendre le fait reli­gieux. Il est urgent que toutes les sciences humaines — et donc la socio­lo­gie reli­gieuse — recherchent quelle est leur influence sur le déve­lop­pe­ment moderne de la reli­gion. Cela leur per­met­trait de tra­vailler à éla­bo­rer des thèses, concepts et théo­ries qui soient vrai­ment adap­tés à leur objet. Ce n’est que de cette manière que la socio­lo­gie pour­ra à nou­veau décou­vrir dans quels sec­teurs, et com­ment, ce qui reste de la reli­gion à l’âge moderne agite encore le temps pré­sent, c’est éga­le­ment le seul moyen pour que la socio­lo­gie reli­gieuse, déjà bien misé­rable elle-même, puisse retrou­ver le rôle cen­tral qu’elle a long­temps joué dans la culture moderne et la socio­lo­gie.

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
13 Nov 2011

Mon­dia­li­sa­tion et déshu­ma­ni­sa­tion par Alberto Wagner de Reyna

[note : cet article est paru dans le numé­ro 69 de catho­li­ca, pp. 75–87]

Depuis Orte­ga y Gas­set, qui avait fait du thème de notre temps le titre d’un de ses livres, ce thème a bien évo­lué. A la join­ture de siècles et de mil­lé­naires où nous sommes ren­dus, on convien­dra aisé­ment que ce thème ne peut être que celui de la mon­dia­li­sa­tion. Ce mot, que tout le monde entend et que tous ont à la bouche sans plus y réflé­chir, ne manque pas de sel : il contient, gram­ma­ti­ca­le­ment mais sur­tout concep­tuel­le­ment, le mot monde en même temps qu’il signi­fie la volon­té de tout réduire à ce der­nier. En effet, ce qui n’est pas « de ce monde » est consi­dé­ré comme quelque chose d’outrecuidant, et le seul fait de l’évoquer est incom­pa­tible avec le « poli­ti­que­ment cor­rect ». A peine est-il per­mis comme une réa­li­té rele­vant du petit monde inté­rieur de cha­cun, de cette zone obs­cure qui est sur le point de dis­pa­raître de la face de la terre et de la conscience des hommes. La mon­dia­li­sa­tion est liée à la mon­da­ni­sa­tion.
En tout cas, la mon­dia­li­sa­tion est le propre de la moder­ni­té telle que nous la vivons actuel­le­ment. C’est cela qu’on vise lorsqu’on parle de glo­ba­li­sa­tion. Quant à ce der­nier terme, il peut être com­pris dans deux sens dis­tincts mais com­plé­men­taires. D’un côté, il a une accep­tion géo­gra­phique, la glo­ba­li­sa­tion recou­vrant la terre entière dans toute sa sur­face — conti­nents, océans, atmo­sphères — et pour­quoi pas aus­si les voi­sins de sa pla­nète — la lune… ; c’est l’ensemble géo­gra­phi­que­ment et cos­mi­que­ment cer­nable. Et de l’autre, le même terme recouvre toutes les approches que l’on peut avoir de la réa­li­té — c’est son aspect inter­dis­ci­pli­naire —, c’est-à-dire toutes les manières d’aborder la réa­li­té, par les sciences et les tech­niques ; c’est une accep­tion plu­ri­dis­ci­pli­naire et holis­tique. Dans ce der­nier cas, la glo­ba­li­sa­tion s’étend à la connais­sance du pas­sé, à l’action dans le pré­sent et à la pré­vi­sion de l’avenir. Elle s’étend en lar­geur et pro­fon­deur, à l’intérieur et à l’extérieur. Enten­due dans son sens disons géo­gra­phique, la glo­ba­li­sa­tion n’est pas neutre, puisqu’il y a des puis­sances domi­nantes (pays, ins­ti­tu­tions, groupes, ambi­tions indi­vi­duelles) qui s’affairent pour l’imposer, avec son mot d’ordre du mar­ché unique. Du point de vue de son accep­tion plu­ri­dis­ci­pli­naire, elle n’est pas non plus neutre et égale pour tout, car l’absorption qu’elle réa­lise joue au pro­fit d’un élé­ment domi­nant dont les facettes mul­tiples sont en réa­li­té très soli­daires, inter­dé­pen­dantes et uni­fiées. Der­rière le plu­ra­lisme de façade, c’est une même orien­ta­tion qui est impri­mée à toutes les acti­vi­tés, expli­ca­tions, pro­jec­tions, moti­va­tions, dési­rs, pos­si­bi­li­tés d’organisation, bref de tout ce qui consti­tue l’homme dans sa vie, son monde, sa trans­cen­dance. Elle pré­tend être et accepte de s’appeler la « pen­sée unique ».
On ne sau­rait donc res­treindre à une seule idée ou enti­té les élé­ments de cette fonc­tion englo­bante et réduc­trice, ni les rame­ner à des termes quan­ti­ta­tifs (par ailleurs étu­diés par des cher­cheurs et des pen­seurs com­pé­tents). Je rap­pel­le­rai ici quatre élé­ments moteurs, au moins les quatre prin­ci­paux : le nihi­lisme, issu de la pen­sée tech­nique ((. Le nihi­lisme dérive de la pen­sée tech­nique qui nous domine en cette fin de mil­lé­naire. Mar­tin Hei­deg­ger l’a étu­dié avec beau­coup de pro­fon­deur, en pre­nant appui sur Nietzsche et aus­si sur le livre fon­da­men­tal du jeune Ernst Jün­ger, Le Tra­vailleur. Je me conten­te­rai de ren­voyer sur ce point à mon essai Hei­deg­ger y la esen­cia del nihi­lis­mo (PUCP-Fon­do de Cultu­ra econó­mi­ca, Lima, 2000).)) , le pané­co­no­misme, et sur­tout l’organisation et la sta­tis­tique sur les­quels je me concen­tre­rai davan­tage.

Le pané­co­no­misme

Fon­da­men­ta­le­ment lié à la volon­té de puis­sance déjà dénon­cée par Nietzsche, le pané­co­no­misme l’est aus­si à l’omniprésence de l’information et à la com­mu­ni­ca­tion ins­tan­ta­née et uni­ver­selle. L’économie cherche à conqué­rir le pou­voir et — étant mon­diale — a besoin d’un réseau effi­cace de com­mu­ni­ca­tions. Le pou­voir — pas néces­sai­re­ment celui de l’Etat — n’est réel que s’il domine l’économie et l’information. Et celle-ci, qui consti­tue en elle-même un pou­voir — presse, télé­vi­sion, agences de presse —, requiert une base éco­no­mique solide. Si les élé­ments de cette tri­lo­gie indis­so­ciable et pra­ti­que­ment toute-puis­sante se dis­loquent, il y a une crise, d’où l’on ne sort qu’en recom­po­sant cette union. Cette super­puis­sance mon­diale et mon­daine (conjonc­tion de capi­tal, de force, et d’opinion) ne consti­tue pas en elle-même un Etat déter­mi­né, mais une nébu­leuse ano­nyme, omni­pré­sente, qui a la force de la déci­sion, et à laquelle seule peut faire obs­tacle la misère à échelle pla­né­taire — une « dégra­da­tion » de la réa­li­té qu’elle vou­drait pou­voir igno­rer.
Le pané­co­no­misme est l’objet de dis­cus­sions quo­ti­diennes, bien que ce soit de manière inégale selon les pro­ta­go­nistes : les uns, les plus nom­breux, admi­nistrent la véri­té offi­cielle et dis­posent de tous les moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse ; les autres, les petits, sont des mar­gi­naux qui ne savent pas — selon les autres — de quoi il s’agit et dont on dit que le mieux qu’ils puissent faire serait de se taire.
Notre mode de vie occi­den­tal, qu’on sup­pose uni­ver­sel­le­ment appli­cable, se pro­pose de par­ve­nir, au moyen de la mon­dia­li­sa­tion du mar­ché, de la sta­bi­li­sa­tion moné­taire (et la sup­pres­sion totale de l’inflation) et d’une éco­no­mie sans aucune entrave, au pro­grès inté­gral per­ma­nent et uni­ver­sel du monde à venir. On nous assure la réus­site et l’équilibre de ce sys­tème, preuves à l’appui — mal­gré les petits contre­temps qu’ont pu être les crises asia­tique et sud-amé­ri­caine, les sta­tis­tiques le confirment : plus grande richesse, échange de biens crois­sant et dimi­nu­tion des coûts, essor du sec­teur ter­tiaire, plus grande faci­li­té des com­mu­ni­ca­tions, et ce à l’échelle inter­na­tio­nale du vil­lage glo­bal — grâce au néo­li­bé­ra­lisme et à l’omniprésence de la tech­no­lo­gie. Cette posi­tion d’ordre théo­rique s’accompagne de la convic­tion into­lé­rante et auto­sa­tis­faite que, avec la glo­ba­li­sa­tion, on par­vient à défi­nir les fon­de­ments de la réa­li­té contem­po­raine, et que la mon­dia­li­sa­tion qu’elle implique, en por­tant dans la pra­tique cette vision d’ensemble exclu­si­ve­ment moné­taire, se fait à l’évidence au béné­fice de l’humanité.
Dans ces condi­tions, les para­mètres du temps et de l’espace perdent leur signi­fi­ca­tion : tout peut être simul­ta­né et en même temps arri­ver en tout lieu ou (ce qui est pareil) à per­sonne. L’homme a oublié sa « durée », son propre temps, le temps et l’éternité n’ont plus de sens ou se confondent. L’espace se crée et le temps se consume en fonc­tion de l’Economie. L’homme ne repré­sente alors plus rien puisque la moder­ni­té glo­ba­li­sante consi­dère que toute son acti­vi­té sociale doit se réfé­rer à sa com­po­sante éco­no­mique, à laquelle est subor­don­né le reste des mani­fes­ta­tions de sa vie. Il est, en prin­cipe et en pra­tique, l’homo faber, le pro­duc­teur-dis­tri­bu­teur-consom­ma­teur, et tous les autres sont uni­que­ment des « aspects » de lui. Désor­mais, on n’habite pas mais on crée des espaces et on consomme du temps, on n’appartient pas à une com­mu­nau­té mais on com­mu­nique en se ser­vant des médias, de per­sonne qu’on est on devient une don­née maté­rielle des­ti­née à être comp­tée, une don­née sta­tis­tique. Réduit à l’état de com­po­sant ou de variable du cal­cul éco­no­mique, véri­ta­ble­ment réi­fié — il n’y a plus ni valeurs morales et reli­gieuses, ni com­pas­sion, ni sen­ti­ments — l’homme, de fin qu’il était, se conver­tit en moyen, pris dans l’engrenage qui l’englobe et le condi­tionne, la glo­ba­li­sa­tion deve­nant même la condi­tion indis­pen­sable de son exis­tence.

L’organisation

Mais ce phé­no­mène n’a été pos­sible que grâce à l’organisation et à la méthode sta­tis­tique qui lui est insuf­flée, qui se trans­forme ain­si en connais­sance pra­tique et pro­jec­tive irré­fu­table. Ceci nous conduit à évo­quer l’une des veines prin­ci­pales qui nour­rissent le phé­no­mène de la moder­ni­té : l’organisation. Aujourd’hui, ce terme a une conso­nance magique. Une « orga­ni­sa­tion » a la répu­ta­tion d’être une enti­té res­pec­table, puis­sante, qui ne se trompe jamais et qui rend d’éminents ser­vices. L’anarchie est le pire des maux. Devant un orga­ni­gramme on doit être — si on ne veut pas pas­ser pour un « minable » — obli­ga­toi­re­ment en extase et bouche bée. Et un bon orga­ni­sa­teur sera capable de conqué­rir le monde. Cela vaut bien la peine de consi­dé­rer d’un peu plus près un concept si pres­ti­gieux et la dyna­mique mys­té­rieuse qui le sous-tend.
Si l’organe existe en fonc­tion de la tech­nique, qui se sert de lui, la tech­nique à son tour implique l’organe ; et l’homme s’ingénie à aug­men­ter son excel­lence : elle tend à le trans­for­mer en machine. Celle-ci est donc un organe évo­lué, ce qui veut dire qu’elle a acquis un cer­tain degré d’autonomie avec lequel elle tend à s’émanciper de la dépen­dance dont elle est issue et ain­si porte — et arrive — à deux nou­velles étapes ou situa­tions : d’abord la pos­si­bi­li­té, déjà évo­quée, que l’homme l’utilise sans vrai­ment connaître le pro­ces­sus qu’elle réa­lise, c’est-à-dire avec une tech­nique dimi­nuée, sur­pas­sée de loin par la « tech­ni­ci­té » de la machine. Ensuite, fran­chis­sant un pas sup­plé­men­taire, l’automatisme, dans lequel celle-ci atteint sa per­fec­tion et son indé­pen­dance à l’égard de l’homme. Cette évo­lu­tion trouve sa plus grande mani­fes­ta­tion dans l’électronique et les ordi­na­teurs et autres engins d’aujourd’hui qui pré­tendent riva­li­ser avec — et même sur­pas­ser — l’intelligence humaine.
De cette manière, l’organe — ins­tru­ment — semble acqué­rir une signi­fi­ca­tion propre et en défi­ni­tive se suf­fire à lui-même : l’œuvre réa­li­sée est consi­dé­rée tota­le­ment comme son œuvre. C’est la sienne et elle se « réa­lise » en elle, recou­vrant et, après, aban­don­nant la fonc­tion fon­da­men­tale de moyen qu’elle avait au départ. Elle s’est trans­for­mée en sa propre fin. Par un autre che­min, l’organe par­vient aus­si à sur­pas­ser son carac­tère de ser­vi­teur : à tra­vers les réa­li­tés avec la vie. Pour citer une fois de plus le Sta­gi­rite, il nous explique dans son De Ani­ma (614 b 14) que les par­ties du corps sont les organes de l’âme et existent en vue de la fonc­tion qu’ils réa­lisent. Avec le maté­ria­lisme du XIXe siècle, et la dis­pa­ri­tion consé­quente de l’idée de l’âme comme direc­trice et sub­stance du corps, les organes — ins­tru­ments — sont deve­nus l’unique réa­li­té pré­sente dans l’homme ; et ce qui est la somme des organes, l’organisme, s’est trans­for­mé en être fon­da­men­tal, l’unique matière de la mul­ti­pli­ci­té orga­nique.
L’organisme vivant (ensemble d’organes dont on a aujourd’hui oublié ou maté­ria­li­sé la trans­cen­dance liée à l’âme) et l’organisme tech­nique (la machine qui dans son auto­ma­tisme riva­lise avec le psy­chisme) convergent vers le même terme : l’organisme comme fin. Dans les deux cas, on doit cette évo­lu­tion à la sup­pres­sion de la psy­chê comme point de réfé­rence de l’organe ; l’éliminant, dans l’un, comme forme sub­stan­tielle du corps, et éta­blis­sant dans l’autre un pseu­do­psy­chisme comme moteur de la machine.

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
11 Nov 2011

Valeurs non négo­ciables et fuite du poli­tique par Gilles Dumont

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 96, pp. 22–30]
Le court Mes­sage de la confé­rence épis­co­pale à l’occasion des pro­chaines élec­tions ren­du public le 18 octobre 2006, bien qu’il pro­cède à une timide réha­bi­li­ta­tion de la nation, reste dans la tra­di­tion des inten­tions géné­reuses à l’égard des pro­ces­sus élec­to­raux et des ins­ti­tu­tions qu’ils nour­rissent. Il affirme en par­ti­cu­lier la com­mu­nau­té de vues qui serait celle de la Répu­blique et des catho­liques, puisque « construire une cité plus fra­ter­nelle, tel est le devoir d’un chré­tien, tel est aus­si l’idéal répu­bli­cain » ((. Op. cit., p. 16.)) . La bro­chure est truf­fée de ces belles inten­tions, dont les déve­lop­pe­ments consa­crés à « la recherche du bien com­mun » consti­tuent un bon exemple : « La démo­cra­tie est une réa­li­té fra­gile. Elle est ins­ti­tuée depuis long­temps par la Consti­tu­tion. Mais vivre ensemble, consti­tuer un peuple, est sans cesse à reprendre au fil des évo­lu­tions de l’histoire. La démo­cra­tie reste tou­jours inache­vée. Elle est à ren­for­cer à chaque élec­tion. D’où cette exi­gence : voter, c’est par­ti­ci­per à l’amélioration de la vie ensemble, ce que l’enseignement social de l’Eglise appelle le bien com­mun uni­ver­sel » ((. Ibid., p. 20.)) , etc.
Ce texte per­pé­tue la désor­mais longue his­toire de l’assistance appor­tée par « l’Eglise qui est en France » à des ins­ti­tu­tions répu­bli­caines en déclin. Cette atti­tude, qui a pro­lon­gé et accen­tué le ral­lie­ment, l’a long­temps empê­chée de seule­ment lais­ser pen­ser qu’elle pour­rait être en désac­cord avec les orien­ta­tions géné­rales de la socié­té dans laquelle elle se trouve. Ain­si, la récon­ci­lia­tion entre l’Eglise de France et les ins­ti­tu­tions contem­po­raines, spé­cia­le­ment les ins­ti­tu­tions poli­tiques, « s’est faite grâce à une rela­tive dis­cré­tion sur les sujets qui fâchent […]. Si l’amour du bien se mesure à la haine que l’on a pour le mal qui s’y oppose, la ques­tion demeure de savoir si l’on peut éclai­rer les consciences sans jamais mettre en garde contre ce qui est mal. Ne pre­nons pas l’effet pour la cause. Les véri­tables rai­sons de l’impuissance des catho­liques en poli­tique ne relèvent pas de la socio­lo­gie reli­gieuse ou du petit nombre, mais peut-être bien, jusqu’à une date récente, de la tié­deur géné­rale de l’Eglise de France » ((. Thier­ry Bou­tet, L’Engagement des chré­tiens en poli­tique. Doc­trine, enjeux, stra­té­gie, Pri­vat / Asso­cia­tion pour la fon­da­tion de ser­vice poli­tique, 2007, coll. Argu­ments, pp. 22–23.)) .
Sans être aucu­ne­ment remis en cause d’une façon géné­rale — le texte de la Confé­rence épis­co­pale suf­fit à le rap­pe­ler —, ce pro­fil bas, voire cette com­pro­mis­sion, ne fait plus l’unanimité y com­pris au sein même de l’épiscopat. Dans une lettre ouverte adres­sée aux can­di­dats aux élec­tions qui viennent de se dérou­ler, Mgr Jean-Pierre Cat­te­noz, arche­vêque d’Avignon, employait un lan­gage assez dif­fé­rent de celui de ses confrères. La lettre com­men­çait ain­si : « Mes­dames et Mes­sieurs les can­di­dats, quand je vous écoute, j’ai mal pour mon pays », et se concluait par un appel aux élec­teurs à véri­fier la confor­mi­té des pro­po­si­tions des can­di­dats à « l’Evangile de la vie » : « Au nom de l’Évangile et à la veille de l’élection pré­si­den­tielle et des élec­tions légis­la­tives, je ne peux qu’inviter les hommes poli­tiques, les chré­tiens et tous les hommes de bonne volon­té à pas­ser au crible de l’Évangile et de l’enseignement de l’Église vos pro­po­si­tions avant de se déter­mi­ner dans leur choix » ((. Mgr Jean-Pierre Cat­te­noz, Lettre ouverte aux can­di­dats à l’élection pré­si­den­tielle, 22 mars 2007.)) .
En creux, était pré­sent dans ce texte, comme dans une inter­ven­tion du Car­di­nal Bar­ba­rin dans le même cadre, la pos­si­bi­li­té de déser­ter les ins­ti­tu­tions poli­tiques contem­po­raines, sous la forme de la non-par­ti­ci­pa­tion à l’acte élec­to­ral. L’archevêque de Lyon esti­mait ain­si que la situa­tion dans laquelle un élec­teur pour­rait être ame­né à faire valoir une objec­tion de conscience à la par­ti­ci­pa­tion élec­to­rale « peut se pré­sen­ter ou s’imposer à la conscience d’un élec­teur. Il pose alors l’acte poli­tique de ne pas voter ou de voter blanc », situa­tion qui inter­vien­drait « dans tout ce qui touche à la vie », et le car­di­nal se réfé­rait au « concept » choi­si par les évêques de France, celui de « socié­té fra­ter­nelle ». Même si l’entretien ne fait pas appa­raître une pen­sée très linéaire sur ce thème, Mgr Bar­ba­rin men­tion­nait expres­sé­ment la cau­tion appor­tée par la par­ti­ci­pa­tion élec­to­rale : « Si, par exemple, je cau­tionne un sys­tème éco­no­mique qui fait qu’il y a des mil­liers de gens dont la vie est mena­cée, je por­te­rai devant Dieu la res­pon­sa­bi­li­té de leur mort » ((. Car­di­nal Phi­lippe Bar­ba­rin, « La poli­tique n’est pas un sujet tabou pour les croyants », entre­tien accor­dé à Famille Chré­tienne, 5 mai 2007.)) .
Cette atti­tude nou­velle d’une por­tion certes res­treinte, mais intel­lec­tuel­le­ment non négli­geable, de l’épiscopat fran­çais est sous-ten­due par une réfé­rence com­mune à des « prin­cipes non négo­ciables », comme le pré­ci­sait expli­ci­te­ment Mgr Domi­nique Rey, évêque de Tou­lon-Fré­jus, dans une autre inter­ven­tion pré­élec­to­rale, prin­cipes issus de la « Note Rat­zin­ger » de 2002. Dans ce texte de la Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, signé par son pré­fet d’alors, le car­di­nal Rat­zin­ger, il était en effet notam­ment rap­pe­lé qu’un cer­tain nombre de prin­cipes moraux « n’admettent ni déro­ga­tion, ni excep­tion, ni aucun com­pro­mis, en matière d’avortement, d’euthanasie (à ne pas confondre avec le renon­ce­ment à l’acharnement thé­ra­peu­tique légi­time) et quant au droit pri­mor­dial à la vie, depuis la concep­tion jusqu’à la fin natu­relle, au devoir de res­pec­ter et de pro­té­ger l’embryon humain, de pré­ser­ver la pro­tec­tion et la pro­mo­tion de la famille fon­dée sur le mariage mono­game entre per­sonnes de sexe dif­fé­rent, de garan­tir la liber­té d’éducation des enfants par les parents, le droit à la liber­té reli­gieuse, au déve­lop­pe­ment dans le sens d’une éco­no­mie au ser­vice de la per­sonne » ((. Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, Note doc­tri­nale concer­nant cer­taines ques­tions sur l’engagement et le com­por­te­ment des catho­liques dans la vie poli­tique, 24 novembre 2002.)) , sans que, bien enten­du, la mis­sion de l’ordre poli­tique soit pour autant réduite à ces seuls aspects. Plus récem­ment, le même auteur, deve­nu Benoît XVI, a réité­ré, dans un dis­cours devant des repré­sen­tants des héri­tiers euro­péens de la démo­cra­tie chré­tienne, qu’« en ce qui concerne l’Eglise catho­lique, l’objet prin­ci­pal de ses inter­ven­tions dans le débat public porte sur la pro­tec­tion et la pro­mo­tion de la digni­té de la per­sonne et elle accorde donc volon­tai­re­ment une atten­tion par­ti­cu­lière à cer­tains prin­cipes qui ne sont pas négo­ciables », en indi­quant que, par­mi ces prin­cipes, figu­raient ceux qui avaient été déve­lop­pés dans l’extrait de la Note qui vient d’être cité. Benoît XVI ajou­tait que « ces prin­cipes ne sont pas des véri­tés de foi, même s’ils reçoivent un éclai­rage et une confir­ma­tion sup­plé­men­taire de la foi », et les rat­ta­chait très expli­ci­te­ment au droit natu­rel : « Ils sont ins­crits dans la nature humaine elle-même et ils sont donc com­muns à toute l’humanité » ((. Benoît XVI, Dis­cours aux par­ti­ci­pants au congrès pro­mu par le par­ti popu­laire euro­péen, 30 mars 2006.)) . La même réfé­rence à des « valeurs fon­da­men­tales » qui « ne sont pas négo­ciables » se ren­contre éga­le­ment dans l’exhortation post-syno­dale sur l’Eucharistie, qui ajoute cepen­dant à la liste pré­cé­dente une men­tion de « la pro­mo­tion du bien com­mun sous toutes ses formes » ((. Benoît XVI, Exhor­ta­tion apos­to­lique post-syno­dale Sacra­men­tum Cari­ta­tis, 22 février 2007, n. 83.)) .
Cette der­nière men­tion du bien com­mun est cepen­dant sou­vent élu­dée lorsque les repré­sen­tants du catho­li­cisme ins­ti­tu­tion­nel fran­çais se réfèrent aux points non négo­ciables, qui sont pré­sen­tés comme des valeurs aux­quelles les res­pon­sables poli­tiques ne doivent pas tou­cher et, par consé­quent, qu’il fau­drait pré­ser­ver de toute inter­ven­tion éta­tique. La réfé­rence qui leur était faite, tant par la Note Rat­zin­ger que par les textes ulté­rieurs, ne signi­fiait pas l’affirmation d’une obli­ga­tion, pour une réa­li­té poli­tique consi­dé­rée iso­lé­ment, de res­pec­ter cer­tains prin­cipes moraux qui lui seraient intrin­sè­que­ment exté­rieurs, mais au contraire le rap­pel de ce que la poli­tique elle-même repose sur des fon­de­ments moraux ((. Cf. B. Dumont, « Le para­graphe 28 de Deus Cari­tas est et les bases incer­taines de la démo­cra­tie », Catho­li­ca, n. 91, prin­temps 2006, p. 83.)) . L’intérêt des prises de posi­tion mino­ri­taires des catho­liques sur les élec­tions est de mettre l’accent sur une situa­tion qui, au pre­mier abord, appa­raît ain­si très peu cohé­rente.
D’un côté, en effet, il s’agit d’affirmer que, l’action poli­tique ayant pour but de défendre les « points non négo­ciables », il faut voter, au choix des élec­teurs, pour des can­di­dats qui pro­meuvent ces « valeurs », ou tout au moins qui ne leur portent pas atteinte. Et là réside le bas­cu­le­ment logique : alors que, comme le sou­li­gnait le dis­cours au congrès du PPE, la pro­mo­tion du bien com­mun, objet même de l’action poli­tique, fait par­tie inté­grante de ces « valeurs », et que les­dites valeurs n’ont rien de propre aux catho­liques, mais découlent de la nature humaine (et, doit-on ajou­ter, du carac­tère natu­rel de la poli­tique), les can­di­dats au suf­frage sont jugés sur leur capa­ci­té à ne pas por­ter atteinte à ces valeurs. Mais d’un autre côté, ce qui appa­raît comme une défiance ne va pas jusqu’à s’interroger sur le carac­tère poli­tique d’institutions dont le rap­port au bien com­mun est per­çu non sous l’angle de sa réa­li­sa­tion (et pas uni­que­ment, d’ailleurs, de la par­ti­ci­pa­tion à sa réa­li­sa­tion), mais de l’absence d’atteinte qu’elles lui portent. Cette atti­tude pure­ment défen­sive se ren­contre, à un degré plus pous­sé, dans la Note Rat­zin­ger et avant elle dans Evan­ge­lium vitae, qui prônent une cer­taine forme de « moindre mal », en indi­quant, à pro­pos de l’avortement que « dans le cas où il ne serait pas pos­sible d’éviter ou d’abroger tota­le­ment une loi per­met­tant l’avortement déjà en vigueur ou mise au vote, cela n’empêche pas qu’“un par­le­men­taire, dont l’opposition per­son­nelle abso­lue à l’avortement serait mani­feste et connue de tous, pour­rait lici­te­ment appor­ter son sou­tien à des pro­po­si­tions des­ti­nées à limi­ter les pré­ju­dices d’une telle loi et à en dimi­nuer ain­si les effets néga­tifs sur le plan de la culture et de la mora­li­té publique” » ((. Jean-Paul II, Evan­ge­lium Vitae, n. 73 ; Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, Note préc., n. 4.)) .

Rubrique(s) : Textes
30 Oct 2011

Tes­tis, ou Blon­del en poli­tique par Bernard Dumont

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 73, pp. 87–93]
Deux ques­tions fon­da­men­tales ont affec­té la par­ti­ci­pa­tion des catho­liques à la vie poli­tique depuis la conso­li­da­tion du régime répu­bli­cain en France, l’une concer­nant la défi­ni­tion de l’ordre poli­tique, l’autre tou­chant à leur dis­ci­pline col­lec­tive en tant que citoyens.
Tout l’enseignement pon­ti­fi­cal du XIXe siècle, et une bonne par­tie de celui du XXe affirment net­te­ment l’existence de prin­cipes stables, tirés de la rai­son natu­relle et s’imposant à tous, quoique avec un degré inégal de réa­li­sa­tion dans l’espace et le temps. Il existe des inva­riants en matière poli­tique et aucune pré­ten­due loi du pro­grès de l’Histoire ne peut y chan­ger quelque chose, puisque ces inva­riants découlent de la nature humaine et de ses exi­gences. Dans l’ordre des réa­li­sa­tions pra­tiques diverses confi­gu­ra­tions sont abs­trai­te­ment ou his­to­ri­que­ment pen­sables, mais aucune de celles-ci n’a de vali­di­té si elle n’est ordon­née in fine à la réa­li­sa­tion d’une socié­té juste, conçue comme un cadre per­met­tant à cha­cun des membres du corps social non seule­ment d’accomplir le meilleur de son huma­ni­té, mais sur­tout de trou­ver aide et garan­tie pour accueillir la vie divine, l’unique néces­saire.
Si cette concep­tion peut débou­cher dans l’abstrait sur une plu­ra­li­té de voies, elle ne per­met pas en revanche le choix sur ses propres bases pas plus qu’elle ne fonde, concrè­te­ment, le droit de chan­ger l’ordre légi­time en vigueur, sinon par mode de pro­po­si­tion. Toute la doc­trine théo­rique d’un Léon XIII s’articule sur ces deux affir­ma­tions on ne peut plus oppo­sées à l’idée démo­cra­tique moderne (puisque l’essence du contrat social est la capa­ci­té de défi­nir l’ordre des choses) et à la prin­ci­pale inno­va­tion sur laquelle repose sa pra­tique, les par­tis poli­tiques. Elle n’a jamais été révo­quée, sinon de manière floue tant à Vati­can II que depuis ((. Gau­dium et spes, n. 74–3 : « La déter­mi­na­tion des régimes poli­tiques, comme la déter­mi­na­tion de leurs diri­geants, doivent être lais­sés à la libre volon­té des citoyens ». Ce pas­sage, d’expression inusi­tée, semble énon­cer une obli­ga­tion de démo­cra­tisme. Il est cité dans le Caté­chisme de l’Eglise catho­lique (n. 1901), qui le com­mente cepen­dant dans un sens des plus clas­siques : « La diver­si­té des régimes poli­tiques est mora­le­ment admis­sible, pour­vu qu’ils concourent au bien légi­time de la com­mu­nau­té qui les adopte ». Ailleurs dans le même Caté­chisme (n. 1904), c’est Jean-Paul II qui est cité (Cen­te­si­mus Annus, n. 44) : « Il est pré­fé­rable que tout pou­voir soit équi­li­bré par d’autres pou­voirs et par d’autres com­pé­tences qui le main­tiennent dans de justes limites. C’est là le prin­cipe de “l’Etat de droit” dans lequel la sou­ve­rai­ne­té appar­tient à la loi et non pas aux volon­tés arbi­traires ». On note­ra que cette adhé­sion aux prin­cipes de Mon­tes­quieu est expri­mée sur le mode d’une pré­fé­rence, sans que l’on puisse savoir si celle-ci signi­fie l’affirmation d’un plus grand bien dans l’absolu ou ne relève que d’une opi­nion cir­cons­tan­cielle.)) .
Cette pre­mière ques­tion de prin­cipe s’est dou­blée d’une autre, liée aux cir­cons­tances post­ré­vo­lu­tion­naires et à l’exclusion pro­gres­sive des catho­liques hors du champ poli­tique. C’est celle de la nais­sance du Bloc catho­lique, de la poli­tique clé­ri­cale, épis­co­pale, pon­ti­fi­cale, conce­vant, jusqu’à très récem­ment dans un pays comme l’Italie, l’action poli­tique des catho­liques comme obli­ga­toi­re­ment régie par un prin­cipe uni­taire abso­lu, ce prin­cipe ne décou­lant pas de la nature poli­tique des choses, mais de l’utilité, de la puis­sance oppo­sable à une socié­té tou­jours plus hos­tile au chris­tia­nisme, du nombre des « divi­sions » des­ti­nées à impres­sion­ner l’adversaire. De là les grandes dis­cus­sions autour de l’idée du « par­ti catho­lique », dans la période même du Ral­lie­ment, de là aus­si la ten­ta­tive ulté­rieure d’enrégimentement des laïcs dans les rangs de l’Action catho­lique, orga­nisme auxi­liaire du cler­gé et par consé­quent étroi­te­ment contrô­lé par la hié­rar­chie ecclé­sias­tique.
A la join­ture des XIXe et XXe siècles, une par­tie des catho­liques « sociaux », les abbés démo­crates, les sillon­nistes dis­ciples de Marc San­gnier se sont oppo­sés sur le ter­rain théo­rique à ce qui pou­vait condam­ner d’avance le prin­cipe même de leur entre­prise, c’est-à-dire à toute idée d’un ordre poli­tique valable uni­ver­sel­le­ment, conser­va­trice et offi­ciel­le­ment catho­lique, autre­ment dit à ce que depuis on a appe­lé l’intégralisme catho­lique. Ils pré­fé­raient très spon­ta­né­ment une concep­tion plus rela­tive, plus évo­lu­tive, plus his­to­ri­ci­sée, qui leur per­met­trait de jus­ti­fier leur accep­ta­tion des nou­velles règles du jeu poli­tique, consi­dé­rées comme un don­né neutre, un héri­tage de l’évolution natu­relle et du pro­grès social, et encore comme un ter­rain à occu­per « en chré­tien » et non « en tant que chré­tien », selon l’astucieuse dis­tinc­tion plus tard lan­cée par Jacques Mari­tain. Pour les mêmes rai­sons, ils ne pou­vaient que se mon­trer hos­tiles à toute idée de bloc catho­lique sous direc­tion clé­ri­cale uni­taire, excluant leur liber­té de manœuvre et d’allure trop guer­rière. Sans lien uni­voque avec la que­relle théo­lo­gique du moder­nisme, le par­tage des eaux devait cepen­dant débou­cher sur des alliances ou des pactes de non-agres­sion pra­ti­que­ment inévi­tables : ral­liés et moder­nistes d’un côté, fidèles à l’orthodoxie romaine et inté­gra­listes de l’autre.
Cette répar­ti­tion s’est com­pli­quée quand les catho­liques inté­graux ont fait mas­si­ve­ment allé­geance à Charles Maur­ras. Conser­vant une vision de chré­tien­té, ils se sont, de fac­to, sous­traits à la tutelle clé­ri­cale pour se pla­cer sous celle d’un non-chré­tien, dis­ciple d’Auguste Comte et aus­si inac­ces­sible que lui au rai­son­ne­ment méta­phy­sique, consi­dé­rant la poli­tique comme une science sociale empi­rique ana­logue à la phy­sique. Salué comme homme pro­vi­den­tiel en rai­son de l’admiration qu’il vouait à l’Eglise de l’Ordre et à la cohé­rence logique de la doc­trine catho­lique, et parce qu’il reje­tait le régime anti­chré­tien issu de la Révo­lu­tion, Maur­ras a for­cé­ment fait figure de concur­rent pour le par­ti clé­ri­cal. Mais dans le même temps, il consti­tuait aus­si un obs­tacle pour les ral­liés qui ne man­quèrent pas de l’attaquer et sur­tout de s’en prendre aux catho­liques qui se met­taient à sa suite. Ils leur repro­chaient leur esprit de tran­sac­tion envers l’incroyant Charles Maur­ras. Le reproche était sans doute fon­dé, mais assez impu­dent puisque eux aus­si tran­si­geaient dans la pra­tique, mais avec les répu­bli­cains cette fois. De ce fait, le par­ti clé­ri­cal et le par­ti ral­lié se retrou­vèrent, pour assez long­temps, dans le même camp.
C’est sur ce fond cir­cons­tan­ciel qu’il faut lire un texte per­du de vue, rédi­gé par Mau­rice Blon­del en défense des Semaines sociales, ini­tia­tive lan­cée au début du XXe siècle comme une sorte d’université popu­laire, et rapi­de­ment deve­nue un milieu de sup­port du Ral­lie­ment ; une défense qui prit d’ailleurs exclu­si­ve­ment la forme d’une attaque diri­gée contre ceux qui le refu­saient. Le titre ori­gi­nal, publié sous le pseu­do­nyme de Tes­tis, en était plus neutre (Catho­li­cisme social et mono­pho­risme), mais l’éditeur actuel lui a pré­fé­ré une sorte de mes­sage didac­tique : Une alliance contre nature : catho­li­cisme et inté­grisme. La Semaine sociale de Bor­deaux 1910 (Les­sius, Bruxelles, 2000). Le pré­fa­cier, Mgr Peter Hen­ri­ci, évêque-auxi­liaire de Coire, en Suisse, coor­don­na­teur inter­na­tio­nal de Com­mu­nio et ancien pro­fes­seur d’histoire de la phi­lo­so­phie à la Gré­go­rienne, recon­naît le carac­tère assez inso­lite de la réédi­tion de ces textes de cir­cons­tance et dont le style polé­mique, qui date sou­vent for­te­ment, ne peut qu’agacer un lec­teur s’attendant à autre chose de la part d’un phi­lo­sophe hono­ré pour la lar­geur de ses vues. Vou­lant ras­su­rer ce lec­teur, il recourt à un double argu­ment d’autorité : les consi­dé­ra­tions de Blon­del en matière poli­tique « sont deve­nues aujourd’hui le patri­moine com­mun de la théo­lo­gie catho­lique », et « cet acquis a été confir­mé, de manière posi­tive et avec la plus haute auto­ri­té, par la consti­tu­tion pas­to­rale Gau­dium et spes de Vati­can II » (p. XV).

Rubrique(s) : Textes
29 Oct 2011

Le col­lap­sus édu­ca­tif par Inger Enkvist

La décom­po­si­tion du lien social tant déplo­rée depuis des années n’a pas pour cause unique la crise de l’éducation fami­liale, sociale, patrio­tique, reli­gieuse. Mais celle-ci en consti­tue l’un des prin­ci­paux fac­teurs en même temps qu’elle en donne l’image la plus immé­dia­te­ment per­cep­tible : effon­dre­ment de la culture – fruit direct de l’échec du sys­tème sco­laire sous contrôle éta­tique, de la mater­nelle à l’université – et indif­fé­rence ou mépris pur et simple du bien com­mun, du van­da­lisme à la haine de soi. Au-delà des nuances qui s’imposent, la remarque vaut pour la plu­part des pays occi­den­taux. Ce constat géné­ral, quelles que soient les néga­tions effron­tées et les hypo­crites dénon­cia­tions arrê­tées à mi-course, met certes en cause l’incurie poli­tique ou les inté­rêts de cer­tains groupes sociaux. Mais les racines du mal sont plus pro­fon­dé­ment à recher­cher dans les idéo­lo­gies édu­ca­tives issues des Lumières et par­ve­nues, au stade de la post­mo­der­ni­té, à une sorte de furie du nivel­le­ment par le bas. Zyg­munt Bau­man a fait remar­quer que par un effet non inno­cent d’inversion, l’individualité est exal­tée comme jamais dans le pas­sé de la moder­ni­té, mais se voit offrir comme unique moyen de réa­li­sa­tion le confor­misme et le déra­ci­ne­ment his­to­rique ((. Cf. Z. Bau­man, La vie liquide, Le Rouergue/Chambon, Rodez, 2006. C’est pour cette rai­son, explique le socio­logue, que « le pas­sé tend sys­té­ma­ti­que­ment à être détruit » (ibid., p. 173).)) . A ce sujet, nous avons inter­ro­gé Inger Enk­vist, pro­fes­seur à l’Université de Lund, en Suède (lit­té­ra­ture espa­gnole et lati­no-amé­ri­caine, études romanes) et auteur de nom­breux ouvrages en sué­dois et en espa­gnol, notam­ment Repen­sar la edu­ca­ción (Edi­ciones inter­na­cio­nales uni­ver­si­ta­rias, Pam­pe­lune, 2006). Experte dans l’observation des phé­no­mènes de des­truc­tion lin­guis­tique et des ravages de la théo­rie du « genre », elle a spé­cia­le­ment étu­dié les idéo­lo­gies éga­li­ta­ristes mises en oeuvre dès l’école élé­men­taire.

Catho­li­ca – Par­tons d’un constat, vou­lez-vous : nous sommes bien devant une crise de l’éducation ?

Inger Enk­vist – Oui, bien sûr qu’il y a une crise édu­ca­tive. Cela se véri­fie tant dans le niveau de connais­sances des élèves que dans leur conduite, autre­ment dit dans les deux sens du mot édu­ca­tion. On constate les effets de cette crise lorsqu’on tra­verse le centre d’une ville et qu’on voit ses murs tagués, des ordures et des mégots sur le sol, les arrêts d’autobus détruits pour le plai­sir de détruire. Tout aus­si triste est le spec­tacle des jeunes réunis pour consom­mer de l’alcool. Les jeunes d’aujourd’hui jouissent d’une situa­tion éco­no­mique plus favo­rable que celle de toutes les géné­ra­tions anté­rieures, et mal­gré cela, ils choi­sissent d’utiliser leur liber­té et leurs res­sources de manière néga­tive. Cette dégra­da­tion s’est pro­duite petit à petit, tan­dis que les auto­ri­tés n’ont ces­sé de dire que tout allait de mieux en mieux, et que beau­coup de gens ont tar­dé à se rendre compte de la situa­tion réelle.
On constate une évi­dente perte de la maî­trise de la langue, affec­tant non seule­ment le lexique, l’orthographe, la syn­taxe mais aus­si évi­dem­ment les concepts cor­res­pon­dants. En quoi cette perte de maî­trise tra­duit-elle la pro­fon­deur de la crise ?
Effec­ti­ve­ment, la réduc­tion de l’agilité lin­guis­tique tra­duit ce qui s’est pas­sé en matière d’éducation. Ce résul­tat est une com­bi­nai­son de ce qui a affec­té la famille, l’école et les médias. Les échanges entre les membres de la famille se sont réduits parce que cha­cun a son horaire propre et s’occupe de soi. La conver­sa­tion est rem­pla­cée par le son de la télé­vi­sion.
Dans la chambre d’un jeune, il y a presque tou­jours un ordi­na­teur, mais pas tou­jours des livres, et l’ordinateur est uti­li­sé pour jouer et pour écrire des mes­sages aux amis plus que pour étu­dier. A l’école, la baisse du niveau de capa­ci­té d’expression est en rela­tion avec la nou­velle péda­go­gie qui valo­rise avant tout l’apprentissage dit actif. Ce que l’on consi­dère comme actif est tout ce qui est lié au mou­ve­ment et à l’activité manuelle plus qu’à l’activité men­tale. Aupa­ra­vant l’école se carac­té­ri­sait par un accent mis sur l’écoute, la lec­ture et l’écriture. Les élèves écou­taient le pro­fes­seur et lisaient les manuels, c’est-à-dire qu’ils étaient en contact avec des sources com­pé­tentes en matière d’usage du lan­gage. […]

Rubrique(s) : Les nouvelles pédagogies, Numéro 113
15 Sep 2011

Cher­so­nèse et le des­tin de la Rus­sie par Bernard Marchadier

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 67, pp. 96–101]

En 1922, le père Serge Boul­ga­kov (1871–1944) se trouve réfu­gié à Yal­ta, où la Révo­lu­tion bol­che­vique vient de le rejoindre, avec son cor­tège d’horreurs, de misères et de souf­frances. Devant le spec­tacle d’une dévas­ta­tion qui n’épargne rien ni per­sonne et qui touche de plein fouet l’Eglise russe, Boul­ga­kov s’interroge sur le des­tin de son pays, dont l’histoire semble s’être arrê­tée en 1918 avec la chute de l’empire — der­nier empire chré­tien de l’Histoire, si on excepte l’Ethiopie jusqu’en 1974 — et avec la dis­pa­ri­tion de l’Empereur qui, dans l’Eglise d’Orient, était tra­di­tion­nel­le­ment le pro­tec­teur, sinon le chef, de l’Eglise. Devant ce vide et ce chaos, Boul­ga­kov en vient à pen­ser que la réunion avec l’Eglise catho­lique romaine est pour l’Eglise russe la seule voie de salut.
Ces réflexions, il les note­ra sous forme de dia­logues dans un ouvrage inti­tu­lé Sous les rem­parts de Cher­so­nèse ((  Edi­tions Ad Solem, Genève, 1999.)) , dont il empor­te­ra le manus­crit avec lui quand il sera expul­sé de Rus­sie (décembre 1922). Après un séjour à Constan­ti­nople (décembre 1922-mai 1923) puis à Prague (mai 1923-avril 1924), Boul­ga­kov rejoin­dra Paris, où il fon­de­ra en 1925 l’Institut de théo­lo­gie Saint-Serge et où il mour­ra en 1944. C’est à Paris éga­le­ment que Boul­ga­kov com­po­se­ra l’essentiel d’une œuvre qui fait de lui sans conteste le plus grand théo­lo­gien russe du XXe siècle (et dont la majeure par­tie a été tra­duite en fran­çais et publiée par les édi­tions de l’Age d’Homme).
Mais Boul­ga­kov ne publie­ra jamais les Rem­parts de Cher­so­nèse, témoins d’une « ten­ta­tion catho­lique » qu’il rejet­te­ra vite une fois chas­sé de Rus­sie. Pour­tant, il n’en détrui­ra pas le manus­crit, qu’il clas­se­ra dans ses archives peu avant de mou­rir. Il fau­dra pour­tant attendre 1991 pour que les jésuites du Centre Saint-Georges de Meu­don le publient dans leur revue (en langue russe) Sim­vol. Depuis, ce texte a connu en Rus­sie même deux édi­tions (1993 et 1997) et a été tra­duit en ita­lien. S’il m’a sem­blé utile et inté­res­sant d’en éta­blir et d’en pré­sen­ter une ver­sion fran­çaise, c’est parce qu’il pose les ques­tions fon­da­men­tales et pour ain­si dire consti­tu­tives de la Rus­sie, que tout Russe qui réflé­chit ne peut man­quer de se poser, et qu’il les expose avec vigueur et clar­té, dans un livre puis­sam­ment argu­men­té.
Les rem­parts de Cher­so­nèse se pré­sentent sous la forme d’une conver­sa­tion entre quatre per­son­nages qui sont les cham­pions des deux camps du dia­logue russe sécu­laire, ceux qu’on appe­lait au XIXe siècle les occi­den­ta­listes et les sla­vo­philes. Les pre­miers parlent par la bouche d’un Réfu­gié et d’un Prêtre de paroisse, les seconds par celle d’un Théo­lo­gien laïc et d’un Moine. Le Boul­ga­kov de 1922 étant net­te­ment occi­den­ta­liste, c’est évi­dem­ment le Réfu­gié et le Prêtre de paroisse qui ont la part belle dans cet ouvrage.
C’est à la lumière du consi­dé­rable fait nou­veau qu’est la Révo­lu­tion de 1918 que les pro­ta­go­nistes du livre reprennent le vieux débat. Ils sont réunis en Cri­mée, à Cher­so­nèse, sur les lieux mêmes où, en 988, le prince Vla­di­mir reçut le bap­tême avant de bap­ti­ser tout son peuple et de faire ain­si entrer la Rus­sie dans l’Histoire. Or le lec­teur de l’an 2000 ne peut qu’être frap­pé par ce que cette inter­ro­ga­tion conserve d’actuel, alors que l’empire sovié­tique vient lui aus­si de s’écrouler, après avoir sou­mis le pays à soixante-dix ans de gla­cia­tion com­mu­niste. En l’an 2000 comme en 1922, la Rus­sie, au bord de l’écroulement, est ame­née à s’interroger sur son pas­sé, sur sa nature, sur sa voca­tion, sur sa rela­tion avec l’Occident, et ce sont les élé­ments de réponse que ces dia­logues apportent qui en font toute la valeur. C’est sous cette lumière que se placent les réflexions qui suivent.
Le fait majeur, le fait capi­tal qui condi­tionne tout, c’est que la Rus­sie, si elle a été bap­ti­sée par les Byzan­tins, et donc par des Grecs, n’a pas eu à apprendre le grec. En 988 en effet la Bible, ou en tout cas les prin­ci­paux livres de celle-ci, avait été tra­duite en vieux slave (langue alors com­prise de l’ensemble des Slaves, de l’Est comme de l’Ouest) par saints Cyrille et Méthode (IXe siècle) et par leurs dis­ciples de Mora­vie et de Bul­ga­rie. Boul­ga­kov, très sévère à l’égard des Grecs, accuse même les Byzan­tins d’avoir sciem­ment omis d’apprendre leur langue aux Russes parce qu’ils auraient vu en eux de mépri­sables bar­bares. Quels qu’en soient les motifs, il n’en reste pas moins vrai que les Russes reçurent le bap­tême sans pou­voir accé­der à la culture de leur mar­raine byzan­tine ni aux sources intel­lec­tuelles de leur foi, sans avoir les moyens de phi­lo­so­pher et donc sans pou­voir faire de théo­lo­gie. C’est là un trait qui dis­tingue les Russes (et les Slaves de l’Est) non seule­ment des peuples de l’Ouest (obli­gés de prier en latin et donc capables de lire les auteurs clas­siques) mais des autres chré­tiens d’Orient, qui en géné­ral n’ignoraient pas le grec.
Le monas­tère russe ne fut jamais un milieu d’étude, et ses scrip­to­ria ne pro­dui­sirent que très peu d’ouvrages autres que litur­giques, scrip­tu­raires ou ascé­tiques. Tant et si bien qu’au début du XVe siècle les Russes ne connais­saient de Pla­ton que le nom et d’Aristote qu’un apo­cryphe, le Secre­tum secre­to­rum. En matière de lit­té­ra­ture pro­fane, le Moyen Age russe n’eut à sa dis­po­si­tion, parce qu’ils avaient été tra­duits en vieux slave (ou sla­von), que la Cos­mo­gra­phie de Cos­mas Indi­co­pleustes, la Chro­nique du monde de Georges Hamar­to­los et La Guerre juive de Fla­vius Josèphe. En théo­lo­gie, il igno­rait tout des Pères latins, mais sur­tout de Pères orien­taux aus­si impor­tants que Gré­goire de Nysse, Maxime le Confes­seur, Isaac le Syrien et Denys l’Aréopagite, dont aucun ouvrage n’existait en sla­von.
Ce que la Rus­sie reçut de Byzance, c’est le monas­tère, avec son ascé­tisme et ses offices. Aujourd’hui encore, les Russes ont conser­vé un atta­che­ment à des pra­tiques ascé­tiques depuis long­temps qua­si­ment oubliées ou négli­gées en Occi­dent, notam­ment en matière de jeûne. Quant à la litur­gie, c’est un fait bien connu qu’ils l’ont trans­mise pra­ti­que­ment inchan­gée, avec ses immenses richesses, somp­tueux patri­moine dont a pu avoir un avant-goût qui­conque est un jour entré dans une église russe. On note­ra aus­si qu’en Rus­sie (et de manière géné­rale en Orient) la litur­gie n’est pas sépa­rée de l’office monas­tique, même en paroisse, d’où sa lon­gueur. D’où aus­si l’obligation où se trouvent les curés d’abréger ici ou là, mais jamais sans beau­coup de scru­pules (le peuple est d’ailleurs là, qui veille).
Si les inva­sions mon­goles (XIIIe-XVe siècle) cou­pèrent la Rus­sie de l’Occident (source, pour elle, d’une cer­taine culture laïque), elles ne la cou­pèrent pas de Byzance (les Grecs étaient alliés aux Mon­gols contre les Turcs seld­jou­kides puis otto­mans), et le renou­veau hésy­chaste du XIVe siècle por­ta ses fruits en Rus­sie, même si les Russes res­tèrent à l’écart des débats qui divi­sèrent Byzance autour de la ques­tion de la lumière du Tha­bor et des thèses de Gré­goire Pala­mas. Autre trait monas­tique de la culture russe : son sens de l’icône, qui ame­na au XIVe siècle les magni­fiques réa­li­sa­tions que l’on sait (celles d’André Rou­blev et de Théo­phane le Grec), mais qui l’emprisonna dans une méfiance soup­çon­neuse vis-à-vis de toute repré­sen­ta­tion qui n’était pas fixée par des canons et qui n’ouvrait pas sur l’au-delà tel que le com­pre­naient les trai­tés de mys­tique. C’est sans doute pour­quoi la pein­ture russe eut tant de mal à émer­ger et, après une brève flo­rai­son dans la deuxième moi­tié du XIXe siècle et au début du XXe, par­tit vite dans l’abstraction (Kan­dins­ki était un homme reli­gieux et chez lui les réfé­rences à l’icône sont fré­quentes). Mais ceci est sans doute un autre débat.
La chute de Byzance en 1453 mar­qua donc pour Mos­cou le taris­se­ment d’une source qui, pour être par­fois mépri­sée, n’en était pas moins néces­saire. Signe de l’éloignement intel­lec­tuel de la Rus­sie et de l’empire grec, les let­trés byzan­tins fuyant l’empire otto­man ne se réfu­gièrent pas en Mos­co­vie, pays dont ils par­ta­geaient pour­tant la foi, mais en Ita­lie.
Comme on le sait, le concile de Flo­rence avait, en 1439, réta­bli l’unité de l’Eglise. Pour Boul­ga­kov, il ne fait aucun doute que ce concile fut bel et bien œcu­mé­nique. Y étaient en effet pré­sents le pape et les évêques d’Occident, l’empereur et le patriarche byzan­tins avec un grand concours de cler­gé. Quant aux trois autres patriarches orien­taux, ils s’y étaient fait dûment repré­sen­ter. Aux yeux de Boul­ga­kov, les déci­sions de ce concile ont donc valeur d’obligation et leur abro­ga­tion à Constan­ti­nople sous les menées de Marc d’Ephèse n’est qu’une sédi­tion dénuée de toute valeur.
Pour les Mos­co­vites du XVe siècle, la prise de Byzance par les Otto­mans sitôt après la signa­ture de l’Union fut un châ­ti­ment divin. Si elle était tom­bée aux mains des infi­dèles, c’était parce qu’elle-même avait été infi­dèle à sa foi et que, pour échap­per au dan­ger turc, elle avait pac­ti­sé avec les Latins (aux­quels on attri­buait com­mu­né­ment une tren­taine d’hérésies). La pre­mière Rome étant tom­bée dans les héré­sies et la seconde ayant été ren­ver­sée pour s’être ral­liée à la pre­mière, il ne res­tait plus dans la chré­tien­té qu’un seul rem­part : Mos­cou, la troi­sième et ultime Rome. Certes, la doc­trine de Mos­cou troi­sième Rome n’eut jamais valeur offi­cielle, et elle était infi­ni­ment plus répan­due dans les monas­tères que dans les minis­tères, mais elle exprime un mes­sia­nisme bien réel. Au moins sur le plan reli­gieux, il n’est pas rare que le Russe, même moderne, ait le sen­ti­ment que son pays est l’ultime bas­tion contre quelque chose, et l’assimilation de la Rus­sie à l’orthodoxie est fort répan­due (c’est, dans Les rem­parts de Cher­so­nèse, la thèse des sla­vo­philes, le Théo­lo­gien laïc et le Moine). Boul­ga­kov ne peut sup­por­ter ce pro­vin­cia­lisme, dans lequel il voit même un des fac­teurs du bol­che­visme, car des esprits étroits convain­cus de père en fils qu’ils appar­tiennent à la troi­sième Rome se glis­se­ront aisé­ment dans le lit de la troi­sième Inter­na­tio­nale, un mes­sia­nisme en rem­pla­çant un autre.
Si Mos­cou deve­nait, après la chute de Byzance, le rem­part de l’Orthodoxie, il fal­lait qu’elle en ait les moyens intel­lec­tuels. Or nous avons vu com­bien elle était mal équi­pée. Symp­to­ma­ti­que­ment, c’est sur des terres russes et ortho­doxes situées en dehors de la Mos­co­vie que ces moyens se consti­tuèrent, notam­ment à Nov­go­rod (XVe-XVIe siècle) et en Litua­nie (XVIe siècle). C’est là, dans des pays ortho­doxes qui n’avaient pas été cou­pés de l’Occident et de la culture clas­sique par l’invasion mon­gole, que purent être révi­sés les textes litur­giques et scrip­tu­raires et que fut impri­mée la pre­mière bible sla­vonne, celle d’Ostrog (1581). C’est là aus­si, à Kiev (alors rat­ta­chée à la Pologne), que vit le jour le pre­mier caté­chisme ortho­doxe, celui du métro­po­lite Pierre Mohi­la (1645). C’est Mohi­la aus­si qui fon­da à Kiev la pre­mière aca­dé­mie de théo­lo­gie. Cepen­dant, ces efforts de réflexion et de mise en forme ten­tés en dehors de la Mos­co­vie — et, il faut le dire, non sans pui­ser à des sources catho­liques (dans le cas de Mohi­la) ou cal­vi­nistes — n’étaient pas bien vus à Mos­cou, et ce sont les réformes ten­tées au XVIIe siècle par le patriarche Nikon, sou­cieux d’aligner les usages russes sur ceux des Grecs et de cor­ri­ger les erreurs les plus gros­sières des livres litur­giques en fai­sant appel à des let­trés d’Ukraine, qui sus­ci­tèrent en Rus­sie le schisme des vieux-croyants, énorme dis­si­dence tra­di­tio­na­liste dont les effets se font encore sen­tir de nos jours.
Il est inté­res­sant de consta­ter qu’après avoir vu le jour au XIXe siècle et avoir connu un brillant essor au début du XXe, la théo­lo­gie russe fut encore mar­quée par l’émigration et que, au XXe siècle comme au XVIe ou au XVIIe, c’est à l’étranger (à l’Institut Saint-Serge de Paris et au Sémi­naire Saint-Vla­di­mir près de New York) qu’elle put pour­suivre des acti­vi­tés dont il ne pou­vait évi­dem­ment pas être ques­tion en URSS. Or cette théo­lo­gie dite « de l’Ecole de Paris » est sou­vent taxée de moder­nisme en Rus­sie même, et récem­ment des ouvrages des pères Alexandre Schme­mann et Jean Meyen­dorff, pro­fes­seurs à Saint-Vla­di­mir, ont été publi­que­ment brû­lés à Eka­te­rin­bourg. Il faut donc prendre cet élé­ment en compte si l’on veut mener à bien des dis­cus­sions sérieuses et réa­listes : la dif­fi­cul­té de pen­ser sa foi est par­ti­cu­liè­re­ment lourde en Rus­sie, où la théo­lo­gie a tant de mal à prendre racine, les causes en étant sans doute déjà, comme le pen­sait le P. Boul­ga­kov, dans le germe de Cher­so­nèse.

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