Revue de réflexion politique et religieuse.

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18 Déc 2012

Du Spirituel dans l’ordre littéraire : la revue Vigile (1930-1933) par Didier Dantal

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 101, p. 105-114].

On connaît l’anecdote, rapportée par Mauriac dans ses Nouveaux Mémoires intérieurs. Un jour, Bernard Grasset en visite chez un ami aperçoit sur une table un numéro de la revue qu’il édite depuis quelques mois : « Ah ! c’est vous, l’abonné de Vigile ! » ((. Grasset arrêtera d’ailleurs les frais au bout d’une année et ce sont les éditions belges Desclée de Brouwer qui prendront le relais, jusqu’à la disparition de la revue en 1933.))  La cause semble alors entendue, Gide ayant par ailleurs, dans son Journal, qualifié l’entreprise, semble-t-il une fois pour toutes, de « monument d’ennui ».
Fort bien. Mais reconnaissons que Gide n’était sans doute pas totalement objectif lorsqu’il jugeait ainsi celle qui se voulut la « NRF catholique » de son temps et qui, de fait, selon le meilleur spécialiste du sujet, a bel et bien représenté « la seule véritable tentative de mettre sur pied une revue catholique spécifiquement littéraire » ((. Hervé Serry : « Vigile (1930-1933) ou l’impossible revue littéraire catholique », in Naissance de l’intellectuel catholique, La Découverte, coll. « L’espace de l’histoire », 2004, p. 328.)) .
D’autre part, il n’est que de relire Vigile aujourd’hui — douze numéros parus entre 1930 et 1933 ((. La présentation en a été particulièrement soignée : « Un papier alfa du plus bel effet, un format large qui souligne l’austère sobriété de la couverture blanche simplement frappée du titre et des noms des collaborateurs […] Le modèle revendiqué est Commerce, une revue de luxe que Paul Valéry, dont Du Bos est un admirateur, publie depuis 1924. » (H. Serry, op. cit., p. 334).))  — pour y découvrir un contenu d’une grande richesse, avec des collaborateurs aussi prestigieux que Paul Claudel, Jacques Maritain, Gabriel Marcel, Jacques Rivière (présent à travers un « posthume »), Etienne Gilson ou l’abbé Bremond, sans oublier ses trois directeurs : l’abbé Altermann, François Mauriac et Charles Du Bos, en même temps qu’une grande variété de points de vue qui tient à une gageure : faire alterner spiritualité et littérature (ainsi, dès le premier numéro, d’un côté les contributions de l’abbé Altermann, Claudel, Camille Mayran et Jacques Maritain, de l’autre celles de Coventry Patmore, François Mauriac et Charles Du Bos) ; un rythme extrêmement vivant dont le texte en quelque sorte « manifeste » serait l’essai majeur de Du Bos, « Du Spirituel dans l’ordre littéraire », qui paraît dans trois livraisons de la revue et que son auteur laissera malheureusement inachevé.

La conversion après la conversion

C’est un fait que l’on compte une majorité de convertis parmi les collaborateurs de la revue : convertis de longue date comme Claudel (1886), Maritain (1906) et l’abbé Altermann (1918) ; ou plus récents comme Du Bos (1927), Mauriac (1928) et Gabriel Marcel (1929). Certains d’entre eux sont d’origine juive (c’est le cas de Jean-Pierre Altermann et de Raïssa Maritain, tous deux émigrés russes ; ou bien encore de René Schwob et de Max Jacob) ; d’autres viennent du protestantisme (tels les Suisses Blaise Briod et François Fosca) ; il y a même des orthodoxes (comme le Prince Vladimir Ghika, roumain de naissance, ordonné prêtre en 1923, qui s’est fait catholique pour, dit-il, « être plus orthodoxe » !).
Aussi bien, tout chrétien n’est-il pas, par nature et par vocation, un converti, qu’étant né en dehors du christianisme il le soit devenu, ou qu’il ait dû se convertir à sa religion d’origine ? Mauriac ne l’ignorait pas, ce qui ne l’a pas empêché, lui qui était né dans le catholicisme et qui n’en est jamais sorti, d’envier ceux pour qui il avait été un choix et d’aller même jusqu’à souhaiter perdre la foi pour connaître une telle expérience. Un processus que Charles Du Bos a fort bien décrit : « Certes, écrit-il, c’est une grâce de ne pas perdre la foi, que de ne pas pouvoir la perdre ; et ne pas savoir accepter le fait comme une grâce, c’est en un être le signe d’un état de grâce déficient. Et pourtant, sur un plan tout psychologique et humain, ce vœu secret qu’entretint naguère Mauriac de perdre la foi pour la retrouver traduit avec une parfaite justesse le sentiment qu’à de certaines heures le catholique inamovible est susceptible de nourrir à l’égard des convertis. Ce n’est pas seulement qu’il s’éprouve lésé d’avoir été frustré du choix, c’est qu’avec nostalgie il aspire à la fraîcheur et au renouvellement, et qu’il devine leur surabondance dans la conversion de ceux qui découvrent la foi ou la retrouvent. Sans doute mieux que quiconque il sait que l’on peut se convertir à l’intérieur du Christianisme, peut-être même entrevoit-il que la foi vécue n’est rien d’autre qu’une conversion continuelle, et qui se continue jusqu’au terme. Mais ce n’en est pas moins au début une tâche entre toutes malaisée et ingrate que de se convertir à ce à quoi déjà l’on croyait. » ((. Vigile, 3e cahier 1932, pp. 23-24.))
« A semblable vocation, ajoute Du Bos, Mauriac était destiné, et, au jour marqué, il allait l’accomplir avec le plus méritoire et le plus lucide courage ». C’est en effet en 1928 que se produisit cette « reconversion », à l’issue d’une crise personnelle et spirituelle dont l’abbé Altermann aida l’écrivain à sortir.
Ce même Altermann, qui joua également un rôle décisif dans le retour à la foi de Du Bos, est d’ailleurs ici l’auteur de deux remarquables essais sur le mystère de la conversion : un « Hommage » (quasi obligé) à saint Augustin, lequel figure tout à la fois « le patron, le prince et le modèle des convertis », et un magnifique « Tobie », profonde et poétique paraphrase du livre biblique, où le personnage central préfigure, aux yeux de son exégète, la conversion par excellence, celle d’Israël. Il est vrai que Jean-Pierre Altermann, ordonné prêtre en 1925, est lui-même l’un de ces Juifs désaveuglés et illuminés, auxquels Jésus-Christ s’est révélé : « A chaque génération qui passe, il en illumine quelques-uns. D’autres par ceux-là seront éclairés. » ((. Vigile, 2e cahier 1931, pp. 92-93.))  Aussi s’il lui arrive de se désoler — « Israël, Israël, qu’as-tu fait de ton privilège ?… » —, il n’ignore pas que pour chacun d’entre nous l’espérance est permise, et même qu’elle est un devoir. Se manifeste alors l’amour que Dieu nous porte, sa compassion infinie à notre égard et sa « paternelle vigilance » sur nos âmes. Car il y a bien une « patience » divine qu’il faut prendre en considération pour la louer, pour la solliciter, ou pour simplement y répondre.

Des catholiques qui écrivent

S’il ne s’agit pas, comme le précise Charles du Bos, de faire « le procès du génie », ce « procès de l’orgueil, de l’explication par l’orgueil, qu’instruisent avec tant de facilités ceux que nul génie ne menace » ((. Vigile, 1er cahier 1932, p. 136.)) , on doit bien admettre cependant que les intellectuels, les écrivains, « ceux que l’Evangile désigne par le terme collectif de Scribae » ((. Paul Claudel, Vigile, 2e cahier 1932, p. 56.)) , ceux-là se montrent souvent les plus réticents à se laisser toucher par la Grâce, négligeant « les ressources d’une Providence qui veut bénir leur état et les aider de toute manière » : « Il faut le reconnaître, observe l’abbé Altermann, les hommes à qui la qualité inventive de leur génie, la lucidité, l’acuité de leur intelligence, la fécondité de leur imagination assurent une vie intellectuelle puissante sont plus souvent victimes que victorieux des risques de l’orgueil de l’esprit. Surprennent-ils en eux un retournement de leur intelligence humaine contre les vœux les plus certains que l’Intelligence divine leur exprime, loin de s’en excuser ils s’en flatteraient au contraire, comme d’un signe de liberté non bâtard et quasiment comme d’une authentique dignité. » ((. Vigile, 1er cahier 1930, pp. 49-50.))
Il faut dire que la situation de l’artiste catholique fait problème (pour user du mot qu’affectionne Du Bos). Dès lors qu’enfin remonté de la beauté des choses à la Beauté incréée de Dieu, il se déclare catholique, l’écrivain devient aussitôt suspect de parti pris, de visée apologétique, voire de prosélytisme. C’est la raison pour laquelle les écrivains de Vigile, refusant toute étiquette qui tendrait à faire du catholicisme un « parti », préfèreront se définir comme des catholiques qui écrivent (selon une formule de Mauriac), qu’ils écrivent des romans, des essais, des poèmes, ou toute autre « littérature ».
Ainsi raisonne, par exemple, Etienne Gilson dans un texte intitulé « Examen de conscience », révélateur de la crise intime que tous ces écrivains vivent peu ou prou. Il y relève tout d’abord qu’aux yeux des « Esprits-libres » (du moins ceux qui se prétendent tels), « tout catholique est d’avance disqualifié comme historien du seul fait qu’il est catholique ». Ces « Esprits »-là ne peuvent même concevoir qu’on puisse accepter un dogme, une Eglise, une autorité, et ne pas se départir de son sens critique. « Ce qu’ils me reprochent, conclut Gilson, c’est d’être catholique et de prétendre écrire une histoire qui, favorable dans ses conclusions au catholicisme, se vante d’être telle qu’elle serait si je n’étais pas catholique. » ((. Vigile, 2e cahier 1932, p. 91.))
Reproche (celui de verser dans l’apologie) que l’on adressera aussi fréquemment au romancier catholique, toujours tenté par la « littérature d’édification » : or, précise Du Bos, « des deux sens que comporte le vocable édification, aucun n’est du ressort du romancier qui doit également se garder et de construire la vie et de prêcher à son sujet. » « Ni constructeur, ni prédicateur, le romancier catholique, poursuit Du Bos, ne doit pas davantage être un apologiste : il ne lui appartient pas de rivaliser avec cette apologie de la religion chrétienne dont les Pensées de Pascal nous livrent les saisissants torses épars. Que si, ayant restitué la vie humaine dans toute sa vérité, il s’estimait en droit de déduire ou d’expliciter les enseignements qu’à l’état implicite son œuvre recèle, même là il sortirait de ses attributions, car déduire ou expliciter c’est en son cas changer de plan, c’est dégager de l’humain une vérité qui doit y rester engagée, c’est, sous prétexte de servir Dieu, se muer soi-même en un Deux ex machina. » ((. Vigile, 3e cahier 1932, pp. 14-15.))  Entre le romancier catholique et le « romancier tout court » la différence est donc moins de nature que de degré, le romancier catholique étant en définitive plus pleinement romancier que son confrère qui refuse la transcendance et voit ainsi son champ d’investigation considérablement restreint.

Rubrique(s) : Textes
19 Nov 2012

1968, ou l’avènement de « l’époque de la sécularisation » par Massimo Tringali

[cet article a été publié dans catholica, n. 62, p. 69-76]

Comme nous l’avions indiqué dans le précédent numéro, le Centro Studi Augusto Del Noce a organisé à Savigliano, les 26 et 27 septembre 1998, sa troisième rencontre de jeunes chercheurs s’intéressant à l’interprétation « transpolitique » de l’histoire, autour du thème : « La valeur paradigmatique du XXe siècle italien ». Nous y reviendrons une fois que les actes en seront parus.
Massimo Tringali, qui a participé à l’animation de ces journées aux côtés de Bernardino Casadei, a déjà publié un ouvrage introductif sur la méthode historique du philosophe italien (
Augusto Del Noce interprete del novecento, Le Château Edizioni, Aoste, 1997). Il nous a fait parvenir le texte suivant, qui présente, en guise de conclusion au trentième anniversaire du basculement culturel de l’année 1968, les principales thèses d’Augusto Del Noce sur cette période, telles qu’elles se dégagent de son livre L’epoca della secolarizzazione (Giuffrè, Milan, 1970). Cette oeuvre, comme beaucoup d’autres du philosophe italien, réunit une série d’essais dont certains ont été rédigés à chaud, pendant le deuxième semestre de 1968 : « Contestation et valeurs » et « Notes pour une philosophie des jeunes ». Elle aborde, également comme à l’accoutumée chez son auteur, l’examen critique de nombreuses formes de pensée, et tout spécialement certaines des illusions nourries par le nouveau progressisme chrétien qui se dessinait déjà, caractérisé par la recherche d’une intégration au processus de la modernisation dans sa forme la plus avancée, celle-là même qui gagne aujourd’hui sous couvert de mondialisation du marché et de triomphe, apparemment décisif, de la civilisation technique.

La crise des valeurs qui caractérise l’époque contemporaine comme aucune autre dans l’histoire, sur les plans politique, social et religieux, et qui caractérise également l’actuelle société du  bien-être, se trouve au centre des essais constituant L’epoca della secolarizzazione. Ces essais, rédigés autour des années soixante, prennent place dans le cadre de l’analyse critique de la philosophie moderne et contemporaine donnée par Augusto Del Noce, une critique historico-philosophique qui a anticipé et rejoint la relecture historiographique à laquelle ont contribué Nolte, De Felice et Furet, et qui représente réellement un fait unique. A l’encontre de la vulgate dominante, Augusto Del Noce considère que le mal de notre époque n’est pas seulement réductible, de manière simpliste, aux différents fascismes ou autoritarismes, mais qu’il est dans le sécularisme comme tel qui est à la base aussi bien du nazisme que du fascisme, tout autant que du communisme et de la société de consommation, ou technologique, au sein de laquelle se manifeste une forme nouvelle et par certains côtés plus dangereuse de totalitarisme.
En premier lieu on cherchera à démontrer la dépendance de la société technologique à l’égard du marxisme, et sa nature ; puis à mettre en lumière l’attitude, face à la société du bien-être, adoptée par le modernisme et la théologie de la sécularisation, avant de voir comment Del Noce envisage de reproposer la pensée métaphysique et les valeurs traditionnelles.

La société technologique et le marxisme

L’originalité de la pensée de Del Noce réside dans un étroit parallèle entre l’histoire et la philosophie. L’une de ses formules les plus souvent reprises est pour affirmer que l’histoire du XXe siècle est une histoire philosophique comme l’histoire médiévale était une histoire théologique. Ce jugement suit l’interprétation du marxisme qui voit en lui le sujet de l’histoire contemporaine, cette dernière étant caractérisée par l’idée de révolution, le marxisme étant de son côté considéré comme le retournement de l’hégélianisme dans le sens d’une philosophie qui se fait monde en vue de réaliser une totalité nouvelle, un nouvel ordre de l’être. De ce point de vue il est nécessaire de le considérer au moment de sa réussite, en d’autres termes dans son entrée dans l’histoire, sous l’effet de l’action révolutionnaire de Lénine et de Staline, mais aussi au moment de son échec, ou plus exactement de la décomposition qu’il ne manque pas de subir.
Pour cela importent aussi bien le matérialisme historique, c’est-à-dire l’affirmation de la relativité historique des idées, et le matérialisme dialectique, autrement dit l’absolutisation de l’histoire, le moment utopique du marxisme qui fait de lui une religion séculière. Mais il est évident qu’il se présente ici une contradiction insurmontable. Pour Del Noce, on ne peut pas se contenter de réduire le marxisme à une simple idéologie (comme l’avait fait Benedetto Croce), ni de le considérer comme susceptible de réforme ou de dépassement (inveramento). Del Noce souligne souvent « que cette contradiction ne mène pas à un dépassement mais à une décomposition, et que celle-ci ne le fait pas se concilier avec le laïcisme libéral ou avec la pensée religieuse, mais le conduit à une forme d’athéisme pire et plus radicale encore que celle de ses origines, en même temps qu’à la réalisation d’un régime oppressif, même si les institutions démocratiques peuvent éventuellement demeurer en place » ((. Augusto Del Noce, L’epoca della secolarizzazione, op. cit., p. 57.)) . Nous trouvons déjà dans ces lignes une définition possible de la société technologique, société qui s’est développée en Occident par opposition au communisme dès les lendemains de la guerre. Cette société fait du bien-être (entendu comme satisfaction des instincts de l’homme) une fin absolue et se caractérise par le totalitarisme de l’activité technique qui absorbe entièrement l’activité de chaque individu. La comparant au marxisme, Del Noce la définit comme « une société qui accepte toutes les négations du marxisme quant à la pensée contemplative, la religion et la métaphysique, qui accepte par conséquent la réduction marxiste des idées au rang d’instruments de production, mais qui, d’autre part, rejette les aspects messianico-révolutionnaires du marxisme, c’est-à-dire ce qui reste encore de traces religieuses dans l’idée révolutionnaire. Sous cet angle, il représente vraiment l’esprit bourgeois à l’état pur, l’esprit bourgeois qui a triomphé de ses deux adversaires traditionnels, la religion transcendante et la pensée révolutionnaire. […] Par une singulière hétérogenèse des fins, le marxisme a conduit l’esprit bourgeois à se manifester à l’état pur, mais une fois que cela a été le cas, il s’est avéré inapte à le combattre. La société technologique signe l’abdication du marxisme en faveur des inventeurs de l’organisation rationnelle de la société industrielle, Saint-Simon et Comte, ne considérant toutefois chez Saint-Simon et Comte que l’aspect par lequel ils sont représentatifs de l’esprit polytechnique, dûment séparé de celui de la religion bizarre à laquelle ils voulaient le lier » ((. Ibid., pp. 14-15.)) . En ce sens, la société technologique est un marxisme séparé de tout résidu de pensée contemplative, de toute espèce de lien, même ténu, avec la transcendance. C’est donc un pur relativisme et une disparition totale de toute valeur permanente. La philosophie se réduit à une pure sophistique, à quelque chose de superflu, parce que l’unique réalité considérée comme certaine est celle qui tombe sous la domination de la science. En effet, si la raison ne participe d’aucun principe absolu qui puisse la dépasser, d’aucun Logos, il est évident qu’elle ne peut avoir qu’un caractère instrumental : de là la singulière union entre le perfectionnement maximum des moyens et le maximum de confusion sur les fins, à partir du moment où les idées et les valeurs ne sont que contingentes et relatives à une situation historique donnée. De là le pantechnicisme et la domination absolue de la science. Mais quel est le milieu et en même temps la limite du savoir scientifique (dont Del Noce ne condamne certes pas le progrès, et dont il attend même une certaine amélioration de la condition humaine) ? C’est la nature dans son aspect matériel, ce qui veut dire, pour ce qui est de l’être humain, dans sa dimension biologique, au sens le plus large du terme. La conséquence inévitable en est la disparition de toute différence qualitative entre l’homme et l’animal, ce qu’a bien souligné Max Scheler. D’où l’utopie de la société technologique : poursuivre le plus possible la satisfaction des besoins sensibles de l’homme. C’est en ce sens que la société technologique est par essence irréligieuse, et ce n’est donc pas par hasard que Del Noce parle ici d’irréligion naturelle, puisqu’elle se pose avant tout en termes d’absolue indifférence vis-à-vis du problème religieux. Nous pourrions rappeler une formule du P. Cornelio Fabro, et dire que nous vivons dans un contexte culturel et social dans lequel « même s’il existe, Dieu n’entre pas », ce qui équivaut à dire qu’il n’est qu’une abstraction en comparaison des problèmes de la vie. Jean Daniélou a eu ici une approche de la société technologique qui rejoignait celle de Del Noce. Il affirmait que cette civilisation était terriblement destructrice du point de vue religieux et poserait à l’Eglise des problèmes dramatiques, ne serait-ce qu’en raison de sa puissance, puisque les hommes contemporains sont toujours plus débordés par la civilisation collectiviste où ils vivent. De ce fait ils ont de moins en moins le loisir de vivre leur vie intérieure ; les préoccupations matérielles et les soucis quotidiens s’y ajoutant, leur capacité d’attention est captée en totalité. Jean Daniélou mettait en évidence le fait que le danger ne venait pas tant d’un athéisme militant sur le terrain intellectuel que d’un athéisme rampant, fruit de l’indifférence, d’une sorte de torpeur spirituelle susceptible d’envahir peu à peu l’humanité entière. La disparition de l’intériorité spirituelle deviendrait alors le plus grand problème de la fin du siècle ((. Cf. Jean Daniélou, Il dialogo fra cristianesimo e mondo contemporaneo, Borla, Turin, 1968, pp. 28-30.)) .

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
10 Oct 2012

Une lecture politique du Tartuffe de Molière par Teodoro Klitsche de la Grange

[note : cet article est paru dans catholica, n. 72, p. 129-145]
De bonnes âmes ont fait mine de considérer le retour de Silvio Berlusconi comme une réapparition de l’hydre « nazifasciste » alors que l’ascension de ce personnage politique issu de la finance et des médias est seulement représentative de l’évolution actuelle des démocraties occidentales. L’étude qui suit est parue en italien dans le trimestriel de Ravenne Libro aperto (n. 23, octobre-décembre 2000). Il est symptomatique qu’une réflexion de ce genre, qui met en cause certains des comportements inhérents à toute partitocratie, ait pu paraître dans une publication se situant dans l’héritage du radicalisme — plus précisément du libéraldémocratisme de Gobetti et du Parti d’Action de l’époque de la fin du fascisme. Rappelons que Teodoro Klitsche de la Grange dirige, également à Rome, une revue trimestrielle de philosophie politique, Behemoth.
Pour la bonne compréhension de son analyse, rappelons que le personnage d’Orgon est celui d’un bon bourgeois dévot et infiniment plus naïf que sa femme Elmire, ou ses enfants Dorine et Damis. Malgré les avertissements de son beau-frère Cléante, il ne comprend pas que l’homme qu’il a recueilli par bonté, Tartuffe, le gruge plus qu’il n’est imaginable.

En ces temps d’humanitarisme larmoyant, il est particulièrement intéressant de relire le Tartuffe de Molière, comédie qui a une dimension et une portée politiques, bien qu’il ne s’agisse pas là de son aspect le plus connu, en dehors du panégyrique final de Louis XIV. Et cependant Molière lui-même le met en avant quand il écrit dans sa préface que « [l’hypocrite] est, dans l’Etat, d’une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres », pour l’Etat donc, autant sinon plus que pour la religion. Dans le premier placet adressé au Roi pour qu’il annule l’interdiction de représenter la comédie en public, il ajoutait que « l’hypocrisie sans doute en est un [des vices] des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux » pour lequel « j’avais eu, Sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites […] qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique ». Molière soulignait par là le danger de l’hypocrisie pour l’Etat en même temps qu’il indiquait le caractère éducatif de sa comédie et le service qu’il cherchait à rendre aux gens de bien, ne se contentant pas de les distraire mais les aidant à comprendre les tromperies se profilant derrière les propos séduisants et les manières sournoises et affectées des imposteurs. Plus important, Molière a identifié avec génie les traits caractéristiques de l’hypocrite, surtout de cette espèce particulière qu’est l’hypocrite public, avant d’en montrer le danger pour l’Etat.
L’hypocrite privé (tel le mari infidèle) ne se sert pas des croyances, des institutions, des représentations publiques pour atteindre ou tout au moins camoufler ses intérêts privés : un mari infidèle qui veut cacher une fugue avec sa maîtresse raconte à sa femme qu’il a été invité à une rencontre de travail. A l’inverse, et telle est la première des caractéristiques identifiées par Molière, Tartuffe camoufle ses projets et ses intentions délictueuses, toutes à but strictement personnel, en faisant appel à des opinions et des intérêts partagés de tous. Il se sert de la religion pour monter son escroquerie, puis du pouvoir judiciaire pour la mener à son terme. Il utilise le droit contre le droit, la religion contre la religion. Dans l’Acte IV, quand il discute avec Cléante qui lui rappelle les préceptes de la charité chrétienne et l’exhorte à réconcilier Orgon et Damis et à refuser la donation qui lui a été faite, Tartuffe, en évidente difficulté, lui réplique : « L’intérêt du Ciel n’y saurait consentir ». L’intérêt « public » devient ainsi une excuse pour encaisser le profit de son escroquerie. A la réplique de Cléante lui demandant pourquoi il se préoccupe des intérêts du Ciel qui n’a certainement pas besoin des hommes pour punir les coupables, et l’invite à ne pas tenir compte des jugements des hommes, Tartuffe, de plus en plus embarrassé, répond — à son seul profit — par une distinction entre for interne et for externe et dit que s’il pardonne dans son coeur à Damis, il est hors de question qu’il change sa ligne de conduite et moins encore qu’il  renonce à accepter la donation, parce que, dit-il, « je crains / Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains, / Qu’il ne trouve des gens qui, l’ayant en partage, / En fassent dans le monde un criminel usage, / Et ne s’en servent pas, ainsi que j’ai dessein, / Pour la gloire du Ciel et le bien du prochain ». Il confirme ainsi que l’intérêt et le bien d’autrui ne sont qu’un camouflage des siens propres, et qu’en même temps, en les confondant, il se sert des premiers pour désorienter le prochain et réaliser les seconds. Qu’il agisse ainsi, c’est Dorine qui l’explique dans la dernière scène, tandis que Tartuffe, qui croit avoir achevé son plan avec succès, se voit rappeler par Orgon les bienfaits reçus et lui répond : « Oui, je sais de quels secours j’en ai pu recevoir ; / Mais l’intérêt du Prince est mon premier devoir ; / De ce devoir sacré la juste violence / Etouffe dans mon coeur toute reconnaissance, / Et je sacrifierais à de si puissants noeuds / Ami, femme, parents, et moi-même avec eux », ce que Dorine commente : « Comme il sait de traîtresse manière, / Se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère ! » En effet, il est essentiel à l’hypocrite public de masquer ses manigances et ses intérêts personnels derrière ce qui est le plus révéré par tous, et plus ils sont coupables, plus doivent être élevés les principes qu’il invoque dans son imposture. Religion, droit, patrie, loyauté sont donc la justification et la couverture les plus adaptées aux objectifs du criminel et de l’escroc.
Non seulement il n’y a pas contradiction, mais il y a plutôt suite logique dans la manipulation que Tartuffe fait subir au pouvoir temporel après s’en être pris au pouvoir spirituel. Cela, non seulement parce que le christianisme, avec le sacrifice du Fils de Dieu fait homme, souffrant et mourant pour le rachat de l’humanité, offre l’exemple le plus élevé et le plus évident du sacrifice de soi pour le bien des autres, et le modèle de toute fonction publique, mais également parce qu’à l’époque de Molière, le processus de la sécularisation, déjà très avancé, n’avait pas encore enlevé à la religion son caractère public, celle-ci demeurant le principe de légitimation de l’autorité et de l’ordre social. C’est d’ailleurs l’époque où Bossuet soutient de ses arguments la monarchie de droit divin — le Roi est le représentant de Dieu ((. C’est une expression plusieurs fois utilisée par Bossuet dans sa Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, et par ailleurs commune même dans la théologie protestante. Calvin écrivait par exemple que les gouvernants reçoivent commandement et autorité de Dieu et « représentent pleinement sa personne, dont ils sont en quelque sorte les vicaires ». Il est inutile d’ajouter que Calvin, dans le même temps, contestait au pape d’être le Vicaire du Christ. Il poursuit : « En somme, s’ils se souviennent qu’ils sont vicaires de Dieu, ils ont à s’employer de toute leur étude, et mettre tout leur soin de représenter aux hommes en tous leurs faits, comme une image de la providence, sauvegarde, bonté, douceur et justice de Dieu ».))  — et où il interprète le verset paulinien de l’Epître aux Romains « Omnis potestas a Deo » dans le sens d’une légitimation du pouvoir constitué et du devoir d’obéissance des sujets (ce que ne font pas d’autres théologiens comme Suarez, Mariana et Bellarmin). Si le Roi, comme l’écrit Bossuet, est « l’image mortelle de [l’]immortelle autorité » de Dieu, il est clair qu’une obéissance feinte, tout comme une fausse dévotion, est corrosive de l’ordre établi. Par ailleurs Bossuet considère l’ennemi public, c’est-à-dire l’ennemi du gouvernement légitime sous protection divine, comme « ennemi de Dieu » ; le parallélisme entre imposteur public et imposteur religieux est donc fondé. En troisième lieu, la manipulation de l’hypocrite ne s’arrête pas à la religion, mais s’étend pour ainsi dire naturellement au droit, entendu au sens large de norme aussi bien que d’institution. Tartuffe trompe Orgon en obtenant, par sa fausse dévotion, la donation de ses biens, puis il se sert du droit (de la loi) pour un objet juridiquement et surtout moralement délictueux. Enfin il recourt au pouvoir judiciaire de l’Etat pour faire exécuter, au détriment de son propre bienfaiteur, l’affaire qu’il a obtenue par dol, et y réussit sans difficulté — la scène avec Monsieur Loyal est l’une des plus divertissante et instructive de toute la comédie. Enfin, il en arrive à se servir du souverain en dénonçant Orgon comme subversif. Mais dans la logique de la pièce, cela est de trop, et c’est l’erreur qui fait échouer tout son plan. Car le Roi, à la différence de l’ingénu Orgon et des magistrats évidemment distraits et formalistes, se rend compte d’un seul coup de l’individu auquel il a affaire : « Un prince dont les yeux se font jour dans les coeurs, / Et que ne peut  tromper tout l’art des imposteurs ». Le châtiment tombe alors avec rapidité et précision, et clairement aussi extra ordinem, en dehors des voies formelles suivies par les pouvoirs délégués par le souverain, qui les déclare incompétentes, casse leurs décisions, annule la donation, rétablit le cours de la justice — la justice concrète — que Tartuffe avait détourné à son service. Les ruses de l’hypocrite ne trompent pas le monarque, car « de pièges plus fins on le voit se défendre ». Au contraire des Cavaliers d’Aristophane où le peuple souverain était représenté sous les traits de Demos, un vieux gâteux aux mains de prétendus serviteurs qui le poussaient à faire ce qu’ils voulaient, dans Tartuffe, le souverain est une présence supérieure et providentielle qui corrige les mesures erronées des fonctionnaires subalternes. Leur rapport avec Demos est exactement inversé : alors que chez Aristophane ce sont les serviteurs qui décident à la place du souverain, ici c’est le souverain qui décide à la place des pouvoirs délégués en rectifiant leurs erreurs.
Dans cette opposition, on peut voir tantôt la différence entre la démocratie (surtout quand elle dégénère) et la monarchie, tantôt une « philosophie » du pouvoir politique commune aux deux auteurs. Dans la démocratie, régime qui entraîne, ou devrait entraîner la plus grande dépersonnalisation du pouvoir, puisque celui-ci n’appartient à aucun individu ou groupe d’individus mais à tous, les décisions effectives reviennent en fait aux pouvoirs inférieurs, complices, bien qu’opposés entre eux, quand il s’agit de faire barrage aux décisions supérieures du peuple souverain, mais solidaires dès qu’il s’agit de garantir l’intangibilité de leur domaine propre de compétence et leur sphère de pouvoir personnel. Dans la monarchie, fondée sur la personnalisation du pouvoir et des décisions — le pouvoir souverain coïncidant avec une personne physique — la garantie du droit et de l’ordre est au contraire obtenue par la force même de cette autorité personnelle et providente, précisément parce qu’elle se fonde sur une rapidité de décision impossible à attendre d’une assemblée, même de celle d’une petite cité. La personnalisation du pouvoir, base de toute structure politique, en ressort fortifiée. En substance, il s’agit de décider si le pouvoir personnel des « serviteurs » doit être contrôlé par un pouvoir personnel supérieur, présent et effectif, ou bien par un pouvoir collectif mis dans l’impossibilité d’effectuer un contrôle, ou de donner une réponse prompte et exhaustive.
Tartuffe ne peut donc pas tromper le souverain, pas plus qu’il ne réussit à détourner à son profit le droit et le fonctionnement des pouvoirs subordonnés. La loi se prête à des interprétations, souvent intéressées, parce que la décision humaine a besoin d’être appliquée à un moment donné. C’est ici qu’apparaît la contradiction, parce qu’« il n’existe pas de choses innocentes qui ne soient susceptibles d’être corrompues par les hommes » (Molière), et la loi, en tant qu’elle est voulue, fait partie de ces choses. Mais on ne peut pas éviter la vérification par le souverain, comme Molière l’a bien vu. La volonté souveraine n’est pas une chose, comme la loi pour un notaire, un avocat ou un juge, mais bien la décision d’un être qui veut. Le monarque est « la source de la puissance et de l’autorité […] le juste dispensateur des ordres absolus, […] le souverain juge, et le maître de toutes choses » ((. Cf. second Placet adressé par Molière à Louis XIV pour la révocation de l’interdiction de la représentation de la comédie.)) . Le souverain est maître de la loi, et de fait, dans le cas dont il s’agit, il l’enfreint par la décision personnelle qu’il prend pour rétablir l’ordre juste. Peu de temps avant, Bodin avait exprimé de manière analogue le rapport entre le souverain et la loi dans sa célèbre définition : « Summa in cives legibusque soluta potestas », même si le pouvoir de déroger à la loi dans un cas concret avait été rattaché par le grand juriste à l’état de nécessité publique, alors qu’il a ici pour finalité la conservation et le triomphe de la justice substantielle et d’un ordre juste. Reste le fait que Molière oppose la loi, et l’ordre formel, à la décision souveraine (juste et « substantielle »), l’autorité et le pouvoir souverain l’assurant en « tranchant en dernier ressort », y compris à l’encontre de la loi positive. Il vient à l’esprit une autre opposition : celle, très connue, opposant Antigone à Créon, la loi naturelle et « divine » — la justice que garde Thémis — à celle, positive, dictée par le pouvoir humain. Dans la tragédie grecque, cette opposition découle entièrement d’une représentation du monde qui ne conçoit pas le Dieu chrétien, créateur et personnel, intervenant dans l’histoire (la Providence) et dans la nature, par le miracle ; fonction dont l’analogue est, selon Schmitt, la décision souveraine dans l’état d’exception ((. Politische Theologie. [Théologie politique, traduction et présentation de J.-L. Schlegel, Gallimard, NRF, 1988.])) . L’opposition dans la tragédie de Sophocle est par conséquent opérée entre les deux « lois », ou mieux, les deux nomoi, l’un divin et s’imposant à la conscience individuelle, l’autre pesant sur l’homme comme membre d’une communauté nécessairement organisée selon des rapports d’ordre et de pouvoir.
Dans Tartuffe, l’opposition est faite entre le commandement absolu et personnel du souverain, à qui incombe la fonction de créer et maintenir l’ordre, et la loi elle-même : celle-ci ne trouve son application que dans l’ordre courant, en vue et en fonction duquel peut s’appliquer une décision dérogatoire prise en dernier ressort. Cela révèle que le pouvoir du monarque échappe à l’opposition entre Antigone et Créon, entre loi naturelle et loi positive, parce qu’il est alternativement l’une et l’autre, synthèse entre la norme divine et la loi positive. C’est en fonction d’une norme naturelle, tenant aux principes généraux de la sociabilité humaine et aux rapports et sentiments qui lui sont associés (gratitude, loyauté, « transparence ») que le monarque annule le contrat, même s’il est valide aux yeux de la loi positive et des tribunaux. Le pouvoir de Créon se conjugue ainsi, dans le monarque, à l’impératif d’Antigone. Pour user, peut-être un peu improprement, de la terminologie d’un grand juriste comme Hauriou, la fonction du souverain est celle de créer et garantir par la puissance publique un ordre conforme à l’« idée directrice » de l’institution sociale. Ou encore, dans une autre perspective de rapports et de concepts, la souveraineté est tour à tour — et réunit — la summa potestas et la summa auctoritas, tandis que dans Antigone elles sont dissociées, même si c’est derrière l’opposition entre la loi positive et la loi naturelle.

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9 Sep 2012

De la religion à la gnose scientifique par Georg Kamphausen

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 67, p. 42-50]
Directeur du Centre de recherches sur l’Amérique à l’Université de Bayreuth, Georg Kamphausen fait partie, avec Clemens Albrecht ((. Auteur de Zivilisation und Gesellschaft [Civilisation et société], Wilhem Fink Verlag, Munich, 1995, recensé dans Catholica, n. 48, été 1995, pp. 99-101.)) , de la génération des derniers élèves de Friedrich-Heinrich Tenbruck, ce sociologue allemand aujourd’hui décédé, à l’origine d’une critique radicale des sciences humaines ((. L’oeuvre principale dans laquelle est exprimée cette prise de position est Die Abschaffung des Menschen. Die unbewältigten Sozialwissenschaften [L’abolition de l’homme. Les sciences sociales non domestiquées], Styria, Graz, 1983. Voir notamment « Sciences humaines et idéologie », Catholica, n. 38, juin 1993, pp. 35-40. On trouvera plus loin l’expression de « sciences sociales » [Sozialwissenschaften], plus communément usitée en Allemagne que celle de « sciences sociales » ; rappelons que les deux expressions ont une source commune, d’ailleurs germanique, dans le concept de Geisteswissenschaften (sciences de l’esprit), titre de l’ouvrage fondateur de Wilhelm Dilthey, dont l’édition française, en 1942, a typiquement été intitulée Introduction aux sciences humaines.)) .

Si les psychologues, les pédagogues et autres adeptes des sciences sociales jouent un rôle décisif dans la société en tant qu’élites professionnelles, c’est parce que ces experts de la réalité ont imposé une nouvelle vision du monde et de nouveaux espoirs. A l’époque où j’ai écrit ma thèse, j’étais très influencé par la perspective théorique de mon professeur Friedrich-H. Tenbruck. Je croyais à la thèse d’un vaste complot des sciences sociales pour imposer leur idéologie et prendre ainsi le pouvoir. Il fallait donc dénoncer la machination, faire tomber les masques des idéologues et la vérité devait s’installer naturellement. Avec le recul, il me semble que la réalité est bien plus complexe et ne peut être décrite en termes de complot pur et simple. Quand j’ai écrit mon livre, je pensais que le phénomène concernait essentiellement le domaine ecclésial et que c’était à ce niveau que s’était exercée une pression sur la pastorale traditionnelle. Entre-temps, j’ai pu constater que cette influence s’est avérée plus décisive encore dans le domaine des mentalités, l’idéologie des sciences sociales s’étant en fait banalisée pour devenir le credo de monsieur tout-le-monde. Les apprentis experts ont en définitive fabriqué une « réalité » qui, s’étant répandue au-delà de la sphère scientifique pour imprégner tous les secteurs de la vie, leur a progressivement échappé. A partir de là, il ne restait plus qu’à confirmer cette réalité ou à la refuser. Or, il est très difficile pour des intellectuels qui gagnent leur vie par leurs écrits et leurs discours de contredire les interprétations des hommes ordinaires qui ne font que reprendre à leur compte ce qu’ils ont entendu des experts. On a affaire à un cercle vicieux qui ne fait que s’aggraver : ne pouvant désavouer ce qu’ils ont eux-mêmes semé, les intellectuels se limitent à reformuler les idées communes dans un langage plus scientifique. Du fait de ce jeu de miroir, il est de plus en plus difficile de faire une différence entre la conception de l’homme ordinaire et celle de l’expert.
Cette uniformisation idéologique par le biais de la gnose scientifique et technique atteint tous les secteurs de la vie mais c’est dans le domaine religieux qu’elle est la plus significative. L’Eglise a eu en effet tendance à anthropologiser son discours en jouant de plus en plus sur la rhétorique du besoin : il ne s’agit plus de savoir où est la vérité mais de discerner ce que l’homme attend de l’Eglise. Du côté des prêtres, la tentation a été également grande de naturaliser la fonction sacerdotale en la réduisant à une forme humaniste d’assistanat social. Dès lors disparaît le Dieu qui punit ainsi que toute forme de culpabilité. Si l’Eglise se montre complaisante, elle est la bienvenue. En revanche, là où elle s’affirme et s’oppose, comme par exemple au sujet de la distinction entre amour et sexualité, là où elle exige une perspective bien particulière fondée sur la distance vis-à-vis de soi-même, elle est mal reçue. On l’accuse d’être étrangère au monde, de ne pas comprendre les vrais besoins des hommes. Evidemment, il est toujours possible de réinterpréter la tradition dans un sens moderne mais cela signifie que la tradition devient négociable, et le relativisme historiciste n’est pas loin. La théologie et l’Eglise ne peuvent démordre de leur Proprium, cette façon très particulière de voir les choses, dans laquelle ce ne sont précisément pas l’homme et l’idée qu’il a de lui-même qui sont au centre mais où ce point de vue anthropologique ne prend sa signification que dans l’orientation vers Dieu. Quand je comprends ce processus d’orientation de l’homme vers Dieu de manière trop humaine, quand je me vois progressivement incapable de reconnaître dans le prochain le reflet de Dieu, quand je fais de la création un objet, je dénature non seulement l’homme mais également la nature dans un processus d’hominisation, d’humanisation de la perspective.
Si certains clercs ont été tentés de naturaliser la fonction sacerdotale en la réduisant à un rôle d’accompagnement psychologique, on peut s’interroger sur l’influence qu’ont pu avoir dans ce processus les sciences sociales et notamment la psychologie. Il est étonnant de constater que ceux qui prétendent détenir la clé du fonctionnement de l’âme en se réclamant de la psychanalyse et des méthodes de dynamique de groupe ne sont pas dans la plupart des cas de véritables experts. Maîtrisant la rhétorique et les techniques de discussion, ils affirment disposer de la compétence psychologique mais n’ont bien souvent ni formation médicale ni compétence psychiatrique ((. Je mettrai à part le cas de la plupart des psychologues allemands qui, généralement adeptes de Jung, viennent de la psychologie sociale et de la tradition psychologique spiritualiste.)) . Ils produisent donc une compétence d’un autre style qui a plus à voir avec la crédibilité. En invoquant leur statut de thérapeutes, ils produisent d’autant plus de crédibilité chez leurs patients que ceux-ci sont acquis aux vertus scientifiques et médicales de la psychologie. Si les psychologues se sont approprié un discours pseudo-scientifique qui les rend plausibles, cette plausibilité est en fait du même ordre que celle des livres que l’on trouve dans le rayon ésotérique des librairies. L’influence des sciences sociales et des psychologues ne résulte absolument pas du caractère scientifique de leur propos. Au contraire, c’est dans la mesure où ils offrent un habillage scientifique à la justification de la praxis dominante qu’ils jouent un rôle central pour apaiser les consciences. Qui n’a pas entendu dire à titre d’argument de justification : « Mais n’as-tu pas lu le livre d’Eugen Drewermann ? Ne sais-tu pas que le féminisme… ? » Tout cela correspond en fait à une forme d’anti-institutionnalisme : ce n’est pas le prêtre en tant que personne qui apparaît comme étranger et gênant, mais l’Eglise en tant qu’institution millénaire rappelant à l’homme ses devoirs et sa condition contingente. C’est là toute la différence entre le vieil anticléricalisme et cette radicale aversion pour l’institution ecclésiale.
Je ne crois pas que la création d’une agence spécialisée dans l’élimination des déchets de l’âme permettra de rendre l’homme heureux. Le psychothérapeute n’est pas en mesure d’absoudre quelqu’un de sa faute personnelle. Il ne peut pas dire : « Cette faute, c’est toi qui l’a commise. C’est ta faute personnelle et tu ne dois pas seulement te réconcilier avec toi-même et ton prochain mais également avec Dieu ». Le psychothérapeute se limite donc à renvoyer l’homme à ses problèmes sans véritablement les résoudre. C’est la méthode psychologique de la reformulation, cette technique de miroir qui renvoie la conscience à sa responsabilité personnelle. Cependant, même si vous prenez conscience des liens qui vous rendent coupables et comprenez pourquoi cela s’est passé ainsi, vous aurez beau vous trouver toutes les excuses possibles, cela ne réglera pas votre problème. A la base, il y a en fait l’idée que les problèmes sont mes problèmes et que je peux seul les résoudre. Si vous êtes suffisamment fort, vous parviendrez à décrire un chemin de sortie mais dans tous les cas, ce n’est pas la science qui vous soulagera la conscience. Je crois que beaucoup de gens ressentent certains échecs comme des fautes subjectives et en souffrent fortement. Cependant, ayant perdu tout repère et tout critère de jugement, ce n’est pas le psychologue qui les aidera à trouver la voie et la vérité. Au contraire, en retravaillant sans cesse la biographie de son patient, le psychologue n’offre comme seule alternative que la fuite en avant dans un processus sans commencement ni fin qui laisse l’homme seul face à une existence chaotique constituée de ruptures successives. Si aujourd’hui il a un travail, demain il n’en aura plus. S’il est marié et a des enfants, demain il vivra seul sans enfants. S’il vit en ville, demain il vivra à la campagne. La réalité, c’est que personne ne veut d’une biographie chaotique. Chacun cherche donc à se construire un monde fait de continuités. Ayant besoin d’ordre, d’autorité et de dogmatique, l’homme cherche un point d’ancrage qui lui permette d’énoncer une nouvelle phrase et de prendre du recul par rapport à son expérience immédiate. L’homme a besoin d’une perspective qui donne sens à cette vie terrestre. Sur ce point, les experts des sciences sociales ne peuvent apporter aucune aide. Ils ont toujours eu cette prétention d’aider les gens dans les situations de crise mais ils sont devenus des conseillers inefficaces et ont de ce fait perdu toute crédibilité.

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5 Mai 2012

De la gnose à l’utopie par Thomas Molnar

[note : cet article est paru dans catholica, n. 45, p. 77-85.]
Le sujet de la gnose est toujours d’actualité car il est indétachable de la religion et de la civilisation chrétienne, depuis la fondation de celle-ci. Il est également inséparable de ce qu’il convient d’appeler l’utopisme, car, nous allons le voir, gnose et utopie sont deux faces de la même réalité, l’une et l’autre marquées du signe de la religion et de sa forme politique sécularisée.
Examinons d’abord la gnose à laquelle une énorme littérature a été consacrée depuis les premiers siècles chrétiens jusqu’à nos jours. L’origine n’en est pas exactement connue et les érudits, Hans Jonas, R. Bultmann, Eric Voegelin, Henri-Charles Puech, Hans Leisegang, et bien d’autres en discutent. Admettons qu’elle ait surgi dans l’immense territoire qui englobe l’Inde, l’Iran, le Moyen-Orient, l’Egypte et la Syrie pour aboutir en Grèce. Le mot vient d’un terme grec qui signifie « savoir » mais pas dans le même sens qu’épistemé. Tandis que ce dernier terme indique la connaissance humainement acquise et discursive pour ne pas dire dialectique, la gnose signifie un savoir implanté par Dieu dans l’esprit de l’homme, et davantage qu’un savoir, en vérité une étincelle divine, consubstantielle à la divinité. Tout le monde ne possède pas la gnose et seul un petit groupe peut s’enorgueillir de l’avoir : ce sont les « gnostiques », qui deviennent par là des élus, des aristocrates de l’esprit, et par conséquent des « spirituels ».
En dessous d’eux se trouve la majorité des hommes, divisée en deux strates : les psychoi, dont l’âme (psyché) est intelligente mais surtout appétitive, et les hyloi, inférieurs puisque constitués de matière (hyle). Ils n’ont par conséquent pas de contact possible avec les gnostikoi qui ont la compréhension de Dieu et des choses divines tout ensemble.
Il s’agit donc, dans la mythologie gnostique, de l’éternel combat entre esprit et matière, combat mitigé par ce qu’il convient d’appeler une « pédagogie », étant donné que les inférieurs sont à la rigueur capables de se hisser jusqu’au statut supérieur. Ce serait la fin de l’histoire, l’aboutissement du drame divin, parce que les possesseurs de la gnose finiraient par fusionner avec Dieu et intégrer à sa substance purement spirituelle leurs propres particules (étincelles) d’origine divine. Dieu serait ainsi entier, mais remarquons que ce serait grâce aux humains !
Quelle est la nature du combat en vue de la spiritualisation et de la divinisation de l’ensemble ? Il faut ajouter à ce que nous avons déjà dit que Dieu, dans les systèmes gnostiques (car il y en a d’innombrables), n’est pas le créateur des hommes et du monde. Il est trop pur pour songer à sortir de lui-même, trop spirituel pour créer la matière qui est le principe du mal et comme tel en-dehors de la rédemption. Le créateur c’est le Démiurge, le Prince des Ténèbres qui, afin de l’emporter sur Dieu, a pétri l’homme de matière, en y mettant, cependant, un peu de la substance divine, permettant à l’homme de vivre et de fonctionner. Le drame de l’histoire et du salut consiste dans le combat de ces êtres inachevés, les gnostikoi, contre le Démiurge (ou Lucifer, etc.) ; le déroulement du combat est la lente spiritualisation de l’humanité, jusqu’à ce que le Démiurge subisse la défaite finale. Le mal (la matière) sera vaincu et les hommes seront déifiés.
En attendant, seuls les gnostiques (les élus) se chargent de l’histoire et ils en portent la signification et l’espoir — ce qui leur garantit une position d’élite permanente et la suprématie sur la majorité inférieure qui est enfoncée dans la matière. Il est entendu que le monde, au vu des projets de son créateur, est radicalement, irrémédiablement mauvais — il convient cependant de constater que l’adjectif « mauvais » n’est pas une référence au bien et au mal comme l’entend la morale, mais qu’il est au-delà du bien et du mal (comme chez Nietzsche et Teilhard de Chardin) et qu’il indique la matérialité. Le « bien » signifie, par conséquent, la possession de l’intellect, le regard supérieur et le statut de « sur-homme ».
Tout dans les doctrines gnostiques souligne ce jeu de supériorité/infériorité de certains par rapport aux autres. Ce jeu se manifeste également dans la liberté sexuelle des uns et des autres. Certaines sectes gnostiques prêchent et pratiquent l’ascèse totale mais d’autres sont d’avis que tout est permis aux élus, notamment un dévergondage sexuel qui peut aller jusqu’à l’orgie et au massacre des nouveaux-nés. La spiritualité des gnostiques les place en effet au-dessus du comportement normalement admis. Leur for intérieur, l’étincelle divine, les préserve de toute culpabilité et de tout péché ayant trait à la vie matérielle et lié à la partie corporelle de leur être.
Certains gnostiques se servirent du terme allogènes (« nés ailleurs ») pour signaler leur naissance et pour signifier qu’ils ne faisaient pas partie de la condition humaine d’ici bas et que la morale du milieu humain ne s’appliquait pas à eux. (Aujourd’hui nous parlons « d’aliénation », selon un terme dérivé du latin exprimant la même chose). Citoyens d’un autre ordre, leur participation au monde matériel ne pouvait leur être réclamée. Ils condamnaient par conséquent la famille, la procréation, la vie de la Cité, les institutions, et bien entendu l’Eglise, car tous ces phénomènes appartiennent à l’ordre matériel et le prolongent. Plus tard, en raison de leurs lois internes, les communautés gnostiques, Cathares (« purs »), Bogomils, etc., auront maille à partir avec les tribunaux de l’Eglise et de l’Etat (inquisitions romaine et espagnole) qui les accusent de mener une existence non seulement anti-chrétienne, mais aussi anti-sociale. A partir du Xe siècle, les communautés gnostiques que l’Eglise persécuta sans pouvoir les éradiquer complètement se rassemblèrent autour de leurs propres églises, avec leur liturgie et leur mode de vie. Elles adoptèrent la communauté des biens et des femmes et un système de préséances où les « vieux », les « saints » et les « élus » étaient vénérés, tandis que Rome était considérée comme la Grande Prostituée, Babylone ou l’église du diable (Démiurge). Ce vocabulaire annonçait déjà celui des réformateurs et des controverses de la Renaissance.
On voit qu’il s’agit d’un corps de doctrine qui puisait à de nombreuses sources : le dualisme iranien, la prétendue tradition « égyptienne », le dialogue de Platon, Timée (où figure le Démiurge en tant que créateur), le Judaïsme, le christianisme lui-même, ont versé leur trop-plein dans des esprits à l’enthousiasme facile. Les dirigeants des sectes sont de véritables philosophes comme par exemple Valentinien et Basilides, ainsi que Marcion que critiqua Tertullien. La thèse de Marcion (et de ses fidèles, les marcionites) présente des arguments à première vue raisonnables. Il y a deux Testaments, chacun parlant de son Dieu. Yahweh ne pouvait être le vrai Dieu car c’est un monstre cruel et sa création est précisément celle du monde matériel. Autre est le Christ, le Dieu bon, mais il est tenu enchaîné par Yahweh qui joue ici le rôle du Démiurge. La religion chrétienne doit combattre le judaïsme et sa matérialité, et oeuvrer à la spiritualité. Cependant Marcion, lui aussi, est « anti-matière » et il ridiculise la procréation car, dit-il, l’homme naît « entre l’urine et l’excrément. »
Tel est, brièvement résumé, l’enseignement des gnostiques qui se situe dans une pénombre entre la philosophie grecque et les religions moyen-orientales et surtout le christianisme. Cet enseignement, qui a donné lieu à de très nombreuses sectes, a suivi la destinée des systèmes fondés sur les excès de l’imagination et de l’enthousiasme, et qui n’étaient pas contrôlés par une institution solide. Du moins nous offre-t-il l’image fidèle de ce qui arrive lorsque l’esprit se donne entière liberté, ou lorsque les données sérieuses d’une doctrine se permettent les jeux dangereux d’un syncrétisme échappé à la surveillance de la raison. On comprendra mieux le combat qu’ont mené les Pères de l’Eglise contre le gnosticisme en considérant l’itinéraire ultérieur du gnosticisme qu’il convient d’appeler utopisme.
En quoi consiste celui-ci ? L’examen de la gnose évoque à chaque étape les similitudes avec les doctrines modernes, plus précisément avec les idéologies dominant notre époque. A tel point que la majeure partie de ces idéologies, entre autres celle de tonalité moderniste, peuvent être déchiffrées dans les documents gnostiques — et vice-versa, on peut comprendre l’impact de l’enseignement gnostique à partir des observations menées aujourd’hui dans le domaine de la politique, de la culture, de la pédagogie et même dans les voies empruntées par les Eglises chrétiennes. Que s’est-il passé entre le Ve et le XVe siècle, et de là à nos jours ? Il est évident que la civilisation chrétienne a été incapable de mettre complètement fin à l’inspiration gnostique. Au lieu de retracer l’histoire de ce cheminement (que j’ai entrepris dans plusieurs ouvrages, l’Utopie, éternelle hérésie, chez Beauchesne, Dieu et la connaissance du réel, PUF, La Gauche vue d’en face, Seuil, Le Dieu immanent, Cèdre), choisissons une illustration typique. Dans l’empire romano-oriental de Constantinople qui embrassait le territoire d’origine du gnosticisme, les sectes en question continuaient à prospérer. L’une d’elles, celle des « Bogomils », se répandit assez tôt dans les Balkans, alors terre impériale, passa par le nord de l’Italie (par les voies commerciales), déboucha en Provence puis remonta le long de la vallée du Rhin jusqu’aux Pays-Bas. Les Bogomils (d’où le terme injurieux de « bougre », c’est-à-dire bulgare, faisant référence aux moeurs pratiquées par ses adeptes) rencontrèrent sur leur chemin d’autres sectes plus ou moins autochtones et dont certaines charriaient un sentiment hostile à l’Eglise, du moins anti-romain. Le schisme de 1054 renforça cette hostilité et c’est en effet à partir du XIe siècle que l’hérésie se répandit : le tronc commun en est le gnosticisme qui donna naissance à des branches en nombre incalculable. Il serait bien entendu faux de mettre l’étiquette de gnose sur toutes les doctrines non orthodoxes, mais il est incontestable que nous avons là le pôle majeur.

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7 Avr 2012

La onzième heure d’Ernst Jünger par Bernhard Gajek

[note : cet entretien est paru dans catholica, n. 63, p. 98-102.]
S’il est un auteur qui a su parfaitement exprimer la fascination pour la guerre, c’est bien celui d’Orages d’acier, du Boqueteau 125 et de Lieutenant Sturm et du Travailleur. Ernst Jünger, moins d’un an après sa mort (février 1998), reste pour diverses raisons — son appartenance initiale à la Légion, son amitié avec François Mitterrand ? — l’écrivain allemand le plus lu en France. Par le fait même, bien des aspects de sa longue vie et de son oeuvre ont été examinés de près, peut-être sans tenir véritablement compte d’une ouverture religieuse qui a dépassé l’intérêt anthropologique pour la religiosité (il fut le cofondateur, avec Mircea Eliade, de la revue néopaïenne Antaios), et s’est achevée dans sa conversion finale au catholicisme. Le fait est passé assez inaperçu, du moins en dehors de l’Allemagne, bien que les images de ses obsèques aient clairement montré qu’il recevait une sépulture catholique. Le professeur Bernhard Gajek, qui enseigne l’histoire à l’Université de Ratisbonne et qui a bien connu l’écrivain, a bien voulu nous apporter des précisions à ce sujet.
CATHOLICA — De la cérémonie d’enterrement de Jünger, on ne connaît que quelques photos qui en manifestent explicitement le caractère religieux. Sa conversion au catholicisme serait-elle restée si secrète qu’elle n’aurait été connue que lors de cet enterrement ?
BERNHARD GAJEK — Ernst Jünger est mort le 17 février 1998 à l’hôpital de Riedlingen en Haute-Souabe. Il était resté quelques jours en service de réanimation. Sa femme Liselotte, qui était près de lui, a essayé de comprendre ce qu’il voulait dire, mais en vain. Ernst Jünger avait habité à proximité de Riedlingen depuis presque quarante-sept ans. En juillet 1950, il avait déménagé pour Wilflingen, un village comprenant moins de mille âmes. Il habita d’abord avec sa première femme, qui est morte en 1960, au château de Schenk zu Stauffenberg, baron d’empire et parent du comte Claus Schenk zu Stauffenberg qui avait perpétré un attentat contre Hitler. A cause de lui, les Stauffenberg de Wilflingen avaient été emprisonnés et soumis à un interrogatoire dans leur propre château. La famille Jünger déménagea au printemps 1951 dans une ancienne grande maison forestière, construction baroque datant de 1728, qui appartenait au château et était placée face à lui.
C’est dans l’église du château, Saint-Jean-Nepomucène, qu’a été célébrée une messe de requiem pour Ernst Jünger, l’après-midi du 21 février 1998. Dr Roland Niebel, curé du lieu, présida la cérémonie, qu’il concélébra avec un chanoine du diocèse de Rottenburg. Des délégués d’amicales de tirailleurs et d’associations des traditions militaires, vêtus d’uniformes multicolores, lui firent une garde d’honneur près du cercueil exposé. De la tribune de l’orgue, la petite-fille de Jünger chanta l’Ave Maria.
Ceux qui assistaient à la cérémonie funèbre, serrés dans l’église, et ceux qui avaient dû rester dehors posaient et reposaient — ce qui est compréhensible — une question : pourquoi le rite catholique ? Peut-être était-ce parce que les Stauffenberg de Wilflingen et l’église de leur château appartenaient à la confession romaine ? Jünger n’avait-il pas grandi dans une maison paternelle attachée au protestantisme libéral ? Et, lorsqu’on lui avait demandé, alors qu’il avait un âge avancé, pourquoi il payait encore l’impôt d’église, n’avait-il pas répondu d’une manière remarquablement sèche : « Mais je suis conservateur ». Le jour de l’enterrement, presque personne ne savait mis à part la famille que, le 26 septembre 1996, c’est-à-dire en pleine possession de ses forces corporelles et intellectuelles, Ernst Jünger s’était converti à l’Eglise catholique devant le curé du lieu, Dr Niebel. L’archevêché de Munich-Freising confirma la conversion et le directeur de la rédaction munichoise du Frankfurter Allgemeine Zeitung fit immédiatement des recherches pour trouver les premières informations.

Pouvez-vous rappeler dans quelles conditions s’est faite cette conversion et en particulier s’il s’y préparait depuis longtemps ? Est-ce que telle ou telle de ses oeuvres en faisaient entrevoir la possibilité ?
Dans la plus stricte intimité, Jünger avait donné un motif : cela aurait été une décision plutôt pratique. Puisqu’il n’y avait dans le village, selon lui, aucun pasteur protestant qui pourrait l’enterrer, il aurait cherché du côté catholique, et s’y serait rallié. Ceux qui connaissent la tendance de Jünger à cacher ou à se contenter d’esquisser ce qui concernait sa propre personne prendront au sérieux cette explication que Jünger a donnée sur lui-même, mais apprécieront aussi d’autres motifs qu’il n’a pas mentionnés et qui sont présents dans sa vie comme dans son oeuvre.
Quand son fils Alexander est né, en 1934, Jünger s’est demandé si l’enfant devait être baptisé chez les catholiques. Mais Madame Gretha prit l’enfant et l’inscrivit sans hésiter pour le baptême chez le pasteur protestant du lieu.
La tendance de Jünger à évoquer les cérémonies religieuses et son intérêt pour les personnages du prêtre et du moine étaient évidents depuis la première version du Coeur aventureux (Das abenteuerliche Herz, 1929, seconde version en 1938) : « Où sont donc les cloîtres sacrés où l’âme a conquis, durant ses minuits triomphants, le trésor de la grâce ? », lit-on dans le passage sur « Les veilleurs solitaires ». Le rêve « L’église du monastère » se termine sur la vision d’un avenir nouveau : « Je fus touché dès cet instant par le sens théologique ». Le père Lampros, dans Les falaises de marbre (Auf den Marmorklippen, 1939) ou le père Foelix dans Heliopolis (1949) sont des déclarations poétiques d’amour pour la condition du moine catholique. Dans son appel intitulé La Paix, que Jünger composa à Paris en 1942, et qui fut compris par les cercles de résistance à Hitler comme un programme, Jünger attribuait un rôle important à l’Eglise dans la construction d’une nouvelle Europe.
De tels propos favorables au christianisme sont néanmoins confrontés à de nombreuses relativisations provenant en particulier du christianisme protestant — ainsi en est-il dans Le Problème d’Aladin (Aladins Problem, 1983), dans les journaux de la fin de sa vie (Soixante-dix s’efface, I-V, 1980-1997), ou dans son essai Les ciseaux (Die Schere, 1990), qui discutait de la temporalité et de la mort. Jünger donna par exemple raison à des théologiens protestants rationalistes contemporains qui mettaient en question la divinité du Christ. Mais, demandait-il, qu’est-ce que ces théologiens auraient à proposer à la place de cela ? Le rationalisme, disait-il, entraînait un appauvrissement et appartenait cependant au destin de la modernité qu’Arthur Schopenhauer et Frédéric Nietzsche avaient décrit ou prédit.
D’autre part, Jünger a lu à plusieurs reprises la Bible, l’Ancien et le Nouveau Testament, et l’a commentée avec une profonde compréhension et une grande intuition. Lourde de conséquence fut la page de son journal correspondant au 29 mars 1940. Jünger, capitaine de la Wehrmacht, décrivait comment le jour de son 45e anniversaire il s’était approché de la fenêtre de son poste de combat à Baden-Baden et avait lu le psaume 73.
Ceci fut imprimé en 1942 dans Jardins et routes (Gärten und Straßen). Il avait déjà utilisé une fois la méthode de la communication indirecte — en novembre 1933. A cette époque, on lui avait proposé d’être affilié à l’ « Académie allemande de la littérature », mise au pas. Jünger refusa et justifia cela à l’aide du chapitre 59 de son oeuvre concernant la philosophie de l’histoire, publiée en 1932 : Le travailleur (Der Arbeiter), ce qui aurait dû provoquer ceux qui voulaient le voir à l’Académie ; mais personne ne s’occupa de la chose. En 1942, cependant, on avait apparemment lu et rapporté à Goebbels le texte mentionné. Celui-ci se mit en colère et interdit Ernst Jünger de publication. Seul Myrdun. Lettres de Norvège (Myrdun. Briefe aus Norwegen) parut encore en tant qu’« unique édition de guerre pour les soldats dans le domaine du commandement de la Wehrmacht en Norvège » (1943). La colère de Goebbels était compréhensible, car le psaume 73 commence — dans la traduction modernisée de Luther utilisée par Jünger — par les mots : « Mais enfin Israël a Dieu pour réconfort », et est un règlement de compte de celui qui croit en Yahvé avec ceux qui se vantent de leur gloire et avec les athées.
Peu après la Deuxième Guerre mondiale, Jünger passait dans les milieux catholiques pour l’un des prochains convertis parmi les personnes de renom. Une étude du jésuite Hubert Becher dans Stimmen der Zeit avait été mal comprise. Au début de la deuxième moitié de sa vie, Jünger a relativisé la foi chrétienne — allant au-delà de la « foi seule » de Luther : « Il n’y a nul mérite à croire ; la foi est un don, une libre offrande. […] De même qu’il n’y a point de mérite à croire, il n’y a point de faute dans la non-croyance. […] Ce qui disparaît, ce n’est pas seulement la foi, c’est aussi l’objet de la foi. Dieu se retire. » (Le mur du temps, An der Zeitmauer, 1959). Au moyen de la revue Antaios, dont il fut le cofondateur, devait être construit un « monde libre », « un monde spirituel », une humanité qui devrait, à travers « mythe et symbole », toucher le « sol commun duquel sont nés frères les peuples dans leur diversité » de la même manière que le géant Antaios tirait sa force du contact avec la terre, avec la « Gaia ». « Avec lui grandit une conscience cosmique, pour laquelle la terre en tant que telle devient la patrie ». Voici ce qu’écrivit Jünger dans le premier numéro de cette revue qui a paru de 1959 à 1971.
La réanimation du mythe fit obstacle au rapprochement progressif du christianisme même si à terme ce fut le christianisme qui gagna la victoire : le mythe fut finalement baptisé. Mais, en tant que personne, Jünger garda ses distances vis-à-vis des théologiens et des ecclésiastiques. Il avait cependant exprimé dès les années vingt une prédilection pour les « phrases prononcées ex cathedra », qui germeraient en lui comme des graines. Quand il était âgé, il disait encore qu’il avait, lorsqu’il écrivait, le sentiment que quelqu’un le regardait par-dessus l’épaule ; cela servait, disait-il, à la précision de la langue. L’exigence protestante d’une relation directe et immédiate avec l’instance qui parle et donne des conseils écarta ses effets éprouvants voire dominateurs. L’enseignement de Martin Luther sur « le chrétien libre », qui serait cependant « un serf corvéable en toutes choses et soumis à tout le monde », peut ici rappeler et rendre compréhensible la raison pour laquelle Jünger plaça comme devise en tête de son premier ouvrage principal, qui ne concerne pas la guerre et dont on a déjà parlé, Le Coeur aventureux, une phrase curieuse de Johann Georg Hamann, ce théologien et philosophe protestant de Königsberg, et la fit — dans la première édition — imprimer en rouge. Sa doctrine d’« anar », qui se développa peu à peu, d’une existence qui n’a plus besoin de médiations mais qui vivrait immédiatement en étant le centre et le tout s’alimente à ces sources.
Il est possible que Jünger ait également fait cela avec sa conversion. Le mélange d’immédiateté explicable par la théorie protestante et de subordination à un système hiérarchique comme l’est le catholicisme semble toutefois en soi une contradiction. Jünger a cependant souligné à plusieurs reprises le fait que, dans l’oeuvre d’un auteur, toutes les parties qui se contredisent doivent être acceptées ; ce n’est que par ce moyen, disait-il, qu’un auteur est rendu digne de foi. On peut comprendre cela comme une coincidentia oppositorum, comme Nicolas de Cuse l’avait pensée — comme principe de contradiction, auquel la connaissance de la raison serait subordonnée.

Quel accueil a reçu cette nouvelle au sein du monde germanique et quelle publicité lui a été faite ?
A la nouvelle de la conversion au catholicisme d’Ernst Jünger, le public littéraire en Allemagne a réagi respectueusement et calmement. Les problèmes que l’on rappelait en raison de sa mort paraissaient plus importants — comme son nationalisme dirigé contre la République de Weimar ou l’appréciation difficile à comprendre de phénomènes comme guerre et guerriers. Quelques lecteurs de Jünger ont considéré l’information comme n’étant pas digne de foi, jusqu’à ce qu’elle soit confirmée. La conversion ne fut pas et n’est pas passée sous silence. Elle est maintenant acceptée comme la dernière parcelle de la mosaïque d’une vie, et considérée de plus en plus comme un prolongement de la vie et de l’oeuvre.

Rubrique(s) : Entretiens, Revue en ligne
20 Mar 2012

Le jeu croisé des identités politique et religieuse. Autour d’une thèse sur le Pays basque par Christophe Réveillard

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 100, p. 79-87.]

L’Eglise comme force de transition pour de nombreuses communautés à l’identité pourtant marquée, dans le deuxième vingtième siècle, est un champ de recherche extrêmement riche en enseignements pour l’avenir même s’il est encore assez peu exploré. Passant d’une doctrine de défense et de préservation des identités nationales, sans compromission avec le nationalisme moderne, aux prémisses rationalistes et positivistes, voire scientistes, l’Eglise du nouveau cours bascule progressivement dans la sémantique et les actes de médiation à vocation de neutralisation et d’édulcoration. Si le relativisme religieux envahit progressivement le cadre ecclésial, celui-ci en externe assume bien sa progressive participation à la nouvelle laïcité et au courant général de destitution de la nation.
A la suite de la découverte de la vraie trouvaille qu’est le titre de l’ouvrage de Xabier Itçaina ici étudié ((. Xabier Itçaina, Les Virtuoses de l’identité, préf. Jacques Palard, PUR, coll. Sciences des religions, Rennes, 2007, 353 p., 20 €.))  et issu d’une thèse dirigée par Jacques Palard, lui-même préfacier de l’ouvrage, le lecteur est plongé au coeur d’une étude subtile et assez imposante de la relation entre politique et religion, de façon comparative entre Pays basque français et espagnol. Ce travail décrit le lien évolutif existant entre le clergé, l’institution ecclésiale, leurs actions respectives et la « construction » identitaire basque au sein d’« espaces de mobilisation » sociale, économique et politique.
Pour évacuer rapidement la question de la forme, le lecteur peut regretter d’être souvent invité à se projeter dans une dialectique très mécaniste et constructiviste pour étudier les notions étudiées qui pourtant n’en semblent relever a priori que lointainement. Ainsi, « une tradition peut devenir une idéologie », la culture peut être perçue comme « une boîte à outils », rendant possibles des « stratégies d’action, en reconstruisant des entités » ; de même peut s’opérer « un phénomène de conversion des identités [basque et catholique], qui fait basculer d’un registre à l’autre, par exemple de la tradition vers l’idéologie, les outils du répertoire identitaire » ; il existe « des processus d’activation de l’identité » ; les « entrepreneurs identitaires » doivent transformer en « outils mobilisateurs quelques éléments sélectionnés de la “culture” locale » ; etc. Par ailleurs, le langage sociologique tombe souvent dans les excès du jargon qui en révèle ses limites tout autant qu’il empêche une lecture sereine ; par exemple : « Or le miroir a deux faces : c’est l’interaction situationnelle entre l’institution religieuse et les institutions identitaires, par la médiation des acteurs, qui génère des dynamiques spécifiques, et pas seulement la production dans l’espace public des messages issus d’organisations religieuses. Opérer une telle réduction équivaudrait à laisser de côté l’ensemble des objectivations identitaires analysées dans la seconde partie de cet ouvrage, à savoir cette compétence fortement redevable à l’expérience d’une socialisation religieuse »…
La thèse est celle d’une Eglise passant progressivement du statut de référence apostolique à celui de médiatrice de l’identité basque. Au fur et à mesure de la diminution, la marginalisation du message évangélique par la communauté religieuse moderne, on constate la progression parallèle d’une structure (hommes / institution) et d’un message constitutif d’identité. Ceci se manifeste par une posture de gardien de la mémoire, une action quotidienne en fonction des thématiques sociales et politiques et un engagement authentique même si ce dernier connaît un aménagement récent.
Mais, malgré tout, ce rôle médiateur conduit tout droit, même si le cheminement est progressif, au relativisme religieux puisque le rôle premier n’est plus exercé. Une religion à dimension seulement culturelle, identitaire, est-elle encore une religion ? De plus, cet aspect singulier n’amorce-t-il pas un nouveau basculement transitif (et transactionnel2 ((. Cf. Bernard Dumont, Gilles Dumont, Christophe Réveillard, La Culture du refus de l’ennemi. Modérantisme et religion au seuil du XXIe siècle, préf. Jean-Paul Bled, Pulim, coll. Bibliothèque européenne des idées, Limoges, 2007.)) ) vers l’indifférentisme et l’indifférenciation ? A l’inverse, la pérennité de l’identité basque aurait-elle connu une telle constance si, à l’origine, elle n’avait pas trouvé son épanouissement dans un espace de chrétienté, puis trouvé un soutien dans le cadre ecclésial même après l’évolution vers l’autonomie ?
Dans le processus de « construction » identitaire basque, l’auteur situe ici son travail de recherches essentiellement dans le grand vingtième siècle ; il s’agit d’y observer l’évaluation de la part du religieux, son influence sur les structures et son action proprement dite. A côté d’un appareillage analytique très solide, apparaît le déroulement d’une succession de phases tout à fait intéressantes et révélatrices d’une matrice moderne quasi commune aux processus d’effondrement d’autres petites chrétientés :
– action classique du clergé basque dans une phase nationaliste originelle, dite traditionnelle ;
– action plus en marge du politique, que l’auteur qualifie de « mobilisation identitaire » : défense d’une culture basque autonome, économie identitaire, particularismes sociaux, interprétation idéologisante et globale, etc. ;
– existence et débordement des débats internes à l’Eglise qui, en retour, portent la marque des controverses politiques, et influencent l’évolution de l’action vers le champ d’une médiation sociale et politique ;
– médiation proprement dite comme achèvement vers l’indifférenciation religieuse et, à terme, neutralisation ou dépolitisation des cadres identitaires nationaux.
Le nationalisme dont il est question dans l’ouvrage apparaît au terme de son évolution comme une construction idéologique, même s’il est fondé sur une histoire, principalement religieuse, mais en quelque sorte retourné in fine ; et l’on se prend à paraphraser Augusto del Noce lorsqu’il explique le « suicide de la révolution ». On vérifie en effet l’identification faite par le philosophe du communisme comme étape intermédiaire avant la neutralisation totale, le marxisme adopté par le clergé comme une interprétation idéologique universelle, qui conduit à la fin à tout relativiser jusqu’au marxisme lui-même, par une sorte de positivisme et de relativisme absolus. Cette subversion se fait notamment par le clergé et l’« administration » ecclésiale. Dans le cas particulier basque, ce terme n’apparaîtrait-il pas également par l’action médiatrice du clergé et des nouvelles pratiques pastorales, comme une dénationalisation progressive du Pays basque rejoignant ainsi le courant général de destitution de la nation en Europe ? Jacques Palard ne nous donne-t-il pas, dès les premières pages, la clef de compréhension d’un parcours encore inachevé mais dupant à son terme jusqu’à ceux parmi les plus acharnés à défendre et maintenir les traditions, celle catholique et celle nationale ? En louant le travail d’élaboration par l’auteur d’un modèle explicatif novateur, le préfacier souligne, en effet, que « sa recherche relève à la fois d’une sociologie politique du religieux et d’une analyse des mobilisations identitaires et ethnonationalistes. Ce faisant, il déjoue la principale difficulté de l’exercice : penser ensemble la tradition et l’actualisation, les contraintes structurelles et les opportunités politiques, le rôle historique de l’institution religieuse — singulièrement au travers de l’action de protestation du clergé catholique — dans la construction politique du nationalisme et l’individuation du processus de socialisation des acteurs à une éthique de l’engagement. C’est un véritable “discours de la méthode” qui nous est ici délivré » ((. Souligné dans le texte.)) . Jacques Palard précise encore plus avant en expliquant ce qu’il entend par le renouvellement de l’analyse politique du nationalisme que suscite selon lui le travail de Xabier Itçaina, sur les trois plans des relations entre institution religieuse et Etat, du rapport entre religion et identité et de la place qu’occupent les représentations religieuses dans « la conception de la vérité et de l’utopie » pour rendre compte de la mobilisation identitaire dans toute sa complexité : l’auteur disqualifie « les analyses qui s’en tiennent sans plus d’examen à l’établissement d’un rapport d’équivalence fonctionnelle du nationalisme et de la religion ou qui font du nationalisme une forme de religion civile, séculière ou analogique. Or, ajoute Palard, porteuse de valeurs singulières, la religion n’est pas un masque de l’idéologie ; elle n’est pas non plus une simple forme déguisée des rapports de domination. En tant que système singulier et irréductible de croyances et de pratiques et appareil institutionnel, elle exerce une forte prégnance à la fois sur les autres institutions sociales et politiques et sur ses membres. A l’évidence cette prégnance est structurante. L’analyse de la place du catholicisme dans la société basque qui nous est proposée relève bien ici d’une semblable conception ».

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
13 Mar 2012

Publication : la guerre civile perpétuelle (éditions Artège) par La Rédaction

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Nouvelle parution, disponible en librairie

Au-delà des idées convenues, comment penser les fondements d’une crise sociale inscrite dans le temps long ?

La guerre civile perpétuelle évalue dans plusieurs domaines les ravages politiques de la philosophie de la modernité. Cette étude examine d’abord sa capacité à détruire à la racine la possibilité du lien social naturel, pour tenter par la suite de le recréer au moyen de divers artifices. Loin de se limiter au simple constat d’échec, l’originalité et la force de cet ouvrage résident dans l’analyse des causes d’un processus logique qui tend à imposer sa violence intrinsèque au cœur de la relation sociale ».  Avec les contributions de :  Miguel Ayuso Torres, Guillaume Bernard, Jacques Bonnet, Danilo Castellano, Bernard Dumont, Gilles Dumont, José Miguel Gambra, Carlo Gambescia, Isabelle Huten, Aude de Kerros, Teodoro Katte Klitsche de la Grange, Marc de Launay, Pierre de Lauzun, Alain Mescheriakoff, Dalmacio Negro Pavon, Monica Papazu, Claude Polin, Christophe Réveillard, Giovanni Turco.

L’ouvrage est disponible auprès de notre secrétariat, au tarif de 16,15 €, port compris.

Rubrique(s) : Numéro 114, Revue en ligne
15 Fév 2012

L’Espagne, de la nation aux nationalités par Dalmacio Negro Pavón

[note : cet entretien est paru dans catholica, n. 65, p. 74-79]
Le processus de la « construction » européenne est par bien des aspects un processus de démolition. Présentée comme un aimable encouragement à la renaissance de cultures provinciales longtemps bridées par les pouvoirs centraux de beaucoup de pays européens désireux d’unifier leurs Etats, et singulièrement par le jacobinisme français, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires s’inspire de la même sincérité que la mise à l’honneur du principe de subsidiarité. En d’autres termes, le mot ou les apparences s’y trouvent, mais pour signifier en pratique le contraire de ce qu’on en attendrait. Loin de permettre une renaissance à la base des terroirs, cette charte se veut un instrument d’implantation du multiculturalisme, l’une des conditions à même de briser les frontières nationales en vue de favoriser le libre-échangisme « global ». Pour l’instant, le Conseil constitutionnel a opposé, en ce qui concerne la France, une barrière aux implications les plus absurdes de cette Charte (décision du 15 juin 1999), barrière qui pourrait sauter si l’opinion est travaillée et qu’il en résulte une énième révision constitutionnelle.
L’Espagne est bien plus « en avance ». C’est dans ce pays en effet que le démembrement a commencé, avec la mise en place, dès 1974, d’autonomies régionales susceptibles de conduire, si le processus devait se prolonger, à une vague confédération analogue à la CEI post-soviétique. Déjà se font sentir les effets négatifs, ubuesques parfois, des conséquences linguistiques de ce démembrement.
Sur ce sujet, nous avons questionné Dalmacio Negro Pavón, professeur de science politique à l’Université Comillas de Madrid.

CATHOLICA — En premier lieu, faisons, si vous le voulez bien, un panorama, avec une description des étapes principales de la décomposition de l’unité espagnole que nous voyons se confirmer sous nos yeux.
DALMACIO NEGRO PAVÓN — Je ne crois pas que ce soit un phénomène populaire, massif. Le peuple n’est pas, ou n’était pas jusqu’à maintenant, autonomiste. Ce sont les oligarchies qui le sont. Par exemple, si le gouvernement central donnait une protection réelle aux Basques contre le terrorisme, il n’y aurait plus de problème basque, car ce que les gens veulent avant tout c’est leur tranquillité dans la vie quotidienne. Un homme comme Jordi Pujol, en Catalogne, qui a des ambitions politiques personnelles, peut être autonomiste, mais le commun du peuple, non, car cela n’a pas de sens pour lui.
Le problème est celui de l’entraînement d’une mécanique autonomiste mise en route et devenue incontrôlée, mais encore une fois ce n’est pas le problème du séparatisme, qui est très minoritaire. Nous sommes en présence d’un phénomène tout à fait artificiel. Prenez l’exemple de la Galice. Le Bloc nationaliste galicien se nourrit de la droite traditionnelle. Dans les Asturies, la langue bable n’est qu’un dialecte ultra-minoritaire, tout comme le valencien. Ce sont les oligarchies politiques et bureaucratiques qui les fomentent : le pouvoir et l’argent radicalisent le régionalisme et la décentralisation naturelles et normales et ce dans un sens néo-féodal très préoccupant.

Quelles sont les racines historiques et les bases sociales de ces mouvements ?
Le problème n’a de racines historiques qu’en Catalogne, et très accessoirement, en tant qu’héritage des guerres carlistes, au Pays Basque. Dans l’un et l’autre cas, la base sociale du séparatisme est constituée d’une partie de la bourgeoisie et d’un certain cléricalisme, qui se sont montrés intéressés au développement d’un hinterland favorable à leurs affaires. Dans les autres cas, les oligarchies ont des origines diverses, et ne font qu’imiter les précédentes. Le mimétisme est criant en ce qui concerne le Bloc nationaliste galicien. En Galice, il existait depuis longtemps des groupes folkloriques, mais rien de proprement politique. L’idée séparatiste est très récente et procède d’un alignement sur la Catalogne et le Pays Basque. Dans tous les cas, on est en présence d’une forme de caciquisme, de clientélisme tendant à féodaliser l’Etat.
D’autre part, il faut tenir compte du fait que la Catalogne fut partisane des Habsbourg dans la guerre de succession, le Pays Basque et la Galice restant toujours les régions les plus traditionnelles. Aussi peut-il s’agir également d’une réaction plus ou moins inconsciente en face de l’idéologie européiste reçue comme progressiste et antinationale.

C’est effectivement en ce sens que les instances européennes favorisent ouvertement les séparatismes et l’éclatement des Etats, qu’il s’agisse de l’encouragement des langues régionales brisant l’unité linguistique nationale, ou des accords économiques séparés entre régions, comme on en voit le début de réalisation avec la Catalogne, dont le gouvernement autonome (la Generalitat) essaie de traiter directement avec d’autres pays.
Oui, et au Pays Basque c’est pareil. Et tout cela bénéficie aux oligarchies et aux bureaucraties artificielles qu’elles mettent en place, qui deviennent ainsi des Etats dans l’Etat. Evidemment, cela ouvre des perspectives à la corruption et à la criminalité organisée. Cependant il ne faut pas voir dans les pressions européennes la cause du phénomène : elles ne font que le favoriser. Les pouvoirs locaux ont été artificiellement créés avant ces interventions. Et nous nous trouvons ensuite devant la logique de leur développement.
L’idéologie qui domine aujourd’hui en Espagne est celle de la construction européenne : détruire ce qui existe et reconstruire sur d’autres bases complètement artificielles. La référence européiste est d’ailleurs actuellement générale. C’est l’un des aspects de la crise des idéologies fortes, qui s’appuie en outre sur le complexe d’infériorité et de culpabilité, nul ne sait très bien pourquoi, des Espagnols. Le résultat est qu’on aboutit à des inepties comme le nationalisme particulariste au détriment de la nation, qui n’est qu’un patriotisme sur le papier, purement idéologique. A cet égard, on peut relever que le serment que prêtent désormais les militaires espagnols n’est pas de défendre la patrie, mais la constitution.
D’autre part, il n’existe pas de fondement objectif à la différenciation entre les provinces d’Espagne. C’est par exemple le cas de La Rioja, limitée à la province espagnole de Logroño. Cependant La Rioja déborde aussi sur la Navarre et l’Álava, ce qui cette fois n’a aucun sens du point de vue de l’autonomie de Logroño. De même, qu’est-ce que la « Cantabria », qui s’est autoproclamée communauté historique ? Comment imaginer que ce qui constitue depuis toujours le débouché naturel de la Castille puisse devenir une Autonomie ? Tous ces découpages ont été opérés sur des critères fantasques. Le cas andalou est également absurde, puisque géographiquement et historiquement il y a deux royaumes bien distincts, celui de Séville et celui de Grenade, que l’on a décidé de réunir en une seule Autonomie. Tandis que le León, qui est un plus ancien royaume que la Castille et qui s’en distingue géographiquement est resté intégré à celle-ci. Il n’y a pas de logique propre dans tout cela.

Et du point de vue linguistique ?
Il existe une véritable littérature catalane, utilisant une langue assez caractérisée depuis le moyen âge. La situation du basque est différente, puisqu’il n’a existé jusqu’à récemment qu’une série de parlers locaux. Sabino Arana n’est pas représentatif. A côté de sa position extrémiste et constructiviste, il y a des versions médianes, comme celle de Salvador de Madariaga. Le batua [la langue basque officielle d’aujourd’hui] est actuellement une synthèse artificielle, exactement comme on voudrait le faire avec le gallego [le galicien]. Il y eut de grands auteurs et poètes galiciens, tels Rosalía de Castro et Curros Enríquez, mais la majorité d’entre eux se sont exprimés en castillan, comme Valle Inclán ou Cela, par exemple. Encore une fois, le galleguisme est quelque chose de culturel, de traditionnel, généralement lié au catholicisme, comme cela se passe au Pays Basque ou en Catalogne, mais en aucun cas à entendre dans le sens séparatiste d’aujourd’hui.
En tout cela, il y a un effet de mode et d’ambition de pouvoir.

Mais une mode lourde de conséquences dans la vie quotidienne ! Quand par exemple il est imposé aux parents de mettre leurs enfants dans une école où l’enseignement est donné dans une langue locale qui n’est pas la leur, ou encore quand des migrants venus d’autres régions d’Espagne voient utiliser sur leur lieu de travail une langue locale qu’ils ne connaissent pas et deviennent ainsi comme des immigrants dans leur propre pays…
C’est tout à fait vrai, mais il faut dire que la faute principale en revient à l’Etat, ou plus exactement à la médiocrité de la classe politique. La deuxième Restauration n’a pas eu son Cánovas del Castillo, qui était un homme cultivé et ayant le sens de l’Etat. Et même on peut dire qu’on a écarté ou dévalorisé les hommes les plus capables. La Catalogne et le Pays Basque ont toujours été anti-étatistes et décentralisateurs ; la Galice commence à y venir, avec un développement de la tendance séparatiste, pratiquement imposé, là comme ailleurs, par l’Etat.
L’Etat démissionne, tombe dans l’ère de la neutralisation, dans un pur relativisme. Il renonce à la nation, qui constitue pourtant sa base, pour fomenter les nationalités, comme s’il voulait se convertir en une sorte de monarchie féodale.

Quelle a été la position des défenseurs traditionnels des libertés locales et du respect des enracinements historiques face à ce qui pouvait paraître comme leur renaissance ?
En général, ils ont été et sont favorables au régionalisme tel qu’on le concevait auparavant, même sous le franquisme, y compris à l’autonomisme, mais pas au remplacement de l’Etat par une somme de micro-Etats, une sorte de Kleinstaaterei. Au début, pour reprendre l’exemple de la Galice, les personnes de ce genre ont refusé ce qui se passait. Ce fut pareil au Pays Basque et en Catalogne. Mais maintenant, sous la pression insidieuse qui s’exerce, elles commencent à s’en accommoder et à s’y résigner.

En définitive, à l’arrière-plan de cette décomposition, où faut-il situer les responsabilités ?
Tout bien réfléchi, je ne pense pas que l’on doive être ici conspirationniste. Les choses sont bien plus simples. A mon avis, il y a une grande part de stupidité en tout cela, une part qui s’insère dans la stupidité générale de notre époque. Les intellectuels, les moralistes, les philosophes produisent aujourd’hui couramment des oeuvres débiles. Pourquoi le personnel politique serait-il différent d’eux ? Stupidité, mimétisme, infantilisme, voilà mon explication. Nul ne se soucie des conséquences à terme. C’est la même inconscience que celle qui explique que la décision d’un juge puisse menacer, comme on le voit dans l’affaire Pinochet, l’ensemble des rapports avec l’Amérique latine. Il s’agit d’un phénomène aléatoire, sans délibération ni décision proprement dite.

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11 Jan 2012

La genèse théologico-politique de l’État moderne par Joël Hautebert

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 87, pp. 68-74]
A la fin du XVIe siècle, en Europe, la rupture avec l’ordre chrétien médiéval est consommée. La Respublica Christiana subit les assauts conjugués de la réforme protestante dans l’ordre spirituel et de la montée en puissance de la souveraineté des Etats dans l’ordre politique. La remise en cause de la clef de voûte de l’édifice, la primauté du pape, réunit les deux pinces temporelle et spirituelle de l’étau qui se referme sur l’ordre catholique. Les liens qui unissent le spirituel et le temporel sont si étroitement tissés, que l’on ne peut comprendre la genèse des Etats modernes sans évoquer les controverses religieuses qui bousculent l’ordre traditionnel, hiérarchisé et finalisé, de l’Europe médiévale.
L’ordre catholique assumait la dualité des pouvoirs dans le cadre unitaire romain. La suprématie de l’Eglise et le pouvoir indirect du pape dans le domaine politique reposaient sur la destinée surnaturelle de tous les hommes, finalité que les princes devaient protéger par une conduite politique réglée, conforme au Bien Commun. A la suite des controverses et des combats du XVIe siècle, les notions d’unité et de dualité évoluent, dans le sens où le centre névralgique de l’unité ne réside plus à Rome, mais dans le cadre territorial restreint des Etats. La controverse entre le roi d’Angleterre Jacques Ier et le cardinal Bellarmin, présentée par Bernard Bourdin ((. Bernard Bourdin, La Genèse théologico-politique de l’Etat moderne : la controverse de Jacques Ier d’Angleterre avec le cardinal Bellarmin, PUF, coll. Fondements de la politique, décembre 2004, 32 €.)) , nous offre un excellent exemple du combat de titans qui concerne finalement toute l’Europe et non la seule Angleterre.
Dans ce contexte, c’est dans l’Ecriture sainte et grâce au puissant levier du droit divin, locution véritablement polysémique, que l’on cherche les principaux arguments pour justifier la puissance de l’Etat. Dans la pensée politique, la sacralité commence son long et patient cheminement, la conduisant de l’Eglise universelle à la puissance étatique, conséquence inéluctable de l’abandon de la médiation nécessaire de l’Eglise pour le salut des individus.
Roi d’Angleterre depuis 1603, Jacques Ier (roi d’Ecosse sous le nom de Jacques VI) s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs pour régler l’épineux dilemme de l’unité politique et du pluralisme religieux. Déjà en 1534, les ducs de Norfolk et de Suffolk avaient déclaré que « le roi est à la fois empereur et pape absolu en son royaume ». La même année, par l’acte de suprématie, Henri VIII affirme la supériorité du pouvoir royal sur la papauté dans la direction de l’Eglise d’Angleterre (naissance de l’anglicanisme). Edouard VI et Elisabeth Ière (affublée du titre de « gouverneur suprême de l’Eglise ») poursuivent la voie médiane entre la réforme et le catholicisme, le schisme consistant essentiellement à refuser la juridiction suprême du chef de l’Eglise. Simple partie constitutive du royaume, le corps ecclésiastique ne peut être soumis qu’à une seule autorité, celle du roi. La doctrine de la suprématie royale possède de solides défenseurs en la personne de Garnier et surtout de Richard Hooker, qui soutiennent la juridiction du roi sur le gouvernement de l’Eglise d’Angleterre.
Jacques Ier doit faire face à deux doctrines opposées, celle de l’Eglise catholique et celle des presbytériens, qui se rejoignent dans leur volonté de limiter le pouvoir royal. La position presbytérienne est principalement défendue par George Buchanan et John Knox. Ce dernier prêche le sermon du couronnement de Jacques, qui place la couronne sous la dépendance de l’Eglise presbytérienne. Mais le nouveau roi d’Angleterre, féru de théologie, prétend défendre lui-même sa position. Ajoutant à sa couronne le bonnet de docteur, il puise ses sources dans les écrits d’auteurs catholiques ralliés au régime, comme Adam Blackwood (dévoué à sa mère Marie Stuart) et Wiliam Barclay, fidèle soutien du roi dans l’opposition à la contre-réforme. Le caractère absolu du pouvoir politique défendu par le roi rapproche également la doctrine jacobéenne de la pensée de Jean Bodin. Ainsi, de légères évolutions doctrinales n’empêchent pas le maintien du cap fixé par Henri VIII. Le roi théologien écrit lui-même deux ouvrages majeurs, le Traité des libres monarchies et le Basilikon Doron, publiés tous les deux en 1598, où il expose son ecclésiologie et justifie l’absolutisme royal. Le roi d’Angleterre prétend d’ailleurs déterminer une doctrine politique valable pour l’ensemble des princes chrétiens. Il envoie son Traité à la plupart des rois, certains d’entre eux, comme le roi d’Espagne, refusant poliment ce cadeau. A la suite de la conspiration des poudres (1605), le roi d’Angleterre met en application ses principes en imposant à ses sujets un serment de fidélité à la couronne, par lequel les catholiques doivent nier le pouvoir du pape d’excommunier le roi. Il écrit à cette occasion une Apologie pour le serment de fidélité (1607).

De son côté, la position du Saint-Siège est défendue dans un premier temps par Suárez ainsi que par Robert Parsons, théoricien jésuite anglais, puis par le cardinal Bellarmin. A l’époque, la compagnie de Jésus constitue le fer de lance de la défense de la papauté. L’épiscopat anglais et les fidèles sont divisés. Deux camps coexistent, celui des « Appelants », favorables à une sorte de gallicanisme anglais, et celui intransigeant des jésuites. Toutefois, la position des premiers nommés n’est guère tenable, car la reine Elisabeth a clairement affirmé l’impossibilité de toute liberté religieuse et l’incompatibilité entre la soumission au roi d’Angleterre et l’obéissance au pape, puissance étrangère. Les Appelants ne bénéficient pas non plus d’un soutien massif du nouveau monarque. L’enjeu du serment est de taille. La papauté, qui a espéré un moment la conversion du roi d’Angleterre, ne peut accepter que les catholiques prêtent un tel serment. Il s’agit ici d’une remise en cause de la juridiction universelle du chef de l’Eglise, l’ambition de Jacques étant, selon Bernard Bourdin, de « promouvoir la légitimité héréditaire de droit divin et la suprématie royale sur l’Eglise établie au service de l’unité politicoreligieuse de l’Angleterre et, a fortiori, de la chrétienté occidentale » (p. 181). En somme, la suprématie du pouvoir royal absolu conduit inévitablement à l’abandon de tout pouvoir indirect du pape dans le domaine politique, tandis qu’à l’inverse le maintien de ce principe peut justifier la déposition par le souverain pontife d’un monarque schismatique ou hérétique. De ce fait, dans la doctrine royale, le souci d’orthodoxie religieuse est placé sous la dépendance de l’unité de l’institution civile qui, à plus ou moins long terme, va s’arroger un pouvoir dogmatique en matière spirituelle. Cette controverse, au coeur de la naissance des Etats modernes, nécessite de solides argumentations sur le droit divin.

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15 Déc 2011

La religion à l’ère de la sociologie religieuse par Friedrich-H. Tenbrück

[note : cet article a été publié dans le numéro 41 de catholica]
La sociologie religieuse n’est qu’un exemple parmi d’autres — quand bien même le plus important — de l’influence des sciences humaines sur la religion. Chacune de ces sciences s’est mise à analyser les religions pour les comprendre, développant à cette fin un certain nombre de concepts et de théories particulières. Ces concepts dont on commençait à débattre — le débat n’est d’ailleurs toujours pas clos — ont été comme un véritable défi lancé aux théologiens, ils occupèrent bientôt les gens cultivés, inquiétèrent ensuite les croyants, devinrent le canon de tout discours sur la religion et modifièrent la perception religieuse de tout un chacun pour s’infiltrer finalement dans la théologie. Toutes les sciences humaines avec les nouveautés qu’elles amènent, combien même atténuées ou altérées, non seulement font partie, qu’elles le veuillent ou non, de la culture individuelle, mais encore appartiennent au patrimoine culturel et linguistique général.
L’une après l’autre et l’une avec l’autre, elles ont transformé l’image de la religion ainsi que l’attitude vis-à-vis de celle-ci : en définitive elles ont tranformé la religion elle-même. Il est tout à fait évident que les sciences humaines, là où elles existent, se sont obstinées à changer le cours de l’histoire religieuse européenne en transformant profondément, peut-être même de manière décisive, le statut de la religion. Elles le feront également à l’avenir dans tout pays non européen qui adoptera ces sciences.
Dans le monde des médias et de la culture, leurs concepts, leurs théories et leurs interrogations font partie des lieux communs et des évidences. Personne ne peut plus parler aujourd’hui de la religion sans se référer aux nouveautés introduites par les sciences humaines. A l’inverse on peut très bien parler de la religion sans même se référer à elle. Voilà donc cette situation nouvelle et paradoxale dans laquelle plus la religion décline et plus elle se fait sujet à la mode. Les sciences sociales se chargent de parler avec flamme et opiniâtreté de la religion à des hommes qui eux-mêmes n’ont plus aucune relation avec elle. L’appartenance à une religion est doublée ou remplacée selon le cas par un intérêt général pour la religion, c’est-à-dire pour l’ensemble des croyances exotiques en tant que témoignages d’un comportement incompréhensible que l’on ne peut plus reproduire soi-même. Qui plus est, le discours sur la religion est alimenté aujourd’hui d’un intérêt non pour la religion elle-même mais pour la réflexion sur la religion. Voilà l’œuvre des sciences humaines : en diffusant le fruit de leurs recherches, elles se sont donc appliquées à transformer la vie religieuse en la réduisant progressivement à une abstraction intellectuelle.
C’est de toutes sortes de manières que la religion dans le monde occidental a été constamment influencée et imprégnée par les sciences humaines. Telle est la réalité imparable dont chacun peut faire l’expérience quotidiennement mais dont les implications actuelles touchant au statut de la religion n’ont pas encore été clairement perçues. Seules des recherches futures pourront nous dire jusqu’à quel point les sciences sociales ont ainsi déterminé l’évolution moderne de la religion et quelle part ont pris à cette évolution les différentes disciplines qui les composent.
Il s’agit seulement pour l’instant de cerner plus précisément le rôle exact que les sciences humaines ont joué dans l’histoire de la religion. La réflexion sur celle-ci, qui a pu également avoir une influence sur le cours de l’histoire religieuse, n’est pas née avec les sciences humaines mais appartient depuis toujours à la religion elle-même. Laissons de côté les formes que cette réflexion a prises dans les sociétés ordinaires ; dans les grandes civilisations, elle s’est exprimée tantôt dans le développement d’une théologie tantôt dans l’émancipation de la philosophie, comme chez les Grecs où il manquait un sacerdoce organisé. Sans doute leur manière de philosopher au sujet de la religion a eu des conséquences durables sur les guerres religieuses au sein de l’empire romain et a influencé fortement la représentation de la religion qu’a véhiculée le christianisme triomphant jusqu’au moyen âge. De même la discussion philosophique, telle qu’elle a surgi avec les Lumières, notamment avec cette idée capitale d’une religion naturelle et innée en l’homme, a profondément influencé les sciences humaines modernes. Cependant la réflexion philosophique, là où elle avait vraiment de l’influence, a constamment agi d’une tout autre façon que ne l’ont fait plus tard les sciences humaines. Ainsi la philosophie a pour objet la religion juste et vraie, et dans cette mesure elle s’accorde à l’intention religieuse. Au contraire, les sciences humaines, parce qu’elles doivent accorder le même droit à toutes les religions existantes, ne peuvent que rejeter l’idée d’une religion vraie. De là vient la différence des arguments. L’argument philosophique ne peut modifier la perception qu’ont les masses de la religion que dans la mesure où le sujet est abordé, alors que l’argument scientifique force dans tous les cas à la reconnaissance de réalités complètement étrangères. Ainsi de même que les sciences naturelles augmentaient leur impact social lorsque dans les temps modernes elles se limitaient strictement aux faits, de même la réflexion sur la religion ne pouvait également augmenter sa force contraignante que là où elle se transformait en science. La religion se trouvait alors dans une situation complètement inédite dans la mesure où elle subissait désormais la pression de découvertes scientifiques de plus en plus nombreuses et qu’elle devait de toute façon accepter.
En aucun cas on ne soutiendra ici la thèse insensée selon laquelle le profond changement de la religion à l’âge moderne reposerait uniquement sur le travail et la vulgarisation des sciences sociales. On ne passera pas non plus sous silence combien les mutations qu’a connues la société au cours de ce siècle eurent d’importantes conséquences sur le cours de l’histoire religieuse. Le changement de statut de la religion n’est donc qu’un élément de l’évolution sociale. Il faut en effet également y inclure la démocratisation de la culture, c’est-à-dire la participation au progrès de la science, ainsi que la naissance de l’opinion publique, des partis et des idéologies. Mais partout cette nouvelle situation s’est imposée sur le fond d’un combat idéologique où dominait la question religieuse. Et en arrière-plan, on trouvait inévitablement les résultats des travaux des sciences et particulièrement ceux des nouvelles sciences humaines qui sont de purs produits de la modernité. Certes la science moderne avait dès l’origine contribué à l’ébranlement de la religion ainsi qu’à des combats idéologiques qui prirent par la suite différentes formes politiques. La mise en discussion de la religion à l’âge moderne n’est donc pas seulement l’oeuvre des sciences humaines, bien qu’elles y aient contribué activement depuis longtemps. Mais dans la mesure où elles ont modifié fondamentalement le concept et la perception même de la religion, elles ont donné une certaine orientation au débat sur les questions religieuses en le figeant sur certains points de vue bien précis. L’importance et le prestige exceptionnels des nouvelles sciences reposaient directement sur le fait qu’elles laissaient entrevoir une information sûre touchant à l’être, au rôle et à la valeur de la religion dans la culture. C’est pourquoi elles constituent une part importante du changement social et ne peuvent être dissociées du mouvement moderne. Cette influence ne peut être découverte par une sociologie religieuse qui repose sur un système de statistiques dans lequel elle est par principe mise entre parenthèses. Quiconque analyse les documents historiques tombe sans cesse, depuis le milieu du siècle dernier, sur les traces des sciences humaines : dans les programmes politiques et les idéologies, dans les déclarations des classes sociales et des corporations, dans l’éducation et la formation mais aussi dans la vie des associations culturelles de travailleurs, dans les journaux et revues, dans la littérature et l’art, dans la philosophie et la science, dans les églises et la théologie. Toujours et partout, il a fallu d’une façon ou d’une autre débattre des nouveaux concepts introduits par les sciences humaines.
Personne ne peut passer sous silence l’influence décisive que ces nouvelles sciences — qui se sont propagées très rapidement pour une part et plus lentement pour une autre — ont partout exercé, même si nous savons peu de choses précises à défaut de recherches sur le sujet.
Même la logique de cette évolution, qui démarra au siècle dernier, est évidente. Dans la  rencontre avec des cultures étrangères grandissaient la nécessité et l’intérêt de les comprendre. De là sont issues les sciences culturelles historiques dans lesquelles la religion a pris une place importante et desquelles sont plus tard sorties certaines sciences humaines qui ont procédé à des analyses systématiques dont le but était de comprendre ce que l’ensemble des religions avaient en commun. Le moyen utilisé était la comparaison et l’objectif, une conceptualisation scientifique de la religion fondée uniquement sur les faits, en réalité une perception objective de la religion détachée des doctrines religieuses, et dont le but était de dévoiler la vérité du fait religieux. Un jour ou l’autre, les nouveaux concepts introduits par ces sciences se sont propagés à travers toute la société, engendrant ainsi une situation nouvelle. La religion particulière est désormais vécue sous le regard des autres, elle devient le cas particulier d’une manifestation universelle, le fondement de son droit se déplaçant progressivement de sa particularité à sa participation à l’universalité ; le concept scientifique « objectif » de religion s’impose de plus en plus largement à travers des définitions savantes qui renvoient à des couches de plus en plus élevées de l’universalité, qui vont de « la vénération de Dieu » jusqu’aux « fonctionnalités » (de la religion) et à la « réduction de la contingence », en passant par le « Numineux », l’« extra-quotidien » ou les « situations limites ». La définition de la religion comme ce qui est commun à l’ensemble des religions détermine le cadre du débat public de même que celui de l’expérience personnelle. La religion est poussée sur un autre terrain, elle entre dans une nouvelle distance, les hommes eux-mêmes sont déplacés, une autre perception de la religion s’est imposée.
Il est donc maintenant établi que les sciences humaines ont collaboré à la mise en place de ce statut typiquement moderne de la religion, statut que l’on ne trouve que là où ces sciences se sont développées. Si l’on veut bien réfléchir à cette situation, on s’aperçoit alors que le fondement des sciences sociales reste problématique. C’est en effet en tant qu’observateur neutre — en principe au moins — qu’elles ont développé les concepts et théories qui devaient leur permettre de comprendre et d’expliquer les religions réelles. Selon la discipline scientifique ou la direction prise, elles ont présenté les explications les plus différentes mais n’ont jamais pris en compte leur propre influence sur la religion (même si les premiers penseurs libéraux ou marxistes ont développé leur philosophie religieuse avec le projet de hâter la fin de toute façon inéluctable de la religion, ils ne satisfaisaient pas cependant la prétention d’objectivité qui caractérisa plus tard les sciences humaines). Quand cependant les sciences humaines analysent la religion à l’âge moderne, elles ont affaire dans une proportion croissante à leur propre influence sur leur objet d’étude. Mais dans la mesure où la religion perd son indépendance, les sciences humaines perdent à leur tour leur fondement : en effet, elles ne peuvent expliquer et comprendre le fait religieux que si elles y incluent leur propre influence. Cela ne s’est encore jamais produit et personne ne l’a encore exigé. Au contraire, les sciences humaines restent convaincues de n’être que de simples observatrices, et dans la mesure où cette conviction devient de plus en plus illusoire, elles perdent progressivement tout crédit. Sous la pression constante des sciences sociales, la religion a évolué vers une situation complètement inédite que lesdites sciences ne peuvent plus comprendre aussi longtemps qu’elles tiendront fermement à la fiction qui veut que la religion existe et se développe indépendamment de tous les travaux ou affirmations la concernant. Devant la recherche d’explications, elles tournent en rond : excluant leur propre influence, elles aboutissent à des résultats inexacts qui provoquent eux-mêmes de nouveaux effets, ce qui les amène à méconnaître et à aggraver de plus en plus la situation. Tant que les sciences humaines s’attacheront à la fiction selon laquelle la religion obéit uniquement à ses propres contraintes sans être nullement influencée par les propos qu’elles mettent en oeuvre, elles maintiendront un écart fondamental, un défaut systématique qui les rendra incapables de comprendre le fait religieux. Il est urgent que toutes les sciences humaines — et donc la sociologie religieuse — recherchent quelle est leur influence sur le développement moderne de la religion. Cela leur permettrait de travailler à élaborer des thèses, concepts et théories qui soient vraiment adaptés à leur objet. Ce n’est que de cette manière que la sociologie pourra à nouveau découvrir dans quels secteurs, et comment, ce qui reste de la religion à l’âge moderne agite encore le temps présent, c’est également le seul moyen pour que la sociologie religieuse, déjà bien misérable elle-même, puisse retrouver le rôle central qu’elle a longtemps joué dans la culture moderne et la sociologie.

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13 Nov 2011

Mondialisation et déshumanisation par Alberto Wagner de Reyna

[note : cet article est paru dans le numéro 69 de catholica, pp. 75-87]

Depuis Ortega y Gasset, qui avait fait du thème de notre temps le titre d’un de ses livres, ce thème a bien évolué. A la jointure de siècles et de millénaires où nous sommes rendus, on conviendra aisément que ce thème ne peut être que celui de la mondialisation. Ce mot, que tout le monde entend et que tous ont à la bouche sans plus y réfléchir, ne manque pas de sel : il contient, grammaticalement mais surtout conceptuellement, le mot monde en même temps qu’il signifie la volonté de tout réduire à ce dernier. En effet, ce qui n’est pas « de ce monde » est considéré comme quelque chose d’outrecuidant, et le seul fait de l’évoquer est incompatible avec le « politiquement correct ». A peine est-il permis comme une réalité relevant du petit monde intérieur de chacun, de cette zone obscure qui est sur le point de disparaître de la face de la terre et de la conscience des hommes. La mondialisation est liée à la mondanisation.
En tout cas, la mondialisation est le propre de la modernité telle que nous la vivons actuellement. C’est cela qu’on vise lorsqu’on parle de globalisation. Quant à ce dernier terme, il peut être compris dans deux sens distincts mais complémentaires. D’un côté, il a une acception géographique, la globalisation recouvrant la terre entière dans toute sa surface — continents, océans, atmosphères — et pourquoi pas aussi les voisins de sa planète — la lune… ; c’est l’ensemble géographiquement et cosmiquement cernable. Et de l’autre, le même terme recouvre toutes les approches que l’on peut avoir de la réalité — c’est son aspect interdisciplinaire —, c’est-à-dire toutes les manières d’aborder la réalité, par les sciences et les techniques ; c’est une acception pluridisciplinaire et holistique. Dans ce dernier cas, la globalisation s’étend à la connaissance du passé, à l’action dans le présent et à la prévision de l’avenir. Elle s’étend en largeur et profondeur, à l’intérieur et à l’extérieur. Entendue dans son sens disons géographique, la globalisation n’est pas neutre, puisqu’il y a des puissances dominantes (pays, institutions, groupes, ambitions individuelles) qui s’affairent pour l’imposer, avec son mot d’ordre du marché unique. Du point de vue de son acception pluridisciplinaire, elle n’est pas non plus neutre et égale pour tout, car l’absorption qu’elle réalise joue au profit d’un élément dominant dont les facettes multiples sont en réalité très solidaires, interdépendantes et unifiées. Derrière le pluralisme de façade, c’est une même orientation qui est imprimée à toutes les activités, explications, projections, motivations, désirs, possibilités d’organisation, bref de tout ce qui constitue l’homme dans sa vie, son monde, sa transcendance. Elle prétend être et accepte de s’appeler la « pensée unique ».
On ne saurait donc restreindre à une seule idée ou entité les éléments de cette fonction englobante et réductrice, ni les ramener à des termes quantitatifs (par ailleurs étudiés par des chercheurs et des penseurs compétents). Je rappellerai ici quatre éléments moteurs, au moins les quatre principaux : le nihilisme, issu de la pensée technique ((. Le nihilisme dérive de la pensée technique qui nous domine en cette fin de millénaire. Martin Heidegger l’a étudié avec beaucoup de profondeur, en prenant appui sur Nietzsche et aussi sur le livre fondamental du jeune Ernst Jünger, Le Travailleur. Je me contenterai de renvoyer sur ce point à mon essai Heidegger y la esencia del nihilismo (PUCP-Fondo de Cultura económica, Lima, 2000).)) , le panéconomisme, et surtout l’organisation et la statistique sur lesquels je me concentrerai davantage.

Le panéconomisme

Fondamentalement lié à la volonté de puissance déjà dénoncée par Nietzsche, le panéconomisme l’est aussi à l’omniprésence de l’information et à la communication instantanée et universelle. L’économie cherche à conquérir le pouvoir et — étant mondiale — a besoin d’un réseau efficace de communications. Le pouvoir — pas nécessairement celui de l’Etat — n’est réel que s’il domine l’économie et l’information. Et celle-ci, qui constitue en elle-même un pouvoir — presse, télévision, agences de presse —, requiert une base économique solide. Si les éléments de cette trilogie indissociable et pratiquement toute-puissante se disloquent, il y a une crise, d’où l’on ne sort qu’en recomposant cette union. Cette superpuissance mondiale et mondaine (conjonction de capital, de force, et d’opinion) ne constitue pas en elle-même un Etat déterminé, mais une nébuleuse anonyme, omniprésente, qui a la force de la décision, et à laquelle seule peut faire obstacle la misère à échelle planétaire — une « dégradation » de la réalité qu’elle voudrait pouvoir ignorer.
Le panéconomisme est l’objet de discussions quotidiennes, bien que ce soit de manière inégale selon les protagonistes : les uns, les plus nombreux, administrent la vérité officielle et disposent de tous les moyens de communication de masse ; les autres, les petits, sont des marginaux qui ne savent pas — selon les autres — de quoi il s’agit et dont on dit que le mieux qu’ils puissent faire serait de se taire.
Notre mode de vie occidental, qu’on suppose universellement applicable, se propose de parvenir, au moyen de la mondialisation du marché, de la stabilisation monétaire (et la suppression totale de l’inflation) et d’une économie sans aucune entrave, au progrès intégral permanent et universel du monde à venir. On nous assure la réussite et l’équilibre de ce système, preuves à l’appui — malgré les petits contretemps qu’ont pu être les crises asiatique et sud-américaine, les statistiques le confirment : plus grande richesse, échange de biens croissant et diminution des coûts, essor du secteur tertiaire, plus grande facilité des communications, et ce à l’échelle internationale du village global — grâce au néolibéralisme et à l’omniprésence de la technologie. Cette position d’ordre théorique s’accompagne de la conviction intolérante et autosatisfaite que, avec la globalisation, on parvient à définir les fondements de la réalité contemporaine, et que la mondialisation qu’elle implique, en portant dans la pratique cette vision d’ensemble exclusivement monétaire, se fait à l’évidence au bénéfice de l’humanité.
Dans ces conditions, les paramètres du temps et de l’espace perdent leur signification : tout peut être simultané et en même temps arriver en tout lieu ou (ce qui est pareil) à personne. L’homme a oublié sa « durée », son propre temps, le temps et l’éternité n’ont plus de sens ou se confondent. L’espace se crée et le temps se consume en fonction de l’Economie. L’homme ne représente alors plus rien puisque la modernité globalisante considère que toute son activité sociale doit se référer à sa composante économique, à laquelle est subordonné le reste des manifestations de sa vie. Il est, en principe et en pratique, l’homo faber, le producteur-distributeur-consommateur, et tous les autres sont uniquement des « aspects » de lui. Désormais, on n’habite pas mais on crée des espaces et on consomme du temps, on n’appartient pas à une communauté mais on communique en se servant des médias, de personne qu’on est on devient une donnée matérielle destinée à être comptée, une donnée statistique. Réduit à l’état de composant ou de variable du calcul économique, véritablement réifié — il n’y a plus ni valeurs morales et religieuses, ni compassion, ni sentiments — l’homme, de fin qu’il était, se convertit en moyen, pris dans l’engrenage qui l’englobe et le conditionne, la globalisation devenant même la condition indispensable de son existence.

L’organisation

Mais ce phénomène n’a été possible que grâce à l’organisation et à la méthode statistique qui lui est insufflée, qui se transforme ainsi en connaissance pratique et projective irréfutable. Ceci nous conduit à évoquer l’une des veines principales qui nourrissent le phénomène de la modernité : l’organisation. Aujourd’hui, ce terme a une consonance magique. Une « organisation » a la réputation d’être une entité respectable, puissante, qui ne se trompe jamais et qui rend d’éminents services. L’anarchie est le pire des maux. Devant un organigramme on doit être — si on ne veut pas passer pour un « minable » — obligatoirement en extase et bouche bée. Et un bon organisateur sera capable de conquérir le monde. Cela vaut bien la peine de considérer d’un peu plus près un concept si prestigieux et la dynamique mystérieuse qui le sous-tend.
Si l’organe existe en fonction de la technique, qui se sert de lui, la technique à son tour implique l’organe ; et l’homme s’ingénie à augmenter son excellence : elle tend à le transformer en machine. Celle-ci est donc un organe évolué, ce qui veut dire qu’elle a acquis un certain degré d’autonomie avec lequel elle tend à s’émanciper de la dépendance dont elle est issue et ainsi porte — et arrive — à deux nouvelles étapes ou situations : d’abord la possibilité, déjà évoquée, que l’homme l’utilise sans vraiment connaître le processus qu’elle réalise, c’est-à-dire avec une technique diminuée, surpassée de loin par la « technicité » de la machine. Ensuite, franchissant un pas supplémentaire, l’automatisme, dans lequel celle-ci atteint sa perfection et son indépendance à l’égard de l’homme. Cette évolution trouve sa plus grande manifestation dans l’électronique et les ordinateurs et autres engins d’aujourd’hui qui prétendent rivaliser avec — et même surpasser — l’intelligence humaine.
De cette manière, l’organe — instrument — semble acquérir une signification propre et en définitive se suffire à lui-même : l’œuvre réalisée est considérée totalement comme son œuvre. C’est la sienne et elle se « réalise » en elle, recouvrant et, après, abandonnant la fonction fondamentale de moyen qu’elle avait au départ. Elle s’est transformée en sa propre fin. Par un autre chemin, l’organe parvient aussi à surpasser son caractère de serviteur : à travers les réalités avec la vie. Pour citer une fois de plus le Stagirite, il nous explique dans son De Anima (614 b 14) que les parties du corps sont les organes de l’âme et existent en vue de la fonction qu’ils réalisent. Avec le matérialisme du XIXe siècle, et la disparition conséquente de l’idée de l’âme comme directrice et substance du corps, les organes — instruments — sont devenus l’unique réalité présente dans l’homme ; et ce qui est la somme des organes, l’organisme, s’est transformé en être fondamental, l’unique matière de la multiplicité organique.
L’organisme vivant (ensemble d’organes dont on a aujourd’hui oublié ou matérialisé la transcendance liée à l’âme) et l’organisme technique (la machine qui dans son automatisme rivalise avec le psychisme) convergent vers le même terme : l’organisme comme fin. Dans les deux cas, on doit cette évolution à la suppression de la psychê comme point de référence de l’organe ; l’éliminant, dans l’un, comme forme substantielle du corps, et établissant dans l’autre un pseudopsychisme comme moteur de la machine.

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
11 Nov 2011

Valeurs non négociables et fuite du politique par Gilles Dumont

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 96, pp. 22-30]
Le court Message de la conférence épiscopale à l’occasion des prochaines élections rendu public le 18 octobre 2006, bien qu’il procède à une timide réhabilitation de la nation, reste dans la tradition des intentions généreuses à l’égard des processus électoraux et des institutions qu’ils nourrissent. Il affirme en particulier la communauté de vues qui serait celle de la République et des catholiques, puisque « construire une cité plus fraternelle, tel est le devoir d’un chrétien, tel est aussi l’idéal républicain » ((. Op. cit., p. 16.)) . La brochure est truffée de ces belles intentions, dont les développements consacrés à « la recherche du bien commun » constituent un bon exemple : « La démocratie est une réalité fragile. Elle est instituée depuis longtemps par la Constitution. Mais vivre ensemble, constituer un peuple, est sans cesse à reprendre au fil des évolutions de l’histoire. La démocratie reste toujours inachevée. Elle est à renforcer à chaque élection. D’où cette exigence : voter, c’est participer à l’amélioration de la vie ensemble, ce que l’enseignement social de l’Eglise appelle le bien commun universel » ((. Ibid., p. 20.)) , etc.
Ce texte perpétue la désormais longue histoire de l’assistance apportée par « l’Eglise qui est en France » à des institutions républicaines en déclin. Cette attitude, qui a prolongé et accentué le ralliement, l’a longtemps empêchée de seulement laisser penser qu’elle pourrait être en désaccord avec les orientations générales de la société dans laquelle elle se trouve. Ainsi, la réconciliation entre l’Eglise de France et les institutions contemporaines, spécialement les institutions politiques, « s’est faite grâce à une relative discrétion sur les sujets qui fâchent […]. Si l’amour du bien se mesure à la haine que l’on a pour le mal qui s’y oppose, la question demeure de savoir si l’on peut éclairer les consciences sans jamais mettre en garde contre ce qui est mal. Ne prenons pas l’effet pour la cause. Les véritables raisons de l’impuissance des catholiques en politique ne relèvent pas de la sociologie religieuse ou du petit nombre, mais peut-être bien, jusqu’à une date récente, de la tiédeur générale de l’Eglise de France » ((. Thierry Boutet, L’Engagement des chrétiens en politique. Doctrine, enjeux, stratégie, Privat / Association pour la fondation de service politique, 2007, coll. Arguments, pp. 22-23.)) .
Sans être aucunement remis en cause d’une façon générale — le texte de la Conférence épiscopale suffit à le rappeler —, ce profil bas, voire cette compromission, ne fait plus l’unanimité y compris au sein même de l’épiscopat. Dans une lettre ouverte adressée aux candidats aux élections qui viennent de se dérouler, Mgr Jean-Pierre Cattenoz, archevêque d’Avignon, employait un langage assez différent de celui de ses confrères. La lettre commençait ainsi : « Mesdames et Messieurs les candidats, quand je vous écoute, j’ai mal pour mon pays », et se concluait par un appel aux électeurs à vérifier la conformité des propositions des candidats à « l’Evangile de la vie » : « Au nom de l’Évangile et à la veille de l’élection présidentielle et des élections législatives, je ne peux qu’inviter les hommes politiques, les chrétiens et tous les hommes de bonne volonté à passer au crible de l’Évangile et de l’enseignement de l’Église vos propositions avant de se déterminer dans leur choix » ((. Mgr Jean-Pierre Cattenoz, Lettre ouverte aux candidats à l’élection présidentielle, 22 mars 2007.)) .
En creux, était présent dans ce texte, comme dans une intervention du Cardinal Barbarin dans le même cadre, la possibilité de déserter les institutions politiques contemporaines, sous la forme de la non-participation à l’acte électoral. L’archevêque de Lyon estimait ainsi que la situation dans laquelle un électeur pourrait être amené à faire valoir une objection de conscience à la participation électorale « peut se présenter ou s’imposer à la conscience d’un électeur. Il pose alors l’acte politique de ne pas voter ou de voter blanc », situation qui interviendrait « dans tout ce qui touche à la vie », et le cardinal se référait au « concept » choisi par les évêques de France, celui de « société fraternelle ». Même si l’entretien ne fait pas apparaître une pensée très linéaire sur ce thème, Mgr Barbarin mentionnait expressément la caution apportée par la participation électorale : « Si, par exemple, je cautionne un système économique qui fait qu’il y a des milliers de gens dont la vie est menacée, je porterai devant Dieu la responsabilité de leur mort » ((. Cardinal Philippe Barbarin, « La politique n’est pas un sujet tabou pour les croyants », entretien accordé à Famille Chrétienne, 5 mai 2007.)) .
Cette attitude nouvelle d’une portion certes restreinte, mais intellectuellement non négligeable, de l’épiscopat français est sous-tendue par une référence commune à des « principes non négociables », comme le précisait explicitement Mgr Dominique Rey, évêque de Toulon-Fréjus, dans une autre intervention préélectorale, principes issus de la « Note Ratzinger » de 2002. Dans ce texte de la Congrégation pour la doctrine de la foi, signé par son préfet d’alors, le cardinal Ratzinger, il était en effet notamment rappelé qu’un certain nombre de principes moraux « n’admettent ni dérogation, ni exception, ni aucun compromis, en matière d’avortement, d’euthanasie (à ne pas confondre avec le renoncement à l’acharnement thérapeutique légitime) et quant au droit primordial à la vie, depuis la conception jusqu’à la fin naturelle, au devoir de respecter et de protéger l’embryon humain, de préserver la protection et la promotion de la famille fondée sur le mariage monogame entre personnes de sexe différent, de garantir la liberté d’éducation des enfants par les parents, le droit à la liberté religieuse, au développement dans le sens d’une économie au service de la personne » ((. Congrégation pour la doctrine de la foi, Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, 24 novembre 2002.)) , sans que, bien entendu, la mission de l’ordre politique soit pour autant réduite à ces seuls aspects. Plus récemment, le même auteur, devenu Benoît XVI, a réitéré, dans un discours devant des représentants des héritiers européens de la démocratie chrétienne, qu’« en ce qui concerne l’Eglise catholique, l’objet principal de ses interventions dans le débat public porte sur la protection et la promotion de la dignité de la personne et elle accorde donc volontairement une attention particulière à certains principes qui ne sont pas négociables », en indiquant que, parmi ces principes, figuraient ceux qui avaient été développés dans l’extrait de la Note qui vient d’être cité. Benoît XVI ajoutait que « ces principes ne sont pas des vérités de foi, même s’ils reçoivent un éclairage et une confirmation supplémentaire de la foi », et les rattachait très explicitement au droit naturel : « Ils sont inscrits dans la nature humaine elle-même et ils sont donc communs à toute l’humanité » ((. Benoît XVI, Discours aux participants au congrès promu par le parti populaire européen, 30 mars 2006.)) . La même référence à des « valeurs fondamentales » qui « ne sont pas négociables » se rencontre également dans l’exhortation post-synodale sur l’Eucharistie, qui ajoute cependant à la liste précédente une mention de « la promotion du bien commun sous toutes ses formes » ((. Benoît XVI, Exhortation apostolique post-synodale Sacramentum Caritatis, 22 février 2007, n. 83.)) .
Cette dernière mention du bien commun est cependant souvent éludée lorsque les représentants du catholicisme institutionnel français se réfèrent aux points non négociables, qui sont présentés comme des valeurs auxquelles les responsables politiques ne doivent pas toucher et, par conséquent, qu’il faudrait préserver de toute intervention étatique. La référence qui leur était faite, tant par la Note Ratzinger que par les textes ultérieurs, ne signifiait pas l’affirmation d’une obligation, pour une réalité politique considérée isolément, de respecter certains principes moraux qui lui seraient intrinsèquement extérieurs, mais au contraire le rappel de ce que la politique elle-même repose sur des fondements moraux ((. Cf. B. Dumont, « Le paragraphe 28 de Deus Caritas est et les bases incertaines de la démocratie », Catholica, n. 91, printemps 2006, p. 83.)) . L’intérêt des prises de position minoritaires des catholiques sur les élections est de mettre l’accent sur une situation qui, au premier abord, apparaît ainsi très peu cohérente.
D’un côté, en effet, il s’agit d’affirmer que, l’action politique ayant pour but de défendre les « points non négociables », il faut voter, au choix des électeurs, pour des candidats qui promeuvent ces « valeurs », ou tout au moins qui ne leur portent pas atteinte. Et là réside le basculement logique : alors que, comme le soulignait le discours au congrès du PPE, la promotion du bien commun, objet même de l’action politique, fait partie intégrante de ces « valeurs », et que lesdites valeurs n’ont rien de propre aux catholiques, mais découlent de la nature humaine (et, doit-on ajouter, du caractère naturel de la politique), les candidats au suffrage sont jugés sur leur capacité à ne pas porter atteinte à ces valeurs. Mais d’un autre côté, ce qui apparaît comme une défiance ne va pas jusqu’à s’interroger sur le caractère politique d’institutions dont le rapport au bien commun est perçu non sous l’angle de sa réalisation (et pas uniquement, d’ailleurs, de la participation à sa réalisation), mais de l’absence d’atteinte qu’elles lui portent. Cette attitude purement défensive se rencontre, à un degré plus poussé, dans la Note Ratzinger et avant elle dans Evangelium vitae, qui prônent une certaine forme de « moindre mal », en indiquant, à propos de l’avortement que « dans le cas où il ne serait pas possible d’éviter ou d’abroger totalement une loi permettant l’avortement déjà en vigueur ou mise au vote, cela n’empêche pas qu’“un parlementaire, dont l’opposition personnelle absolue à l’avortement serait manifeste et connue de tous, pourrait licitement apporter son soutien à des propositions destinées à limiter les préjudices d’une telle loi et à en diminuer ainsi les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publique” » ((. Jean-Paul II, Evangelium Vitae, n. 73 ; Congrégation pour la doctrine de la foi, Note préc., n. 4.)) .

Rubrique(s) : Textes
30 Oct 2011

Testis, ou Blondel en politique par Bernard Dumont

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 73, pp. 87-93]
Deux questions fondamentales ont affecté la participation des catholiques à la vie politique depuis la consolidation du régime républicain en France, l’une concernant la définition de l’ordre politique, l’autre touchant à leur discipline collective en tant que citoyens.
Tout l’enseignement pontifical du XIXe siècle, et une bonne partie de celui du XXe affirment nettement l’existence de principes stables, tirés de la raison naturelle et s’imposant à tous, quoique avec un degré inégal de réalisation dans l’espace et le temps. Il existe des invariants en matière politique et aucune prétendue loi du progrès de l’Histoire ne peut y changer quelque chose, puisque ces invariants découlent de la nature humaine et de ses exigences. Dans l’ordre des réalisations pratiques diverses configurations sont abstraitement ou historiquement pensables, mais aucune de celles-ci n’a de validité si elle n’est ordonnée in fine à la réalisation d’une société juste, conçue comme un cadre permettant à chacun des membres du corps social non seulement d’accomplir le meilleur de son humanité, mais surtout de trouver aide et garantie pour accueillir la vie divine, l’unique nécessaire.
Si cette conception peut déboucher dans l’abstrait sur une pluralité de voies, elle ne permet pas en revanche le choix sur ses propres bases pas plus qu’elle ne fonde, concrètement, le droit de changer l’ordre légitime en vigueur, sinon par mode de proposition. Toute la doctrine théorique d’un Léon XIII s’articule sur ces deux affirmations on ne peut plus opposées à l’idée démocratique moderne (puisque l’essence du contrat social est la capacité de définir l’ordre des choses) et à la principale innovation sur laquelle repose sa pratique, les partis politiques. Elle n’a jamais été révoquée, sinon de manière floue tant à Vatican II que depuis ((. Gaudium et spes, n. 74-3 : « La détermination des régimes politiques, comme la détermination de leurs dirigeants, doivent être laissés à la libre volonté des citoyens ». Ce passage, d’expression inusitée, semble énoncer une obligation de démocratisme. Il est cité dans le Catéchisme de l’Eglise catholique (n. 1901), qui le commente cependant dans un sens des plus classiques : « La diversité des régimes politiques est moralement admissible, pourvu qu’ils concourent au bien légitime de la communauté qui les adopte ». Ailleurs dans le même Catéchisme (n. 1904), c’est Jean-Paul II qui est cité (Centesimus Annus, n. 44) : « Il est préférable que tout pouvoir soit équilibré par d’autres pouvoirs et par d’autres compétences qui le maintiennent dans de justes limites. C’est là le principe de “l’Etat de droit” dans lequel la souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés arbitraires ». On notera que cette adhésion aux principes de Montesquieu est exprimée sur le mode d’une préférence, sans que l’on puisse savoir si celle-ci signifie l’affirmation d’un plus grand bien dans l’absolu ou ne relève que d’une opinion circonstancielle.)) .
Cette première question de principe s’est doublée d’une autre, liée aux circonstances postrévolutionnaires et à l’exclusion progressive des catholiques hors du champ politique. C’est celle de la naissance du Bloc catholique, de la politique cléricale, épiscopale, pontificale, concevant, jusqu’à très récemment dans un pays comme l’Italie, l’action politique des catholiques comme obligatoirement régie par un principe unitaire absolu, ce principe ne découlant pas de la nature politique des choses, mais de l’utilité, de la puissance opposable à une société toujours plus hostile au christianisme, du nombre des « divisions » destinées à impressionner l’adversaire. De là les grandes discussions autour de l’idée du « parti catholique », dans la période même du Ralliement, de là aussi la tentative ultérieure d’enrégimentement des laïcs dans les rangs de l’Action catholique, organisme auxiliaire du clergé et par conséquent étroitement contrôlé par la hiérarchie ecclésiastique.
A la jointure des XIXe et XXe siècles, une partie des catholiques « sociaux », les abbés démocrates, les sillonnistes disciples de Marc Sangnier se sont opposés sur le terrain théorique à ce qui pouvait condamner d’avance le principe même de leur entreprise, c’est-à-dire à toute idée d’un ordre politique valable universellement, conservatrice et officiellement catholique, autrement dit à ce que depuis on a appelé l’intégralisme catholique. Ils préféraient très spontanément une conception plus relative, plus évolutive, plus historicisée, qui leur permettrait de justifier leur acceptation des nouvelles règles du jeu politique, considérées comme un donné neutre, un héritage de l’évolution naturelle et du progrès social, et encore comme un terrain à occuper « en chrétien » et non « en tant que chrétien », selon l’astucieuse distinction plus tard lancée par Jacques Maritain. Pour les mêmes raisons, ils ne pouvaient que se montrer hostiles à toute idée de bloc catholique sous direction cléricale unitaire, excluant leur liberté de manœuvre et d’allure trop guerrière. Sans lien univoque avec la querelle théologique du modernisme, le partage des eaux devait cependant déboucher sur des alliances ou des pactes de non-agression pratiquement inévitables : ralliés et modernistes d’un côté, fidèles à l’orthodoxie romaine et intégralistes de l’autre.
Cette répartition s’est compliquée quand les catholiques intégraux ont fait massivement allégeance à Charles Maurras. Conservant une vision de chrétienté, ils se sont, de facto, soustraits à la tutelle cléricale pour se placer sous celle d’un non-chrétien, disciple d’Auguste Comte et aussi inaccessible que lui au raisonnement métaphysique, considérant la politique comme une science sociale empirique analogue à la physique. Salué comme homme providentiel en raison de l’admiration qu’il vouait à l’Eglise de l’Ordre et à la cohérence logique de la doctrine catholique, et parce qu’il rejetait le régime antichrétien issu de la Révolution, Maurras a forcément fait figure de concurrent pour le parti clérical. Mais dans le même temps, il constituait aussi un obstacle pour les ralliés qui ne manquèrent pas de l’attaquer et surtout de s’en prendre aux catholiques qui se mettaient à sa suite. Ils leur reprochaient leur esprit de transaction envers l’incroyant Charles Maurras. Le reproche était sans doute fondé, mais assez impudent puisque eux aussi transigeaient dans la pratique, mais avec les républicains cette fois. De ce fait, le parti clérical et le parti rallié se retrouvèrent, pour assez longtemps, dans le même camp.
C’est sur ce fond circonstanciel qu’il faut lire un texte perdu de vue, rédigé par Maurice Blondel en défense des Semaines sociales, initiative lancée au début du XXe siècle comme une sorte d’université populaire, et rapidement devenue un milieu de support du Ralliement ; une défense qui prit d’ailleurs exclusivement la forme d’une attaque dirigée contre ceux qui le refusaient. Le titre original, publié sous le pseudonyme de Testis, en était plus neutre (Catholicisme social et monophorisme), mais l’éditeur actuel lui a préféré une sorte de message didactique : Une alliance contre nature : catholicisme et intégrisme. La Semaine sociale de Bordeaux 1910 (Lessius, Bruxelles, 2000). Le préfacier, Mgr Peter Henrici, évêque-auxiliaire de Coire, en Suisse, coordonnateur international de Communio et ancien professeur d’histoire de la philosophie à la Grégorienne, reconnaît le caractère assez insolite de la réédition de ces textes de circonstance et dont le style polémique, qui date souvent fortement, ne peut qu’agacer un lecteur s’attendant à autre chose de la part d’un philosophe honoré pour la largeur de ses vues. Voulant rassurer ce lecteur, il recourt à un double argument d’autorité : les considérations de Blondel en matière politique « sont devenues aujourd’hui le patrimoine commun de la théologie catholique », et « cet acquis a été confirmé, de manière positive et avec la plus haute autorité, par la constitution pastorale Gaudium et spes de Vatican II » (p. XV).

Rubrique(s) : Textes
29 Oct 2011

Le collapsus éducatif par Inger Enkvist

La décomposition du lien social tant déplorée depuis des années n’a pas pour cause unique la crise de l’éducation familiale, sociale, patriotique, religieuse. Mais celle-ci en constitue l’un des principaux facteurs en même temps qu’elle en donne l’image la plus immédiatement perceptible : effondrement de la culture – fruit direct de l’échec du système scolaire sous contrôle étatique, de la maternelle à l’université – et indifférence ou mépris pur et simple du bien commun, du vandalisme à la haine de soi. Au-delà des nuances qui s’imposent, la remarque vaut pour la plupart des pays occidentaux. Ce constat général, quelles que soient les négations effrontées et les hypocrites dénonciations arrêtées à mi-course, met certes en cause l’incurie politique ou les intérêts de certains groupes sociaux. Mais les racines du mal sont plus profondément à rechercher dans les idéologies éducatives issues des Lumières et parvenues, au stade de la postmodernité, à une sorte de furie du nivellement par le bas. Zygmunt Bauman a fait remarquer que par un effet non innocent d’inversion, l’individualité est exaltée comme jamais dans le passé de la modernité, mais se voit offrir comme unique moyen de réalisation le conformisme et le déracinement historique ((. Cf. Z. Bauman, La vie liquide, Le Rouergue/Chambon, Rodez, 2006. C’est pour cette raison, explique le sociologue, que « le passé tend systématiquement à être détruit » (ibid., p. 173).)) . A ce sujet, nous avons interrogé Inger Enkvist, professeur à l’Université de Lund, en Suède (littérature espagnole et latino-américaine, études romanes) et auteur de nombreux ouvrages en suédois et en espagnol, notamment Repensar la educación (Ediciones internacionales universitarias, Pampelune, 2006). Experte dans l’observation des phénomènes de destruction linguistique et des ravages de la théorie du « genre », elle a spécialement étudié les idéologies égalitaristes mises en oeuvre dès l’école élémentaire.

Catholica – Partons d’un constat, voulez-vous : nous sommes bien devant une crise de l’éducation ?

Inger Enkvist – Oui, bien sûr qu’il y a une crise éducative. Cela se vérifie tant dans le niveau de connaissances des élèves que dans leur conduite, autrement dit dans les deux sens du mot éducation. On constate les effets de cette crise lorsqu’on traverse le centre d’une ville et qu’on voit ses murs tagués, des ordures et des mégots sur le sol, les arrêts d’autobus détruits pour le plaisir de détruire. Tout aussi triste est le spectacle des jeunes réunis pour consommer de l’alcool. Les jeunes d’aujourd’hui jouissent d’une situation économique plus favorable que celle de toutes les générations antérieures, et malgré cela, ils choisissent d’utiliser leur liberté et leurs ressources de manière négative. Cette dégradation s’est produite petit à petit, tandis que les autorités n’ont cessé de dire que tout allait de mieux en mieux, et que beaucoup de gens ont tardé à se rendre compte de la situation réelle.
On constate une évidente perte de la maîtrise de la langue, affectant non seulement le lexique, l’orthographe, la syntaxe mais aussi évidemment les concepts correspondants. En quoi cette perte de maîtrise traduit-elle la profondeur de la crise ?
Effectivement, la réduction de l’agilité linguistique traduit ce qui s’est passé en matière d’éducation. Ce résultat est une combinaison de ce qui a affecté la famille, l’école et les médias. Les échanges entre les membres de la famille se sont réduits parce que chacun a son horaire propre et s’occupe de soi. La conversation est remplacée par le son de la télévision.
Dans la chambre d’un jeune, il y a presque toujours un ordinateur, mais pas toujours des livres, et l’ordinateur est utilisé pour jouer et pour écrire des messages aux amis plus que pour étudier. A l’école, la baisse du niveau de capacité d’expression est en relation avec la nouvelle pédagogie qui valorise avant tout l’apprentissage dit actif. Ce que l’on considère comme actif est tout ce qui est lié au mouvement et à l’activité manuelle plus qu’à l’activité mentale. Auparavant l’école se caractérisait par un accent mis sur l’écoute, la lecture et l’écriture. Les élèves écoutaient le professeur et lisaient les manuels, c’est-à-dire qu’ils étaient en contact avec des sources compétentes en matière d’usage du langage. […]

Rubrique(s) : Les nouvelles pédagogies, Numéro 113
15 Sep 2011

Chersonèse et le destin de la Russie par Bernard Marchadier

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 67, pp. 96-101]

En 1922, le père Serge Boulgakov (1871-1944) se trouve réfugié à Yalta, où la Révolution bolchevique vient de le rejoindre, avec son cortège d’horreurs, de misères et de souffrances. Devant le spectacle d’une dévastation qui n’épargne rien ni personne et qui touche de plein fouet l’Eglise russe, Boulgakov s’interroge sur le destin de son pays, dont l’histoire semble s’être arrêtée en 1918 avec la chute de l’empire — dernier empire chrétien de l’Histoire, si on excepte l’Ethiopie jusqu’en 1974 — et avec la disparition de l’Empereur qui, dans l’Eglise d’Orient, était traditionnellement le protecteur, sinon le chef, de l’Eglise. Devant ce vide et ce chaos, Boulgakov en vient à penser que la réunion avec l’Eglise catholique romaine est pour l’Eglise russe la seule voie de salut.
Ces réflexions, il les notera sous forme de dialogues dans un ouvrage intitulé Sous les remparts de Chersonèse ((  Editions Ad Solem, Genève, 1999.)) , dont il emportera le manuscrit avec lui quand il sera expulsé de Russie (décembre 1922). Après un séjour à Constantinople (décembre 1922-mai 1923) puis à Prague (mai 1923-avril 1924), Boulgakov rejoindra Paris, où il fondera en 1925 l’Institut de théologie Saint-Serge et où il mourra en 1944. C’est à Paris également que Boulgakov composera l’essentiel d’une œuvre qui fait de lui sans conteste le plus grand théologien russe du XXe siècle (et dont la majeure partie a été traduite en français et publiée par les éditions de l’Age d’Homme).
Mais Boulgakov ne publiera jamais les Remparts de Chersonèse, témoins d’une « tentation catholique » qu’il rejettera vite une fois chassé de Russie. Pourtant, il n’en détruira pas le manuscrit, qu’il classera dans ses archives peu avant de mourir. Il faudra pourtant attendre 1991 pour que les jésuites du Centre Saint-Georges de Meudon le publient dans leur revue (en langue russe) Simvol. Depuis, ce texte a connu en Russie même deux éditions (1993 et 1997) et a été traduit en italien. S’il m’a semblé utile et intéressant d’en établir et d’en présenter une version française, c’est parce qu’il pose les questions fondamentales et pour ainsi dire constitutives de la Russie, que tout Russe qui réfléchit ne peut manquer de se poser, et qu’il les expose avec vigueur et clarté, dans un livre puissamment argumenté.
Les remparts de Chersonèse se présentent sous la forme d’une conversation entre quatre personnages qui sont les champions des deux camps du dialogue russe séculaire, ceux qu’on appelait au XIXe siècle les occidentalistes et les slavophiles. Les premiers parlent par la bouche d’un Réfugié et d’un Prêtre de paroisse, les seconds par celle d’un Théologien laïc et d’un Moine. Le Boulgakov de 1922 étant nettement occidentaliste, c’est évidemment le Réfugié et le Prêtre de paroisse qui ont la part belle dans cet ouvrage.
C’est à la lumière du considérable fait nouveau qu’est la Révolution de 1918 que les protagonistes du livre reprennent le vieux débat. Ils sont réunis en Crimée, à Chersonèse, sur les lieux mêmes où, en 988, le prince Vladimir reçut le baptême avant de baptiser tout son peuple et de faire ainsi entrer la Russie dans l’Histoire. Or le lecteur de l’an 2000 ne peut qu’être frappé par ce que cette interrogation conserve d’actuel, alors que l’empire soviétique vient lui aussi de s’écrouler, après avoir soumis le pays à soixante-dix ans de glaciation communiste. En l’an 2000 comme en 1922, la Russie, au bord de l’écroulement, est amenée à s’interroger sur son passé, sur sa nature, sur sa vocation, sur sa relation avec l’Occident, et ce sont les éléments de réponse que ces dialogues apportent qui en font toute la valeur. C’est sous cette lumière que se placent les réflexions qui suivent.
Le fait majeur, le fait capital qui conditionne tout, c’est que la Russie, si elle a été baptisée par les Byzantins, et donc par des Grecs, n’a pas eu à apprendre le grec. En 988 en effet la Bible, ou en tout cas les principaux livres de celle-ci, avait été traduite en vieux slave (langue alors comprise de l’ensemble des Slaves, de l’Est comme de l’Ouest) par saints Cyrille et Méthode (IXe siècle) et par leurs disciples de Moravie et de Bulgarie. Boulgakov, très sévère à l’égard des Grecs, accuse même les Byzantins d’avoir sciemment omis d’apprendre leur langue aux Russes parce qu’ils auraient vu en eux de méprisables barbares. Quels qu’en soient les motifs, il n’en reste pas moins vrai que les Russes reçurent le baptême sans pouvoir accéder à la culture de leur marraine byzantine ni aux sources intellectuelles de leur foi, sans avoir les moyens de philosopher et donc sans pouvoir faire de théologie. C’est là un trait qui distingue les Russes (et les Slaves de l’Est) non seulement des peuples de l’Ouest (obligés de prier en latin et donc capables de lire les auteurs classiques) mais des autres chrétiens d’Orient, qui en général n’ignoraient pas le grec.
Le monastère russe ne fut jamais un milieu d’étude, et ses scriptoria ne produisirent que très peu d’ouvrages autres que liturgiques, scripturaires ou ascétiques. Tant et si bien qu’au début du XVe siècle les Russes ne connaissaient de Platon que le nom et d’Aristote qu’un apocryphe, le Secretum secretorum. En matière de littérature profane, le Moyen Age russe n’eut à sa disposition, parce qu’ils avaient été traduits en vieux slave (ou slavon), que la Cosmographie de Cosmas Indicopleustes, la Chronique du monde de Georges Hamartolos et La Guerre juive de Flavius Josèphe. En théologie, il ignorait tout des Pères latins, mais surtout de Pères orientaux aussi importants que Grégoire de Nysse, Maxime le Confesseur, Isaac le Syrien et Denys l’Aréopagite, dont aucun ouvrage n’existait en slavon.
Ce que la Russie reçut de Byzance, c’est le monastère, avec son ascétisme et ses offices. Aujourd’hui encore, les Russes ont conservé un attachement à des pratiques ascétiques depuis longtemps quasiment oubliées ou négligées en Occident, notamment en matière de jeûne. Quant à la liturgie, c’est un fait bien connu qu’ils l’ont transmise pratiquement inchangée, avec ses immenses richesses, somptueux patrimoine dont a pu avoir un avant-goût quiconque est un jour entré dans une église russe. On notera aussi qu’en Russie (et de manière générale en Orient) la liturgie n’est pas séparée de l’office monastique, même en paroisse, d’où sa longueur. D’où aussi l’obligation où se trouvent les curés d’abréger ici ou là, mais jamais sans beaucoup de scrupules (le peuple est d’ailleurs là, qui veille).
Si les invasions mongoles (XIIIe-XVe siècle) coupèrent la Russie de l’Occident (source, pour elle, d’une certaine culture laïque), elles ne la coupèrent pas de Byzance (les Grecs étaient alliés aux Mongols contre les Turcs seldjoukides puis ottomans), et le renouveau hésychaste du XIVe siècle porta ses fruits en Russie, même si les Russes restèrent à l’écart des débats qui divisèrent Byzance autour de la question de la lumière du Thabor et des thèses de Grégoire Palamas. Autre trait monastique de la culture russe : son sens de l’icône, qui amena au XIVe siècle les magnifiques réalisations que l’on sait (celles d’André Roublev et de Théophane le Grec), mais qui l’emprisonna dans une méfiance soupçonneuse vis-à-vis de toute représentation qui n’était pas fixée par des canons et qui n’ouvrait pas sur l’au-delà tel que le comprenaient les traités de mystique. C’est sans doute pourquoi la peinture russe eut tant de mal à émerger et, après une brève floraison dans la deuxième moitié du XIXe siècle et au début du XXe, partit vite dans l’abstraction (Kandinski était un homme religieux et chez lui les références à l’icône sont fréquentes). Mais ceci est sans doute un autre débat.
La chute de Byzance en 1453 marqua donc pour Moscou le tarissement d’une source qui, pour être parfois méprisée, n’en était pas moins nécessaire. Signe de l’éloignement intellectuel de la Russie et de l’empire grec, les lettrés byzantins fuyant l’empire ottoman ne se réfugièrent pas en Moscovie, pays dont ils partageaient pourtant la foi, mais en Italie.
Comme on le sait, le concile de Florence avait, en 1439, rétabli l’unité de l’Eglise. Pour Boulgakov, il ne fait aucun doute que ce concile fut bel et bien œcuménique. Y étaient en effet présents le pape et les évêques d’Occident, l’empereur et le patriarche byzantins avec un grand concours de clergé. Quant aux trois autres patriarches orientaux, ils s’y étaient fait dûment représenter. Aux yeux de Boulgakov, les décisions de ce concile ont donc valeur d’obligation et leur abrogation à Constantinople sous les menées de Marc d’Ephèse n’est qu’une sédition dénuée de toute valeur.
Pour les Moscovites du XVe siècle, la prise de Byzance par les Ottomans sitôt après la signature de l’Union fut un châtiment divin. Si elle était tombée aux mains des infidèles, c’était parce qu’elle-même avait été infidèle à sa foi et que, pour échapper au danger turc, elle avait pactisé avec les Latins (auxquels on attribuait communément une trentaine d’hérésies). La première Rome étant tombée dans les hérésies et la seconde ayant été renversée pour s’être ralliée à la première, il ne restait plus dans la chrétienté qu’un seul rempart : Moscou, la troisième et ultime Rome. Certes, la doctrine de Moscou troisième Rome n’eut jamais valeur officielle, et elle était infiniment plus répandue dans les monastères que dans les ministères, mais elle exprime un messianisme bien réel. Au moins sur le plan religieux, il n’est pas rare que le Russe, même moderne, ait le sentiment que son pays est l’ultime bastion contre quelque chose, et l’assimilation de la Russie à l’orthodoxie est fort répandue (c’est, dans Les remparts de Chersonèse, la thèse des slavophiles, le Théologien laïc et le Moine). Boulgakov ne peut supporter ce provincialisme, dans lequel il voit même un des facteurs du bolchevisme, car des esprits étroits convaincus de père en fils qu’ils appartiennent à la troisième Rome se glisseront aisément dans le lit de la troisième Internationale, un messianisme en remplaçant un autre.
Si Moscou devenait, après la chute de Byzance, le rempart de l’Orthodoxie, il fallait qu’elle en ait les moyens intellectuels. Or nous avons vu combien elle était mal équipée. Symptomatiquement, c’est sur des terres russes et orthodoxes situées en dehors de la Moscovie que ces moyens se constituèrent, notamment à Novgorod (XVe-XVIe siècle) et en Lituanie (XVIe siècle). C’est là, dans des pays orthodoxes qui n’avaient pas été coupés de l’Occident et de la culture classique par l’invasion mongole, que purent être révisés les textes liturgiques et scripturaires et que fut imprimée la première bible slavonne, celle d’Ostrog (1581). C’est là aussi, à Kiev (alors rattachée à la Pologne), que vit le jour le premier catéchisme orthodoxe, celui du métropolite Pierre Mohila (1645). C’est Mohila aussi qui fonda à Kiev la première académie de théologie. Cependant, ces efforts de réflexion et de mise en forme tentés en dehors de la Moscovie — et, il faut le dire, non sans puiser à des sources catholiques (dans le cas de Mohila) ou calvinistes — n’étaient pas bien vus à Moscou, et ce sont les réformes tentées au XVIIe siècle par le patriarche Nikon, soucieux d’aligner les usages russes sur ceux des Grecs et de corriger les erreurs les plus grossières des livres liturgiques en faisant appel à des lettrés d’Ukraine, qui suscitèrent en Russie le schisme des vieux-croyants, énorme dissidence traditionaliste dont les effets se font encore sentir de nos jours.
Il est intéressant de constater qu’après avoir vu le jour au XIXe siècle et avoir connu un brillant essor au début du XXe, la théologie russe fut encore marquée par l’émigration et que, au XXe siècle comme au XVIe ou au XVIIe, c’est à l’étranger (à l’Institut Saint-Serge de Paris et au Séminaire Saint-Vladimir près de New York) qu’elle put poursuivre des activités dont il ne pouvait évidemment pas être question en URSS. Or cette théologie dite « de l’Ecole de Paris » est souvent taxée de modernisme en Russie même, et récemment des ouvrages des pères Alexandre Schmemann et Jean Meyendorff, professeurs à Saint-Vladimir, ont été publiquement brûlés à Ekaterinbourg. Il faut donc prendre cet élément en compte si l’on veut mener à bien des discussions sérieuses et réalistes : la difficulté de penser sa foi est particulièrement lourde en Russie, où la théologie a tant de mal à prendre racine, les causes en étant sans doute déjà, comme le pensait le P. Boulgakov, dans le germe de Chersonèse.

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12 Juil 2011

Vatican II, question ouverte par Mgr Brunero Gherardini

[note : cet article a été publié dans catholica, n. 111, pp. 39-47]

C’est aujourd’hui vers l’Italie que l’on doit tendre l’oreille si l’on veut entendre des paroles et même des colloques et débats publics où une analyse du concile Vatican II et de l’époque post-conciliaire s’énonce, sans atténuation de la pensée ou, à l’inverse, sans que soit agité, pour seule réaction, le chiffon rouge de l’extrémisme. Certes, en d’autres pays, la France notamment, et depuis longtemps, une critique construite s’est exercée et continue, sauf, peut-être, sur un plan historique, en tout cas avec une ampleur qui puisse rivaliser avec des entreprises dont la monumentale Histoire du Concile Vatican II d’Alberigo ((. Giuseppe Alberigo (dir.), Histoire du Concile Vatican II, édition française : Cerf, 5 tomes, 1997-2005.))  est le paradigme. Toutefois, reconnaissons que cette critique plus ancienne n’est guère parvenue à s’extraire du dilemme entre précaution de langage et ostracisme, qu’un certain contexte ecclésial imposait.
Les temps, cependant, sont autres : le discours de Benoît XVI à la Curie, le 22 décembre 2005, a inauguré un contexte nouveau dont l’Italie semble être la première bénéficiaire. Alors que la réflexion portait auparavant sur l’application du concile Vatican II, puis sur sa réception, elle est remontée plus près de la source, au Concile lui-même : l’affaire maintenant est de savoir en quoi, à quel degré, et dans quels domaines il y a continuité ou discontinuité, tant dans l’interprétation que l’on a donnée et continue de donner de telle ou telle partie du corpus conciliaire, que dans ce corpus lui-même par rapport à la doctrine antérieurement professée. Cet angle de réflexion s’est aujourd’hui imposé à tous, et celui qui a opéré ce basculement autorise sans aucun doute une parole plus libre, sans crainte de confinement.
Effectivement, des thématiques somme toute assez connues trouvent donc actuellement en Italie une audience inédite. Parmi d’autres événements, l’on mettra particulièrement en exergue un ouvrage de Roberto de Mattei – l’une de ces études historiques attendues –, et surtout un colloque organisé en décembre 2010 par les Franciscains de l’Immaculée à Rome sur le caractère « pastoral » du Concile ((. Convegno sull’indole pastorale del Vaticano II : una valutazione (Colloque sur le caractère pastoral de Vatican II : une évaluation), Rome, 16-18 décembre 2010. Un compte rendu détaillé en a été publié en français dans L’Homme Nouveau n. 1487 (12 février 2011), pp. 4-8.)) . Les propos tenus apportent-ils quelque nouveauté dans le contenu même de la critique ? Il importe d’abord de relever qui sont ceux qui parlent et plus encore les lieux nouveaux où ils le font, sans doute plus larges, certainement plus proches des institutions de l’Eglise. Et l’oreille est rendue plus attentive encore quand l’œil, lui aussi, est attiré, sur fond de gris franciscain, par la pourpre cardinalice côtoyant le violet épiscopal ou le filetage des soutanes de nombre de prélats de la curie. Non qu’il y ait mondanité, mais qui dédaignerait l’importance de cette présence publique de la hiérarchie ecclésiastique, à deux pas du Vatican : le contexte a effectivement bien changé.
Mgr Brunero Gherardini entre dans ce cadre italien qui néanmoins tend à s’internationaliser par le juste intérêt qu’il suscite ; il peut même, en quelque manière, en être considéré comme, sinon le chef de file, du moins l’éclaireur de tête. Tout d’abord par l’activité éditoriale : en 2009, un livre très critique sur le dialogue œcuménique et interreligieux, comme sur la « judéo-dépendance » de l’Eglise comme il la nomme ((. Brunero Gherardini, Quale accordo fra Cristo e Beliar ? Osservazioni teologiche sui problemi, gli equivoci ed i compromessi del dialogo interreligioso, Fede e Cultura, Vérone, 2009, 182 p.))  ; la même année, un livre sur le Concile Vatican II, se terminant par une supplique au pape lui enjoignant d’entreprendre enfin l’interprétation magistérielle authentique de certains des documents conciliaires ((. Id, Concilio ecumenico Vaticano II. Un discorso da fare, Casa Mariana editrice, Frigento, 2009 ; trad. française : Vatican II, un débat à ouvrir, Courrier de Rome, 2010.))  ; en 2010, une importante livraison de la revue Divinitas consacrée entièrement à une clarification historique et théologique de ce qu’est la Tradition dans l’Eglise, depuis publiée en livre ((. Id., Quod et tradidi vobis. La tradizione, vita e giovinezza della Chiesa, Casa Mariana editrice, Frigento, 2010.))  ; en 2011, un nouvel ouvrage, dont on parlera plus loin.
Eclaireur de tête aussi par la personnalité elle-même : né en 1925, docteur en théologie, enseignant pendant de nombreuses années à l’Université pontificale du Latran, doyen de la faculté de théologie de cette université, chanoine de la Basilique Saint-Pierre au Vatican, actuel directeur de Divinitas.
La figure de ce prélat romain retient encore l’attention parce que son travail aborde, en les distinguant avec acuité, les niveaux différents du débat actuel, dont Benoît XVI a de fait imposé les termes par son discours à la Curie romaine le 22 décembre 2005. Sur des points spécifiques du concile Vatican II et a fortiori des pratiques ou des discours qui s’en autorisent (la liberté religieuse, par exemple), il convient de s’interroger sur la continuité ou la discontinuité d’avec l’enseignement magistériel précédent ; et si ces discontinuités, dont on ne peut nier l’existence, tiennent à des motifs contingents comme les circonstances historiques, ou touchent le cœur même de la doctrine. Un deuxième niveau est celui de l’herméneutique générale du Concile et de la période qui la suit, jusqu’à aujourd’hui : ces discontinuités peuvent-elles servir de principes d’interprétation ? Ne doit-on pas, plutôt, réhabiliter la Tradition comme ce nécessaire principe d’interprétation, à l’opposé d’approches qui voudraient faire du Concile un en-soi autoréférencé et ouvert simplement sur le futur et l’extérieur (l’autrement croyant) ? S’ouvre alors un troisième niveau, le plus fondamental : l’étude de la racine théologique de la crise et de la difficulté de s’accorder sur des solutions, on veut parler ici de la Tradition. Voilà le soubassement des approches récentes du Concile à partir de son herméneutique ; et Mgr Gherardini, dans son nouvel opus, s’emploie à l’exposer, pour un public large, et donc selon des catégories simples d’accès et avancées avec pédagogie par des aperçus historiques plus que par une histoire et une théologie systématiques du concept : Quaecumque dixero vobis. Parola di Dio e Tradizione a confronto con la storia e la teologia (Lindau, Turin, 2011).
S’il faut redonner à la Tradition sa juste place, il convient que cela aussi soit opéré pour le Magistère ; et quand Mgr Gherardini reconnaît à Benoît XVI – et lui en sait gré – d’avoir prononcé des paroles décisives le 22 décembre 2005, il lui semble que le Magistère ne gagnera pas à demeurer dans ce débat sur l’herméneutique, pour le moment passablement brouillé, mais qu’il lui revient, pour reprendre ses propres termes, de se prononcer « sur l’explication officielle et par là magistérielle d’une parole, d’un texte, d’un document, d’un concile en son entier ».
Les réponses que Mgr Gherardini a bien voulu accorder à la revue sont ainsi comme les têtes de chapitre du « débat à ouvrir » sur Vatican II ; débat désormais largement ouvert et qui, comme la porte de l’Apocalypse (3, 8), si l’on ose le rapprochement, ne sera plus refermé.

Laurent Jestin

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13 Avr 2011

La théologie en mode mineur par Père Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé

[note : cet article a été publié dans le numéro 99 de catholica]

Jésuite, professeur de théologie fondamentale et de théologie dogmatique au Centre Sèvres de Paris, le P. Theobald est certainement l’une des références théologiques du moment. Il a, par exemple, prononcé une des deux conférences magistrales au rassemblement national Ecclesia 2007 des catéchistes à Lourdes au cours du mois d’octobre de l’année dernière. C’est peu dire s’il occupe le premier rang parmi les théologiens écoutés et consultés par nos pasteurs. Or le P. Théobald vient de publier un imposant ouvrage qui, à plusieurs titres, peut être considéré comme une recherche fondamentale. Le titre — Le Christianisme comme style — est à lui-même tout un programme et le projet annoncé, malgré son ambition, est réalisé par ce millier de pages denses ((. Christoph Theobald, Le Christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité, « Cogitatio fidei 260 et 261 », Cerf, 2007, 1110 pages, 45 et 50 €.)) . De fait, nous nous trouvons devant un exposé complet d’une certaine manière de faire de la théologie dans un monde postmoderne, c’est-à-dire sécularisé et marqué par le relativisme ((. Le livre a été présenté par Laurent Villemin dans La Croix. Le recenseur parle d’une œuvre magistrale et conclut ainsi : « Si le vocabulaire n’était pas si loin du style musical baroque qu’affectionne l’auteur, on se risquerait à dire que se laisse entendre dans ces pages une belle rhapsodie de l’existence et du bonheur chrétien ».)) . Mais au lieu de s’interroger sur la manière de faire entendre, envers et contre tout, à temps et à contretemps, pour reprendre l’expression de saint Paul, l’Evangile du Salut, l’auteur relit et réinterprète le message du salut, la doctrine de la foi, et plus généralement l’histoire de l’Eglise, dans les limites étroites de ce qu’il perçoit de la postmodernité. S’il faut saluer le remarquable effort intellectuel, l’impressionnante érudition philosophique et théologique et les qualités pédagogiques de l’ouvrage (l’auteur a toujours le souci de synthétiser, d’annoncer les prochains développements, de renvoyer à un passage antérieur de son ouvrage), il n’en reste pas moins qu’il pose de redoutables problèmes et présente d’indéniables dangers. Nous suivrons l’exposé en présentant et en discutant à chaque fois quelques points saillants.

Ouverture

L’ouverture et les trois premières parties de l’ouvrage constituent comme une introduction générale, un traité de théologie fondamentale, un exposé sur les conditions de possibilité d’un discours théologique aujourd’hui. La quatrième et dernière partie passe en revue les grands mystères de la foi, interprétés, présentés et réévalués à la lumière de ce qui a été posé précédemment.
Mais il faut d’abord définir ce que l’auteur entend par « style ». Il ne s’agit de rien d’autre que d’une manière d’habiter le monde. Autrement dit, il y a une manière spécifiquement chrétienne de se situer par rapport à soi-même, aux autres et à Dieu. La théologie se doit donc de rendre compte de façon intelligible de l’« être au monde » chrétien. Pour cela, il faut regarder Jésus-Christ. C. Theobald reviendra à de multiples reprises au contenu des Evangiles, appréhendés non d’abord comme la matrice de concepts théologiques voire de dogmes, mais comme des récits qu’il faut accueillir et interpréter comme tels. Or ce qui frappe chez le prédicateur galiléen, c’est sa capacité à offrir à tous un type d’hospitalité absolument unique (cf. p. 61 ((. La pagination est continue sur les deux volumes. Nous nous contentons donc de mentionner la page mais pas le tome.)) ), ouvrant à chacun un espace inattendu et gratuit, le renvoyant à sa propre liberté et lui permettant de poser un acte de « foi » (c’est l’auteur lui-même qui met l’expression entre guillemets) en la vie, restant lui-même « jusqu’au bout dans une posture d’apprentissage et de dessaisissement de soi » (p. 74). Voilà pourquoi la première communauté chrétienne se montre à la fois fidèle au Maître et créatrice. Cette ouverture manifeste ce que l’auteur appelle « la démesure messianique » que l’on trouve synthétisée dans la Règle d’or (« ce que vous voudriez que l’on fît pour vous, faites-le pour les autres ») et qui constitue comme le canon dans le canon, clef d’interprétation de l’ensemble des écrits néo-testamentaires.
Mais le théologien, pour rendre compte de la foi, se doit de tenir compte du contexte. L’Eglise se trouve face au monde moderne, façonné d’abord par la rationalité propre des Lumières qui a maintenu la nécessité d’un garant divin de l’ordre social et cosmique, puis par le refus de toute transcendance professée par le positivisme du XIXe siècle, enfin par la postmodernité qui « tout en étant de plus en plus déchirée entre idéologies opposées, commence à développer une conscience critique de la modernité par rapport à ses propres présupposés » (p. 141). C’est ici que le P. Theobald présente rapidement la réplique de l’Eglise dans sa phase antimoderniste. L’institution n’a pu accepter que l’histoire comme science ruinât ses titres de légitimité. Elle répliqua par le Concile Vatican I qui affirme la pérennité des énoncés dogmatiques et l’impossibilité d’une contradiction entre les vérités naturelles et les vérités révélées, bloquant du même coup l’entrée de l’Eglise dans le paradigme herméneutique (cf. p. 189). L’éclatement contemporain entre les différents types de rationalité oblige donc la foi à être repensée dans ce nouveau contexte. C’est ce qu’a tenté de faire Vatican II, concile pastoral, qui a tenu compte pour élaborer sa doctrine, de ceux à qui celle-ci s’adressait.
En partant de ces principes, il est possible à l’auteur de décrire la situation contemporaine de la foi et de tenter de l’analyser.

Diagnostic théologique du moment présent

En cette première partie de l’ouvrage l’auteur dresse un état des lieux du monde moderne. Mais en quoi consiste la crise moderniste ? Il ne s’agit de rien d’autre que de la découverte par l’Eglise qu’il existe d’autres manières de se situer dans le monde moderne. S’appuyant sur la recherche de Loisy, le P. Theobald note que les énoncés de la foi sont devenus incompréhensibles dans le contexte des nouvelles rationalités. Il faut donc interpréter à nouveaux frais l’héritage chrétien pour déterminer une nouvelle manière chrétienne d’être au monde.
L’auteur cherche à montrer comment, dans la crise moderniste, l’œuvre philosophique de Maurice Blondel (1869-1949) a tenté de rendre compte philosophiquement de la présence, dans la structure des actes humains, de « l’attente cordiale du messie inconnu et du médiateur ignoré » (p. 256, souligné par l’auteur). Mais à vrai dire, sans revenir sur l’interminable querelle autour du Surnaturel et de l’immanence, on ne saisit pas très bien en quoi la pensée blondélienne représente une étape décisive dans la confrontation de l’Eglise avec le monde moderne. Lorsque l’auteur cherche à synthétiser l’apport de Blondel, il devient incompréhensible : « Au point de départ : la «loi de l’échange» (loi d’apprentissage historique) qui indique l’obstacle ou le mystère de la différence ; celui-ci déclenche l’«argument de raison» qui fait de l’action (de la facticité nécessaire) le fondement inébranlable de la connaissance de la «perfection divine» et qui fait inversement de cette idée d’un dieu parfait le principe théergique de l’achèvement de l’action ; immense cercle de la raison systématique et transparente qui transforme le problème du «point de départ» en question toujours posée déjà trop tard. Et pourtant ce cercle du «principe de raison» reste «traversé» par la différence ontologique : certes, l’obstacle qui s’oppose à la raison est introduit jusque dans le cercle de l’adéquation parfaite en Dieu, mais il ouvre simultanément la différence entre le principe parfait et l’infini mouvement de la perfection humaine ; le «principe circulaire de raison» (ratio sufficiens) devient ici «principe hiérarchique de fondement» (fundamentum), laissant le dernier mot à l’histoire et à la mystérieuse «loi de l’échange». C’est en allant jusqu’au bout de la différence des ordres que se montrent leur unité et leur continuité » (p. 268) ((. Cet exemple caractéristique du mode de conceptualisation et de présentation est loin d’être isolé et nous aurions pu multiplier les citations.)) .
L’essentiel semble pour le P. Theobald de montrer à quel point la modernité est un fait incontournable qui conditionne non seulement la mission de l’Eglise (cela semble difficilement contestable) mais aussi le contenu même de ce qui est annoncé. Dès lors une christologie d’« en haut » ou descendante qui part du dessein divin du salut pour arriver à l’incarnation du Verbe éternel (qui est pourtant bien présente dans le Nouveau Testament) est impossible car elle s’avère incapable « de prendre au sérieux jusqu’au bout l’enracinement historique de Jésus de Nazareth ».
Christoph Theobald achève cette partie en nous proposant une thématisation théologique de la Modernité comprise comme un univers intellectuel et culturel ne cherchant qu’en lui-même sa propre norme. La religion se voit assigner dans ce contexte de nouvelles et diverses fonctions : « Constitution de l’identité, guidance de l’action, gestion de la contingence, intégration sociale, prise de distance par rapport au monde et cosmisation du monde » (p. 333) ((. Cf. note 4 !)) . Il faut donc que la théologie adopte un nouveau mode de procéder.

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13 Avr 2011

L’utopie de la communication par Philippe Breton

[note : cet entretien a été publié dans le numéro 35 de catholica, pp. 24-30]
CATHOLICA — Pouvez-vous brièvement rappeler les grandes lignes de votre livre ?
Philippe BRETON — Ce livre a été pour moi l’occasion de questionner la modernité au travers de ses fantasmes comme celui de l’homme-machine et notamment de l’homme comme machine à communiquer. Des mots comme transparence ou communication sont tellement banals qu’ils paraissent neutres. Il est pourtant important de les interroger. Pourquoi ces mots sont-ils autant à la mode ? Cette question mérite d’être posée. C’est en effet de cette manière que l’on parvient à trouver la clé du discours et à comprendre les coulisses de la réalité. On ne se rend d’ailleurs pas compte à quel point ces thèmes ont fait irruption récemment. Il y a encore cinquante ans, les mots communication ou transparence ne faisaient pas partie du vocabulaire. Plus qu’à un mot ou à une notion, on a donc affaire ici à une valeur et à une idéologie.
Mon livre comporte trois mouvements. Le premier envisage la genèse de la notion de communication : c’est tout le mouvement qui consiste à décrire sa naissance à l’intérieur de la communauté scientifique et en particulier dans le secteur de la cybernétique. Dans le second, j’explique comment la communication est peu à peu sortie du monde scientifique pour devenir une nouvelle utopie sociale. Le troisième mouvement est à mon avis le moins satisfaisant dans la mesure où il aurait pu faire l’objet de développements plus importants : c’est l’analyse des effets pervers de cette nouvelle idéologie sur la société actuelle.
La grande surprise a été pour moi de m’apercevoir que le discours actuel sur la communication existait de pied en cap dans les années 1940. Il est étonnant de voir comment, dans un certain nombre de textes écrits par des scientifiques entre 1942 et 1950, on trouve l’essentiel de l’argumentaire sur la communication, l’usage des nouvelles technologies et la société d’information. L’une des particularités de ce discours, c’est qu’on ne parvient pas à en attribuer la paternité à un auteur ou à un courant spécifique. Et c’est ainsi que périodiquement on croit le réinventer. Le rapport Nora-Minc, qui a été considéré au milieu des années 1970 comme une grande nouveauté devant ouvrir la voie à une nouvelle étape de l’histoire de la modernité, n’apporte en fait aucun élément nouveau par rapport à ces textes des années 1940-1950. Sans vouloir que mon livre devienne une thèse sur Norbert Wiener, je me suis attaché à l’analyse de ses écrits parce que Wiener est celui qui a pratiquement tout dit de ce qui se dit actuellement au sujet de la communication. En fait, le discours sur la communication fut le préalable à tout le mouvement d’innovation technique des années 1960, notamment dans le domaine informatique et télématique. Ce ne sont donc pas les technologies qui produisent les valeurs, comme beaucoup de philosophes et de sociologues l’ont affirmé, mais le contraire : les valeurs sont premières et ce sont elles qui s’incarnent dans les réalisations humaines.
Il est donc important de réajuster la perception que l’on a des nouvelles technologies en évitant d’oublier la question des valeurs. Ainsi la mise en avant exagérée de la technique peut-elle être le signe d’options fondamentales touchant à l’homme et à son progrès. Comme les différentes utopies politiques, le projet wienérien véhicule également une certaine représentation de l’homme. L’homme est ici essentiellement défini en termes de communication. Quand il parle de la race des maîtres, Nietzsche dit qu’elle est composée d’hommes d’action et non d’hommes de réaction. L’homme véritable ne réagit pas chez Nietzsche, il agit. Le modèle anthropologique produit par l’idéologie communicationnelle à partir de Wiener est symétriquement l’inverse. Bateson, qui est un proche de Wiener, définit le rapport humain comme une réaction à une réaction. En concevant l’homme comme réacteur à une réaction, Bateson donne une définition entièrement sociale de l’homme. C’est l’opposition très forte entre les conceptions de Nietzsche et de Wiener que j’ai voulu mettre en évidence dans ce livre. Ce modèle de l’homme sans intérieur, ce modèle de l’homme conçu comme homo communicans, est le contre-modèle de l’homme nietzschéen. Dans les retours que j’ai pu avoir de lecteurs ou de journalistes, j’ai été frappé de constater combien étaient nombreux ceux qui dans le milieu de la communication se sont reconnus au travers de mon livre. Pour qu’un homme de médias avoue avoir été dérangé par mon livre, cela montre qu’entre la représentation abstraite que Wiener peut nous proposer, le commentaire que je peux en faire et la façon dont les gens de communication le perçoivent, il y a un lien qui est ressenti tout à fait concrètement. Dans le même ordre d’idées, il serait tout aussi intéressant d’étudier la « Programmation neurolinguistique », dans la mesure où, se développant dans le cadre de formations permanentes à la communication, elle constitue dans de nombreux cas la culture des cadres d’entreprise. Or la PNL s’inspire très fortement de ce courant communicationnel et la représentation wienérienne de l’homme y est d’ailleurs très présente. Si le modèle reste très abstrait, il n’en reste pas moins qu’il s’incarne très concrètement en pénétrant la société. Les médias peuvent également jouer ce rôle de relais de l’idéologie communicationnelle. Celle-ci imprègne donc la société de telle sorte que tout le monde la partage, la vit, et l’incarne. C’est pourquoi, il me paraît d’autant plus essentiel de la dévoiler et de la démystifier.
Engageons-nous donc sur cette voie et essayons de voir comment cette idéologie imprègne la société. Je pense par exemple à l’idéologie consensuelle qui va de pair avec cette culture du dialogue et de la négociation mise en évidence maintes fois par la sociologie contemporaine. L’autorité disparaissant, elle laisse la place à l’animateur consensuel, voire au manipulateur-récupérateur. Quant à l’homme moderne, il apprend à « surfer » sur les rapports de force et à sortir le maximum d’une négociation. Pris en défaut, il sait également sacrifier les principes et les idées au bon moment pour ne pas tout perdre.

Cet homme vit donc dans le mouvement, recomposant sans cesse le lien social en fonction de l’action-réaction. Dans le domaine politique, le même pragmatisme est érigé en idéal. Si au démarrage, l’utopie wienérienne est née en réaction à une conception nietzschéenne revue et corrigée par les nazis — Wiener insistant sur l’instauration d’un nouvel ordre social par le biais du dialogue et du consensus — n’aboutit-elle pas paradoxalement au pouvoir du meilleur communicant, du meilleur sophiste ?
Il y a en fait deux modèles de négociation. Le premier admet la différence et ne cherche pas à la supprimer. La négociation ne vise alors qu’à établir un modus vivendi. L’autre modèle est celui de l’harmonisation fusionnelle. Prenez la PNL, c’est une manifestation typique de cette utopie en acte dans la mesure où elle se propose de supprimer les conflits. La PNL affirme l’identité entre la négociation et la recherche de valeurs moyennes. Transposée en politique, la dynamique est la même. Là aussi, c’est la recherche du plus petit commun dénominateur et de la valeur commune. Dans le premier modèle, c’est donc la loi qui permettra de travailler ensemble malgré les différences. Quand je parle de loi, c’est à la transcendance sans acception religieuse particulière du terme que je me réfère : c’est l’idée qu’il y a quelque chose qui s’impose à l’homme et auquel il doit se plier. La Bible est une réflexion sur cette définition de l’homme par rapport à la loi. Or, la montée du renoncement à la loi et à la transcendance est typiquement le phénomène qui caractérise la période s’écoulant depuis la fin de la guerre, le recul du religieux n’étant qu’une des formes de ce renoncement général. Dans le modèle communicationnel, la transcendance disparaît d’elle-même. Le conflit étant nié, tout devient négociable : le détail comme le principal.
L’absolu comme le transcendant se transforment en concepts morts. Si le relativisme perçoit la nécessité du « vivre ensemble », c’est par la mise en place d’un ensemble de règles qu’il compte l’assurer. Or, la règle n’a rien à voir avec la loi : c’est ce sur quoi deux personnes ou deux groupes sociaux se mettent d’accord. La règle reste donc complètement immanente aux membres du groupe en présence. Bien sûr, je ne veux pas opposer règle et loi. Cependant la suppression de la loi, son déni, ne peuvent conduire qu’à la catastrophe. Cela ne peut entraîner que le retour du paganisme et de la barbarie. Le pouvoir revient alors au meilleur orateur. La négociation consensuelle est donc tout à fait en harmonie avec cet univers relativiste qui refuse la loi.

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