De la religion à la gnose scientifique
[note : cet article a été publié dans catholica, n. 67, p. 42–50]
Directeur du Centre de recherches sur l’Amérique à l’Université de Bayreuth, Georg Kamphausen fait partie, avec Clemens Albrecht ((. Auteur de Zivilisation und Gesellschaft [Civilisation et société], Wilhem Fink Verlag, Munich, 1995, recensé dans Catholica, n. 48, été 1995, pp. 99–101.)) , de la génération des derniers élèves de Friedrich-Heinrich Tenbruck, ce sociologue allemand aujourd’hui décédé, à l’origine d’une critique radicale des sciences humaines ((. L’oeuvre principale dans laquelle est exprimée cette prise de position est Die Abschaffung des Menschen. Die unbewältigten Sozialwissenschaften [L’abolition de l’homme. Les sciences sociales non domestiquées], Styria, Graz, 1983. Voir notamment « Sciences humaines et idéologie », Catholica, n. 38, juin 1993, pp. 35–40. On trouvera plus loin l’expression de « sciences sociales » [Sozialwissenschaften], plus communément usitée en Allemagne que celle de « sciences sociales » ; rappelons que les deux expressions ont une source commune, d’ailleurs germanique, dans le concept de Geisteswissenschaften (sciences de l’esprit), titre de l’ouvrage fondateur de Wilhelm Dilthey, dont l’édition française, en 1942, a typiquement été intitulée Introduction aux sciences humaines.)) .
Si les psychologues, les pédagogues et autres adeptes des sciences sociales jouent un rôle décisif dans la société en tant qu’élites professionnelles, c’est parce que ces experts de la réalité ont imposé une nouvelle vision du monde et de nouveaux espoirs. A l’époque où j’ai écrit ma thèse, j’étais très influencé par la perspective théorique de mon professeur Friedrich‑H. Tenbruck. Je croyais à la thèse d’un vaste complot des sciences sociales pour imposer leur idéologie et prendre ainsi le pouvoir. Il fallait donc dénoncer la machination, faire tomber les masques des idéologues et la vérité devait s’installer naturellement. Avec le recul, il me semble que la réalité est bien plus complexe et ne peut être décrite en termes de complot pur et simple. Quand j’ai écrit mon livre, je pensais que le phénomène concernait essentiellement le domaine ecclésial et que c’était à ce niveau que s’était exercée une pression sur la pastorale traditionnelle. Entre-temps, j’ai pu constater que cette influence s’est avérée plus décisive encore dans le domaine des mentalités, l’idéologie des sciences sociales s’étant en fait banalisée pour devenir le credo de monsieur tout-le-monde. Les apprentis experts ont en définitive fabriqué une « réalité » qui, s’étant répandue au-delà de la sphère scientifique pour imprégner tous les secteurs de la vie, leur a progressivement échappé. A partir de là, il ne restait plus qu’à confirmer cette réalité ou à la refuser. Or, il est très difficile pour des intellectuels qui gagnent leur vie par leurs écrits et leurs discours de contredire les interprétations des hommes ordinaires qui ne font que reprendre à leur compte ce qu’ils ont entendu des experts. On a affaire à un cercle vicieux qui ne fait que s’aggraver : ne pouvant désavouer ce qu’ils ont eux-mêmes semé, les intellectuels se limitent à reformuler les idées communes dans un langage plus scientifique. Du fait de ce jeu de miroir, il est de plus en plus difficile de faire une différence entre la conception de l’homme ordinaire et celle de l’expert.
Cette uniformisation idéologique par le biais de la gnose scientifique et technique atteint tous les secteurs de la vie mais c’est dans le domaine religieux qu’elle est la plus significative. L’Eglise a eu en effet tendance à anthropologiser son discours en jouant de plus en plus sur la rhétorique du besoin : il ne s’agit plus de savoir où est la vérité mais de discerner ce que l’homme attend de l’Eglise. Du côté des prêtres, la tentation a été également grande de naturaliser la fonction sacerdotale en la réduisant à une forme humaniste d’assistanat social. Dès lors disparaît le Dieu qui punit ainsi que toute forme de culpabilité. Si l’Eglise se montre complaisante, elle est la bienvenue. En revanche, là où elle s’affirme et s’oppose, comme par exemple au sujet de la distinction entre amour et sexualité, là où elle exige une perspective bien particulière fondée sur la distance vis-à-vis de soi-même, elle est mal reçue. On l’accuse d’être étrangère au monde, de ne pas comprendre les vrais besoins des hommes. Evidemment, il est toujours possible de réinterpréter la tradition dans un sens moderne mais cela signifie que la tradition devient négociable, et le relativisme historiciste n’est pas loin. La théologie et l’Eglise ne peuvent démordre de leur Proprium, cette façon très particulière de voir les choses, dans laquelle ce ne sont précisément pas l’homme et l’idée qu’il a de lui-même qui sont au centre mais où ce point de vue anthropologique ne prend sa signification que dans l’orientation vers Dieu. Quand je comprends ce processus d’orientation de l’homme vers Dieu de manière trop humaine, quand je me vois progressivement incapable de reconnaître dans le prochain le reflet de Dieu, quand je fais de la création un objet, je dénature non seulement l’homme mais également la nature dans un processus d’hominisation, d’humanisation de la perspective.
Si certains clercs ont été tentés de naturaliser la fonction sacerdotale en la réduisant à un rôle d’accompagnement psychologique, on peut s’interroger sur l’influence qu’ont pu avoir dans ce processus les sciences sociales et notamment la psychologie. Il est étonnant de constater que ceux qui prétendent détenir la clé du fonctionnement de l’âme en se réclamant de la psychanalyse et des méthodes de dynamique de groupe ne sont pas dans la plupart des cas de véritables experts. Maîtrisant la rhétorique et les techniques de discussion, ils affirment disposer de la compétence psychologique mais n’ont bien souvent ni formation médicale ni compétence psychiatrique ((. Je mettrai à part le cas de la plupart des psychologues allemands qui, généralement adeptes de Jung, viennent de la psychologie sociale et de la tradition psychologique spiritualiste.)) . Ils produisent donc une compétence d’un autre style qui a plus à voir avec la crédibilité. En invoquant leur statut de thérapeutes, ils produisent d’autant plus de crédibilité chez leurs patients que ceux-ci sont acquis aux vertus scientifiques et médicales de la psychologie. Si les psychologues se sont approprié un discours pseudo-scientifique qui les rend plausibles, cette plausibilité est en fait du même ordre que celle des livres que l’on trouve dans le rayon ésotérique des librairies. L’influence des sciences sociales et des psychologues ne résulte absolument pas du caractère scientifique de leur propos. Au contraire, c’est dans la mesure où ils offrent un habillage scientifique à la justification de la praxis dominante qu’ils jouent un rôle central pour apaiser les consciences. Qui n’a pas entendu dire à titre d’argument de justification : « Mais n’as-tu pas lu le livre d’Eugen Drewermann ? Ne sais-tu pas que le féminisme… ? » Tout cela correspond en fait à une forme d’anti-institutionnalisme : ce n’est pas le prêtre en tant que personne qui apparaît comme étranger et gênant, mais l’Eglise en tant qu’institution millénaire rappelant à l’homme ses devoirs et sa condition contingente. C’est là toute la différence entre le vieil anticléricalisme et cette radicale aversion pour l’institution ecclésiale.
Je ne crois pas que la création d’une agence spécialisée dans l’élimination des déchets de l’âme permettra de rendre l’homme heureux. Le psychothérapeute n’est pas en mesure d’absoudre quelqu’un de sa faute personnelle. Il ne peut pas dire : « Cette faute, c’est toi qui l’a commise. C’est ta faute personnelle et tu ne dois pas seulement te réconcilier avec toi-même et ton prochain mais également avec Dieu ». Le psychothérapeute se limite donc à renvoyer l’homme à ses problèmes sans véritablement les résoudre. C’est la méthode psychologique de la reformulation, cette technique de miroir qui renvoie la conscience à sa responsabilité personnelle. Cependant, même si vous prenez conscience des liens qui vous rendent coupables et comprenez pourquoi cela s’est passé ainsi, vous aurez beau vous trouver toutes les excuses possibles, cela ne réglera pas votre problème. A la base, il y a en fait l’idée que les problèmes sont mes problèmes et que je peux seul les résoudre. Si vous êtes suffisamment fort, vous parviendrez à décrire un chemin de sortie mais dans tous les cas, ce n’est pas la science qui vous soulagera la conscience. Je crois que beaucoup de gens ressentent certains échecs comme des fautes subjectives et en souffrent fortement. Cependant, ayant perdu tout repère et tout critère de jugement, ce n’est pas le psychologue qui les aidera à trouver la voie et la vérité. Au contraire, en retravaillant sans cesse la biographie de son patient, le psychologue n’offre comme seule alternative que la fuite en avant dans un processus sans commencement ni fin qui laisse l’homme seul face à une existence chaotique constituée de ruptures successives. Si aujourd’hui il a un travail, demain il n’en aura plus. S’il est marié et a des enfants, demain il vivra seul sans enfants. S’il vit en ville, demain il vivra à la campagne. La réalité, c’est que personne ne veut d’une biographie chaotique. Chacun cherche donc à se construire un monde fait de continuités. Ayant besoin d’ordre, d’autorité et de dogmatique, l’homme cherche un point d’ancrage qui lui permette d’énoncer une nouvelle phrase et de prendre du recul par rapport à son expérience immédiate. L’homme a besoin d’une perspective qui donne sens à cette vie terrestre. Sur ce point, les experts des sciences sociales ne peuvent apporter aucune aide. Ils ont toujours eu cette prétention d’aider les gens dans les situations de crise mais ils sont devenus des conseillers inefficaces et ont de ce fait perdu toute crédibilité.