Revue de réflexion politique et religieuse.

De la reli­gion à la gnose scien­ti­fique

Article publié le 9 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 67, p. 42–50]
Direc­teur du Centre de recherches sur l’Amérique à l’Université de Bay­reuth, Georg Kam­phau­sen fait par­tie, avec Cle­mens Albrecht ((. Auteur de Zivi­li­sa­tion und Gesell­schaft [Civi­li­sa­tion et socié­té], Wil­hem Fink Ver­lag, Munich, 1995, recen­sé dans Catho­li­ca, n. 48, été 1995, pp. 99–101.)) , de la géné­ra­tion des der­niers élèves de Frie­drich-Hein­rich Ten­bruck, ce socio­logue alle­mand aujourd’hui décé­dé, à l’origine d’une cri­tique radi­cale des sciences humaines ((. L’oeuvre prin­ci­pale dans laquelle est expri­mée cette prise de posi­tion est Die Abschaf­fung des Men­schen. Die unbewäl­tig­ten Sozial­wis­sen­schaf­ten [L’abolition de l’homme. Les sciences sociales non domes­ti­quées], Sty­ria, Graz, 1983. Voir notam­ment « Sciences humaines et idéo­lo­gie », Catho­li­ca, n. 38, juin 1993, pp. 35–40. On trou­ve­ra plus loin l’expression de « sciences sociales » [Sozial­wis­sen­schaf­ten], plus com­mu­né­ment usi­tée en Alle­magne que celle de « sciences sociales » ; rap­pe­lons que les deux expres­sions ont une source com­mune, d’ailleurs ger­ma­nique, dans le concept de Geis­tes­wis­sen­schaf­ten (sciences de l’esprit), titre de l’ouvrage fon­da­teur de Wil­helm Dil­they, dont l’édition fran­çaise, en 1942, a typi­que­ment été inti­tu­lée Intro­duc­tion aux sciences humaines.)) .

Si les psy­cho­logues, les péda­gogues et autres adeptes des sciences sociales jouent un rôle déci­sif dans la socié­té en tant qu’élites pro­fes­sion­nelles, c’est parce que ces experts de la réa­li­té ont impo­sé une nou­velle vision du monde et de nou­veaux espoirs. A l’époque où j’ai écrit ma thèse, j’étais très influen­cé par la pers­pec­tive théo­rique de mon pro­fes­seur Friedrich‑H. Ten­bruck. Je croyais à la thèse d’un vaste com­plot des sciences sociales pour impo­ser leur idéo­lo­gie et prendre ain­si le pou­voir. Il fal­lait donc dénon­cer la machi­na­tion, faire tom­ber les masques des idéo­logues et la véri­té devait s’installer natu­rel­le­ment. Avec le recul, il me semble que la réa­li­té est bien plus com­plexe et ne peut être décrite en termes de com­plot pur et simple. Quand j’ai écrit mon livre, je pen­sais que le phé­no­mène concer­nait essen­tiel­le­ment le domaine ecclé­sial et que c’était à ce niveau que s’était exer­cée une pres­sion sur la pas­to­rale tra­di­tion­nelle. Entre-temps, j’ai pu consta­ter que cette influence s’est avé­rée plus déci­sive encore dans le domaine des men­ta­li­tés, l’idéologie des sciences sociales s’étant en fait bana­li­sée pour deve­nir le cre­do de mon­sieur tout-le-monde. Les appren­tis experts ont en défi­ni­tive fabri­qué une « réa­li­té » qui, s’étant répan­due au-delà de la sphère scien­ti­fique pour impré­gner tous les sec­teurs de la vie, leur a pro­gres­si­ve­ment échap­pé. A par­tir de là, il ne res­tait plus qu’à confir­mer cette réa­li­té ou à la refu­ser. Or, il est très dif­fi­cile pour des intel­lec­tuels qui gagnent leur vie par leurs écrits et leurs dis­cours de contre­dire les inter­pré­ta­tions des hommes ordi­naires qui ne font que reprendre à leur compte ce qu’ils ont enten­du des experts. On a affaire à un cercle vicieux qui ne fait que s’aggraver : ne pou­vant désa­vouer ce qu’ils ont eux-mêmes semé, les intel­lec­tuels se limitent à refor­mu­ler les idées com­munes dans un lan­gage plus scien­ti­fique. Du fait de ce jeu de miroir, il est de plus en plus dif­fi­cile de faire une dif­fé­rence entre la concep­tion de l’homme ordi­naire et celle de l’expert.
Cette uni­for­mi­sa­tion idéo­lo­gique par le biais de la gnose scien­ti­fique et tech­nique atteint tous les sec­teurs de la vie mais c’est dans le domaine reli­gieux qu’elle est la plus signi­fi­ca­tive. L’Eglise a eu en effet ten­dance à anthro­po­lo­gi­ser son dis­cours en jouant de plus en plus sur la rhé­to­rique du besoin : il ne s’agit plus de savoir où est la véri­té mais de dis­cer­ner ce que l’homme attend de l’Eglise. Du côté des prêtres, la ten­ta­tion a été éga­le­ment grande de natu­ra­li­ser la fonc­tion sacer­do­tale en la rédui­sant à une forme huma­niste d’assistanat social. Dès lors dis­pa­raît le Dieu qui punit ain­si que toute forme de culpa­bi­li­té. Si l’Eglise se montre com­plai­sante, elle est la bien­ve­nue. En revanche, là où elle s’affirme et s’oppose, comme par exemple au sujet de la dis­tinc­tion entre amour et sexua­li­té, là où elle exige une pers­pec­tive bien par­ti­cu­lière fon­dée sur la dis­tance vis-à-vis de soi-même, elle est mal reçue. On l’accuse d’être étran­gère au monde, de ne pas com­prendre les vrais besoins des hommes. Evi­dem­ment, il est tou­jours pos­sible de réin­ter­pré­ter la tra­di­tion dans un sens moderne mais cela signi­fie que la tra­di­tion devient négo­ciable, et le rela­ti­visme his­to­ri­ciste n’est pas loin. La théo­lo­gie et l’Eglise ne peuvent démordre de leur Pro­prium, cette façon très par­ti­cu­lière de voir les choses, dans laquelle ce ne sont pré­ci­sé­ment pas l’homme et l’idée qu’il a de lui-même qui sont au centre mais où ce point de vue anthro­po­lo­gique ne prend sa signi­fi­ca­tion que dans l’orientation vers Dieu. Quand je com­prends ce pro­ces­sus d’orientation de l’homme vers Dieu de manière trop humaine, quand je me vois pro­gres­si­ve­ment inca­pable de recon­naître dans le pro­chain le reflet de Dieu, quand je fais de la créa­tion un objet, je déna­ture non seule­ment l’homme mais éga­le­ment la nature dans un pro­ces­sus d’hominisation, d’humanisation de la pers­pec­tive.
Si cer­tains clercs ont été ten­tés de natu­ra­li­ser la fonc­tion sacer­do­tale en la rédui­sant à un rôle d’accompagnement psy­cho­lo­gique, on peut s’interroger sur l’influence qu’ont pu avoir dans ce pro­ces­sus les sciences sociales et notam­ment la psy­cho­lo­gie. Il est éton­nant de consta­ter que ceux qui pré­tendent déte­nir la clé du fonc­tion­ne­ment de l’âme en se récla­mant de la psy­cha­na­lyse et des méthodes de dyna­mique de groupe ne sont pas dans la plu­part des cas de véri­tables experts. Maî­tri­sant la rhé­to­rique et les tech­niques de dis­cus­sion, ils affirment dis­po­ser de la com­pé­tence psy­cho­lo­gique mais n’ont bien sou­vent ni for­ma­tion médi­cale ni com­pé­tence psy­chia­trique ((. Je met­trai à part le cas de la plu­part des psy­cho­logues alle­mands qui, géné­ra­le­ment adeptes de Jung, viennent de la psy­cho­lo­gie sociale et de la tra­di­tion psy­cho­lo­gique spi­ri­tua­liste.)) . Ils pro­duisent donc une com­pé­tence d’un autre style qui a plus à voir avec la cré­di­bi­li­té. En invo­quant leur sta­tut de thé­ra­peutes, ils pro­duisent d’autant plus de cré­di­bi­li­té chez leurs patients que ceux-ci sont acquis aux ver­tus scien­ti­fiques et médi­cales de la psy­cho­lo­gie. Si les psy­cho­logues se sont appro­prié un dis­cours pseu­do-scien­ti­fique qui les rend plau­sibles, cette plau­si­bi­li­té est en fait du même ordre que celle des livres que l’on trouve dans le rayon éso­té­rique des librai­ries. L’influence des sciences sociales et des psy­cho­logues ne résulte abso­lu­ment pas du carac­tère scien­ti­fique de leur pro­pos. Au contraire, c’est dans la mesure où ils offrent un habillage scien­ti­fique à la jus­ti­fi­ca­tion de la praxis domi­nante qu’ils jouent un rôle cen­tral pour apai­ser les consciences. Qui n’a pas enten­du dire à titre d’argument de jus­ti­fi­ca­tion : « Mais n’as-tu pas lu le livre d’Eugen Dre­wer­mann ? Ne sais-tu pas que le fémi­nisme… ? » Tout cela cor­res­pond en fait à une forme d’anti-institutionnalisme : ce n’est pas le prêtre en tant que per­sonne qui appa­raît comme étran­ger et gênant, mais l’Eglise en tant qu’institution mil­lé­naire rap­pe­lant à l’homme ses devoirs et sa condi­tion contin­gente. C’est là toute la dif­fé­rence entre le vieil anti­clé­ri­ca­lisme et cette radi­cale aver­sion pour l’institution ecclé­siale.
Je ne crois pas que la créa­tion d’une agence spé­cia­li­sée dans l’élimination des déchets de l’âme per­met­tra de rendre l’homme heu­reux. Le psy­cho­thé­ra­peute n’est pas en mesure d’absoudre quelqu’un de sa faute per­son­nelle. Il ne peut pas dire : « Cette faute, c’est toi qui l’a com­mise. C’est ta faute per­son­nelle et tu ne dois pas seule­ment te récon­ci­lier avec toi-même et ton pro­chain mais éga­le­ment avec Dieu ». Le psy­cho­thé­ra­peute se limite donc à ren­voyer l’homme à ses pro­blèmes sans véri­ta­ble­ment les résoudre. C’est la méthode psy­cho­lo­gique de la refor­mu­la­tion, cette tech­nique de miroir qui ren­voie la conscience à sa res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle. Cepen­dant, même si vous pre­nez conscience des liens qui vous rendent cou­pables et com­pre­nez pour­quoi cela s’est pas­sé ain­si, vous aurez beau vous trou­ver toutes les excuses pos­sibles, cela ne régle­ra pas votre pro­blème. A la base, il y a en fait l’idée que les pro­blèmes sont mes pro­blèmes et que je peux seul les résoudre. Si vous êtes suf­fi­sam­ment fort, vous par­vien­drez à décrire un che­min de sor­tie mais dans tous les cas, ce n’est pas la science qui vous sou­la­ge­ra la conscience. Je crois que beau­coup de gens res­sentent cer­tains échecs comme des fautes sub­jec­tives et en souffrent for­te­ment. Cepen­dant, ayant per­du tout repère et tout cri­tère de juge­ment, ce n’est pas le psy­cho­logue qui les aide­ra à trou­ver la voie et la véri­té. Au contraire, en retra­vaillant sans cesse la bio­gra­phie de son patient, le psy­cho­logue n’offre comme seule alter­na­tive que la fuite en avant dans un pro­ces­sus sans com­men­ce­ment ni fin qui laisse l’homme seul face à une exis­tence chao­tique consti­tuée de rup­tures suc­ces­sives. Si aujourd’hui il a un tra­vail, demain il n’en aura plus. S’il est marié et a des enfants, demain il vivra seul sans enfants. S’il vit en ville, demain il vivra à la cam­pagne. La réa­li­té, c’est que per­sonne ne veut d’une bio­gra­phie chao­tique. Cha­cun cherche donc à se construire un monde fait de conti­nui­tés. Ayant besoin d’ordre, d’autorité et de dog­ma­tique, l’homme cherche un point d’ancrage qui lui per­mette d’énoncer une nou­velle phrase et de prendre du recul par rap­port à son expé­rience immé­diate. L’homme a besoin d’une pers­pec­tive qui donne sens à cette vie ter­restre. Sur ce point, les experts des sciences sociales ne peuvent appor­ter aucune aide. Ils ont tou­jours eu cette pré­ten­tion d’aider les gens dans les situa­tions de crise mais ils sont deve­nus des conseillers inef­fi­caces et ont de ce fait per­du toute cré­di­bi­li­té.

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