Revue de réflexion politique et religieuse.

Du Spi­ri­tuel dans l’ordre lit­té­raire : la revue Vigile (1930–1933)

Article publié le 18 Déc 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 101, p. 105–114].

On connaît l’anecdote, rap­por­tée par Mau­riac dans ses Nou­veaux Mémoires inté­rieurs. Un jour, Ber­nard Gras­set en visite chez un ami aper­çoit sur une table un numé­ro de la revue qu’il édite depuis quelques mois : « Ah ! c’est vous, l’abonné de Vigile ! » ((. Gras­set arrê­te­ra d’ailleurs les frais au bout d’une année et ce sont les édi­tions belges Des­clée de Brou­wer qui pren­dront le relais, jusqu’à la dis­pa­ri­tion de la revue en 1933.))  La cause semble alors enten­due, Gide ayant par ailleurs, dans son Jour­nal, qua­li­fié l’entreprise, semble-t-il une fois pour toutes, de « monu­ment d’ennui ».
Fort bien. Mais recon­nais­sons que Gide n’était sans doute pas tota­le­ment objec­tif lorsqu’il jugeait ain­si celle qui se vou­lut la « NRF catho­lique » de son temps et qui, de fait, selon le meilleur spé­cia­liste du sujet, a bel et bien repré­sen­té « la seule véri­table ten­ta­tive de mettre sur pied une revue catho­lique spé­ci­fi­que­ment lit­té­raire » ((. Her­vé Ser­ry : « Vigile (1930–1933) ou l’impossible revue lit­té­raire catho­lique », in Nais­sance de l’intellectuel catho­lique, La Décou­verte, coll. « L’espace de l’histoire », 2004, p. 328.)) .
D’autre part, il n’est que de relire Vigile aujourd’hui — douze numé­ros parus entre 1930 et 1933 ((. La pré­sen­ta­tion en a été par­ti­cu­liè­re­ment soi­gnée : « Un papier alfa du plus bel effet, un for­mat large qui sou­ligne l’austère sobrié­té de la cou­ver­ture blanche sim­ple­ment frap­pée du titre et des noms des col­la­bo­ra­teurs […] Le modèle reven­di­qué est Com­merce, une revue de luxe que Paul Valé­ry, dont Du Bos est un admi­ra­teur, publie depuis 1924. » (H. Ser­ry, op. cit., p. 334).))  — pour y décou­vrir un conte­nu d’une grande richesse, avec des col­la­bo­ra­teurs aus­si pres­ti­gieux que Paul Clau­del, Jacques Mari­tain, Gabriel Mar­cel, Jacques Rivière (pré­sent à tra­vers un « post­hume »), Etienne Gil­son ou l’abbé Bre­mond, sans oublier ses trois direc­teurs : l’abbé Alter­mann, Fran­çois Mau­riac et Charles Du Bos, en même temps qu’une grande varié­té de points de vue qui tient à une gageure : faire alter­ner spi­ri­tua­li­té et lit­té­ra­ture (ain­si, dès le pre­mier numé­ro, d’un côté les contri­bu­tions de l’abbé Alter­mann, Clau­del, Camille May­ran et Jacques Mari­tain, de l’autre celles de Coven­try Pat­more, Fran­çois Mau­riac et Charles Du Bos) ; un rythme extrê­me­ment vivant dont le texte en quelque sorte « mani­feste » serait l’essai majeur de Du Bos, « Du Spi­ri­tuel dans l’ordre lit­té­raire », qui paraît dans trois livrai­sons de la revue et que son auteur lais­se­ra mal­heu­reu­se­ment inache­vé.

La conver­sion après la conver­sion

C’est un fait que l’on compte une majo­ri­té de conver­tis par­mi les col­la­bo­ra­teurs de la revue : conver­tis de longue date comme Clau­del (1886), Mari­tain (1906) et l’abbé Alter­mann (1918) ; ou plus récents comme Du Bos (1927), Mau­riac (1928) et Gabriel Mar­cel (1929). Cer­tains d’entre eux sont d’origine juive (c’est le cas de Jean-Pierre Alter­mann et de Raïs­sa Mari­tain, tous deux émi­grés russes ; ou bien encore de René Schwob et de Max Jacob) ; d’autres viennent du pro­tes­tan­tisme (tels les Suisses Blaise Briod et Fran­çois Fos­ca) ; il y a même des ortho­doxes (comme le Prince Vla­di­mir Ghi­ka, rou­main de nais­sance, ordon­né prêtre en 1923, qui s’est fait catho­lique pour, dit-il, « être plus ortho­doxe » !).
Aus­si bien, tout chré­tien n’est-il pas, par nature et par voca­tion, un conver­ti, qu’étant né en dehors du chris­tia­nisme il le soit deve­nu, ou qu’il ait dû se conver­tir à sa reli­gion d’origine ? Mau­riac ne l’ignorait pas, ce qui ne l’a pas empê­ché, lui qui était né dans le catho­li­cisme et qui n’en est jamais sor­ti, d’envier ceux pour qui il avait été un choix et d’aller même jusqu’à sou­hai­ter perdre la foi pour connaître une telle expé­rience. Un pro­ces­sus que Charles Du Bos a fort bien décrit : « Certes, écrit-il, c’est une grâce de ne pas perdre la foi, que de ne pas pou­voir la perdre ; et ne pas savoir accep­ter le fait comme une grâce, c’est en un être le signe d’un état de grâce défi­cient. Et pour­tant, sur un plan tout psy­cho­lo­gique et humain, ce vœu secret qu’entretint naguère Mau­riac de perdre la foi pour la retrou­ver tra­duit avec une par­faite jus­tesse le sen­ti­ment qu’à de cer­taines heures le catho­lique inamo­vible est sus­cep­tible de nour­rir à l’égard des conver­tis. Ce n’est pas seule­ment qu’il s’éprouve lésé d’avoir été frus­tré du choix, c’est qu’avec nos­tal­gie il aspire à la fraî­cheur et au renou­vel­le­ment, et qu’il devine leur sur­abon­dance dans la conver­sion de ceux qui découvrent la foi ou la retrouvent. Sans doute mieux que qui­conque il sait que l’on peut se conver­tir à l’intérieur du Chris­tia­nisme, peut-être même entre­voit-il que la foi vécue n’est rien d’autre qu’une conver­sion conti­nuelle, et qui se conti­nue jusqu’au terme. Mais ce n’en est pas moins au début une tâche entre toutes mal­ai­sée et ingrate que de se conver­tir à ce à quoi déjà l’on croyait. » ((. Vigile, 3e cahier 1932, pp. 23–24.))
« A sem­blable voca­tion, ajoute Du Bos, Mau­riac était des­ti­né, et, au jour mar­qué, il allait l’accomplir avec le plus méri­toire et le plus lucide cou­rage ». C’est en effet en 1928 que se pro­dui­sit cette « recon­ver­sion », à l’issue d’une crise per­son­nelle et spi­ri­tuelle dont l’abbé Alter­mann aida l’écrivain à sor­tir.
Ce même Alter­mann, qui joua éga­le­ment un rôle déci­sif dans le retour à la foi de Du Bos, est d’ailleurs ici l’auteur de deux remar­quables essais sur le mys­tère de la conver­sion : un « Hom­mage » (qua­si obli­gé) à saint Augus­tin, lequel figure tout à la fois « le patron, le prince et le modèle des conver­tis », et un magni­fique « Tobie », pro­fonde et poé­tique para­phrase du livre biblique, où le per­son­nage cen­tral pré­fi­gure, aux yeux de son exé­gète, la conver­sion par excel­lence, celle d’Israël. Il est vrai que Jean-Pierre Alter­mann, ordon­né prêtre en 1925, est lui-même l’un de ces Juifs désa­veu­glés et illu­mi­nés, aux­quels Jésus-Christ s’est révé­lé : « A chaque géné­ra­tion qui passe, il en illu­mine quelques-uns. D’autres par ceux-là seront éclai­rés. » ((. Vigile, 2e cahier 1931, pp. 92–93.))  Aus­si s’il lui arrive de se déso­ler — « Israël, Israël, qu’as-tu fait de ton pri­vi­lège ?… » —, il n’ignore pas que pour cha­cun d’entre nous l’espérance est per­mise, et même qu’elle est un devoir. Se mani­feste alors l’amour que Dieu nous porte, sa com­pas­sion infi­nie à notre égard et sa « pater­nelle vigi­lance » sur nos âmes. Car il y a bien une « patience » divine qu’il faut prendre en consi­dé­ra­tion pour la louer, pour la sol­li­ci­ter, ou pour sim­ple­ment y répondre.

Des catho­liques qui écrivent

S’il ne s’agit pas, comme le pré­cise Charles du Bos, de faire « le pro­cès du génie », ce « pro­cès de l’orgueil, de l’explication par l’orgueil, qu’instruisent avec tant de faci­li­tés ceux que nul génie ne menace » ((. Vigile, 1er cahier 1932, p. 136.)) , on doit bien admettre cepen­dant que les intel­lec­tuels, les écri­vains, « ceux que l’Evangile désigne par le terme col­lec­tif de Scri­bae » ((. Paul Clau­del, Vigile, 2e cahier 1932, p. 56.)) , ceux-là se montrent sou­vent les plus réti­cents à se lais­ser tou­cher par la Grâce, négli­geant « les res­sources d’une Pro­vi­dence qui veut bénir leur état et les aider de toute manière » : « Il faut le recon­naître, observe l’abbé Alter­mann, les hommes à qui la qua­li­té inven­tive de leur génie, la luci­di­té, l’acuité de leur intel­li­gence, la fécon­di­té de leur ima­gi­na­tion assurent une vie intel­lec­tuelle puis­sante sont plus sou­vent vic­times que vic­to­rieux des risques de l’orgueil de l’esprit. Sur­prennent-ils en eux un retour­ne­ment de leur intel­li­gence humaine contre les vœux les plus cer­tains que l’Intelligence divine leur exprime, loin de s’en excu­ser ils s’en flat­te­raient au contraire, comme d’un signe de liber­té non bâtard et qua­si­ment comme d’une authen­tique digni­té. » ((. Vigile, 1er cahier 1930, pp. 49–50.))
Il faut dire que la situa­tion de l’artiste catho­lique fait pro­blème (pour user du mot qu’affectionne Du Bos). Dès lors qu’enfin remon­té de la beau­té des choses à la Beau­té incréée de Dieu, il se déclare catho­lique, l’écrivain devient aus­si­tôt sus­pect de par­ti pris, de visée apo­lo­gé­tique, voire de pro­sé­ly­tisme. C’est la rai­son pour laquelle les écri­vains de Vigile, refu­sant toute éti­quette qui ten­drait à faire du catho­li­cisme un « par­ti », pré­fè­re­ront se défi­nir comme des catho­liques qui écrivent (selon une for­mule de Mau­riac), qu’ils écrivent des romans, des essais, des poèmes, ou toute autre « lit­té­ra­ture ».
Ain­si rai­sonne, par exemple, Etienne Gil­son dans un texte inti­tu­lé « Exa­men de conscience », révé­la­teur de la crise intime que tous ces écri­vains vivent peu ou prou. Il y relève tout d’abord qu’aux yeux des « Esprits-libres » (du moins ceux qui se pré­tendent tels), « tout catho­lique est d’avance dis­qua­li­fié comme his­to­rien du seul fait qu’il est catho­lique ». Ces « Esprits »-là ne peuvent même conce­voir qu’on puisse accep­ter un dogme, une Eglise, une auto­ri­té, et ne pas se dépar­tir de son sens cri­tique. « Ce qu’ils me reprochent, conclut Gil­son, c’est d’être catho­lique et de pré­tendre écrire une his­toire qui, favo­rable dans ses conclu­sions au catho­li­cisme, se vante d’être telle qu’elle serait si je n’étais pas catho­lique. » ((. Vigile, 2e cahier 1932, p. 91.))
Reproche (celui de ver­ser dans l’apologie) que l’on adres­se­ra aus­si fré­quem­ment au roman­cier catho­lique, tou­jours ten­té par la « lit­té­ra­ture d’édification » : or, pré­cise Du Bos, « des deux sens que com­porte le vocable édi­fi­ca­tion, aucun n’est du res­sort du roman­cier qui doit éga­le­ment se gar­der et de construire la vie et de prê­cher à son sujet. » « Ni construc­teur, ni pré­di­ca­teur, le roman­cier catho­lique, pour­suit Du Bos, ne doit pas davan­tage être un apo­lo­giste : il ne lui appar­tient pas de riva­li­ser avec cette apo­lo­gie de la reli­gion chré­tienne dont les Pen­sées de Pas­cal nous livrent les sai­sis­sants torses épars. Que si, ayant res­ti­tué la vie humaine dans toute sa véri­té, il s’estimait en droit de déduire ou d’expliciter les ensei­gne­ments qu’à l’état impli­cite son œuvre recèle, même là il sor­ti­rait de ses attri­bu­tions, car déduire ou expli­ci­ter c’est en son cas chan­ger de plan, c’est déga­ger de l’humain une véri­té qui doit y res­ter enga­gée, c’est, sous pré­texte de ser­vir Dieu, se muer soi-même en un Deux ex machi­na. » ((. Vigile, 3e cahier 1932, pp. 14–15.))  Entre le roman­cier catho­lique et le « roman­cier tout court » la dif­fé­rence est donc moins de nature que de degré, le roman­cier catho­lique étant en défi­ni­tive plus plei­ne­ment roman­cier que son confrère qui refuse la trans­cen­dance et voit ain­si son champ d’investigation consi­dé­ra­ble­ment res­treint.

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