Revue de réflexion politique et religieuse.

La onzième heure d’Ernst Jün­ger

Article publié le 7 Avr 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet entre­tien est paru dans catho­li­ca, n. 63, p. 98–102.]
S’il est un auteur qui a su par­fai­te­ment expri­mer la fas­ci­na­tion pour la guerre, c’est bien celui d’Orages d’acier, du Boque­teau 125 et de Lieu­te­nant Sturm et du Tra­vailleur. Ernst Jün­ger, moins d’un an après sa mort (février 1998), reste pour diverses rai­sons — son appar­te­nance ini­tiale à la Légion, son ami­tié avec Fran­çois Mit­ter­rand ? — l’écrivain alle­mand le plus lu en France. Par le fait même, bien des aspects de sa longue vie et de son oeuvre ont été exa­mi­nés de près, peut-être sans tenir véri­ta­ble­ment compte d’une ouver­ture reli­gieuse qui a dépas­sé l’intérêt anthro­po­lo­gique pour la reli­gio­si­té (il fut le cofon­da­teur, avec Mir­cea Eliade, de la revue néo­païenne Antaios), et s’est ache­vée dans sa conver­sion finale au catho­li­cisme. Le fait est pas­sé assez inaper­çu, du moins en dehors de l’Allemagne, bien que les images de ses obsèques aient clai­re­ment mon­tré qu’il rece­vait une sépul­ture catho­lique. Le pro­fes­seur Bern­hard Gajek, qui enseigne l’histoire à l’Université de Ratis­bonne et qui a bien connu l’écrivain, a bien vou­lu nous appor­ter des pré­ci­sions à ce sujet.
CATHOLICA — De la céré­mo­nie d’enterrement de Jün­ger, on ne connaît que quelques pho­tos qui en mani­festent expli­ci­te­ment le carac­tère reli­gieux. Sa conver­sion au catho­li­cisme serait-elle res­tée si secrète qu’elle n’aurait été connue que lors de cet enter­re­ment ?
BERNHARD GAJEK — Ernst Jün­ger est mort le 17 février 1998 à l’hôpital de Ried­lin­gen en Haute-Souabe. Il était res­té quelques jours en ser­vice de réani­ma­tion. Sa femme Lise­lotte, qui était près de lui, a essayé de com­prendre ce qu’il vou­lait dire, mais en vain. Ernst Jün­ger avait habi­té à proxi­mi­té de Ried­lin­gen depuis presque qua­rante-sept ans. En juillet 1950, il avait démé­na­gé pour Wil­flin­gen, un vil­lage com­pre­nant moins de mille âmes. Il habi­ta d’abord avec sa pre­mière femme, qui est morte en 1960, au châ­teau de Schenk zu Stauf­fen­berg, baron d’empire et parent du comte Claus Schenk zu Stauf­fen­berg qui avait per­pé­tré un atten­tat contre Hit­ler. A cause de lui, les Stauf­fen­berg de Wil­flin­gen avaient été empri­son­nés et sou­mis à un inter­ro­ga­toire dans leur propre châ­teau. La famille Jün­ger démé­na­gea au prin­temps 1951 dans une ancienne grande mai­son fores­tière, construc­tion baroque datant de 1728, qui appar­te­nait au châ­teau et était pla­cée face à lui.
C’est dans l’église du châ­teau, Saint-Jean-Nepo­mu­cène, qu’a été célé­brée une messe de requiem pour Ernst Jün­ger, l’après-midi du 21 février 1998. Dr Roland Nie­bel, curé du lieu, pré­si­da la céré­mo­nie, qu’il concé­lé­bra avec un cha­noine du dio­cèse de Rot­ten­burg. Des délé­gués d’amicales de tirailleurs et d’associations des tra­di­tions mili­taires, vêtus d’uniformes mul­ti­co­lores, lui firent une garde d’honneur près du cer­cueil expo­sé. De la tri­bune de l’orgue, la petite-fille de Jün­ger chan­ta l’Ave Maria.
Ceux qui assis­taient à la céré­mo­nie funèbre, ser­rés dans l’église, et ceux qui avaient dû res­ter dehors posaient et repo­saient — ce qui est com­pré­hen­sible — une ques­tion : pour­quoi le rite catho­lique ? Peut-être était-ce parce que les Stauf­fen­berg de Wil­flin­gen et l’église de leur châ­teau appar­te­naient à la confes­sion romaine ? Jün­ger n’avait-il pas gran­di dans une mai­son pater­nelle atta­chée au pro­tes­tan­tisme libé­ral ? Et, lorsqu’on lui avait deman­dé, alors qu’il avait un âge avan­cé, pour­quoi il payait encore l’impôt d’église, n’avait-il pas répon­du d’une manière remar­qua­ble­ment sèche : « Mais je suis conser­va­teur ». Le jour de l’enterrement, presque per­sonne ne savait mis à part la famille que, le 26 sep­tembre 1996, c’est-à-dire en pleine pos­ses­sion de ses forces cor­po­relles et intel­lec­tuelles, Ernst Jün­ger s’était conver­ti à l’Eglise catho­lique devant le curé du lieu, Dr Nie­bel. L’archevêché de Munich-Frei­sing confir­ma la conver­sion et le direc­teur de la rédac­tion muni­choise du Frank­fur­ter All­ge­meine Zei­tung fit immé­dia­te­ment des recherches pour trou­ver les pre­mières infor­ma­tions.

Pou­vez-vous rap­pe­ler dans quelles condi­tions s’est faite cette conver­sion et en par­ti­cu­lier s’il s’y pré­pa­rait depuis long­temps ? Est-ce que telle ou telle de ses oeuvres en fai­saient entre­voir la pos­si­bi­li­té ?
Dans la plus stricte inti­mi­té, Jün­ger avait don­né un motif : cela aurait été une déci­sion plu­tôt pra­tique. Puisqu’il n’y avait dans le vil­lage, selon lui, aucun pas­teur pro­tes­tant qui pour­rait l’enterrer, il aurait cher­ché du côté catho­lique, et s’y serait ral­lié. Ceux qui connaissent la ten­dance de Jün­ger à cacher ou à se conten­ter d’esquisser ce qui concer­nait sa propre per­sonne pren­dront au sérieux cette expli­ca­tion que Jün­ger a don­née sur lui-même, mais appré­cie­ront aus­si d’autres motifs qu’il n’a pas men­tion­nés et qui sont pré­sents dans sa vie comme dans son oeuvre.
Quand son fils Alexan­der est né, en 1934, Jün­ger s’est deman­dé si l’enfant devait être bap­ti­sé chez les catho­liques. Mais Madame Gre­tha prit l’enfant et l’inscrivit sans hési­ter pour le bap­tême chez le pas­teur pro­tes­tant du lieu.
La ten­dance de Jün­ger à évo­quer les céré­mo­nies reli­gieuses et son inté­rêt pour les per­son­nages du prêtre et du moine étaient évi­dents depuis la pre­mière ver­sion du Coeur aven­tu­reux (Das aben­teuer­liche Herz, 1929, seconde ver­sion en 1938) : « Où sont donc les cloîtres sacrés où l’âme a conquis, durant ses minuits triom­phants, le tré­sor de la grâce ? », lit-on dans le pas­sage sur « Les veilleurs soli­taires ». Le rêve « L’église du monas­tère » se ter­mine sur la vision d’un ave­nir nou­veau : « Je fus tou­ché dès cet ins­tant par le sens théo­lo­gique ». Le père Lam­pros, dans Les falaises de marbre (Auf den Mar­mork­lip­pen, 1939) ou le père Foe­lix dans Helio­po­lis (1949) sont des décla­ra­tions poé­tiques d’amour pour la condi­tion du moine catho­lique. Dans son appel inti­tu­lé La Paix, que Jün­ger com­po­sa à Paris en 1942, et qui fut com­pris par les cercles de résis­tance à Hit­ler comme un pro­gramme, Jün­ger attri­buait un rôle impor­tant à l’Eglise dans la construc­tion d’une nou­velle Europe.
De tels pro­pos favo­rables au chris­tia­nisme sont néan­moins confron­tés à de nom­breuses rela­ti­vi­sa­tions pro­ve­nant en par­ti­cu­lier du chris­tia­nisme pro­tes­tant — ain­si en est-il dans Le Pro­blème d’Aladin (Ala­dins Pro­blem, 1983), dans les jour­naux de la fin de sa vie (Soixante-dix s’efface, I‑V, 1980–1997), ou dans son essai Les ciseaux (Die Schere, 1990), qui dis­cu­tait de la tem­po­ra­li­té et de la mort. Jün­ger don­na par exemple rai­son à des théo­lo­giens pro­tes­tants ratio­na­listes contem­po­rains qui met­taient en ques­tion la divi­ni­té du Christ. Mais, deman­dait-il, qu’est-ce que ces théo­lo­giens auraient à pro­po­ser à la place de cela ? Le ratio­na­lisme, disait-il, entraî­nait un appau­vris­se­ment et appar­te­nait cepen­dant au des­tin de la moder­ni­té qu’Arthur Scho­pen­hauer et Fré­dé­ric Nietzsche avaient décrit ou pré­dit.
D’autre part, Jün­ger a lu à plu­sieurs reprises la Bible, l’Ancien et le Nou­veau Tes­ta­ment, et l’a com­men­tée avec une pro­fonde com­pré­hen­sion et une grande intui­tion. Lourde de consé­quence fut la page de son jour­nal cor­res­pon­dant au 29 mars 1940. Jün­ger, capi­taine de la Wehr­macht, décri­vait com­ment le jour de son 45e anni­ver­saire il s’était appro­ché de la fenêtre de son poste de com­bat à Baden-Baden et avait lu le psaume 73.
Ceci fut impri­mé en 1942 dans Jar­dins et routes (Gär­ten und Straßen). Il avait déjà uti­li­sé une fois la méthode de la com­mu­ni­ca­tion indi­recte — en novembre 1933. A cette époque, on lui avait pro­po­sé d’être affi­lié à l’ « Aca­dé­mie alle­mande de la lit­té­ra­ture », mise au pas. Jün­ger refu­sa et jus­ti­fia cela à l’aide du cha­pitre 59 de son oeuvre concer­nant la phi­lo­so­phie de l’histoire, publiée en 1932 : Le tra­vailleur (Der Arbei­ter), ce qui aurait dû pro­vo­quer ceux qui vou­laient le voir à l’Académie ; mais per­sonne ne s’occupa de la chose. En 1942, cepen­dant, on avait appa­rem­ment lu et rap­por­té à Goeb­bels le texte men­tion­né. Celui-ci se mit en colère et inter­dit Ernst Jün­ger de publi­ca­tion. Seul Myr­dun. Lettres de Nor­vège (Myr­dun. Briefe aus Nor­we­gen) parut encore en tant qu’« unique édi­tion de guerre pour les sol­dats dans le domaine du com­man­de­ment de la Wehr­macht en Nor­vège » (1943). La colère de Goeb­bels était com­pré­hen­sible, car le psaume 73 com­mence — dans la tra­duc­tion moder­ni­sée de Luther uti­li­sée par Jün­ger — par les mots : « Mais enfin Israël a Dieu pour récon­fort », et est un règle­ment de compte de celui qui croit en Yah­vé avec ceux qui se vantent de leur gloire et avec les athées.
Peu après la Deuxième Guerre mon­diale, Jün­ger pas­sait dans les milieux catho­liques pour l’un des pro­chains conver­tis par­mi les per­sonnes de renom. Une étude du jésuite Hubert Becher dans Stim­men der Zeit avait été mal com­prise. Au début de la deuxième moi­tié de sa vie, Jün­ger a rela­ti­vi­sé la foi chré­tienne — allant au-delà de la « foi seule » de Luther : « Il n’y a nul mérite à croire ; la foi est un don, une libre offrande. […] De même qu’il n’y a point de mérite à croire, il n’y a point de faute dans la non-croyance. […] Ce qui dis­pa­raît, ce n’est pas seule­ment la foi, c’est aus­si l’objet de la foi. Dieu se retire. » (Le mur du temps, An der Zeit­mauer, 1959). Au moyen de la revue Antaios, dont il fut le cofon­da­teur, devait être construit un « monde libre », « un monde spi­ri­tuel », une huma­ni­té qui devrait, à tra­vers « mythe et sym­bole », tou­cher le « sol com­mun duquel sont nés frères les peuples dans leur diver­si­té » de la même manière que le géant Antaios tirait sa force du contact avec la terre, avec la « Gaia ». « Avec lui gran­dit une conscience cos­mique, pour laquelle la terre en tant que telle devient la patrie ». Voi­ci ce qu’écrivit Jün­ger dans le pre­mier numé­ro de cette revue qui a paru de 1959 à 1971.
La réani­ma­tion du mythe fit obs­tacle au rap­pro­che­ment pro­gres­sif du chris­tia­nisme même si à terme ce fut le chris­tia­nisme qui gagna la vic­toire : le mythe fut fina­le­ment bap­ti­sé. Mais, en tant que per­sonne, Jün­ger gar­da ses dis­tances vis-à-vis des théo­lo­giens et des ecclé­sias­tiques. Il avait cepen­dant expri­mé dès les années vingt une pré­di­lec­tion pour les « phrases pro­non­cées ex cathe­dra », qui ger­me­raient en lui comme des graines. Quand il était âgé, il disait encore qu’il avait, lorsqu’il écri­vait, le sen­ti­ment que quelqu’un le regar­dait par-des­sus l’épaule ; cela ser­vait, disait-il, à la pré­ci­sion de la langue. L’exigence pro­tes­tante d’une rela­tion directe et immé­diate avec l’instance qui parle et donne des conseils écar­ta ses effets éprou­vants voire domi­na­teurs. L’enseignement de Mar­tin Luther sur « le chré­tien libre », qui serait cepen­dant « un serf cor­véable en toutes choses et sou­mis à tout le monde », peut ici rap­pe­ler et rendre com­pré­hen­sible la rai­son pour laquelle Jün­ger pla­ça comme devise en tête de son pre­mier ouvrage prin­ci­pal, qui ne concerne pas la guerre et dont on a déjà par­lé, Le Coeur aven­tu­reux, une phrase curieuse de Johann Georg Hamann, ce théo­lo­gien et phi­lo­sophe pro­tes­tant de König­sberg, et la fit — dans la pre­mière édi­tion — impri­mer en rouge. Sa doc­trine d’« anar », qui se déve­lop­pa peu à peu, d’une exis­tence qui n’a plus besoin de média­tions mais qui vivrait immé­dia­te­ment en étant le centre et le tout s’alimente à ces sources.
Il est pos­sible que Jün­ger ait éga­le­ment fait cela avec sa conver­sion. Le mélange d’immédiateté expli­cable par la théo­rie pro­tes­tante et de subor­di­na­tion à un sys­tème hié­rar­chique comme l’est le catho­li­cisme semble tou­te­fois en soi une contra­dic­tion. Jün­ger a cepen­dant sou­li­gné à plu­sieurs reprises le fait que, dans l’oeuvre d’un auteur, toutes les par­ties qui se contre­disent doivent être accep­tées ; ce n’est que par ce moyen, disait-il, qu’un auteur est ren­du digne de foi. On peut com­prendre cela comme une coin­ci­den­tia oppo­si­to­rum, comme Nico­las de Cuse l’avait pen­sée — comme prin­cipe de contra­dic­tion, auquel la connais­sance de la rai­son serait subor­don­née.

Quel accueil a reçu cette nou­velle au sein du monde ger­ma­nique et quelle publi­ci­té lui a été faite ?
A la nou­velle de la conver­sion au catho­li­cisme d’Ernst Jün­ger, le public lit­té­raire en Alle­magne a réagi res­pec­tueu­se­ment et cal­me­ment. Les pro­blèmes que l’on rap­pe­lait en rai­son de sa mort parais­saient plus impor­tants — comme son natio­na­lisme diri­gé contre la Répu­blique de Wei­mar ou l’appréciation dif­fi­cile à com­prendre de phé­no­mènes comme guerre et guer­riers. Quelques lec­teurs de Jün­ger ont consi­dé­ré l’information comme n’étant pas digne de foi, jusqu’à ce qu’elle soit confir­mée. La conver­sion ne fut pas et n’est pas pas­sée sous silence. Elle est main­te­nant accep­tée comme la der­nière par­celle de la mosaïque d’une vie, et consi­dé­rée de plus en plus comme un pro­lon­ge­ment de la vie et de l’oeuvre.

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