Revue de réflexion politique et religieuse.

L’E­glise face au nazisme en You­go­sla­vie

Article publié le 11 Avr 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 67, pp. 67–77]

La région de l’ex-Yougoslavie est l’une des plus instables en regard du nombre de peuples, de cultures et d’idéologies. Slo­vènes, Croates, Musul­mans et Serbes, ortho­doxie, islam et catho­li­cisme, oppo­si­tion « est-ouest », tout cela concourt à en faire un mélange typique où il est dif­fi­cile de se retrou­ver. La véri­té s’y retrouve encore plus dif­fi­ci­le­ment, pri­son­nière éter­nelle des pré­ju­gés, des mau­vaises inten­tions et autres calom­nies.
En fait, le demi-siècle de régime sous la coupe de Tito, un com­mu­nisme clas­sique, qui a revê­tu pour les médias occi­den­taux l’apparence d’un vil­lage à la Potem­kine abri­tant une socié­té de type ouvert, a éga­le­ment légué ses lourdes consé­quences à la concep­tion de la « véri­té you­go­slave ». Tito et le Par­ti com­mu­niste you­go­slave se sont essen­tiel­le­ment légi­ti­més par le com­bat pour la libé­ra­tion de la nation, et ont ain­si per­ni­cieu­se­ment mas­qué la véri­té sur leur nature, sur la You­go­sla­vie, et ont tout dis­si­mu­lé sur les autres pro­ta­go­nistes de la Seconde Guerre mon­diale, dans les années 1941–1945.
Le com­mu­nisme titiste a été moins viru­lent envers le nazisme qu’envers l’Eglise catho­lique et la démo­cra­tie bour­geoise. Cela semble d’autant plus para­doxal que ces rap­ports ont déci­dé du des­tin de tout ce qui s’est irré­mé­dia­ble­ment dérou­lé pen­dant la Seconde Guerre mon­diale et après.
Parce qu’un rideau de fer s’est abat­tu pen­dant cin­quante ans sur la véri­té, celle-ci ne com­mence à se décou­vrir que ces der­niers temps. Bien qu’elle se révèle avec une viva­ci­té inat­ten­due, il est bon qu’elle se fasse connaître d’un cercle plus large.
La thèse fon­da­men­tale sur laquelle repo­sait la dic­ta­ture titiste était que l’Eglise catho­lique avait choi­si le camp de l’occupant nazi pen­dant la guerre, posi­tion qu’elle aurait déjà pré­pa­rée et fon­dée avant le 6 avril 1941, début de la Seconde Guerre mon­diale en You­go­sla­vie. Le Par­ti avait besoin de ce fait pour éli­mi­ner ses concur­rents les plus sérieux, du moins ain­si pré­sen­tait-il l’Eglise, sur­tout aux yeux de la popu­la­tion you­go­slave. Le par­ti de Tito ne se conten­ta pas d’aborder ces ques­tions ver­ba­le­ment, mais il le fit aus­si dans les faits. Deux per­son­nages clefs de l’activité de l’Eglise, l’archevêque de Lju­bl­ja­na Gre­gor Roman et le car­di­nal de Zagreb Alo­jz Ste­pi­nac, ont été jugés et condam­nés. Roman, mena­cé d’être lyn­ché par la foule, dut aban­don­ner sa patrie à jamais, Ste­pi­nac y est res­té. Il est mort pré­ma­tu­ré­ment, empoi­son­né, après des années à crou­pir dans une cel­lule com­mu­niste.
Quand le KPJ (Par­ti com­mu­niste you­go­slave) eut phy­si­que­ment éli­mi­né la direc­tion de l’Eglise catho­lique en You­go­sla­vie, il ne lui fut pas dif­fi­cile de liqui­der aus­si sa répu­ta­tion au sein de la socié­té et, en outre, de pro­cé­der à la liqui­da­tion phy­sique des oppo­sants idéo­lo­giques, sur le sol slo­vène, pen­dant l’été 1945. Alors, le KPJ et son avant-garde armée, la Jugo­slo­vans­ka ljud­ska arma­da (Armée popu­laire you­go­slave), ont exé­cu­té à peu près cent cin­quante mille pri­son­niers, bles­sés et civils : hommes, femmes et enfants. Ce qui fut le plus grand car­nage d’après-guerre en Europe a été pas­sé sous silence. Il a été évo­qué en par­tie par Le Livre noir du com­mu­nisme ((  Sté­phane Cour­tois (dir.), Le Livre noir du com­mu­nisme, Robert Lafont, 1997. )) , en par­tie par des indi­vi­dus appar­te­nant à des mou­ve­ments civils ((  Predv­sem Zdrue­ni ob lipi Sprave [Réunis autour du tilleul de la récon­ci­lia­tion] Nova Slo­vens­ka zave­za [La Nou­velle Alliance slo­vène] : cf. de même la revue men­suelle Zave­za, Drui­na, Lju­bl­ja­na.)) . Le KPJ liqui­da ain­si avec « effi­ca­ci­té » ses concur­rents, le catho­li­cisme se retrou­va en You­go­sla­vie sans direc­tion et sans sa sub­stance vitale. C’est sur cette base que l’agitprop d’après-guerre a pu jeter l’opprobre sur l’Eglise catho­lique en l’accusant d’avoir col­la­bo­ré avec les nazis. Le pré­ju­gé a été si fort qu’aujourd’hui c’est à peine si l’on peut contes­ter quelques-uns des témoi­gnages des pires adver­saires idéo­lo­giques de l’Eglise et des nazis.
Dans cet ordre d’idées se situe un docu­ment qui vient d’être retrou­vé ((  Le docu­ment m’a été confié par M. Anton Drob­nic, ancien pro­cu­reur géné­ral de la Slo­vé­nie. Je pro­fite de cette occa­sion pour le remer­cier sin­cè­re­ment. Le docu­ment date de 1941 (fin mars — début avril) et il est encore à trou­ver dans les archives d’Etat alle­mandes, à Coblence ou à Ber­lin. L’exemplaire en ques­tion appar­te­nait pro­ba­ble­ment à un des offi­ciers supé­rieurs qui l’a lais­sé en Slo­vé­nie lors de la retraite de l’armée alle­mande en mai 1945.)) , docu­ment éma­nant de l’échelon le plus éle­vé de la police secrète du Reich, le Reichs­si­che­rheit­shaup­tamt, diri­gé par Rein­hard Hey­drich, père de la « solu­tion finale » de la ques­tion juive. L’un des aspects les plus impor­tants du docu­ment est qu’il est le pre­mier témoi­gnage his­to­rique sur la façon dont le som­met du com­man­de­ment nazi a per­çu la situa­tion et les pro­ta­go­nistes en You­go­sla­vie, juste avant que la guerre n’éclate. Le Reichs­si­che­rheit­shaup­tamt, au-des­sus de la Ges­ta­po et des organes SS, ne s’occupait pas seule­ment de la sécu­ri­té inté­rieure, mais aus­si des ques­tions de stra­té­gie et de poli­tique exté­rieures. Avant l’invasion de chaque pays, on y déve­lop­pait la stra­té­gie adé­quate, en tenant compte des adver­saires ou oppo­sants les plus impor­tants. Ce docu­ment était des­ti­né aux offi­ciers qui diri­geaient l’invasion pour les ins­truire des carac­té­ris­tiques du pays agres­sé. Bien enten­du, un tel docu­ment stra­té­gique qui cite les adver­saires essen­tiels, ne pou­vait man­quer de citer l’Eglise catho­lique, c’est-à-dire les arche­vêques Ste­pi­nac et Roman.
Cela se place évi­dem­ment dans un contexte his­to­rique plus vaste. En arrière-plan se trouve l’encyclique Mit bren­nen­der Sorge (1937) ((  « Son enga­ge­ment dans l’encyclique anti­na­zie Mit bren­nen­der Sorge, les dou­zaines d’autres notes et memo­ran­da au gou­ver­ne­ment alle­mand lorsqu’il était secré­taire d’Etat, sa récep­tion fraîche et car­rée à Rome du ministre nazi des Affaires étran­gères Joa­chim von Rib­ben­trop, son reproche amer de la fai­blesse du car­di­nal autri­chien Theo­dor Innit­zer face à l’Anschluss ger­ma­no-autri­chien — l’union de l’Autriche et de l’Allemagne — en 1938, et enfin la réac­tion défa­vo­rable de l’Allemagne à son élec­tion à la papau­té, tout cela mon­trait vrai­ment ce qu’il pen­sait de la tyran­nie alle­mande », in Ency­clo­pae­dia Bri­tan­ni­ca, Mul­ti­me­dia edi­tion, 1994–1997, BCD/Cache/-12-ArticleRil.htm.))  par laquelle l’Eglise catho­lique met en garde contre le dan­ger du nazisme. Cette ency­clique reflète l’orientation contraire des nazis à la poli­tique offi­cielle du Vati­can, poli­tique qui s’est inten­si­fiée sous le pon­ti­fi­cat d’Eugenio Pacel­li, c’est-à-dire de Pie XII. C’est en tant que « secré­taire d’Etat » qu’il a été l’instigateur de cette ency­clique, et qu’il s’est éga­le­ment oppo­sé à l’Anschluss de l’Autriche et de l’Allemagne, approu­vant notam­ment la réac­tion du cler­gé autri­chien. Il s’est aus­si oppo­sé aux accords de Munich qui ont sacri­fié la Tché­co­slo­va­quie et ouvert la voie à l’agression d’autres Etats ((  « Durant les quelques mois qui sépa­rèrent son élec­tion du déclen­che­ment de la guerre, Pie XII employa ses dons diplo­ma­tiques à pré­ve­nir la catas­trophe, mais pas dans un esprit d’apaisement — le Vati­can n’avait pas appré­cié les accords de Munich (1938), par les­quels la Tché­co­slo­va­quie avait été sacri­fiée par la Grande-Bre­tagne et la France à la puis­sance expan­sion­niste alle­mande. » (ibid.))) . Il s’efforça de conser­ver à l’Italie sa neu­tra­li­té et fut attris­té de son alliance avec les forces de l’Axe. A la lumière de ce contexte, ce docu­ment est le signe que les nazis avaient connais­sance des actions que l’Eglise entre­pre­nait pour pré­ve­nir l’Holocauste, au sens le plus large du terme. Il faut bien sûr aus­si com­prendre ce docu­ment d’un autre point de vue. Les nazis, tout comme les com­mu­nistes, dési­raient détruire l’Eglise, la sépa­rer du Vati­can et des citoyens, en der­nière ins­tance l’éradiquer. Cela était le plus per­cep­tible en Alle­magne même (et en Autriche), où le nazisme avait pris racine. Ain­si, « la situa­tion de l’Eglise dans le Grand Reich se trou­vait condi­tion­née par deux pro­blèmes : l’état de per­sé­cu­tion et la guerre. La per­sé­cu­tion durait depuis 1933 et se carac­té­ri­sait par une action sys­té­ma­tique du régime nazi pour éli­mi­ner tota­le­ment l’influence de la foi catho­lique sur la vie publique et sur la vie pri­vée des citoyens. Loin de s’atténuer avec la guerre, elle ne fit que croître en inten­si­té » ((  Lettres de Pie XII aux évêques alle­mands dans Actes et Docu­ments du Saint-Siège rela­tifs à la Seconde Guerre mon­diale, tome II, édi­tés par Pierre Blet, Ange­lo Mar­ti­ni, Bur­khart Schnei­der, Libre­ria Edi­trice Vati­ca­na, Cité du Vati­can, 1967, p. VI.)) .

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