Revue de réflexion politique et religieuse.

La sécu­la­ri­sa­tion de la Cata­logne

Article publié le 4 Oct 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 83, pp. 43–53]

La Cata­logne a été mode­lée par la foi catho­lique depuis ses ori­gines les plus loin­taines. Lorsque débu­ta, à la suite de l’invasion de la pénin­sule Ibé­rique par les musul­mans, la recon­quête chré­tienne de l’ancienne His­pa­nie romaine et wisi­go­thique, cette mis­sion dif­fi­cile fut réa­li­sée en Cata­logne à l’ombre des monas­tères : béné­dic­tins, sur­tout, en « Cata­logne ancienne » (ils étaient plus de cent au XIe siècle), et cis­ter­ciens à par­tir du XIIe siècle dans la zone recon­quise de la « Cata­logne nou­velle », tous centres vitaux de la nou­velle orga­ni­sa­tion qui se créait alors. Il n’est donc pas éton­nant de lire sous la plume de l’évêque de Vic, Tor­ras i Bages, que « la Cata­logne et la foi chré­tienne sont deux réa­li­tés qu’il est impos­sible de dis­so­cier dans le pas­sé de notre terre, ce sont deux ingré­dients qui s’allièrent si bien qu’ils abou­tirent à for­mer la patrie » ((. Tor­ras i Bages, La Tra­di­ció cata­la­na, Ibé­ri­ca, Bar­ce­lone, 1913, p. 31.)) . Lorsque, en 880, après la recon­quête de la mon­tagne de Mont­ser­rat, on décou­vrit l’image de la Vierge de Mont­ser­rat, celle-ci sera nom­mée « capi­taine » de ses armées ; comme l’indique Lafuente dans son his­toire de l’Espagne ((. Modes­to Lafuente, His­to­ria gene­ral de España, Edi­tions Urgoi­ti, Pam­pe­lune, 2002.)) , le cri de l’armée cata­lane sera « Sainte Marie ! » De même, lors de la guerre civile espa­gnole, la seule uni­té mili­taire qui arbo­rait le dra­peau cata­lan fai­sait par­tie des troupes natio­nales et était le Ter­cio de Reque­tés de Notre-Dame de Mont­ser­rat. On retrouve cette téna­ci­té dans la défense de la foi et des tra­di­tions à l’aube des temps modernes, face aux ten­dances abso­lu­tistes et cen­tra­li­sa­trices du XVIIe siècle. La guerre dels Sega­dors est ain­si le pre­mier sou­lè­ve­ment popu­laire de Cata­logne lan­cé pour défendre ses ins­ti­tu­tions et lois, d’origine médié­vale, contre le Riche­lieu de Madrid, le duc et comte de Oli­vares. Cette résis­tance sera non seule­ment armée, mais aus­si intel­lec­tuelle, comme l’atteste la per­sé­vé­rance tho­miste de l’université de Bar­ce­lone. Après la guerre de Suc­ces­sion, conflit que la Cata­logne affronte comme une guerre de reli­gion, la Grande Guerre (1793–1795) contre les troupes de la Conven­tion, et la guerre d’Indépendance, ou guerre du Fran­çais (1808–1813), contre les troupes de Napo­léon, mettent en évi­dence la nature pro­fonde du peuple cata­lan. Il est éga­le­ment tou­jours éton­nant de consta­ter que, entre 1822 et 1876, la Cata­logne a entre­pris rien moins que cinq guerres contre le libé­ra­lisme : la régence de Urgell (1822), la guerre des Mécon­tents (1827), les trois guerres car­listes du XIXe siècle (1833–1840, 1846–1849 et 1872–1876). Fran­cis­co Canals a com­men­té ce fait en affir­mant que « la Cata­logne est la terre qui, en Espagne et dans l’Europe entière, a par­ti­ci­pé et tra­ver­sé le plus grand nombre de guerres de nature popu­laire pour la défense de la socié­té chré­tienne tra­di­tion­nelle » ((. Cité dans Tere­sa Lamar­ca Abeló, Les arrels cris­tianes de Cata­lu­nya. Balmes, 1995, p. 58.)) .
Cette concep­tion de la vie, pro­fon­dé­ment enra­ci­née, a pu comp­ter en Cata­logne sur de for­mi­dables apôtres sur le ter­rain intel­lec­tuel. Par­mi eux il faut citer, pour ne par­ler que du XIXe siècle, Jaime Balmes, Sar­da y Sal­va­ny, Mgr Tor­ras i Bages. Les fruits de sain­te­té sont éga­le­ment abon­dants : sainte Joa­qui­na de Vedru­na, saint Antoine Marie Cla­ret, saint Hen­ri d’Ossó, le bien­heu­reux Domin­go i Sol, la bien­heu­reuse Tere­sa Jor­net, la Mère Ràfols, sans par­ler des nom­breux mar­tyrs du XXe siècle.

La Cata­logne, terre d’apostasie

Pour autant, la Cata­logne est actuel­le­ment la région espa­gnole où les signes de déchris­tia­ni­sa­tion et de sécu­la­ri­sa­tion sont les plus pro­fonds. Sans pré­tendre à l’exhaustivité, quelques don­nées d’ordre socio­lo­gique peuvent aider à com­prendre la gra­vi­té de la situa­tion : l’assistance domi­ni­cale à la messe tourne autour de 5%, taux très infé­rieur à la moyenne espa­gnole. La moyenne d’âge du cler­gé du dio­cèse de Bar­ce­lone dépasse soixante-cinq ans. La Cata­logne est aus­si la com­mu­nau­té ayant le pour­cen­tage le plus bas de per­sonnes dis­po­sées à cocher dans leur décla­ra­tion d’impôt sur le reve­nu la case des­ti­née à ce que l’Etat donne un petit pour­cen­tage du recou­vre­ment à l’Eglise catho­lique (en pra­tique 29,7% pour une moyenne de 40% pour toute l’Espagne). Le pano­ra­ma des sémi­naires ne peut pas être plus triste : au sémi­naire de Léri­da il n’y a que deux sémi­na­ristes, trois dans celui de Gérone. La situa­tion est telle que dans de nom­breux vil­lages des laïcs se chargent des ser­vices reli­gieux. Le forum Alsi­na, qui regroupe un tiers des prêtres de Gérone, a reçu l’an pas­sé son nou­vel évêque par un mani­feste deman­dant la sup­pres­sion du céli­bat obli­ga­toire et la démo­cra­ti­sa­tion de l’Eglise.
Les fruits de la sécu­la­ri­sa­tion sont évi­dents. L’influence réelle du mes­sage catho­lique dans la per­cep­tion que les gens, spé­cia­le­ment les nou­velles géné­ra­tions, ont de la vie est minime et s’est réduite à une vague soli­da­ri­té et à une forme de mora­lisme, qui font par­fai­te­ment abs­trac­tion de la vision chré­tienne du monde. On assiste ain­si à la nais­sance d’un homme nou­veau, inca­pable de pen­ser en termes d’exigence, qui se réfu­gie déses­pé­ré­ment dans un hédo­nisme insa­tiable, triste et en même temps satis­fait de lui-même, ins­tal­lé dans une acé­die tou­chant tous les domaines de la vie. Cette situa­tion de post­mo­der­ni­té géné­ra­li­sée à tout l’Occident se mani­feste de manière plus viru­lente dans la socié­té cata­lane que dans le reste de l’Espagne. Com­ment a donc pu se pro­duire une trans­for­ma­tion si radi­cale ?
Ce chan­ge­ment, qui affecte de mul­tiples domaines, ne s’est pas dérou­lé du jour au len­de­main. Il faut plu­tôt par­ler d’un pro­ces­sus, avec des ralen­tis­se­ments et des accé­lé­ra­tions, avec des étapes que chaque géné­ra­tion a dépas­sées et qui ont pu s’étendre en durée sur un siècle et demi. L’un des moments clés dans le déclen­che­ment de ce pro­ces­sus de sécu­la­ri­sa­tion semble être la défaite du car­lisme, majo­ri­taire en Cata­logne, lors de la Troi­sième Guerre car­liste. Ce sont des moments de décou­ra­ge­ment et de lent retrait de l’Eglise de domaines de la vie sociale tou­jours plus nom­breux avant la conso­li­da­tion du régime libé­ral. Devant ce qui était per­çu comme une situa­tion de fait inamo­vible, se déve­loppent, après cin­quante ans de luttes et de défaites, les posi­tions ral­liées. L’encyclique Cum mul­ta de Léon XIII, en 1882, qui appe­lait à la récon­ci­lia­tion des Espa­gnols, fut inter­pré­tée par beau­coup comme un appel à une accep­ta­tion impli­cite de la Res­tau­ra­tion libé­rale. Il est impor­tant de remar­quer que cette posi­tion en matière poli­tique n’affecte pas encore le domaine doc­tri­nal où conti­nue de régner la plus stricte ortho­doxie. Mais elle rend inac­tives les bar­rières men­tales qui frei­naient la péné­tra­tion sociale du libé­ra­lisme et ouvre les portes de l’Eglise àune doc­trine sub­ver­sive puis­sante, le natio­na­lisme cata­lan, encore en phase d’élaboration et qui sera l’un des prin­ci­paux, sinon le plus impor­tant, fac­teur de sécu­la­ri­sa­tion.

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