Valeurs non négociables et fuite du politique
[note : cet article a été publié dans catholica, n. 96, pp. 22–30]
Le court Message de la conférence épiscopale à l’occasion des prochaines élections rendu public le 18 octobre 2006, bien qu’il procède à une timide réhabilitation de la nation, reste dans la tradition des intentions généreuses à l’égard des processus électoraux et des institutions qu’ils nourrissent. Il affirme en particulier la communauté de vues qui serait celle de la République et des catholiques, puisque « construire une cité plus fraternelle, tel est le devoir d’un chrétien, tel est aussi l’idéal républicain » ((. Op. cit., p. 16.)) . La brochure est truffée de ces belles intentions, dont les développements consacrés à « la recherche du bien commun » constituent un bon exemple : « La démocratie est une réalité fragile. Elle est instituée depuis longtemps par la Constitution. Mais vivre ensemble, constituer un peuple, est sans cesse à reprendre au fil des évolutions de l’histoire. La démocratie reste toujours inachevée. Elle est à renforcer à chaque élection. D’où cette exigence : voter, c’est participer à l’amélioration de la vie ensemble, ce que l’enseignement social de l’Eglise appelle le bien commun universel » ((. Ibid., p. 20.)) , etc.
Ce texte perpétue la désormais longue histoire de l’assistance apportée par « l’Eglise qui est en France » à des institutions républicaines en déclin. Cette attitude, qui a prolongé et accentué le ralliement, l’a longtemps empêchée de seulement laisser penser qu’elle pourrait être en désaccord avec les orientations générales de la société dans laquelle elle se trouve. Ainsi, la réconciliation entre l’Eglise de France et les institutions contemporaines, spécialement les institutions politiques, « s’est faite grâce à une relative discrétion sur les sujets qui fâchent […]. Si l’amour du bien se mesure à la haine que l’on a pour le mal qui s’y oppose, la question demeure de savoir si l’on peut éclairer les consciences sans jamais mettre en garde contre ce qui est mal. Ne prenons pas l’effet pour la cause. Les véritables raisons de l’impuissance des catholiques en politique ne relèvent pas de la sociologie religieuse ou du petit nombre, mais peut-être bien, jusqu’à une date récente, de la tiédeur générale de l’Eglise de France » ((. Thierry Boutet, L’Engagement des chrétiens en politique. Doctrine, enjeux, stratégie, Privat / Association pour la fondation de service politique, 2007, coll. Arguments, pp. 22–23.)) .
Sans être aucunement remis en cause d’une façon générale — le texte de la Conférence épiscopale suffit à le rappeler —, ce profil bas, voire cette compromission, ne fait plus l’unanimité y compris au sein même de l’épiscopat. Dans une lettre ouverte adressée aux candidats aux élections qui viennent de se dérouler, Mgr Jean-Pierre Cattenoz, archevêque d’Avignon, employait un langage assez différent de celui de ses confrères. La lettre commençait ainsi : « Mesdames et Messieurs les candidats, quand je vous écoute, j’ai mal pour mon pays », et se concluait par un appel aux électeurs à vérifier la conformité des propositions des candidats à « l’Evangile de la vie » : « Au nom de l’Évangile et à la veille de l’élection présidentielle et des élections législatives, je ne peux qu’inviter les hommes politiques, les chrétiens et tous les hommes de bonne volonté à passer au crible de l’Évangile et de l’enseignement de l’Église vos propositions avant de se déterminer dans leur choix » ((. Mgr Jean-Pierre Cattenoz, Lettre ouverte aux candidats à l’élection présidentielle, 22 mars 2007.)) .
En creux, était présent dans ce texte, comme dans une intervention du Cardinal Barbarin dans le même cadre, la possibilité de déserter les institutions politiques contemporaines, sous la forme de la non-participation à l’acte électoral. L’archevêque de Lyon estimait ainsi que la situation dans laquelle un électeur pourrait être amené à faire valoir une objection de conscience à la participation électorale « peut se présenter ou s’imposer à la conscience d’un électeur. Il pose alors l’acte politique de ne pas voter ou de voter blanc », situation qui interviendrait « dans tout ce qui touche à la vie », et le cardinal se référait au « concept » choisi par les évêques de France, celui de « société fraternelle ». Même si l’entretien ne fait pas apparaître une pensée très linéaire sur ce thème, Mgr Barbarin mentionnait expressément la caution apportée par la participation électorale : « Si, par exemple, je cautionne un système économique qui fait qu’il y a des milliers de gens dont la vie est menacée, je porterai devant Dieu la responsabilité de leur mort » ((. Cardinal Philippe Barbarin, « La politique n’est pas un sujet tabou pour les croyants », entretien accordé à Famille Chrétienne, 5 mai 2007.)) .
Cette attitude nouvelle d’une portion certes restreinte, mais intellectuellement non négligeable, de l’épiscopat français est sous-tendue par une référence commune à des « principes non négociables », comme le précisait explicitement Mgr Dominique Rey, évêque de Toulon-Fréjus, dans une autre intervention préélectorale, principes issus de la « Note Ratzinger » de 2002. Dans ce texte de la Congrégation pour la doctrine de la foi, signé par son préfet d’alors, le cardinal Ratzinger, il était en effet notamment rappelé qu’un certain nombre de principes moraux « n’admettent ni dérogation, ni exception, ni aucun compromis, en matière d’avortement, d’euthanasie (à ne pas confondre avec le renoncement à l’acharnement thérapeutique légitime) et quant au droit primordial à la vie, depuis la conception jusqu’à la fin naturelle, au devoir de respecter et de protéger l’embryon humain, de préserver la protection et la promotion de la famille fondée sur le mariage monogame entre personnes de sexe différent, de garantir la liberté d’éducation des enfants par les parents, le droit à la liberté religieuse, au développement dans le sens d’une économie au service de la personne » ((. Congrégation pour la doctrine de la foi, Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, 24 novembre 2002.)) , sans que, bien entendu, la mission de l’ordre politique soit pour autant réduite à ces seuls aspects. Plus récemment, le même auteur, devenu Benoît XVI, a réitéré, dans un discours devant des représentants des héritiers européens de la démocratie chrétienne, qu’« en ce qui concerne l’Eglise catholique, l’objet principal de ses interventions dans le débat public porte sur la protection et la promotion de la dignité de la personne et elle accorde donc volontairement une attention particulière à certains principes qui ne sont pas négociables », en indiquant que, parmi ces principes, figuraient ceux qui avaient été développés dans l’extrait de la Note qui vient d’être cité. Benoît XVI ajoutait que « ces principes ne sont pas des vérités de foi, même s’ils reçoivent un éclairage et une confirmation supplémentaire de la foi », et les rattachait très explicitement au droit naturel : « Ils sont inscrits dans la nature humaine elle-même et ils sont donc communs à toute l’humanité » ((. Benoît XVI, Discours aux participants au congrès promu par le parti populaire européen, 30 mars 2006.)) . La même référence à des « valeurs fondamentales » qui « ne sont pas négociables » se rencontre également dans l’exhortation post-synodale sur l’Eucharistie, qui ajoute cependant à la liste précédente une mention de « la promotion du bien commun sous toutes ses formes » ((. Benoît XVI, Exhortation apostolique post-synodale Sacramentum Caritatis, 22 février 2007, n. 83.)) .
Cette dernière mention du bien commun est cependant souvent éludée lorsque les représentants du catholicisme institutionnel français se réfèrent aux points non négociables, qui sont présentés comme des valeurs auxquelles les responsables politiques ne doivent pas toucher et, par conséquent, qu’il faudrait préserver de toute intervention étatique. La référence qui leur était faite, tant par la Note Ratzinger que par les textes ultérieurs, ne signifiait pas l’affirmation d’une obligation, pour une réalité politique considérée isolément, de respecter certains principes moraux qui lui seraient intrinsèquement extérieurs, mais au contraire le rappel de ce que la politique elle-même repose sur des fondements moraux ((. Cf. B. Dumont, « Le paragraphe 28 de Deus Caritas est et les bases incertaines de la démocratie », Catholica, n. 91, printemps 2006, p. 83.)) . L’intérêt des prises de position minoritaires des catholiques sur les élections est de mettre l’accent sur une situation qui, au premier abord, apparaît ainsi très peu cohérente.
D’un côté, en effet, il s’agit d’affirmer que, l’action politique ayant pour but de défendre les « points non négociables », il faut voter, au choix des électeurs, pour des candidats qui promeuvent ces « valeurs », ou tout au moins qui ne leur portent pas atteinte. Et là réside le basculement logique : alors que, comme le soulignait le discours au congrès du PPE, la promotion du bien commun, objet même de l’action politique, fait partie intégrante de ces « valeurs », et que lesdites valeurs n’ont rien de propre aux catholiques, mais découlent de la nature humaine (et, doit-on ajouter, du caractère naturel de la politique), les candidats au suffrage sont jugés sur leur capacité à ne pas porter atteinte à ces valeurs. Mais d’un autre côté, ce qui apparaît comme une défiance ne va pas jusqu’à s’interroger sur le caractère politique d’institutions dont le rapport au bien commun est perçu non sous l’angle de sa réalisation (et pas uniquement, d’ailleurs, de la participation à sa réalisation), mais de l’absence d’atteinte qu’elles lui portent. Cette attitude purement défensive se rencontre, à un degré plus poussé, dans la Note Ratzinger et avant elle dans Evangelium vitae, qui prônent une certaine forme de « moindre mal », en indiquant, à propos de l’avortement que « dans le cas où il ne serait pas possible d’éviter ou d’abroger totalement une loi permettant l’avortement déjà en vigueur ou mise au vote, cela n’empêche pas qu’“un parlementaire, dont l’opposition personnelle absolue à l’avortement serait manifeste et connue de tous, pourrait licitement apporter son soutien à des propositions destinées à limiter les préjudices d’une telle loi et à en diminuer ainsi les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publique” » ((. Jean-Paul II, Evangelium Vitae, n. 73 ; Congrégation pour la doctrine de la foi, Note préc., n. 4.)) .