- Revue Catholica - https://www.catholica.presse.fr -

Valeurs non négo­ciables et fuite du poli­tique

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 96, pp. 22–30]
Le court Mes­sage de la confé­rence épis­co­pale à l’occasion des pro­chaines élec­tions ren­du public le 18 octobre 2006, bien qu’il pro­cède à une timide réha­bi­li­ta­tion de la nation, reste dans la tra­di­tion des inten­tions géné­reuses à l’égard des pro­ces­sus élec­to­raux et des ins­ti­tu­tions qu’ils nour­rissent. Il affirme en par­ti­cu­lier la com­mu­nau­té de vues qui serait celle de la Répu­blique et des catho­liques, puisque « construire une cité plus fra­ter­nelle, tel est le devoir d’un chré­tien, tel est aus­si l’idéal répu­bli­cain » ((. Op. cit., p. 16.)) . La bro­chure est truf­fée de ces belles inten­tions, dont les déve­lop­pe­ments consa­crés à « la recherche du bien com­mun » consti­tuent un bon exemple : « La démo­cra­tie est une réa­li­té fra­gile. Elle est ins­ti­tuée depuis long­temps par la Consti­tu­tion. Mais vivre ensemble, consti­tuer un peuple, est sans cesse à reprendre au fil des évo­lu­tions de l’histoire. La démo­cra­tie reste tou­jours inache­vée. Elle est à ren­for­cer à chaque élec­tion. D’où cette exi­gence : voter, c’est par­ti­ci­per à l’amélioration de la vie ensemble, ce que l’enseignement social de l’Eglise appelle le bien com­mun uni­ver­sel » ((. Ibid., p. 20.)) , etc.
Ce texte per­pé­tue la désor­mais longue his­toire de l’assistance appor­tée par « l’Eglise qui est en France » à des ins­ti­tu­tions répu­bli­caines en déclin. Cette atti­tude, qui a pro­lon­gé et accen­tué le ral­lie­ment, l’a long­temps empê­chée de seule­ment lais­ser pen­ser qu’elle pour­rait être en désac­cord avec les orien­ta­tions géné­rales de la socié­té dans laquelle elle se trouve. Ain­si, la récon­ci­lia­tion entre l’Eglise de France et les ins­ti­tu­tions contem­po­raines, spé­cia­le­ment les ins­ti­tu­tions poli­tiques, « s’est faite grâce à une rela­tive dis­cré­tion sur les sujets qui fâchent […]. Si l’amour du bien se mesure à la haine que l’on a pour le mal qui s’y oppose, la ques­tion demeure de savoir si l’on peut éclai­rer les consciences sans jamais mettre en garde contre ce qui est mal. Ne pre­nons pas l’effet pour la cause. Les véri­tables rai­sons de l’impuissance des catho­liques en poli­tique ne relèvent pas de la socio­lo­gie reli­gieuse ou du petit nombre, mais peut-être bien, jusqu’à une date récente, de la tié­deur géné­rale de l’Eglise de France » ((. Thier­ry Bou­tet, L’Engagement des chré­tiens en poli­tique. Doc­trine, enjeux, stra­té­gie, Pri­vat / Asso­cia­tion pour la fon­da­tion de ser­vice poli­tique, 2007, coll. Argu­ments, pp. 22–23.)) .
Sans être aucu­ne­ment remis en cause d’une façon géné­rale — le texte de la Confé­rence épis­co­pale suf­fit à le rap­pe­ler —, ce pro­fil bas, voire cette com­pro­mis­sion, ne fait plus l’unanimité y com­pris au sein même de l’épiscopat. Dans une lettre ouverte adres­sée aux can­di­dats aux élec­tions qui viennent de se dérou­ler, Mgr Jean-Pierre Cat­te­noz, arche­vêque d’Avignon, employait un lan­gage assez dif­fé­rent de celui de ses confrères. La lettre com­men­çait ain­si : « Mes­dames et Mes­sieurs les can­di­dats, quand je vous écoute, j’ai mal pour mon pays », et se concluait par un appel aux élec­teurs à véri­fier la confor­mi­té des pro­po­si­tions des can­di­dats à « l’Evangile de la vie » : « Au nom de l’Évangile et à la veille de l’élection pré­si­den­tielle et des élec­tions légis­la­tives, je ne peux qu’inviter les hommes poli­tiques, les chré­tiens et tous les hommes de bonne volon­té à pas­ser au crible de l’Évangile et de l’enseignement de l’Église vos pro­po­si­tions avant de se déter­mi­ner dans leur choix » ((. Mgr Jean-Pierre Cat­te­noz, Lettre ouverte aux can­di­dats à l’élection pré­si­den­tielle, 22 mars 2007.)) .
En creux, était pré­sent dans ce texte, comme dans une inter­ven­tion du Car­di­nal Bar­ba­rin dans le même cadre, la pos­si­bi­li­té de déser­ter les ins­ti­tu­tions poli­tiques contem­po­raines, sous la forme de la non-par­ti­ci­pa­tion à l’acte élec­to­ral. L’archevêque de Lyon esti­mait ain­si que la situa­tion dans laquelle un élec­teur pour­rait être ame­né à faire valoir une objec­tion de conscience à la par­ti­ci­pa­tion élec­to­rale « peut se pré­sen­ter ou s’imposer à la conscience d’un élec­teur. Il pose alors l’acte poli­tique de ne pas voter ou de voter blanc », situa­tion qui inter­vien­drait « dans tout ce qui touche à la vie », et le car­di­nal se réfé­rait au « concept » choi­si par les évêques de France, celui de « socié­té fra­ter­nelle ». Même si l’entretien ne fait pas appa­raître une pen­sée très linéaire sur ce thème, Mgr Bar­ba­rin men­tion­nait expres­sé­ment la cau­tion appor­tée par la par­ti­ci­pa­tion élec­to­rale : « Si, par exemple, je cau­tionne un sys­tème éco­no­mique qui fait qu’il y a des mil­liers de gens dont la vie est mena­cée, je por­te­rai devant Dieu la res­pon­sa­bi­li­té de leur mort » ((. Car­di­nal Phi­lippe Bar­ba­rin, « La poli­tique n’est pas un sujet tabou pour les croyants », entre­tien accor­dé à Famille Chré­tienne, 5 mai 2007.)) .
Cette atti­tude nou­velle d’une por­tion certes res­treinte, mais intel­lec­tuel­le­ment non négli­geable, de l’épiscopat fran­çais est sous-ten­due par une réfé­rence com­mune à des « prin­cipes non négo­ciables », comme le pré­ci­sait expli­ci­te­ment Mgr Domi­nique Rey, évêque de Tou­lon-Fré­jus, dans une autre inter­ven­tion pré­élec­to­rale, prin­cipes issus de la « Note Rat­zin­ger » de 2002. Dans ce texte de la Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, signé par son pré­fet d’alors, le car­di­nal Rat­zin­ger, il était en effet notam­ment rap­pe­lé qu’un cer­tain nombre de prin­cipes moraux « n’admettent ni déro­ga­tion, ni excep­tion, ni aucun com­pro­mis, en matière d’avortement, d’euthanasie (à ne pas confondre avec le renon­ce­ment à l’acharnement thé­ra­peu­tique légi­time) et quant au droit pri­mor­dial à la vie, depuis la concep­tion jusqu’à la fin natu­relle, au devoir de res­pec­ter et de pro­té­ger l’embryon humain, de pré­ser­ver la pro­tec­tion et la pro­mo­tion de la famille fon­dée sur le mariage mono­game entre per­sonnes de sexe dif­fé­rent, de garan­tir la liber­té d’éducation des enfants par les parents, le droit à la liber­té reli­gieuse, au déve­lop­pe­ment dans le sens d’une éco­no­mie au ser­vice de la per­sonne » ((. Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, Note doc­tri­nale concer­nant cer­taines ques­tions sur l’engagement et le com­por­te­ment des catho­liques dans la vie poli­tique, 24 novembre 2002.)) , sans que, bien enten­du, la mis­sion de l’ordre poli­tique soit pour autant réduite à ces seuls aspects. Plus récem­ment, le même auteur, deve­nu Benoît XVI, a réité­ré, dans un dis­cours devant des repré­sen­tants des héri­tiers euro­péens de la démo­cra­tie chré­tienne, qu’« en ce qui concerne l’Eglise catho­lique, l’objet prin­ci­pal de ses inter­ven­tions dans le débat public porte sur la pro­tec­tion et la pro­mo­tion de la digni­té de la per­sonne et elle accorde donc volon­tai­re­ment une atten­tion par­ti­cu­lière à cer­tains prin­cipes qui ne sont pas négo­ciables », en indi­quant que, par­mi ces prin­cipes, figu­raient ceux qui avaient été déve­lop­pés dans l’extrait de la Note qui vient d’être cité. Benoît XVI ajou­tait que « ces prin­cipes ne sont pas des véri­tés de foi, même s’ils reçoivent un éclai­rage et une confir­ma­tion sup­plé­men­taire de la foi », et les rat­ta­chait très expli­ci­te­ment au droit natu­rel : « Ils sont ins­crits dans la nature humaine elle-même et ils sont donc com­muns à toute l’humanité » ((. Benoît XVI, Dis­cours aux par­ti­ci­pants au congrès pro­mu par le par­ti popu­laire euro­péen, 30 mars 2006.)) . La même réfé­rence à des « valeurs fon­da­men­tales » qui « ne sont pas négo­ciables » se ren­contre éga­le­ment dans l’exhortation post-syno­dale sur l’Eucharistie, qui ajoute cepen­dant à la liste pré­cé­dente une men­tion de « la pro­mo­tion du bien com­mun sous toutes ses formes » ((. Benoît XVI, Exhor­ta­tion apos­to­lique post-syno­dale Sacra­men­tum Cari­ta­tis, 22 février 2007, n. 83.)) .
Cette der­nière men­tion du bien com­mun est cepen­dant sou­vent élu­dée lorsque les repré­sen­tants du catho­li­cisme ins­ti­tu­tion­nel fran­çais se réfèrent aux points non négo­ciables, qui sont pré­sen­tés comme des valeurs aux­quelles les res­pon­sables poli­tiques ne doivent pas tou­cher et, par consé­quent, qu’il fau­drait pré­ser­ver de toute inter­ven­tion éta­tique. La réfé­rence qui leur était faite, tant par la Note Rat­zin­ger que par les textes ulté­rieurs, ne signi­fiait pas l’affirmation d’une obli­ga­tion, pour une réa­li­té poli­tique consi­dé­rée iso­lé­ment, de res­pec­ter cer­tains prin­cipes moraux qui lui seraient intrin­sè­que­ment exté­rieurs, mais au contraire le rap­pel de ce que la poli­tique elle-même repose sur des fon­de­ments moraux ((. Cf. B. Dumont, « Le para­graphe 28 de Deus Cari­tas est et les bases incer­taines de la démo­cra­tie », Catho­li­ca, n. 91, prin­temps 2006, p. 83.)) . L’intérêt des prises de posi­tion mino­ri­taires des catho­liques sur les élec­tions est de mettre l’accent sur une situa­tion qui, au pre­mier abord, appa­raît ain­si très peu cohé­rente.
D’un côté, en effet, il s’agit d’affirmer que, l’action poli­tique ayant pour but de défendre les « points non négo­ciables », il faut voter, au choix des élec­teurs, pour des can­di­dats qui pro­meuvent ces « valeurs », ou tout au moins qui ne leur portent pas atteinte. Et là réside le bas­cu­le­ment logique : alors que, comme le sou­li­gnait le dis­cours au congrès du PPE, la pro­mo­tion du bien com­mun, objet même de l’action poli­tique, fait par­tie inté­grante de ces « valeurs », et que les­dites valeurs n’ont rien de propre aux catho­liques, mais découlent de la nature humaine (et, doit-on ajou­ter, du carac­tère natu­rel de la poli­tique), les can­di­dats au suf­frage sont jugés sur leur capa­ci­té à ne pas por­ter atteinte à ces valeurs. Mais d’un autre côté, ce qui appa­raît comme une défiance ne va pas jusqu’à s’interroger sur le carac­tère poli­tique d’institutions dont le rap­port au bien com­mun est per­çu non sous l’angle de sa réa­li­sa­tion (et pas uni­que­ment, d’ailleurs, de la par­ti­ci­pa­tion à sa réa­li­sa­tion), mais de l’absence d’atteinte qu’elles lui portent. Cette atti­tude pure­ment défen­sive se ren­contre, à un degré plus pous­sé, dans la Note Rat­zin­ger et avant elle dans Evan­ge­lium vitae, qui prônent une cer­taine forme de « moindre mal », en indi­quant, à pro­pos de l’avortement que « dans le cas où il ne serait pas pos­sible d’éviter ou d’abroger tota­le­ment une loi per­met­tant l’avortement déjà en vigueur ou mise au vote, cela n’empêche pas qu’“un par­le­men­taire, dont l’opposition per­son­nelle abso­lue à l’avortement serait mani­feste et connue de tous, pour­rait lici­te­ment appor­ter son sou­tien à des pro­po­si­tions des­ti­nées à limi­ter les pré­ju­dices d’une telle loi et à en dimi­nuer ain­si les effets néga­tifs sur le plan de la culture et de la mora­li­té publique” » ((. Jean-Paul II, Evan­ge­lium Vitae, n. 73 ; Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, Note préc., n. 4.)) .
Paral­lè­le­ment, l’élision de la men­tion du bien com­mun, au pro­fit des « valeurs » (et tout spé­cia­le­ment la « défense de la vie », la famille, la liber­té sco­laire), ren­force le sen­ti­ment de déca­lage entre le sérieux por­té au pro­ces­sus élec­to­ral, qui « engage en conscience », et ce qui est atten­du de ce que pro­duit cet acte, à savoir l’appareil d’Etat. En réa­li­té, cette dicho­to­mie pro­longe l’une des tra­di­tions du catho­li­cisme social : la défiance ins­tinc­tive à l’égard de l’Etat, com­pris comme les organes char­gés de l’autorité poli­tique. Cette défiance, lorsque le jeu élec­to­ral conju­gué au déclin socio­lo­gique du catho­li­cisme fait perdre toute illu­sion de conquête des res­pon­sa­bi­li­tés poli­tiques par ce biais, peut se trans­for­mer en fuite, heu­reuse en un sens, du ter­rain « démo­cra­tique », au pro­fit du « témoi­gnage éthique » ou d’une « résis­tance spi­ri­tuelle », sous la forme d’une menace d’abstention jus­ti­fiée ((. P. Jean-Miguel Gar­rigues, « Pré­si­den­tielles : pour voter en conscience », Famille Chré­tienne, n. 1519, 24 février 2007.)) . Si cette atti­tude peut sem­bler plei­ne­ment cohé­rente, elle recèle cepen­dant une ambi­guï­té. Le refus de par­ti­ci­per au pro­ces­sus élec­to­ral n’est ain­si que conjonc­tu­rel : lorsque, dans le cadre d’une élec­tion, il ne se trouve aucun can­di­dat qui res­pecte les points non négo­ciables, il faut envi­sa­ger de ne pas par­ti­ci­per à l’élection ; mais le fait que soit élu un can­di­dat qui ne res­pecte pas les points en cause (ou que ne puisse être élu qu’un tel can­di­dat) n’amène pas direc­te­ment à s’interroger sur la per­ti­nence de col­la­bo­rer à l’institution qu’il repré­sente, ni sur les carac­té­ris­tiques intrin­sèques d’une ins­ti­tu­tion qui ne per­met, par ses méca­nismes propres, que la dési­gna­tion d’individus ne mani­fes­tant, au mieux, qu’un inté­rêt très rela­tif pour les « valeurs non négo­ciables ». En revanche, cette der­nière situa­tion se tra­dui­ra par ce qu’il faut bien carac­té­ri­ser comme une forme pous­sée de libé­ra­lisme, par la conjonc­tion de deux com­por­te­ments : l’affirmation d’un res­pect de prin­cipe des ins­ti­tu­tions en cause, et de leurs repré­sen­tants en par­ti­cu­lier ; la défiance sys­té­ma­tique et a prio­ri à l’égard de ce que ces ins­ti­tu­tions pro­duisent : une apti­tude reven­di­quée à la déso­béis­sance à des ins­ti­tu­tions que l’on s’acharne à pré­sen­ter comme poli­tiques.
Ain­si le scep­ti­cisme à l’égard des bien­faits des pro­ces­sus élec­to­raux n’est pas por­teur d’une remise en cause de ces pro­ces­sus, ou des ins­ti­tu­tions dites démo­cra­tiques, mais d’une défiance à l’égard de ce que ces ins­ti­tu­tions sont cen­sées repré­sen­ter (et qu’en réa­li­té elles incarnent bien peu) : l’autorité poli­tique.
Cette défiance serait évi­dem­ment jus­ti­fiée si elle repo­sait sur une ana­lyse préa­lable de ce qu’est la forme moderne de cette auto­ri­té poli­tique, c’est-à-dire l’Etat. Certes, le lan­gage est ici comme sou­vent miné. On sait en effet que le terme même est né au moment où s’affirmait une sou­ve­rai­ne­té conçue comme abso­lue ((. J.-P. Bran­court, « Des “estats” à l’Etat : évo­lu­tions d’un mot », Archives de phi­lo­so­phie du droit, t. 21, 1976, pp. 39–54. Jean-Pierre Bran­court fait remon­ter au XVIe siècle l’usage du terme Etat dans son sens moderne d’appareil poli­tique sou­ve­rain. D’autres auteurs font désor­mais remon­ter cet emploi à une période plus recu­lée. Voir par ex. S. Soleil, « Le “modèle juri­dique fran­çais” : recherches sur l’origine d’un dis­cours », Droits. Revue fran­çaise de théo­rie, de phi­lo­so­phie et de culture juri­diques, n. 38, 2003, pp. 83–95.))  : en un sens, tout Etat est ain­si néces­sai­re­ment un Etat moderne ((. O. Beaud, La Puis­sance de l’Etat, PUF, coll. Lévia­than, p. 35.)) . En réa­li­té, dans cette accep­tion moderne, c’est bien « la sou­ve­rai­ne­té qui spé­ci­fie l’Etat », et consti­tue « le concept grâce auquel on peut dis­tin­guer l’ère anté-éta­tique de l’ère éta­tique » ((. Op. cit., p. 36.)) .
Que l’Etat moderne se soit consti­tué comme sou­ve­rain abso­lu ne peut guère être dis­cu­té ; en ce sens, on peut dire qu’en tant que forme moderne d’organisation poli­tique, il est carac­té­ri­sé par la sou­ve­rai­ne­té, c’est-à-dire par sa capa­ci­té à édic­ter, en ver­tu de sa seule volon­té, des normes juri­diques qui s’imposent à tous : c’est d’ailleurs la rai­son pour laquelle posi­ti­visme ins­ti­tu­tion­nel et posi­ti­visme juri­dique sont extrê­me­ment proches, trou­vant leur conjonc­tion chez Kel­sen, pour lequel Etat et droit sont deux termes qui dési­gnent une seule et même chose ((. Voir à ce sujet M. Tro­per, Pour une théo­rie juri­dique de l’Etat, PUF, 1994, coll. Lévia­than, p. 20.)) .
Il est pour­tant évident que la défiance à l’égard des ins­ti­tu­tions poli­tiques, mani­fes­tée lors du pro­ces­sus élec­to­ral, n’est pas por­teuse d’une cri­tique contre le volon­ta­risme abso­lu carac­té­ris­tique de l’Etat moderne. En outre, cette cri­tique inter­vient à un moment où nul ne conteste que ce der­nier n’est plus sou­ve­rain, dans la mesure où il ne dis­pose plus de la capa­ci­té à mettre en œuvre la volon­té qu’il pré­tend tou­jours pos­sé­der.
Tout se passe donc comme si le nou­vel adver­saire dont il faut se défier n’était pas l’Etat moderne, mais ce que celui-ci était cen­sé repré­sen­ter, c’est-à-dire l’autorité poli­tique natio­nale, si l’on veut échap­per à une dis­tinc­tion peut-être arti­fi­cielle entre Etat et Etat moderne. Et ce, à un moment où ces ins­ti­tu­tions ne sont plus maî­tresses de leur des­tin, ce qui, même dans un cadre non abso­lu­tiste, leur retire leur carac­tère poli­tique.
La fonc­tion propre de l’autorité poli­tique est en effet de choi­sir, c’est-à-dire d’exercer la ver­tu de pru­dence pour opter pour telle ou telle manière d’atteindre le bien com­mun. C’est ce que rap­pe­lait il y a plus de qua­rante ans Jacques Ellul : « Pour qu’il y ait poli­tique, il faut qu’il y ait choix effec­tif entre une plu­ra­li­té de solu­tions […]. Il faut que ce choix porte sur des solu­tions qui existent effec­ti­ve­ment, c’est-à-dire pour qu’il y ait choix (cette fonc­tion émi­nente du poli­tique), il faut qu’il y ait réel­le­ment plu­sieurs solu­tions entre qui choi­sir […] ». Or cette condi­tion, dit J. Ellul, n’existe pra­ti­que­ment plus : « Il y a dans notre socié­té des choix qui s’effectuent, mais qui n’appartiennent plus aux ins­tances poli­tiques. Il y a des conti­nui­tés qui s’affermissent, mais qui ne sont plus une prise juri­di­co-poli­tique sur l’avenir. Au contraire, ce sont des conti­nui­tés nou­velles qui éva­cuent le poli­tique véri­table. Celui-ci se trouve le plus sou­vent dans une situa­tion de com­pé­tence liée, ne pou­vant modi­fier le don­né qui fut autre­fois la riche étoffe de ses inter­ven­tions. Le seul domaine dans lequel il soit encore pos­sible d’intervenir c’est le domaine de l’actualité, c’est l’éphémère, le fluc­tuant, et l’on perd de ce fait le sens du sérieux de la déci­sion poli­tique » ((. J. Ellul, L’Illusion poli­tique, Robert Laf­font, 1965, p. 33 et 34 (l’ouvrage a été réédi­té à La Table Ronde, coll. Petite ver­millon, 2004).)) . Il y a ain­si un para­doxe à opter pour une posi­tion de retrait, pré­sen­tée comme poli­tique, à l’égard d’institutions qui n’ont de fait plus grand chose de poli­tique : les « points non négo­ciables » et, plus lar­ge­ment, la ques­tion de la par­ti­ci­pa­tion ou non à des ins­ti­tu­tions de la part des catho­liques pré­sup­pose en effet leur carac­tère poli­tique.
Pra­ti­que­ment, ce n’est donc pas de l’Etat moderne, deve­nu impuis­sant, que les catho­liques sont invi­tés à se sépa­rer ; c’est, à tra­vers lui, de la poli­tique, ou plus exac­te­ment de l’autorité poli­tique. Ce que devraient vou­loir les catho­liques, c’est que faute de pour­suivre le bien com­mun, l’Etat au moins n’empiète pas sur les appar­te­nances qui leur sont propres, ou dans les­quelles ils se recon­naissent en propre ; mais sans pour autant, et de façon à vrai dire tota­le­ment inco­hé­rente, que le carac­tère poli­tique des ins­ti­tu­tions éta­tiques ne soit contes­té. Au contraire : il fau­drait, d’une part, pré­ser­ver la famille, l’école, la reli­gion des inter­fé­rences du poli­tique, et recher­cher d’autres voies d’action, notam­ment cultu­relles, dont, par rayon­ne­ment, la trans­for­ma­tion des struc­tures poli­tiques pour­rait ulté­rieu­re­ment décou­ler. De la sorte, les catho­liques qui acceptent ces vues font leur la dis­tinc­tion entre sphère publique et pri­vée, dont la schi­zo­phré­nie consti­tu­tive est pour­tant carac­té­ris­tique du libé­ra­lisme. Il s’agit là de l’un des risques majeurs de l’accent exclu­si­ve­ment por­té sur les points non négo­ciables : à tra­vers la défense de « la vie sous toutes ses formes », de la famille, de l’école, c’est-à-dire des appar­te­nances per­son­nelles, contre l’Etat, est sous-jacent le risque d’un pas­sage pur et simple au libé­ra­lisme poli­tique. Comme le sou­ligne Chan­tal Del­sol, l’affirmation que l’homme pré­cède l’Etat, fon­de­ment d’une concep­tion sub­si­diaire de la poli­tique, vise tou­jours à « dénier à l’Etat le rôle de ser­vi­teur d’une trans­cen­dance ou d’un sys­tème ration­nel, ce qui au fond revient fina­le­ment au même » ((. C. Mil­lon-Del­sol, L’Etat sub­si­diaire. Ingé­rence et non-ingé­rence de l’Etat : le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té aux fon­de­ments de l’histoire euro­péenne, PUF, 1992, coll. Lévia­than, p. 224. Voir éga­le­ment les déve­lop­pe­ments que cet auteur consacre à « l’idée de bien com­mun dans la socié­té indi­vi­dua­liste » (op. cit., pp. 169ss.), où est mon­tré le lien entre le déve­lop­pe­ment du prin­cipe de sub­si­dia­ri­té et la concep­tion per­son­na­liste du bien com­mun.)) . En affir­mant d’une part que les ins­ti­tu­tions poli­tiques contem­po­raines sont bien tou­jours l’autorité poli­tique, mais de l’autre qu’il faut tout faire pour que ces ins­ti­tu­tions, néfastes de par l’orientation de ceux qui les incarnent, n’empiètent pas sur le domaine per­son­nel, un pre­mier pas­sage au libé­ra­lisme est opé­ré. Et ce pas­sage est ren­for­cé par la prise de conscience toute récente de l’impossibilité de chan­ger, par les voies démo­cra­tiques, le per­son­nel de ces ins­ti­tu­tions : étant pris enfin acte de l’inutilité du com­bat élec­to­ral, c’est l’action poli­tique dans son ensemble qui risque d’être déser­tée au pro­fit d’une affir­ma­tion iden­ti­taire, per­son­nelle ou fami­liale, mais dont la dimen­sion sociale (et non poli­tique) se réduit à la défense de ce qui reste de culture catho­lique ((. L’ambiguïté de cette action cultu­relle catho­lique était déjà sou­li­gnée par un texte du car­di­nal Bif­fi expli­ci­tant la Note Rat­zin­ger. Cf. card. G. Bif­fi, « Cultu­ra cat­to­li­ca per un vero uma­ne­si­mo », Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, 16 jan­vier 2003. Trad. Fr. : « Culture catho­lique, prio­ri­té poli­tique », Liber­té poli­tique, n. 22, avril-mai 2003.)) .
Dans un ouvrage paru récem­ment, Mar­cel Gau­chet sou­li­gnait la proxi­mi­té exis­tant, contre toute appa­rence, entre les socié­tés pri­mi­tives et nos socié­tés contem­po­raines, post­mo­dernes ((. Mar­cel Gau­chet, La Condi­tion poli­tique, Gal­li­mard, Tel, 2005, spéc. le chap. inti­tu­lé « Poli­tique et socié­té : la leçon des sau­vages », pp. 91ss., qui consti­tue la reprise d’un com­men­taire ancien (1972) sur un ouvrage de l’anthropologue Pierre Clastres.)) . Le détour par des recherches, au demeu­rant datées et pro­duites dans un contexte de contes­ta­tion interne au mar­xisme, pour­ra appa­raître étrange : il est cepen­dant éclai­rant. Dans les socié­tés pri­mi­tives, donc, « l’Etat » n’existe pas, parce que la fonc­tion poli­tique « se trouve exclue du groupe, et même exclu­sive de lui : c’est donc dans la rela­tion néga­tive entre­te­nue avec le groupe que s’enracine l’impuissance de la fonc­tion poli­tique ; le rejet de celle-ci à l’extérieur de la socié­té est le moyen même de la réduire à l’impuissance » ((. Pierre Clastres, La Socié­té contre l’Etat. Recherches d’anthropologie poli­tique, Les édi­tions de minuit, 1974, p. 38. « Tout se passe, en effet », pour­suit P. Clastres, « comme si ces socié­tés consti­tuaient leur sphère poli­tique en fonc­tion d’une intui­tion qui leur tien­drait lieu de règle : à savoir que le pou­voir est en son essence coer­ci­tion ; que l’activité uni­fi­ca­trice de la fonc­tion poli­tique s’exercerait, non à par­tir de la struc­ture de la socié­té et confor­mé­ment à elle, mais à par­tir d’un au-delà incon­trô­lable et contre elle ; que le pou­voir en sa nature n’est qu’alibi fur­tif de la nature en son pou­voir ».)) . Les socié­tés pri­mi­tives sont donc consti­tuées contre l’Etat, et elles se dotent d’un « chef » qui est en réa­li­té le plus impuis­sant des membres de la socié­té, parce qu’il n’est ins­ti­tué que pour garan­tir qu’aucun d’entre eux ne recher­che­ra de pou­voir.
Bien évi­dem­ment, et pour autant que la des­crip­tion de ces « socié­tés contre l’Etat » ait une quel­conque réa­li­té, les réfé­rences ne sont pas com­pa­rables. Il n’en demeure pas moins que la méfiance à l’égard de l’autorité poli­tique qui les carac­té­rise se retrouve peu ou prou dans la défiance à l’égard des ins­ti­tu­tions poli­tiques, et conjoin­te­ment dans la dis­pa­ri­tion de la puis­sance de ces ins­ti­tu­tions, qui carac­té­rise les socié­tés post­mo­dernes occi­den­tales. Or ces socié­tés pri­mi­tives sont éga­le­ment carac­té­ri­sées par un contrôle social total qui vise à empê­cher toute émer­gence d’une auto­ri­té, et par le refus de la dif­fé­rence, pour­tant ins­ti­tu­tive du poli­tique ((. A ceci près, mais la dis­tinc­tion est fon­da­men­tale, que les socié­tés pri­mi­tives reje­taient toute dif­fé­rence à l’extérieur de la socié­té (ce sont les dieux qui étaient autres), et que les socié­tés post-modernes ne rejettent pas la dif­fé­rence, mais la nient.)) . C’est en cela sur­tout que nous leur res­sem­blons : la socié­té sans auto­ri­té poli­tique, c’est une socié­té dans laquelle tous les membres du corps social sont égaux, et contrôlent en per­ma­nence et col­lec­ti­ve­ment que cette éga­li­té est res­pec­tée, au besoin en délé­guant le res­pect de cette éga­li­té à une ins­ti­tu­tion spé­ciale. L’Etat impuis­sant, c’est-à-dire l’Etat des socié­tés modernes avan­cées, rem­plit cette fonc­tion avec bon­heur. Il est donc le garant para­doxal de ce que l’Etat moderne ne peut exis­ter : mais alors, pour­quoi ne pas par­ti­ci­per aux élec­tions, puisque ce sys­tème poli­tique dont on rêve existe déjà ?