Revue de réflexion politique et religieuse.

Le rite désa­cra­li­sé

Article publié le 10 Jan 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 78, pp. 44–54]

Il est com­mun de consta­ter que le sacré se perd ou s’est per­du, à la satis­fac­tion des uns et à la déso­la­tion des autres. Il se trouve des théo­lo­giens pour faire cho­rus avec les par­ti­sans de la moder­ni­té, cette moder­ni­té qui se carac­té­rise, selon les­dits par­ti­sans, par son affran­chis­se­ment du sacré, enten­du comme un uni­vers de ritua­lisme et de patriar­cat, donc païen ou, à la rigueur, paléo-judaïque, en tout cas ni chré­tien ni moderne (c’est à dire ni post-chré­tien selon cer­tains, ni néo-chré­tien selon d’autres).
Dans un livre de publi­ca­tion récente, David Tore­vell (Hope Uni­ver­si­ty, Liver­pool) ne se réjouit nul­le­ment de la perte du sacré consi­dé­ré dans le domaine par­ti­cu­lier de la litur­gie ((. . David Tore­vell, Losing the Sacred : Ritual, moder­ni­ty and litur­gi­cal reform, T&T Cark, Edim­burg, 2001.)) . Il se penche sur le culte de l’Eglise catho­lique dans son rite latin, celui qui a été retra­vaillé expli­ci­te­ment par le Concile de Vati­can II (décret Sacro­sanc­tum Conci­lium) et mène l’enquête auprès d’un grand nombre d’auteurs, géné­ra­le­ment anglo-saxons, pour éva­luer la réforme litur­gique en la situant par rap­port à toute une évo­lu­tion his­to­rique. Cette enquête se révèle par­ti­cu­liè­re­ment pré­cieuse et nous per­met de tirer nos conclu­sions en toute liber­té, indé­pen­dam­ment de celles de l’auteur lui-même qui s’en tient, ou affirme s’en tenir, au vœu qu’à l’avenir la litur­gie rende sa place au corps et se dégage du didac­tisme (si ce mot peut résu­mer per­ti­nem­ment le diag­nos­tic de M. Tore­vell) où elle s’est enfer­mée. Si elle s’est ain­si déna­tu­rée, c’est au terme d’une longue évo­lu­tion de la culture occi­den­tale, où le sujet s’est mis à occu­per le devant de la scène, à être la norme phi­lo­so­phique et spi­ri­tuelle. Phé­no­mène conco­mi­tant avec la Réforme, qui par­ti­cipe for­te­ment de la nou­velle men­ta­li­té (« culture »), tan­dis que la réponse catho­lique que les his­to­riens appellent la Contre-Réforme n’a pas été sans entrer à son tour dans le pro­ces­sus de mise à plat concep­tuelle contem­po­rain de l’essor du livre impri­mé, quoique cela ait été occul­té en par­tie par le main­tien for­mel du rite et une insis­tance sur la rubrique (indi­ca­tion obli­ga­toire figu­rant en rouge le long de l’ordinaire de la messe). Le sub­jec­ti­visme a beau s’opposer à la rai­son, l’avènement de la sub­jec­ti­vi­té n’en creu­se­ra pas moins le lit du ratio­na­lisme car c’est la pen­sée de l’individu qui se met à moti­ver son com­por­te­ment, et non plus la tra­di­tion reçue dans un corps social duquel on se sent com­plè­te­ment par­tie pre­nante. Le sujet veut com­prendre ce qu’il fait et dit pour être à même d’en rendre compte en détail à l’instance de ses conscience et rai­son propres. Au Moyen-Âge, c’était le com­por­te­ment du corps social qui tra­çait la norme du com­por­te­ment de cha­cun. La culture moderne s’est éri­gée en indi­vi­dua­lisme. D’autre part, on est pas­sé du corps à l’intellect. Cela peut s’observer dans le domaine pénal. Les ana­lyses de Michel Fou­cault sont appe­lées en ren­fort : jadis, le châ­ti­ment du condam­né était la mise à mort spec­ta­cu­laire du corps. A l’époque moderne, le châ­ti­ment laisse la place à la patho­lo­gie par la cri­mi­no­lo­gie. La pri­son doit per­mettre au délin­quant de faire son exa­men de conscience et, si pos­sible, de rejoindre la norme géné­rale (laquelle, remar­quons-le en pas­sant, ne sera plus la loi en tant que don­née d’en haut mais de plus en plus la « volon­té géné­rale »). Le sub­jec­ti­visme, loin de don­ner la liber­té, est en fait le récep­tacle de la norme col­lec­tive. La socié­té en vient à exer­cer une sur­veillance uni­ver­selle sur les indi­vi­dus et sur leur vie inté­rieure afin de véri­fier leur nor­ma­li­té. Ain­si le sujet moderne, de sujet (actif) qu’il se veut de sa liber­té, devient sujet (pas­sif) du pou­voir, pou­voir qui a un œil mais pas de corps, car il n’appartient pas à une auto­ri­té située dans une per­sonne en res­pon­sa­bi­li­té par rap­port à laquelle on situe­rait sa propre res­pon­sa­bi­li­té, c’est-à-dire un roi qui répon­drait de lui et de tous, auprès de qui on atten­drait réponse (ver­dict), devant qui on aurait à répondre de ses actes.
Un monde de dis­cours devient donc un monde où la per­sonne est sou­mise à l’emprise du pou­voir ano­nyme et tota­li­taire exer­cé sur la col­lec­ti­vi­té et par la col­lec­ti­vi­té et qui s’intériorise dans l’âme. Il n’est que d’observer le cas des régimes de pro­pa­gande tota­li­taire. Si le dis­cours devient ain­si l’instrument de l’oppression et de l’aliénation, que pen­ser de ces litur­gies où les fidèles doivent subir un « ensei­gne­ment » et des « expli­ca­tions » à jet conti­nu ? Qui subit lui-même un lavage de cer­veau plus ou moins per­ma­nent n’a de cesse qu’il ne le fasse subir aux autres dès lors qu’il a un micro, une chaire ou une tri­bune. M. Tore­vell ne va pas jusque-là, mais on doit être aver­ti des dérives plus ou moins accen­tuées, plus ou moins graves, qui jadis étaient limi­tées au « ser­mon » (pen­dant lequel il était loi­sible de « débran­cher l’écouteur ») et qui de nos jours tendent à enva­hir toute la litur­gie à grand ren­fort de moni­tions, invi­ta­tions, expli­ca­tions, inten­tions de prière ain­si que toutes formes de « créa­ti­vi­té » (sou­vent imi­tée de ce qui se fait à la télé­vi­sion — voir les ani­ma­teurs et leur micro emblé­ma­tique). Toutes ces choses reposent sur l’intention de rendre la litur­gie plus « par­ti­ci­pa­tive », de rendre les fidèles plus atten­tifs à ce qui se passe, de faire que prêtre et fidèles soient tota­le­ment « enga­gés » dans l’action litur­gique. En ce sens, elles sont par­fois res­pec­tables, mais elles reposent sur un mal­en­ten­du au sujet de la nature de la litur­gie, du mode de pré­sence et donc de « par­ti­ci­pa­tion » que requiert l’action litur­gique. Car la litur­gie est action.

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Dans la fou­lée de l’enquête de notre auteur, il nous semble que bien avant la réforme post-conci­liaire du rite romain ce rite n’était plus vécu vrai­ment comme il doit l’être : à preuve l’importance de plus en plus grande don­née à la médi­ta­tion per­son­nelle (et indi­vi­duelle), à l’« action de grâces » après la com­mu­nion, à un type de recueille­ment plus réflexif que conforme aux lois de la médi­ta­tion pro­pre­ment dite, et tout ce que l’on incul­quait volon­tiers aux petits caté­chi­sés pour qu’ils n’aient pas lieu de « s’ennuyer », à l’aide des prières lues dans le parois­sien et de can­tiques assor­tis d’introductions appro­priées faites par l’animateur avant la lettre en sui­vant les étapes du dérou­le­ment de la sainte messe que ces can­tiques étaient cen­sés com­men­ter. Les can­tiques (qui sont sou­vent un ensei­gne­ment mis en musique pour une meilleure mémo­ri­sa­tion) et les « silences » sont deve­nus par­tie inté­grante du rite latin réfor­mé, alors qu’ils n’ont pas de rai­son d’être dans la litur­gie elle-même mais, les can­tiques, dans une pro­ces­sion, une mis­sion dans les cam­pagnes, et le silence dans la médi­ta­tion soli­taire (l’action litur­gique devant s’enchaîner sans inter­rup­tion et le silence appa­rent de l’ancien canon eucha­ris­tique étant occu­pé en fait par la ges­tuelle du célé­brant qui relaie la voix). Le rite, en pra­tique, deve­nait de plus en plus une super­po­si­tion de deux concep­tions, l’une rituelle et médié­vale, l’autre didac­tique et moderne. La réforme des années soixante a sim­ple­ment fait triom­pher la concep­tion qui s’était déjà sub­sti­tuée dans les habi­tudes de beau­coup à celle qui jus­ti­fie le main­tien du rite. Si le rite n’a pas été main­te­nu, c’est que, non­obs­tant l’œuvre de dom Gué­ran­ger dont le génie avait réus­si la gageure de retrem­per le culte à ses sources mêmes, la litur­gie tra­di­tion­nelle, quoique for­mel­le­ment res­pec­tée, se vivait de plus en plus dans l’esprit de la devo­tio moder­na, c’est à dire non plus comme un rite mais comme un exer­cice de pié­té. La litur­gie soles­mienne n’était en rien une res­tau­ra­tion esthé­tique ou pas­séiste — et donc pré­caire — dans le sens du roman­tisme fran­çais : c’était une revi­vi­fi­ca­tion à la fois monas­tique et popu­laire. Il est aisé de mon­trer à quel point la der­nière réforme s’est éla­bo­rée en réa­li­té en dehors de l’esprit de l’abbé de Solesmes, car du mou­ve­ment litur­gique elle n’a rete­nu que cer­tains aspects. Cela s’explique par la concep­tion du rite qui la sous-tend, qui a fait que le rite, pour reprendre la ter­mi­no­lo­gie de M. Tore­vell, n’est plus rituel. Cathe­rine Pick­stock a mis en évi­dence ((. Tho­mas Aqui­nas and the Quest for the Eucha­rist, 1999 (tra­duc­tion fran­çaise : Tho­mas d’Aquin et la quête eucha­ris­tique, Ad Solem, Genève, 2001).))  que les arti­sans de la litur­gie réfor­mée avaient une concep­tion linéaire du temps litur­gique : aus­si ont-ils sup­pri­mé (confor­mé­ment au décret conci­liaire lui-même) quan­ti­té de répé­ti­tions (prières ou gestes) com­prises comme des rajouts injus­ti­fiés.
Il est vrai que l’habitude pru­den­tielle, atten­dris­sante de pié­té mais pas for­cé­ment éclai­rée, de tou­jours ajou­ter et ne jamais sup­pri­mer, norme que l’on voit éga­le­ment à l’œuvre en dehors de la tra­di­tion latine, peut à bon droit être rela­ti­vi­sée. Mais il s’en faut qu’elle soit à l’œuvre dans ces fameuses répé­ti­tions qui, en fait, appa­rentent le temps litur­gique au temps musi­cal, au temps poé­tique. Alors qu’un dis­cours se doit de pro­gres­ser de façon rela­ti­ve­ment linéaire (ce qui n’est pas tout à fait le cas de l’éloquence qui, elle aus­si, doit à la poé­sie et à la musique parce qu’elle s’adresse à tout l’être et pas seule­ment à sa rai­son dis­cur­sive), la litur­gie, elle, est ren­contre et démarche. Elle fait appel à des sen­ti­ments tels que le res­pect et l’audace, la confiance et l’aveu d’indignité, la sup­pli­ca­tion et la jubi­la­tion, elle s’exprime avec des élans et des réti­cences comme l’amitié, l’amour ou la cour­toi­sie, parce qu’elle est tout cela à la fois et encore bien autre chose. Mais tous ces pro­to­coles sont soi­gneu­se­ment sté­réo­ty­pés, d’une part en ver­tu de la réfé­rence au pas­sé (tout rite fait mémoire), de l’objectivité du rite qui inter­dit toute intru­sion de la sub­jec­ti­vi­té indi­vi­duelle, d’autre part afin que la litur­gie (œuvre du peuple, éty­mo­lo­gi­que­ment) porte tous les membres de la com­mu­nau­té, façonne leur prière, fasse appel à cer­taines émo­tions fon­da­men­tales, de façon à pro­duire une com­mu­nion qui ne soit ni alié­nante ni confu­sion­nelle. Cet aspect de com­mu­nion était bien visé par les réfor­ma­teurs mais le che­min choi­si ne peut qu’en pro­duire un sem­blant pour ne pas dire, dans cer­tains cas, une cari­ca­ture bel et bien alié­nante. Tout se passe comme si on avait cher­ché à pro­duire ce pour quoi jus­te­ment le rite tra­di­tion­nel était fait sans voir qu’il était fait pour cela, c’est-à-dire la com­mu­nion. Adop­tant les a prio­ri et les cadres de la culture moderne, on a cru par­ve­nir à cette com­mu­nion en la fon­dant sur le conscient plu­tôt que le sub­cons­cient, l’affectivité plu­tôt que l’émotion pro­fonde de l’âme, le concept plu­tôt que le sym­bole (pour­tant employé à qui mieux mieux mais comme illus­tra­tion du dis­cours et non comme le lan­gage inépui­sable qu’il est), l’animation psy­cho-socio­lo­gique (intro­duite pour la bonne cause !) plu­tôt que la mani­fes­ta­tion natu­relle (ce qui ne signi­fie pas spon­ta­née) de la cohé­rence sociale (on dirait aujourd’hui com­mu­nau­taire).

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