Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : Le voile dévoi­lé, ou lutte des classes et reli­gion

Article publié le 28 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Oui, ils existent encore ! Le vacarme qui entoure leurs homo­logues plus com­mer­ciaux, les BHL, les Michel Onfray, avait cou­vert leur voix ou l’avait au moins voi­lée ; ras­su­rons-nous, il existe encore des phi­lo­sophes (de for­ma­tion et de pro­fes­sion) qui citent et décor­tiquent Marx, Engels et Lénine, voire Trots­ky, Sartre et Ara­gon, pour appuyer leurs démons­tra­tions logiques et morales. En tout cas, Pierre Teva­nian existe, j’ai ren­con­tré son der­nier livre ((. Pierre Teva­nian, La haine de la reli­gion. Com­ment l’athéisme est deve­nu l’opium du peuple de gauche, La Décou­verte, mars 2013 (2e tirage avril 2013 !), 136 p., 10 €.)) . « La haine de la reli­gion » : un titre assez accro­cheur ; on pressent que l’on va rece­voir une leçon sur les per­sé­cu­tions de ceux qui pro­fessent Dieu, car qui dit haine dit haïs. Encore un livre, donc, qui fera la part belle aux chré­tiens mas­sa­crés et pour­chas­sés dans les Etats ou par les révo­lu­tions isla­miques ? Pas du tout : le sous-titre est un peu moins éloi­gné du sujet réel ; l’athéisme, opium du peuple de gauche (ah ! ah ! Marx pointe sa barbe), hait la reli­gion ; je ne suis pas sûr que ce soit une asser­tion indis­cu­table du point de vue phi­lo­so­phique, mais voyons. Quelle reli­gion ? Toutes les reli­gions ?
Là, le lec­teur est vite détrom­pé ; même si quelques allu­sions sont faites aux autres, seule est vrai­ment en cause la pauvre reli­gion isla­mique, mépri­sée et com­bat­tue en France, ce qui est d’ailleurs nor­mal dans un Etat diri­gé par la classe bour­geoise. En fait, le lec­to­rat visé est consti­tué presque exclu­si­ve­ment par ce « peuple de gauche » que l’on trouve, prin­ci­pa­le­ment, au Nou­veau par­ti anti­ca­pi­ta­liste d’Olivier Besan­ce­not et Phi­lippe Pou­tou (ses deux der­niers can­di­dats aux élec­tions pré­si­den­tielles pour ceux qui auraient oublié), mais aus­si au Front de gauche et dans « les salles des profs » (p. 9).
Outre ses ancêtres et fon­da­teurs, Marx & Co, le lec­teur de gauche ren­contre sou­vent, en note de bas de page, un site inter­net auquel, scru­pu­leu­se­ment, je me suis réfé­ré. Bien enten­du, Pierre Teva­nian est l’un des prin­ci­paux auteurs de ce « blog » (com­ment dit-on en mar­xiste ancien ?) où, fin mai les articles étaient variés mais pas trop : la pho­to d’une plaque à la mémoire de Bra­him Bouar­ram annonce dis­crè­te­ment un article de Pierre Teva­nian sur ce sujet ; on com­mé­mo­rait aus­si Abdel Hakim Aji­mi, les livres choi­sis étaient du même aca­bit, un article de fond por­tait sur « la rhé­to­rique homo­phobe », avant que ne soient repro­duits deux extraits du livre ici chro­ni­qué. Plus géné­ra­le­ment, le site se défi­nit par l’antiracisme, l’anti-homophobie, et la lutte contre « le triomphe du mépris de classe et de la « guerre des civi­li­sa­tions » ». Rien donc, sur les reli­gions, mais beau­coup de choses sur les musul­mans.
Dans cet ouvrage édi­té, le pro­blème cen­tral est, il est vrai, fon­da­men­tal : com­ment le NPA, ce peuple de gauche, a‑t-il pu conduire une musul­mane can­di­date à une élec­tion en France (c’est moins fré­quent dans les pays isla­miques) à se reti­rer parce qu’elle était voi­lée ? Est-ce conforme au mar­xisme ? Peut-on, à gauche, cri­ti­quer le port du voile par des femmes ? On le voit : seuls, les phi­lo­sophes sont capables de poser les vraies ques­tions et de les pré­sen­ter au peuple, afin qu’il réflé­chisse si le tra­vail abru­tis­sant au ser­vice du capi­ta­lisme lui en laisse encore le cou­rage. En outre, l’auteur écrit de manière tout à fait conve­nable et, çà et là, signale qu’il fait dans l’humour, dans l’espièglerie (la gauche espiègle, la phi­lo­so­phie espiègle, un rêve). Peut-être est-ce une espiè­gle­rie aus­si que d’affirmer « les chasses aux sor­cières sont bel et bien une expé­rience chré­tienne » (p. 79) ? Et, après avoir loué Cami­lo Torres, de « repro­cher aux théo­lo­giens de la libé­ra­tion une vision trop étroite du com­bat social, oublieuse et ambi­va­lente sur l’égalité entre les sexes et entre les sexua­li­tés » (pp. 78–79) ? On craint que non, et que les Boff et Gutiér­rez soient défi­ni­ti­ve­ment condam­nés.
Nul ne pour­ra repro­cher à ce pen­seur de ne pas citer ses sources, irré­fu­tables et objec­tives ; sur la déco­lo­ni­sa­tion et l’Algérie, Frantz Fanon, sur le mar­xisme et l’islam, Maxime Rodin­son, sur le reste, Marx, ses dis­ciples et lui-même. Pour le voile, élé­ment de liber­té de la femme, puisqu’il se sub­sti­tue à la sou­mis­sion impo­sée par l’homme ou les parents, il cite lon­gue­ment une « fille voi­lée » qui, dans un livre qu’il a pré­cé­dem­ment co-diri­gé sur ce sujet, adresse ce mes­sage « simple » à ceux qui montrent du doigt ces femmes libé­rées sous le voile : « Fuck ». Notons que Pierre Teva­nian com­mente ce riche texte en vrai phi­lo­sophe : « Fuck n’est pas le seul mot impor­tant, ici ». Cepen­dant il ne trouve, pour aller avec lui à l’essentiel qu’une « idée », celle, superbe, sur la libre sou­mis­sion évo­quée ci-des­sus.
Résu­mons : l’islam, dont la diver­si­té est notoire et l’humanisme évident puisque Tariq Rama­dan condamne « fer­me­ment les agres­sions homo­phobes », est tout à fait com­pa­tible par essence « avec l’émancipation humaine » (p. 76) ; et les révo­lu­tions du prin­temps arabe le prouvent. « Amis com­mu­nistes » (p. 80), nous exhorte-t-il, il faut accueillir les musul­manes voi­lées, ces femmes reli­gieuses, comme naguère vous avez accueilli le prêtre Robert Dave­zies qui por­tait vos bombes aux fel­la­ghas, afin d’assassiner les bour­geois fran­çais d’Algérie, et vous mon­triez bien, alors, que vous res­pec­tiez la reli­gion, même catho­lique. Lorsqu’une musul­mane est voi­lée, c’est qu’elle est libre, alors que, déjà, en mai 1958, lorsqu’une musul­mane se dévoi­lait sur le Forum d’Alger, c’était parce qu’elle était « exhi­bée » par la femme du géné­ral Salan…
Oui, de telles véri­tés peuvent encore être écrites et publiées en France, dans ce pays bour­geois : allons, tout n’est pas per­du.

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