Revue de réflexion politique et religieuse.

Islam, entre ima­gi­naire et réa­li­té

Article publié le 4 Avr 2022 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Com­ment peut-on aujourd’hui oser  écrire un livre  sur l’islamisme et ses rap­ports avec l’islam sans encou­rir les vio­lentes cri­tiques de la classe bien-pen­sante ?  C’est un véri­table spé­cia­liste de l’islamologie,  Marie-Thé­rèse Urvoy, qui s’y est atta­qué, en col­la­bo­ra­tion avec Domi­nique Urvoy, comme sou­vent, dans Islam et isla­misme[1]. La pre­mière et prin­ci­pale dif­fi­cul­té est la défi­ni­tion de ces deux termes, qui est essen­tielle et ne peut être neutre. À reprendre quelques ouvrages et  articles de ces cin­quante der­nières années, on com­prend vite com­ment la défi­ni­tion rete­nue déter­mine le conte­nu ou, inver­se­ment, com­ment la concep­tion qu’on se fait de l’islam et de l’islamisme pré­dé­fi­nit leur conte­nu. Pour sa part, Marie-Thé­rèse Urvoy a choi­si d’y voir deux frères. Le sous-titre heu­reux de son livre court et très dense est lui-même source de dif­fi­cul­tés ou de ques­tions ; la reli­gion de l’islam  est-elle com­plé­tée, dédou­blée, contra­riée ou mena­cée dans son exis­tence même par cet isla­misme qui fait peur ?

Avec pru­dence, l’auteur a adop­té une stra­té­gie pro­gres­sive ;  sans la contes­ter,  elle part de la filia­tion pos­sible de la pro­phé­tie de Maho­met (on gar­de­ra la gra­phie tra­di­tion­nelle en France) en un duo fra­ter­nel, et  donc de la dis­tinc­tion appa­rue au XIXe siècle pour ten­ter de dif­fé­ren­cier, dans ce que l’on englo­bait jusqu’alors dans « l’islam » ce qui est vrai­ment reli­gieux et ce qui est vrai­ment social ou poli­tique.

Il n’est pas sûr que ce soit la meilleure inven­tion de ce « stu­pide XIXe siècle ». Com­ment une reli­gion très cen­trée sur l’idée d’unité et d’unicité, qui défi­nit les rela­tions entre les créa­tures et le Créa­teur, pour­rait-elle igno­rer les rela­tions entre les créa­tures ? Sur­tout que l’islam  est très mar­qué par  la dis­tinc­tion entre la com­mu­nau­té des croyants (la célèbre Oum­ma)  et le reste du monde.

Le choix de l’auteur a aus­si des avan­tages ; il évite les polé­miques à la mode et pré­pare le lec­teur  en lui per­met­tant de s’imprégner d’abord (et bien) de la réa­li­té de l’islam depuis 1500 ans (c’est, dans le calen­drier chré­tien, un grand anni­ver­saire pour l’Hégire), du fonc­tion­ne­ment de la pen­sée musul­mane, de l’acceptation des chan­ge­ments d’interprétation et d’application à tra­vers les siècles et l’espace (le plus sou­vent, il s’est agi d’un refus, et violent). En bref, l’aspect polé­mique est retar­dé voire écar­té et notam­ment le fait que, de nos jours, l’islamisme est invo­qué  pour débar­ras­ser l’islam de ses images de vio­lence et de bar­ba­rie. L’assassinat du père Hamel, le mas­sacre du Bata­clan, etc., ne sont que des dévia­tions de l’islamisme non liées véri­ta­ble­ment à l’islam, cette « reli­gion fran­çaise » décla­rait récem­ment le ministre de l’Intérieur. Aus­si le lec­teur peut-il abor­der avec quelque sagesse et de nom­breuses expli­ca­tions his­to­riques et théo­lo­giques la ques­tion qu’il atten­dait : s’agit-il vrai­ment d’une vio­lence de quelques « per­tur­bés psy­cho­lo­giques », les isla­mistes, ou d’une vio­lence consti­tu­tive, avec d’autres élé­ments, de l’islam vécu ?

On est en ter­rain pié­gé, et tant de pré­ten­dues ana­lyses de fond ont été pré­sen­tées qui pêchent aus­si par la forme et le voca­bu­laire. Deux modes de pen­ser, deux reli­gions (ou plus),  plu­sieurs civi­li­sa­tions se super­posent… Pre­nons les cas connu des « dhim­mis », sou­vent mon­tré comme la preuve de la tolé­rance et de l’esprit d’ouverture de l’islam : s’il pour­chasse avec vio­lence «  les incroyants »), le vrai croyant « pro­tège » les « gens du Livre » (juifs, chré­tiens, etc.). Oui mais cette pro­tec­tion s’applique moyen­nant un impôt spé­ci­fique (la jizya, impôt que doit payer l’infidèle) que les pro­té­gés acquittent   « alors qu’ils sont humi­liés » (Coran 9,29) ou, selon un spé­cia­liste musul­man, « avi­lis et vain­cus ». Ce sta­tut des dhim­mis est-il isla­miste ou isla­mique ? Le reli­gieux se dis­tingue mal, ici, du socio­po­li­tique. Il ne faut pas oublier que la socié­té musul­mane est une socié­té de croyants ; « Ce qui n’est pas accom­pli pour la reli­gion le sera pour rai­son com­mu­nau­taire » (p.106). Fon­da­men­ta­le­ment, plus qu’ennemis ou sia­mois, les deux frères sont d’abord un.

Sans haus­ser le ton, l’auteur nous conduit vers des notions déli­cates, la laï­ci­té, notam­ment ; telle qu’elle est prô­née en Occi­dent, elle est incom­pré­hen­sible pour l’islam, en tant qu’elle attri­bue une place (per­son­nelle, pri­vée) pour la reli­gion et donc auto­no­mise le social et le poli­tique. Ce n’est pas pos­sible : l’islam réunit « foi et science, matière et esprit et […] coor­donne la liber­té de l’individu et l’intérêt du groupe (p. 121) ; […] la reli­gion orga­nise l’acte de l’homme dans le monde et sa des­ti­née dans l’au-delà » (p. 124). La laï­ci­té inter­rompt l’unité de ce qui est à la fois reli­gion et civi­li­sa­tion, et appa­raît donc comme une erreur concep­tuelle et comme une occa­sion pour un pro­grès de l’islam : l’occasion de prendre une place crois­sante dans une socié­té mor­ce­lée, qui a renon­cé à « la gui­dance de la vie publique de la com­mu­nau­té » (p. 118). Avant ses ennuis judi­ciaires, Tariq Rama­dan l’avait clai­re­ment expli­qué : « c’est le temps d’une reli­gion jeune, virile, fidèle à Dieu […] et le temps de la com­mu­nau­té qui la forme dans la foi. Seul l’islam est en mesure de construire un nou­veau monde ». L’échec de l’Occident chré­tien ou post-chré­tien est cer­tain, et une preuve socio­lo­gique, entre beau­coup d’autres, en est don­né pour les musul­mans par « le taux de sui­cides […] pro­por­tion­nel à la laï­ci­té du milieu » (p. 122).

Cela ne signi­fie pas que tout le monde devra être immé­dia­te­ment musul­man, même si c’est sou­hai­table et sou­hai­té. Mais que le prin­cipe de la poli­tique sera la Cha­ria, la loi que Dieu a trans­mise par le Coran. Les non-croyants peuvent être utiles, en rai­son de leurs com­pé­tences ; des Chré­tiens ont pu être vizirs ou ministres, mais au ser­vice de la Com­mu­nau­té des Croyants, consti­tu­tive du nou­veau peuple sou­ve­rain, cette Umma qui rem­place le Demos héri­té des Grecs.

Grâce à cette approche péda­go­gique, les lec­teurs sont donc par­ve­nus à com­prendre  : la vio­lence et l’islam ont des liens cer­tains, limi­tés mais réels, et fon­dés sur des textes qu’il est impos­sible de réfor­mer ou même d’interpréter de manière nou­velle, moderne, puisque la voie de l’interprétation est fer­mée depuis un mil­lé­naire. Aus­si faut-il prendre en compte tout cet acquis pour appré­cier l’effort de cer­tains de trou­ver des voies nou­velles. Ain­si en est-il du sou­fisme, pré­sen­té sou­vent comme une voie « plus douce » et plus com­pré­hen­sive   mais qui n’a rien d’une ver­sion « adou­cie » de l’islam. Ou encore de « l’islam des Lumières » et de ses réfé­rences his­to­riques dont Aver­roès, qui conclut un texte en pro­po­sant sim­ple­ment de tuer les héré­tiques qui ne se sou­mettent pas « aux prin­cipes reli­gieux ». Ou du « sépa­ra­tisme isla­miste » du Pré­sident fran­çais, terme tota­le­ment incon­gru puisque l’islam (et, s’il est dif­fé­rent, l’islamisme) ne veut pas se sépa­rer mais veut toute la com­mu­nau­té poli­tique, tout le pou­voir.

Dans un der­nier cha­pitre, consa­cré au dia­logue entre l’Église et l’islam-islamisme, sont pas­sés en revue quelques spé­cia­listes « recon­nus », sur­tout Hans Küng, et cet ama­teur déci­dé­ment très sub­til, qui voit dans « l’islam … une reli­gion de paix et d’amour » (Gérald Dar­ma­nin, cité p. 151). Par chance, ou plu­tôt par tact, est oubliée la triste com­pa­rai­son du pape Fran­çois avec « la vio­lence catho­lique ».

En conclu­sion de ce livre très riche et nour­ri par une vaste connais­sance res­pec­tueuse mais cri­tique de l’islam, Marie-Thé­rèse Urvoy rejette, sans plai­sir ni doute, le terme de « musul­man modé­ré », puisque « nul ne peut enjoindre à un musul­man d’être modé­ré dans sa foi »(p. 161).

[1] Marie-Thé­rèse Urvoy, Domi­nique Urvoy (contri­bu­teur), Islam et isla­misme. Frères enne­mis ou frères sia­mois ?, Artège, octobre 2021, 165 p., 14,90 €.

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