La responsabilité historique de Jean XXIII
Le troisième des quatre points litigieux avancés par Pasqualucci nous semble assez proche de ce que O’Malley déclare du genre panégyrique, rhétorique de l’invitation se refusant à toute condamnation. Quelle réfutation en fait Pasqualucci ? Il note d’abord que pour Pie IX, dans la lettre Gravissimas inter du 11 décembre 1862, puis le Concile Vatican I, l’Eglise n’a pas seulement le droit de condamner, elle en a le devoir. Ainsi la constitution De fide catholica du concile Vatican I déclare-t-elle, en son chapitre 4 : « L’Eglise, en outre, qui, avec la charge apostolique d’enseigner, a reçu le mandat de garder le dépôt de la foi, a aussi de par Dieu le droit et le devoir de proscrire la fausse science, afin que personne ne soit trompé par la philosophie et les fausses apparences. » (cité p. 160) Reprenant la démonstration de Romano Amerio dans Iota unum, l’auteur, quelques pages auparavant, s’était de plus appuyé, non sur l’argument d’autorité, mais sur une démonstration rationnelle : Jean XXIII confond l’erreur et celui qui la commet ; si la miséricorde est proposée à celui qui erre, la question de la vérité est une question d’un ordre différent, logique. De plus, Jean XXIII oublie que « la condamnation de l’erreur a toujours été conçue en soi comme une œuvre de miséricorde envers celui qui erre puisqu’elle contribue à son repentir, sans oublier qu’elle sauvegarde la foi du troupeau » (p. 154). Là encore, nos deux auteurs se rejoignent, car O’Malley, dans son article, accorde que la forme canonique des conciles antérieurs à Vatican II doit être lue aussi selon « une herméneutique de la compassion » : nous « devons reconnaître que, même dans l’Eglise, le contrôle et la condamnation sont parfois le seul moyen pratique d’action si l’on veut changer les opinions. [… ] Bien que les canons s’intéressent d’abord à l’extérieur, on doit présumer qu’étant inspirés par les principes chrétiens, ils ne sont pas sans relation avec la conversion intérieure. »
Sur ce point du refus de condamner, Paolo Pasqualucci avance deux remarques corollaires : en premier lieu, l’optimisme du pape lui faisait envisager une unité doctrinale de l’Eglise qui n’existait pas ou, plus
gravement, couvrait le désaccord entre les schémas préparatoires de la Curie et les positions de certains théologiens dénoncés par ces mêmes schémas, théologiens non seulement protégés par des épiscopats occidentaux, mais encore introduits par eux dans ces commissions préparatoires. De plus — second point -, par son refus de condamner, Jean XXIII ne tombait-il pas en pratique dans l’américanisme qui propose d’abandonner des parties caduques du dépôt de la foi ou de taire celles qui sont trop difficiles pour les contemporains ? Une sorte de rhétorique de la réconciliation, qui promeut « ce que tous ont en commun plutôt que ce qui pourrait les diviser » (O’Malley, Did anything…).
L’ouvrage du professeur Pasqualucci accorde la plus grande part à la réfutation du quatrième point problématique : la mise en avant de la tâche d’œuvrer pour l’unité du genre humain, à un point tel qu’elle paraît devenir la fin ultime du concile et, peut-être, du christianisme. Sont alors oubliées, en amont, la nécessité du baptême et, en aval, la fin ultime : la vie éternelle au paradis. La démonstration commence par mettre en évidence qu’effectivement le discours de Jean XXIII oublie ces deux dimensions, puis que cet oubli, s’il est replacé dans un contexte idéologique plus large, est en définitive, non une négation du baptême et de la vie éternelle, mais pour le premier une relativisation de sa nécessité et pour la seconde une réduction à presque rien de sa différence d’avec toute réalité créée, puisque la conception de l’unité du genre humain visée ici en reprendrait les caractéristiques principales. Avouons-le tout de suite : nous avons peine à donner notre accord à tous les arguments développés. Suivons rapidement la démonstration : au premier abord, écrit Paolo Pasqualucci, l’intention du pape paraît traditionnelle : l’unité dans le Christ par l’acceptation de l’entière vérité révélée. Toutefois, la rédemption qui y est affirmée reçoit une formulation ambiguë : elle apparaît exclusivement objective (la mort salvifique du Christ), la dimension subjective (la réception par la personne des mérites infinis de cette mort) devenant comme inutile. La phrase de Jean XXIII visée est celle-ci : « C’est un motif de douleur que de considérer que la plus grande partie du genre humain — alors que tous les hommes qui naissent sont sauvés dans le sang du Christ — ne participe pas encore à la source de la grâce divine qui se trouve dans l’Eglise catholique. » (cité p. 206) On remarque en effet une contradiction entre le cours principal de la phrase (qui semble poser la nécessité d’entrer dans l’Eglise) et l’incise (où la seule condition pour être sauvé est de naître). Pour l’auteur, cette incise ne peut exprimer simplement, bien que maladroitement, la volonté universelle du Salut, qui est de foi ; mais elle tend à affirmer que cette volonté universelle est une réalité universelle. Dès lors, comment tenir les deux ? Cela ne se peut, poursuit l’auteur, que si l’on rabat le surnaturel sur la nature : d’abord par une vision de l’homme et de sa dignité qui aurait une vraie consistance en elle-même (ce que Pie X avait condamné dans les positions du Sillon) ((L’influence du père de Lubac et de son livre Surnaturel est ici notée. Il convient de préciser qu’il s’agit plus spécifiquement de la dignité de l’homme au regard de sa fin, et non pas, par exemple, de cette dignité en ses implications bioéthiques de respect de l’existence.)) ; ensuite, en posant l’unité du genre humain sur cette terre, non comme la fin ultime qui reste le paradis, mais comme une condition obligée et naturelle de cette fin ultime. L’ouvrage développe alors assez longuement (et cela en devient presque la thèse centrale) le millénarisme de Jean XXIII et de Vatican II. Par millénarisme, dans le présent ouvrage, il nous faut entendre moins une doctrine précise, qu’une accointance avec des pensées aussi diverses que celles de Joachim de Flore, du moderniste italien Buonaiuti ((Il fut en partie le condisciple du séminariste Roncalli. Pasqualucci comme O’Malley notent au passage des points de rencontre historiques entre le futur Jean XXIII et le modernisme : fréquentations, suspicion sur un devoir donnant lieu à une enquête. Mais cela est trop rapide pour qu’on puisse en tirer argument, ce que ne font réellement d’ailleurs ni l’un ni l’autre.)) ou de la théosophie, des utopies séculières ou du New Age. « Les ressemblances avec une telle position dans l’Allocution nous semblent assez évidentes. L’on dira qu’elles ne sont qu’extérieures. Quand bien même il en irait ainsi, le fait reste que l’optimisme exaltant l’avènement désormais proche d’un Nouvel Age de “progrès magnifique” de l’homme en tant qu’homme, apparaît connaturel à la manière de s’exprimer de Jean XXIII. » (p. 403) L’Eglise est alors simplement signe de ce qui existe déjà ou advient indépendamment d’elle. Jean XXIII n’énonce pas une telle thèse, mais, selon Pasqualucci, ses propos, fortement relayés durant le concile, sont la base de cette dérive immanentiste bien connue. Cette démonstration, nous l’avons indiqué, passe par la mise en évidence d’une conception erronée de la dignité humaine qui aurait une consistance en elle-même et ne nécessiterait pas son assomption dans celle de fils de Dieu que procure le baptême. Dans son interprétation d’un passage de l’allocution, l’auteur entend montrer une telle erreur, car il y manquerait la mention de la conversion. Mais, en une seule phrase, le pape emploie les expressions suivantes : « Elevant les hommes à la dignité des fils de Dieu [… ] ouvre la fontaine de sa doctrine vivifiante […] les hommes illuminés par la lumière du Christ » (cité p. 186).
S’il est vrai que ce qui paraît visé dans l’ensemble du passage est la connaissance de soi et une vie plus humaine, sans mention de la fin surnaturelle de l’homme, il nous faut quand même faire remarquer que les trois expressions relevées s’entendent ordinairement de la conversion et plus spécifiquement du baptême. Ici, comme en quelques autres endroits, on regrette une tendance à vouloir trop prouver… En certains cas, l’auteur admet qu’il tire de l’allocution, ou d’un texte connexe, une thèse implicite, qu’il formalise ce qui peut être simplement une ressemblance. Mais les choses étant ce qu’elles sont, le lecteur peine à se rappeler, plusieurs pages plus loin, ces restrictions ; il lui reste alors l’impression d’une affirmation claire. Clarté apparente qui gênera aussi le lecteur un peu au fait de l’histoire du millénarisme : il est en effet problématique de mettre sous le même concept de millénarisme des pensées aussi diverses que celles mentionnées plus haut, auxquelles l’auteur ajoute encore saint Irénée. On a même l’impression qu’est établie une certaine généalogie plus ou moins souterraine des plus anciennes aux plus récentes. Plus grave nous semble-t-il, puisque cela touche au dogme, il n’est pas juste de considérer que saint Irénée est hérétique sur ce point : certes saint Augustin l’a contredit, et saint Thomas d’Aquin l’a suivi ; pour autant, on ne trouvera pas de condamnation du Magistère, et l’argumentation du Père de l’Eglise et du Docteur angélique ne peuvent en faire office. En conséquence, s’il s’avérait que l’on montre que Jean XXIII était dans la ligne de saint Irénée, cela n’en ferait ni un hérétique ni un gnostique. Car, autre faiblesse à notre avis, il y a une association trop immédiate entre millénarisme et gnosticisme en certaines pages. Là encore, la clarté affichée de certaines conclusions se devrait d’être à tout le moins tamisée. Peut-être Paolo Pasqualucci aurait-il pu suivre la critique d’amphibologie (proposition à double sens) qu’Amerio avançait à l’encontre de certains textes conciliaires. La phrase de Jean XXIII relevée par Pasqualucci et que nous avons citée, où l’incise semble affirmer une réalité universelle du salut, en est un exemple typique.
Ne peut-on faire l’hypothèse que le style panégyrique, notamment s’il est énoncé par un tempérament optimiste — ou dans un climat trop facilement optimiste -, est un terrain propice pour tomber dans une telle amphibologie, elle-même source probable d’erreurs ? Surtout si la peinture idéalisée tendant à la réconciliation se donne pour toute proche, à portée de main. A nouveau, une jonction entre le père O’Malley et le professeur Pasqualucci se ferait. Elle pallierait ce qui nous paraît
tant une faiblesse argumentative qu’une exagération dans les propos du second ; comme elle poserait au premier des questions qu’il ne (se) pose pas : le style de Vatican II peut-il être un vrai style conciliaire, magistériel ? La discontinuité paraissant si importante, de quel ordre est la continuité mentionnée ?
Quoi qu’il en soit de la réponse à ces questions, l’analyse parallèle des deux ouvrages, avec leurs points de convergence, permet d’interroger les herméneutiques trop faciles de la continuité. Mgr Marchetto — dont l’ouvrage a donné lieu à l’intervention du cardinal Ruini mentionnée au commencement — accuse Alberigo, l’école de Bologne, ainsi que d’autres auteurs, d’a priori idéologique, parce qu’ils postulent une rupture avec Vatican II ; par exemple, à propos d’un ouvrage collectif : « Cette histoire continue à être marquée par un élément que nous qualifions d’idéologique en son principe [… ] Dans cette ligne d’interprétation subjective et sans fondement, apparaît l’idée, sous-jacente à l’herméneutique conciliaire dont cet ouvrage est un exemple très clair, que le grand Concile doit être vu comme “événement”, mais selon une perspective historique de nouveauté, de rupture avec le passé, et non de continuité et de respect de la Tradition, jusque dans son juste aggiornamento… » ((Mgr Agostino Marchetto, Il Concilio Ecumenico Vaticano II. Contrappunto per la sua storia, Li-breria Editrice Vaticana, 2005, p. 5–407, 35 €. Citation de la p. 136 in : Brunero Gherardini, « Il Concilio Ecumenico Vaticano II. Contrappunto per la sua storia », Divinitas, Anno XLIX, n. 1, 2006, Cité du Vatican, pp. 87–92 (ici p. 90).)) Ne pourrait-on retourner, comme en un miroir, le reproche d’idéologie ? Disons-le autrement, à la manière quelque peu brutale et ironique de John O’Malley : « Si rien n’a changé [à Vatican II], alors il ne s’est rien passé », ce à quoi le simple bon sens répugne.