- Revue Catholica - https://www.catholica.presse.fr -

La res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique de Jean XXIII

Le dis­cours de Benoît XVI devant les membres de la Curie romaine, le 22 décembre 2005, est deve­nu un point de ral­lie­ment et de réfé­rence pour beau­coup. En effet, le regard por­té par le pape sur le concile Vati­can II, sur sa place dans l’his­toire des conciles et du magis­tère, sur les dis­cours et les pra­tiques qui ont pu s’au­to­ri­ser du der­nier concile œcu­mé­nique, semble s’im­po­ser par la solu­tion intel­lec­tuelle et pra­tique par laquelle il rend compte de l’ac­cueil du concile et de ses fruits (ou de leur absence) : « Tout dépend de la juste inter­pré­ta­tion du Concile ou — comme nous le dirions aujourd’­hui — de sa juste her­mé­neu­tique, de la juste clef de lec­ture et d’ap­pli­ca­tion. Les pro­blèmes de la récep­tion sont nés du fait que deux her­mé­neu­tiques contraires se sont trou­vées confron­tées et sont entrées en conflit. L’une a cau­sé de la confu­sion, l’autre, silen­cieu­se­ment mais de manière tou­jours plus visible, a por­té et porte des fruits. D’un côté, il existe une inter­pré­ta­tion que je vou­drais appe­ler “her­mé­neu­tique de la dis­con­ti­nui­té et de la rup­ture” ; celle-ci a sou­vent pu comp­ter sur la sym­pa­thie des mass media, et éga­le­ment d’une par­tie de la théo­lo­gie moderne. D’autre part, il y a l’ ”her­mé­neu­tique de la réforme”, du renou­veau dans la conti­nui­té de l’u­nique sujet-Eglise, que le Sei­gneur nous a don­né ; c’est un sujet qui gran­dit dans le temps et qui se déve­loppe, res­tant cepen­dant tou­jours le même, l’u­nique sujet du Peuple de Dieu en marche. »
Cer­tains donnent leur adhé­sion au fond du pro­pos de Benoît XVI, et font remar­quer que déjà Jean-Paul II et le synode des évêques de 1985 avaient par­lé de la sorte (( Cf. Bru­no le Pivain, « Édi­to­rial : Vati­can II : une bous­sole fiable pour le XXIe siècle », Kephas, Jan­vier-mars 2006, consul­table sur le site de la revue (www.revue-kephas.org).)) . Par exemple, quelques mois avant ce dis­cours, lors de la pré­sen­ta­tion d’un ouvrage de Mgr Mar­chet­to, le car­di­nal Rui­ni avait avan­cé la même posi­tion et s’en était pris à Giu­seppe Albe­ri­go et à son école de Bologne, les accu­sant d’un a prio­ri idéo­lo­gique qui indui­sait l’é­cri­ture d’une his­toire par­ti­sane et, en défi­ni­tive, fausse tant his­to­ri­que­ment que — sur­tout — théo­lo­gi­que­ment ; dès lors inca­pable de por­ter des fruits : « L’in­ter­pré­ta­tion du Concile comme rup­ture et nou­veau com­men­ce­ment est en train de dis­pa­raître. Elle est aujourd’­hui une inter­pré­ta­tion d’une grande fai­blesse et sans appui réel dans le corps de l’E­glise. Il est temps pour l’his­to­rio­gra­phie de pro­duire une repré­sen­ta­tion de Vati­can II qui soit, en plus, la vraie his­toire. » ((Ici, comme ailleurs, tra­duc­tion par nos soins. Pré­sen­ta­tion de l’in­ter­ven­tion du car­di­nal Rui­ni sur le site du vati­ca­niste San­dro Magis­ter (http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/ 34283?).))
Deux ouvrages récents énoncent des thèses qui ne s’ac­cordent pas avec cette mise en avant d’une her­mé­neu­tique de la conti­nui­té. Il paraît inté­res­sant de les pré­sen­ter ensemble, car, s’ils viennent d’ho­ri­zons dif­fé­rents pour ne pas dire oppo­sés, ils avancent des argu­ments sem­blables ou qui se recoupent. Le pre­mier est celui d’un jésuite amé­ri­cain, John O’Mal­ley, et il est inti­tu­lé sobre­ment : What hap­pe­ned at Vati­can II — ce qui est arri­vé à Vati­can II ((John O’Mal­ley, What hap­pe­ned at Vati­can II, The Belk­nap Press of Har­vard Uni­ver­si­ty Press, Cam­bridge (Mas­sa­chu­setts), Londres, 2008, 29,95 US$.)) . Parce qu’il est une chro­no­lo­gie com­men­tée du concile, nous nous réfé­re­rons aus­si et d’a­bord à un article du même auteur, qui reprend les mêmes thèses de manière plus conden­sée ; il porte un titre assez sem­blable, mais plus symp­to­ma­tique de la thèse défen­due : « Vati­can II : Did any­thing hap­pen ? » — « Vati­can II : s’est-il pas­sé quelque chose ? » ((John O’Mal­ley, « Vati­can II : Did any­thing hap­pen ? », in Theo­lo­gi­cal Stu­dies, 1er mars 2006. Le texte de l’ar­ticle se trouve en ligne sur http://findarticles.com/p/articles/mi_hb6404/is_1_67/ ai_n29250313/pg_1?tag=artBody;col1. Le médium de consul­ta­tion ne nous per­met pas de don­ner une pagi­na­tion des extraits.))  Le livre comme l’ar­ticle s’ap­pliquent à mon­trer que s’il n’y a pas eu de rup­ture au concile Vati­can II (et inci­dem­ment qu’Al­be­ri­go et son école n’ont jamais pré­ten­du cela), il y a une dis­con­ti­nui­té réelle ; une juste her­mé­neu­tique du concile se doit de la prendre en compte. Notons dès à pré­sent la césure que O’Mal­ley opère dans le pro­pos de Benoît XVI : il s’ac­corde avec lui sur le refus d’une her­mé­neu­tique de la rup­ture, mais il refuse l’é­qui­va­lence que le pape éta­blit entre rup­ture et dis­con­ti­nui­té. Il y a certes renou­veau dans la conti­nui­té, mais la réforme de Vati­can II est aus­si, et sans contra­dic­tion, renou­veau par une dis­con­ti­nui­té cer­taine. L’ac­cu­sa­tion d’a prio­ri idéo­lo­gique pour­rait alors être retour­née ; ain­si l’au­teur conclut-il son article : « Y a‑t-il un “avant” et un “après” Vati­can II ? N’y a‑t-il aucune dis­con­ti­nui­té notable entre le concile et ce qui l’a pré­cé­dé ? S’est-il pas­sé quelque chose ? Quand le concile prit fin en 1965, il y a envi­ron 40 ans, tous ceux — ou presque — à qui l’on aurait posé ces ques­tions auraient répon­du clai­re­ment par l’af­fir­ma­tive […] Aujourd’­hui, cepen­dant, il est des per­sonnes ins­truites, intel­li­gentes et bien infor­mées, qui répondent par la néga­tive. Je ne peux qu’être en pro­fond accord avec elles sur leur affir­ma­tion d’une réelle conti­nui­té du concile avec la tra­di­tion catho­lique, ce que l’on ne répé­te­ra jamais suf­fi­sam­ment. Pour­tant, en tant qu’­his­to­rien, je crois que nous devons mettre cette repré­sen­ta­tion en balance avec une juste atten­tion aux dis­con­ti­nui­tés. Quand nous le fai­sons, une chose au moins devient claire : le concile a vou­lu que quelque chose advienne. »

Le second ouvrage est celui d’un phi­lo­sophe ita­lien, Pao­lo Pas­qua-luc­ci ((Pao­lo Pas­qua­luc­ci, Gio­van­niXXIIIe il Conci­lio Ecu­me­ni­co Vati­ca­no II. Ana­li­si cri­ti­ca del­la let­te­ra, dei fon­da­men­ti, dell’in­fluen­za e delle conse­guenze del­la Gau­det Mater Eccle­sia, Allo­cu­zione di a‑pertura del Conci­lio, di S.S. Gio­van­ni XXIII, Col­la­na « Contem­pla­ta aliis tra­dere » n. 12, Sup­ple­ment à La Tra­di­zione Cat­to­li­ca, Anno XVIII n. 3 (65), 2007, Edi­trice Ich­thys, Alba­no Laziale — Rome, 2008, 416 p.)) . Il a comme par­ti­cu­la­ri­té de cen­trer sa réflexion sur le dis­cours d’ou­ver­ture du concile par le pape Jean XXIII. Par une ana­lyse détaillée de cette allo­cu­tion, il invite à consi­dé­rer que le concile a été fidèle à l’in­ten­tion que Jean XXIII a vou­lue et qu’il a expri­mée en cette allo­cu­tion. Or, ce dis­cours s’é­carte, en quatre points, de ce qu’a été l’in­ten­tion des autres conciles œcu­mé­niques de l’E­glise. L’his­toire des conciles montre en effet que leur inten­tion s’est orga­ni­sée autour de quatre buts : « Lutte contre les erreurs, défense de la foi, concorde entre les chré­tiens, réforme des mœurs » (p. 4) ((Ici, comme ailleurs, tra­duc­tion par nos soins.)) . Au concile de Trente comme à celui de Vati­can I, un décret d’ou­ver­ture, approu­vé à l’u­na­ni­mi­té par accla­ma­tion, l’ex­pri­ma. Qu’en est-il du der­nier concile ? L’al­lo­cu­tion de Jean XXIII, pour sa part, appa­raît pleine de « nou­veau­tés » ; son carac­tère est « sin­gu­lier, aty­pique » ; l’in­ten­tion est « “viciée” et en défi­ni­tive “sui­ci­daire”, pour l’E­glise » (p. 5). L’en­semble du livre est une expli­ci­ta-tion et une jus­ti­fi­ca­tion de ce juge­ment sans appel : il y a eu rup­ture à Vati­can II. L’in­ten­tion vou­lue pour Vati­can II se résume en un mot : aggior­na­men­to. Quelles en sont les dimen­sions qui sus­citent per­plexi­té à tout le moins selon Pao­lo Pas­qua­luc­ci ? 1) Que « l’an­tique doc­trine » doive être « étu­diée et expo­sée selon les formes de recherche et d’ex­pres­sion de la pen­sée contem­po­raine » (p. 6) ((Nous repre­nons ici les cita­tions de l’al­lo­cu­tion telles qu’elles viennent dans le texte de l’au­teur, qui n’i­gnore pas qu’il existe des ver­sions sen­si­ble­ment dif­fé­rentes de ce dis­cours.))  ; 2) qu’il soit pos­sible, pour ce faire, de dis­tin­guer conte­nu et forme de la doc­trine, et que cela doive être spé­cia­le­ment pris en compte dans le cadre d’un « magis­tère à carac­tère avant tout pas­to­ral » (p. 7) ; 3) qu’il ne soit plus néces­saire de condam­ner les erreurs, la véri­té s’im­po­sant par sa seule force ; 4) que le but ultime et essen­tiel du concile soit, en fait, l’u­ni­té du genre humain, sans que la conver­sion soit men­tion­née.
On l’au­ra com­pris : la diver­gence finale est extrême entre le jésuite qui entend rap­pe­ler et pro­mou­voir la dis­con­ti­nui­té du concile Vati­can II et le phi­lo­sophe qui s’en désole et la condamne, puis­qu’elle est, selon lui, plus que dis­con­ti­nui­té, qu’elle est bel et bien une rup­ture. Il est alors inté­res­sant de noter qu’il existe des conver­gences nom­breuses entre les deux analyses.Le pre­mier de ces points de ren­contre est que l’un comme l’autre, après une pré­sen­ta­tion d’en­semble de leur sujet, com­mencent pour ain­si dire leur ouvrage par un cha­pitre sur le XIXe siècle. La pers­pec­tive de John O’Mal­ley est prin­ci­pa­le­ment his­to­rique et, symp­to­ma­tique-ment, il fait durer le « long XIXe siècle » — c’est le titre du cha­pitre 2 — de 1789 à la mort de Pie XII en 1958. Le libé­ra­lisme poli­tique, à tra­vers les révo­lu­tions fran­çaise et ita­lienne, est mis en évi­dence dans son oppo­si­tion à l’E­glise, ou plu­tôt dans l’op­po­si­tion de l’E­glise à son endroit. Puis sont venus le moder­nisme et la nou­velle théo­lo­gie, tous deux condam­nés. Pour la seconde, O’Mal­ley fait l’hy­po­thèse — sans la jus­ti­fier — que la condam­na­tion qu’en fit Pie XII dans Huma­ni Gene­ris, comme le dur­cis­se­ment sur ce point durant la der­nière par­tie de son pon­ti­fi­cat, ne furent pas le fait direct du pape, tel­le­ment cela appa­raît en contraste avec les amorces d’ag­gior­na­men­to que furent, selon lui, les ency­cliques Mys­ti­ci Cor­po­ris et Media­tor Dei, pour la pre­mière sur l’E­glise, pour la seconde sur la litur­gie. De son côté, Pas­qua­luc­ci reprend de manière syn­thé­tique ce qu’il appelle « les notes spé­cu­la­tives essen­tielles du moder­nisme » — titre de son pre­mier cha­pitre — : agnos­ti­cisme, fidéisme, concep­tion de la véri­té comme intui­tion. Fait inté­res­sant, comme O’Mal­ley, il élar­git la période his­to­rique et la fait cou­rir jus­qu’à Pie XII inclus. Pour l’un comme pour l’autre, la dis­con­ti­nui­té est trop claire entre ce long XIXe siècle et le concile Vati­can II pour qu’on puisse la nier ou se dis­pen­ser d’en rendre compte. Un élé­ment fac­tuel est noté par les deux : ceux qui furent sous le coup de sanc­tions pour leur appar­te­nance à l’é­cole mul­ti­forme appe­lée « nou­velle théo­lo­gie », devinrent, comme experts notam­ment — et experts, pour une par­tie d’entre eux, nom­més par Jean XXIII -, des acteurs et sur­tout des
réfé­rences lors du concile (de Lubac, Congar, Rah­ner, Mur­ray). Tous deux écrivent encore qu’il est dif­fi­cile d’ac­cor­der cer­tains textes magis­té-riels des papes de ce long siècle pré­cé­dant Vati­can II avec des docu­ments du concile.
Cepen­dant, pour O’Mal­ley comme pour Pas­qua­luc­ci, ce n’est pas tant une série de faits de cet ordre qui engendre cette dis­con­ti­nui­té. Elle est d’un autre ordre. On peut la qua­li­fier d’es­prit du concile ; tou­te­fois, tous deux pré­cisent que cet esprit, loin d’être une extra­po­la­tion à par­tir des docu­ments conci­liaires, peut être mis en évi­dence par une ana­lyse des textes eux-mêmes. Ain­si O’Mal­ley déclare-t-il dans son article : « C’est en exa­mi­nant “la lettre” de cette manière que nous sommes capables de par­ve­nir à “l’es­prit” ». Quelle est cette manière ? Il s’a­git de prê­ter atten­tion au genre lit­té­raire et au voca­bu­laire ; alors, se des­sine « un mes­sage remar­qua­ble­ment cohé­rent qui trans­cende les par­ti­cu­la­ri­tés des docu­ments ». Selon le jésuite amé­ri­cain, le concile Vati­can II est « un concile dif­fé­rent de tous ceux qui l’ont pré­cé­dé » essen­tiel­le­ment en rai­son de sa forme pas­to­rale, forme qui se montre pour elle-même dans le genre lit­té­raire qui l’ex­prime. Tous les conciles pré­cé­dents ont adop­té un genre lit­té­raire « légis­la­tif et juri­dique ». Le modèle fut d’a­bord le sénat romain, puis la forme s’est per­pé­tuée dans tous les conciles, comme dans l’en­sei­gne­ment papal de ce long XIXe siècle déjà men­tion­né. Sur ce point, ce der­nier est repré­sen­ta­tif de toute l’his­toire conci­liaire. Le lan­gage est celui du com­bat, de la puis­sance, de l’en­sei­gne­ment, sym­bo­li­sé par la for­mule-type du canon : « Celui qui (suit une opi­nion condam­nable)… qu’il soit ana­thème » ((Contre la ten­dance pas­sa­ble­ment his­to­ri­ciste de John O’Mal­ley, on peut noter que la for­mule d’a­na­thème se trouve telle quelle dans l’é­pître de saint Paul aux Galates.)) . Les Pères conci­liaires de Vati­can II ont rom­pu radi­ca­le­ment avec ce modèle. En eurent-ils conscience ? En par­tie, si l’on prend en compte la période ini­tiale de la pre­mière ses­sion qui vit le rejet des sché­mas pré­pa­ra­toires : en effet, le motif invo­qué à plu­sieurs reprises fut que les textes n’é­taient pas assez pas­to­raux, trop juri­diques et ne pui­saient pas assez chez les Pères de l’E­glise. Un style nou­veau se mit en place, et il fut acquis dès le début de la deuxième ses­sion, les tenants du style cano­nique ayant capi­tu­lé sur ce point. Le style était nou­veau pour un concile, car, outre sa source antique et patris­tique, il fit une courte réap­pa­ri­tion dans l’ho­mi­lé­tique de la Renais­sance ita­lienne, ce que l’on ne peut qua­li­fier de dis­cours magis­té­riel ((Le père O’Mal­ley est avant tout un his­to­rien du XVIe siècle.))  : il s’a­git du pané­gy­rique ou, plus tech­ni­que­ment, de l’é­pi­déic­tique.
Sa carac­té­ris­tique est de « peindre un por­trait idéa­li­sé afin de sus­ci­ter l’ad­mi­ra­tion et l’ap­pro­pria­tion » ; il est « une rhé­to­rique de louange et de congra­tu­la­tion […], de l’in­vi­ta­tion », « un art de la per­sua­sion et par là de la récon­ci­lia­tion » ; « Il crée ou mani­feste à ceux à qui il s’a­dresse ce fait que tous par­tagent (ou devraient par­ta­ger) les mêmes idéaux et ont besoin de tra­vailler ensemble pour y par­ve­nir. » Et l’au­teur de citer la pre­mière phrase de la consti­tu­tion Gau­dium et Spes comme par­ti­cu­liè­re­ment repré­sen­ta­tive de ce qui vient d’être avan­cé. Un voca­bu­laire, nou­veau lui aus­si pour un concile, se joint au genre lit­té­raire : on y note d’a­bord l’ab­sence des champs séman­tiques du com­bat, de la condam­na­tion, de la supé­rio­ri­té ; sont plu­tôt pré­sents les « mots hori­zon­taux » de la fra­ter­ni­té ou de l’a­mi­tié, de la coopé­ra­tion, du dia­logue, etc. Ce genre lit­té­raire, comme le voca­bu­laire qui lui est asso­cié, conduisent à don­ner à la notion de pro­grès, de déve­lop­pe­ment, de chan­ge­ment — en défi­ni­tive d’ag­gior­na­men­to — un sens spé­ci­fique : il indique « une approche des sujets et des pro­blèmes plus his­to­rique et ain­si plus rela­tive ((On n’ose pas tra­duire rela­ti­viste…))  et ope­nen­ded ((Nous renon­çons à tra­duire cette expres­sion du texte ori­gi­nal ; elle signi­fie que les élé­ments du pas­sé et du pré­sent — tant les faits que les rai­son­ne­ments — n’im­posent (ou n’in­duisent) pas pour le futur une solu­tion. Selon que l’on choi­si­ra « induire » ou « impo­ser », l’in­dé­ci­sion sera plus ou moins grande, ce qui signi­fie par contre­coup que le pas­sé et le pré­sent sont eux-mêmes moins ou plus sûrs et contrai­gnants.)) . Cela implique un chan­ge­ment inévi­table dans le futur, et sug­gère que le concile lui-même doit être inter­pré­té d’une manière ope­nen­ded. Le concile ne peut être inter­pré­té et appli­qué selon la for­mule “jus­qu’i­ci mais pas plus loin”. Il n’est pas une “défi­ni­tion”. »

L’al­lo­cu­tion d’ou­ver­ture du concile par Jean XXIII a‑t-elle inau­gu­ré ce style du concile, de la lettre duquel se dégage un esprit cohé­rent ? Le père O’Mal­ley donne un avis cir­cons­pect : dans son article, il écrit que Jean XXIII devait entendre le mot aggior­na­men­to dans un sens plus clas­sique, plus com­mun et res­treint ; tou­te­fois, il note dans son livre que les pères du concile s’en sont reven­di­qués (p. 96). De manière plus signi­fi­ca­tive, il écrit ceci quant au carac­tère pas­to­ral vou­lu par le pape en son dis­cours d’ou­ver­ture : « Il pré­sen­ta la ques­tion cru­ciale du style de dis­cours du concile, et il en indi­qua la spé­ci­fi­ci­té quand il décla­ra que, alors que les ensei­gne­ments fon­da­men­taux de l’E­glise devaient tou­jours res­ter les mêmes, la manière dont ils étaient pré­sen­tés pou­vait chan­ger. Pour ce faire, le style se devait d’être “essen­tiel­le­ment pas­to­ral” parce que l’E­glise, à tra­vers le concile, “désire se mon­trer elle-même comme la mère aimante de tous, bien­veillante et patiente, pleine de misé­ri­corde et
de bon­té envers les enfants qui se sont sépa­rés d’elle”. L’E­glise doit ain­si deve­nir ser­vante, être le cata­ly­seur et la matrice de l’u­ni­té du genre humain. » (p. 95)
Cette longue cita­tion est une tran­si­tion à nulle autre pareille vers la thèse de Pao­lo Pas­qua­luc­ci. Rap­pe­lons que le pro­pos du livre est l’a­na­lyse de cette allo­cu­tion d’ou­ver­ture du concile Vati­can II. La der­nière cita­tion du père O’Mal­ley reprend trois des quatre points, déjà signa­lés, en rai­son des­quels Pao­lo Pas­qua­luc­ci conclut à une rup­ture par le concile Vati­can II. La réfu­ta­tion des deux pre­miers points passe par le rap­pel de textes magis­té­riels qui ont condam­né une telle méthode. Le pré­dé­ces­seur immé­diat de Jean XXIII, Pie XII, ne met­tait-il pas en garde, dans l’en­cy­clique Huma­ni Gene­ris, contre l’im­pru­dence et l’er­reur qu’il y a à pré­sen­ter les dogmes selon les caté­go­ries de la phi­lo­so­phie moderne, dans l’illu­sion d’être mieux enten­du des contem­po­rains ? et pour quel motif ? parce que ces pen­sées « non seule­ment conduisent au “rela­ti­visme” dog­ma­tique mais, de fait, le contiennent déjà » (cité p. 130). En effet, quelles que soient les dif­fé­rences entre elles, ces pen­sées ont en com­mun d’être agnos­tiques, d’a­voir une concep­tion évo­lu­tive (his­to­rique, sub­jec­tive) de la véri­té qui ne résulte plus de la concor­dance de l’in­tel­lect avec la chose consi­dé­rée. De plus, elles pré­tendent à une exten­sion indue de leur champ d’ac­tion en refu­sant que cer­taines véri­tés relèvent de la révé­la­tion et de la foi, et non des modes ordi­naires d’exer­cice de la rai­son, ce que, rap­pelle notre phi­lo­sophe ita­lien, Pie IX avait condam­né. Le repli et la fixi­té sont-ils alors le seul che­min pra­ti­cable ? Cer­tai­ne­ment pas et, par exemple, Léon XIII affir­mait que l’E­glise avait fait et ferait tout ce qui serait néces­saire, si le salut des âmes le requé­rait, en termes d’a­dap­ta­tion aux cou­tumes des peuples. Et Pao­lo Pas­qua­luc­ci de com­men­ter : « Il se limi­tait à rap­pe­ler que, dans l’ap­pli­ca­tion de la doc­trine immuable à la dis­ci­pli­na viven­di, l’E­glise n’a jamais eu pour idée de faire tabu­la rasa mais a tou­jours cher­ché à res­pec­ter les mores et rationes des peuples, quand ils ne contre­di­saient pas le “droit divin”, c’est-à-dire la véri­té révé­lée. L’ag­gior­na­men­to ron­cal­lien vou­lait en revanche adap­ter l’é­tude et l’ex­po­si­tion de la doc­trine à une pen­sée qui lui est non seule­ment étran­gère mais en réa­li­té hos­tile. » (p. 140) Bien qu’ils concluent dif­fé­rem­ment, nos deux auteurs sont d’ac­cord sur ce fait que l’ap­pel de Jean XXIII à expo­ser la doc­trine selon les formes de la pen­sée contem­po­raine n’é­tait pas neutre : nous venons de citer ce que Pao­lo Pas­qua­luc­ci en déclare ; voi­ci l’o­pi­nion de John O’Mal­ley : « [Le mot] aggior­na­men­to ren­dait claire l’i­dée que le catho­li­cisme pou­vait s’a­dap­ter même au “monde moderne”, pas sim­ple­ment en uti­li­sant les inven­tions modernes comme la radio mais en s’ap­pro­priant quelques-unes de ses dimen­sions cultu­relles et de ses valeurs. Cela était un écart par rap­port à l’in­té­gra­lisme qui avait mar­qué la pen­sée catho­lique depuis le com­men­ce­ment du XIXe siècle jus­qu’au milieu du XXe siècle, et qui voyait tout apport des Lumières et de la Révo­lu­tion fran­çaise comme incom­pa­tible avec l’E­glise. Voi­là qui était un signe de la fin de ce long XIXe siècle. » (What Hap­pen…, pp. 38–39)Le troi­sième des quatre points liti­gieux avan­cés par Pas­qua­luc­ci nous semble assez proche de ce que O’Mal­ley déclare du genre pané­gy­rique, rhé­to­rique de l’in­vi­ta­tion se refu­sant à toute condam­na­tion. Quelle réfu­ta­tion en fait Pas­qua­luc­ci ? Il note d’a­bord que pour Pie IX, dans la lettre Gra­vis­si­mas inter du 11 décembre 1862, puis le Concile Vati­can I, l’E­glise n’a pas seule­ment le droit de condam­ner, elle en a le devoir. Ain­si la consti­tu­tion De fide catho­li­ca du concile Vati­can I déclare-t-elle, en son cha­pitre 4 : « L’E­glise, en outre, qui, avec la charge apos­to­lique d’en­sei­gner, a reçu le man­dat de gar­der le dépôt de la foi, a aus­si de par Dieu le droit et le devoir de pros­crire la fausse science, afin que per­sonne ne soit trom­pé par la phi­lo­so­phie et les fausses appa­rences. » (cité p. 160) Repre­nant la démons­tra­tion de Roma­no Ame­rio dans Iota unum, l’au­teur, quelques pages aupa­ra­vant, s’é­tait de plus appuyé, non sur l’ar­gu­ment d’au­to­ri­té, mais sur une démons­tra­tion ration­nelle : Jean XXIII confond l’er­reur et celui qui la com­met ; si la misé­ri­corde est pro­po­sée à celui qui erre, la ques­tion de la véri­té est une ques­tion d’un ordre dif­fé­rent, logique. De plus, Jean XXIII oublie que « la condam­na­tion de l’er­reur a tou­jours été conçue en soi comme une œuvre de misé­ri­corde envers celui qui erre puis­qu’elle contri­bue à son repen­tir, sans oublier qu’elle sau­ve­garde la foi du trou­peau » (p. 154). Là encore, nos deux auteurs se rejoignent, car O’Mal­ley, dans son article, accorde que la forme cano­nique des conciles anté­rieurs à Vati­can II doit être lue aus­si selon « une her­mé­neu­tique de la com­pas­sion » : nous « devons recon­naître que, même dans l’E­glise, le contrôle et la condam­na­tion sont par­fois le seul moyen pra­tique d’ac­tion si l’on veut chan­ger les opi­nions. [… ] Bien que les canons s’in­té­ressent d’a­bord à l’ex­té­rieur, on doit pré­su­mer qu’é­tant ins­pi­rés par les prin­cipes chré­tiens, ils ne sont pas sans rela­tion avec la conver­sion inté­rieure. »
Sur ce point du refus de condam­ner, Pao­lo Pas­qua­luc­ci avance deux remarques corol­laires : en pre­mier lieu, l’op­ti­misme du pape lui fai­sait envi­sa­ger une uni­té doc­tri­nale de l’E­glise qui n’exis­tait pas ou, plus
gra­ve­ment, cou­vrait le désac­cord entre les sché­mas pré­pa­ra­toires de la Curie et les posi­tions de cer­tains théo­lo­giens dénon­cés par ces mêmes sché­mas, théo­lo­giens non seule­ment pro­té­gés par des épis­co­pats occi­den­taux, mais encore intro­duits par eux dans ces com­mis­sions pré­pa­ra­toires. De plus — second point -, par son refus de condam­ner, Jean XXIII ne tom­bait-il pas en pra­tique dans l’a­mé­ri­ca­nisme qui pro­pose d’a­ban­don­ner des par­ties caduques du dépôt de la foi ou de taire celles qui sont trop dif­fi­ciles pour les contem­po­rains ? Une sorte de rhé­to­rique de la récon­ci­lia­tion, qui pro­meut « ce que tous ont en com­mun plu­tôt que ce qui pour­rait les divi­ser » (O’Mal­ley, Did any­thing…).
L’ou­vrage du pro­fes­seur Pas­qua­luc­ci accorde la plus grande part à la réfu­ta­tion du qua­trième point pro­blé­ma­tique : la mise en avant de la tâche d’œu­vrer pour l’u­ni­té du genre humain, à un point tel qu’elle paraît deve­nir la fin ultime du concile et, peut-être, du chris­tia­nisme. Sont alors oubliées, en amont, la néces­si­té du bap­tême et, en aval, la fin ultime : la vie éter­nelle au para­dis. La démons­tra­tion com­mence par mettre en évi­dence qu’ef­fec­ti­ve­ment le dis­cours de Jean XXIII oublie ces deux dimen­sions, puis que cet oubli, s’il est repla­cé dans un contexte idéo­lo­gique plus large, est en défi­ni­tive, non une néga­tion du bap­tême et de la vie éter­nelle, mais pour le pre­mier une rela­ti­vi­sa­tion de sa néces­si­té et pour la seconde une réduc­tion à presque rien de sa dif­fé­rence d’a­vec toute réa­li­té créée, puisque la concep­tion de l’u­ni­té du genre humain visée ici en repren­drait les carac­té­ris­tiques prin­ci­pales. Avouons-le tout de suite : nous avons peine à don­ner notre accord à tous les argu­ments déve­lop­pés. Sui­vons rapi­de­ment la démons­tra­tion : au pre­mier abord, écrit Pao­lo Pas­qua­luc­ci, l’in­ten­tion du pape paraît tra­di­tion­nelle : l’u­ni­té dans le Christ par l’ac­cep­ta­tion de l’en­tière véri­té révé­lée. Tou­te­fois, la rédemp­tion qui y est affir­mée reçoit une for­mu­la­tion ambi­guë : elle appa­raît exclu­si­ve­ment objec­tive (la mort sal­vi­fique du Christ), la dimen­sion sub­jec­tive (la récep­tion par la per­sonne des mérites infi­nis de cette mort) deve­nant comme inutile. La phrase de Jean XXIII visée est celle-ci : « C’est un motif de dou­leur que de consi­dé­rer que la plus grande par­tie du genre humain — alors que tous les hommes qui naissent sont sau­vés dans le sang du Christ — ne par­ti­cipe pas encore à la source de la grâce divine qui se trouve dans l’E­glise catho­lique. » (cité p. 206) On remarque en effet une contra­dic­tion entre le cours prin­ci­pal de la phrase (qui semble poser la néces­si­té d’en­trer dans l’E­glise) et l’in­cise (où la seule condi­tion pour être sau­vé est de naître). Pour l’au­teur, cette incise ne peut expri­mer sim­ple­ment, bien que mal­adroi­te­ment, la volon­té uni­ver­selle du Salut, qui est de foi ; mais elle tend à affir­mer que cette volon­té uni­ver­selle est une réa­li­té uni­ver­selle. Dès lors, com­ment tenir les deux ? Cela ne se peut, pour­suit l’au­teur, que si l’on rabat le sur­na­tu­rel sur la nature : d’a­bord par une vision de l’homme et de sa digni­té qui aurait une vraie consis­tance en elle-même (ce que Pie X avait condam­né dans les posi­tions du Sillon) ((L’in­fluence du père de Lubac et de son livre Sur­na­tu­rel est ici notée. Il convient de pré­ci­ser qu’il s’a­git plus spé­ci­fi­que­ment de la digni­té de l’homme au regard de sa fin, et non pas, par exemple, de cette digni­té en ses impli­ca­tions bioé­thiques de res­pect de l’exis­tence.))  ; ensuite, en posant l’u­ni­té du genre humain sur cette terre, non comme la fin ultime qui reste le para­dis, mais comme une condi­tion obli­gée et natu­relle de cette fin ultime. L’ou­vrage déve­loppe alors assez lon­gue­ment (et cela en devient presque la thèse cen­trale) le mil­lé­na­risme de Jean XXIII et de Vati­can II. Par mil­lé­na­risme, dans le pré­sent ouvrage, il nous faut entendre moins une doc­trine pré­cise, qu’une accoin­tance avec des pen­sées aus­si diverses que celles de Joa­chim de Flore, du moder­niste ita­lien Buo­naiu­ti ((Il fut en par­tie le condis­ciple du sémi­na­riste Ron­cal­li. Pas­qua­luc­ci comme O’Mal­ley notent au pas­sage des points de ren­contre his­to­riques entre le futur Jean XXIII et le moder­nisme : fré­quen­ta­tions, sus­pi­cion sur un devoir don­nant lieu à une enquête. Mais cela est trop rapide pour qu’on puisse en tirer argu­ment, ce que ne font réel­le­ment d’ailleurs ni l’un ni l’autre.))  ou de la théo­so­phie, des uto­pies sécu­lières ou du New Age. « Les res­sem­blances avec une telle posi­tion dans l’Al­lo­cu­tion nous semblent assez évi­dentes. L’on dira qu’elles ne sont qu’ex­té­rieures. Quand bien même il en irait ain­si, le fait reste que l’op­ti­misme exal­tant l’a­vè­ne­ment désor­mais proche d’un Nou­vel Age de “pro­grès magni­fique” de l’homme en tant qu’­homme, appa­raît conna­tu­rel à la manière de s’ex­pri­mer de Jean XXIII. » (p. 403) L’E­glise est alors sim­ple­ment signe de ce qui existe déjà ou advient indé­pen­dam­ment d’elle. Jean XXIII n’é­nonce pas une telle thèse, mais, selon Pas­qua­luc­ci, ses pro­pos, for­te­ment relayés durant le concile, sont la base de cette dérive imma­nen­tiste bien connue. Cette démons­tra­tion, nous l’a­vons indi­qué, passe par la mise en évi­dence d’une concep­tion erro­née de la digni­té humaine qui aurait une consis­tance en elle-même et ne néces­si­te­rait pas son assomp­tion dans celle de fils de Dieu que pro­cure le bap­tême. Dans son inter­pré­ta­tion d’un pas­sage de l’al­lo­cu­tion, l’au­teur entend mon­trer une telle erreur, car il y man­que­rait la men­tion de la conver­sion. Mais, en une seule phrase, le pape emploie les expres­sions sui­vantes : « Ele­vant les hommes à la digni­té des fils de Dieu [… ] ouvre la fon­taine de sa doc­trine vivi­fiante […] les hommes illu­mi­nés par la lumière du Christ » (cité p. 186).
S’il est vrai que ce qui paraît visé dans l’en­semble du pas­sage est la connais­sance de soi et une vie plus humaine, sans men­tion de la fin sur­na­tu­relle de l’homme, il nous faut quand même faire remar­quer que les trois expres­sions rele­vées s’en­tendent ordi­nai­re­ment de la conver­sion et plus spé­ci­fi­que­ment du bap­tême. Ici, comme en quelques autres endroits, on regrette une ten­dance à vou­loir trop prou­ver… En cer­tains cas, l’au­teur admet qu’il tire de l’al­lo­cu­tion, ou d’un texte connexe, une thèse impli­cite, qu’il for­ma­lise ce qui peut être sim­ple­ment une res­sem­blance. Mais les choses étant ce qu’elles sont, le lec­teur peine à se rap­pe­ler, plu­sieurs pages plus loin, ces res­tric­tions ; il lui reste alors l’im­pres­sion d’une affir­ma­tion claire. Clar­té appa­rente qui gêne­ra aus­si le lec­teur un peu au fait de l’his­toire du mil­lé­na­risme : il est en effet pro­blé­ma­tique de mettre sous le même concept de mil­lé­na­risme des pen­sées aus­si diverses que celles men­tion­nées plus haut, aux­quelles l’au­teur ajoute encore saint Iré­née. On a même l’im­pres­sion qu’est éta­blie une cer­taine généa­lo­gie plus ou moins sou­ter­raine des plus anciennes aux plus récentes. Plus grave nous semble-t-il, puisque cela touche au dogme, il n’est pas juste de consi­dé­rer que saint Iré­née est héré­tique sur ce point : certes saint Augus­tin l’a contre­dit, et saint Tho­mas d’A­quin l’a sui­vi ; pour autant, on ne trou­ve­ra pas de condam­na­tion du Magis­tère, et l’ar­gu­men­ta­tion du Père de l’E­glise et du Doc­teur angé­lique ne peuvent en faire office. En consé­quence, s’il s’a­vé­rait que l’on montre que Jean XXIII était dans la ligne de saint Iré­née, cela n’en ferait ni un héré­tique ni un gnos­tique. Car, autre fai­blesse à notre avis, il y a une asso­cia­tion trop immé­diate entre mil­lé­na­risme et gnos­ti­cisme en cer­taines pages. Là encore, la clar­té affi­chée de cer­taines conclu­sions se devrait d’être à tout le moins tami­sée. Peut-être Pao­lo Pas­qua­luc­ci aurait-il pu suivre la cri­tique d’am­phi­bo­lo­gie (pro­po­si­tion à double sens) qu’A­me­rio avan­çait à l’en­contre de cer­tains textes conci­liaires. La phrase de Jean XXIII rele­vée par Pas­qua­luc­ci et que nous avons citée, où l’in­cise semble affir­mer une réa­li­té uni­ver­selle du salut, en est un exemple typique.
Ne peut-on faire l’hy­po­thèse que le style pané­gy­rique, notam­ment s’il est énon­cé par un tem­pé­ra­ment opti­miste — ou dans un cli­mat trop faci­le­ment opti­miste -, est un ter­rain pro­pice pour tom­ber dans une telle amphi­bo­lo­gie, elle-même source pro­bable d’er­reurs ? Sur­tout si la pein­ture idéa­li­sée ten­dant à la récon­ci­lia­tion se donne pour toute proche, à por­tée de main. A nou­veau, une jonc­tion entre le père O’Mal­ley et le pro­fes­seur Pas­qua­luc­ci se ferait. Elle pal­lie­rait ce qui nous paraît
tant une fai­blesse argu­men­ta­tive qu’une exa­gé­ra­tion dans les pro­pos du second ; comme elle pose­rait au pre­mier des ques­tions qu’il ne (se) pose pas : le style de Vati­can II peut-il être un vrai style conci­liaire, magis­té­riel ? La dis­con­ti­nui­té parais­sant si impor­tante, de quel ordre est la conti­nui­té men­tion­née ?

Quoi qu’il en soit de la réponse à ces ques­tions, l’a­na­lyse paral­lèle des deux ouvrages, avec leurs points de conver­gence, per­met d’in­ter­ro­ger les her­mé­neu­tiques trop faciles de la conti­nui­té. Mgr Mar­chet­to — dont l’ou­vrage a don­né lieu à l’in­ter­ven­tion du car­di­nal Rui­ni men­tion­née au com­men­ce­ment — accuse Albe­ri­go, l’é­cole de Bologne, ain­si que d’autres auteurs, d’a prio­ri idéo­lo­gique, parce qu’ils pos­tulent une rup­ture avec Vati­can II ; par exemple, à pro­pos d’un ouvrage col­lec­tif : « Cette his­toire conti­nue à être mar­quée par un élé­ment que nous qua­li­fions d’i­déo­lo­gique en son prin­cipe [… ] Dans cette ligne d’in­ter­pré­ta­tion sub­jec­tive et sans fon­de­ment, appa­raît l’i­dée, sous-jacente à l’her­mé­neu­tique conci­liaire dont cet ouvrage est un exemple très clair, que le grand Concile doit être vu comme “évé­ne­ment”, mais selon une pers­pec­tive his­to­rique de nou­veau­té, de rup­ture avec le pas­sé, et non de conti­nui­té et de res­pect de la Tra­di­tion, jusque dans son juste aggior­na­men­to… » ((Mgr Agos­ti­no Mar­chet­to, Il Conci­lio Ecu­me­ni­co Vati­ca­no II. Contrap­pun­to per la sua sto­ria, Li-bre­ria Edi­trice Vati­ca­na, 2005, p. 5–407, 35 €. Cita­tion de la p. 136 in : Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni, « Il Conci­lio Ecu­me­ni­co Vati­ca­no II. Contrap­pun­to per la sua sto­ria », Divi­ni­tas, Anno XLIX, n. 1, 2006, Cité du Vati­can, pp. 87–92 (ici p. 90).))  Ne pour­rait-on retour­ner, comme en un miroir, le reproche d’i­déo­lo­gie ? Disons-le autre­ment, à la manière quelque peu bru­tale et iro­nique de John O’Mal­ley : « Si rien n’a chan­gé [à Vati­can II], alors il ne s’est rien pas­sé », ce à quoi le simple bon sens répugne.