Revue de réflexion politique et religieuse.

Plai­doyer pour le sacré

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[Note : cet article a été publié dans Catho­li­ca, n. 21, sep­tembre 1990]

Une « Messe sécu­la­ri­sée » (Gio­van­ni Tes­to­ri) ; « litur­gie réduite aux gestes de la vie ordi­naire » (car­di­nal Rat­zin­ger) ; réforme menée « à la manière de la révo­lu­tion cultu­relle de Mao » (car­di­nal Lus­ti­ger) ; « perte du silence et de l’adoration » (car­di­nal Siri) ; dis­pro­por­tion « cari­ca­tu­rale » entre parole et eucha­ris­tie (car­di­nal Gar­rone) ; « bavar­dage conti­nuel » (car­di­nal Mayer), etc. La lita­nie des constats amers pour­rait être long­temps pour­sui­vie. Constats impuis­sants, d’ailleurs : c’est aus­si, et c’est peut-être d’abord cela la crise.
Tout n’est plus aus­si noir que naguère, il est vrai : l’enthousiasme des réfor­ma­teurs les plus mili­tants s’est usé. — Il est usé, mais n’a pas tota­le­ment dis­pa­ru. Le P. Lucien Deiss, c.s.sp., qui fut conseiller auprès du Consi­lium pour la réforme de la litur­gie, estime que celle-ci n’est que com­men­cée : l’esprit de Vati­can II exige une « réforme per­ma­nente » (La Messe — Sa célé­bra­tion expli­quée, Des­clée de Brou­wer, jan­vier 1990, livre dans lequel on retrouve les airs connus : pas de « tabous ali­men­taires » pour le choix de la matière eucha­ris­tique, p. 80 ; « l’assemblée qui consacre par le minis­tère de son prêtre », p. 111 ; etc.). Il faut dire aus­si que la litur­gie tri­den­tine célé­brée dans les cha­pelles lefeb­vristes, et main­te­nant très offi­ciel­le­ment dans des paroisses et des monas­tères, main­tient comme une « concur­rence » non avouée mais à laquelle tout le monde pense, sur­tout dans les com­mu­nau­tés reli­gieuses et les sémi­naires (les milieux catho­liques encore sus­cep­tibles de four­nir des voca­tions en nombre sont ceux aus­si qui ont été les plus trau­ma­ti­sés par les bou­le­ver­se­ments). Il y a des efforts de créa­tion artis­tique dont cer­tains de qua­li­té ((  On pense à la messe du Christ-Roi de Chris­tian Vil­le­neuve, à la Messe pour les paroisses de Xavier Darasse, à la récente messe du Sacré-Cœur de Jean-Michel Dieuaide. De la Messe baroque du XXIe siècle, de Jacques Lous­sier, qui mêle jazz clas­sique et rock, on repar­le­ra au pro­chain siècle… )) , mais qui font mal­gré tout pâle figure à côté des chants somp­tueux que la litur­gie orien­tale a pré­cieu­se­ment conser­vés à l’inverse de la litur­gie latine (les Pari­siens le savent qui peuvent par­ti­ci­per à la litur­gie orien­tale dans l’église catho­lique grecque de St-Julien-le-Pauvre).
Les meilleures inten­tions du monde pour rele­ver l’état actuel de la litur­gie tombent à plat. Moins d’excentricité qu’hier, plus de digni­té, le reflet d’une convi­via­li­té de moyenne bour­geoi­sie. Autel-table Hous­sard, grand bou­quet de fleu­riste-déco­ra­teur, aube-cha­suble de ter­gal lourd à col mon­tant, gros cierges ras­sem­blés sur un coin, chants qui ne sont pas désa­gréables, mais qui ne pas­se­ront pas à la pos­té­ri­té ((  « Il y a des fleurs et la table est prête,
nous venons te ren­con­trer.
Le pain de nos vies de nos fêtes,
nous venons le par­ta­ger » (A 137, R. Fau, O. Ver­cruysse).)) , dame-cin­quan­taine-tailleur-strict qui pro­clame les lec­tures avec aisance, sur­pré­sence du célé­brant, de son propre ton de voix, de ses gestes per­son­nels. L’état de la litur­gie fran­çaise est-il en train de se fixer sur une espèce de néo­sul­pi­cia­nisme ?

Par ailleurs, le réveil du sens de la « célé­bra­tion », issu des milieux du Renou­veau et mar­qué par leur phy­sio­no­mie (prières ges­tuées, médi­ta­tions à crou­pe­tons, chaînes de bras autour de l’autel), ne doit pas faire illu­sion. Il par­ti­cipe assez lar­ge­ment des ambi­guï­tés du retour du reli­gieux : recherche d’épanouissement, expres­sion gra­ti­fiante de spi­ri­tuel. De manière très carac­té­ris­tique, c’est en termes de « gra­tui­té » qu’est sou­vent loué le regain d’intérêt pour les pèle­ri­nages, les par­dons, les céré­mo­nies esti­vales : « C’est prendre du recul par rap­port à la néces­si­té quo­ti­dienne. Liés par les impé­ra­tifs éco­no­miques, les hommes sont écra­sés. […] Par du temps consa­cré gra­tui­te­ment et par des gestes non pro­duc­tifs, les célé­bra­tions de la vie humaine (les fêtes) brisent les chaînes de l’utilité et du mer­can­ti­lisme. La célé­bra­tion dit “il y a autre chose” que le pro­duc­tif et le mesu­rable. Elle donne à la vie une dimen­sion inté­rieure » ((  Mgr Favreau, intro­duc­tion au Manuel de pas­to­rale litur­gique, Dans vos assem­blées, ouvrage col­lec­tif sous la direc­tion de Joseph Géli­neau (Des­clée, 1990).)) . Dans cette pers­pec­tive, la litur­gie est une « fête », cette face gra­tuite de la réa­li­sa­tion de soi dans la post­mo­der­ni­té.
En tout cas, et quelles que soient les nuances à appor­ter, la dila­pi­da­tion d’un riche patri­moine en si peu de temps, cette immense décul­tu­ra­tion, consti­tue un des phé­no­mènes les plus trou­blants de l’histoire de l’Eglise contem­po­raine. (Nous par­lons ici de la dila­pi­da­tion de fait : nous ne vou­lons pas entrer dans la que­relle sur le point de savoir si elle relève d’« abus », ni dans le débat concer­nant la valeur théo­lo­gique des « deux » messes). La puis­sance apo­lo­gé­tique qui éma­nait du culte catho­lique au temps du mou­ve­ment litur­gique jusque dans le milieu des années soixante (on pense au témoi­gnage d’Edith Stein, de Julien Green, de Max Jacob, des Mari­tain, de tant d’autres) n’est plus qu’un loin­tain sou­ve­nir. Les rai­sons de cette régres­sion de l’expression du sacré dans la pla­ti­tude et dans l’ennui ? On pour­rait énu­mé­rer : la « fai­blesse du sens litur­gique » ren­voie, bien évi­dem­ment, à celle de la fidé­li­té dog­ma­tique ((  Gabriel Nan­terre, « Habi­ter la litur­gie », in Résur­rec­tion, avril 1990, pp. 19–21.))  ; la manière dont s’est effec­tuée la réforme est le reflet de l’effondrement dis­ci­pli­naire ((  Exemples par­mi les pra­tiques enté­ri­nées par des auto­ri­tés hié­rar­chiques : au Zaïre, les « messes » célé­brées avec du pain de manioc et du vin de maïs (« Célé­brer en terre afri­caine », Bru­no Che­nu, La Croix – l’Evénement, 9 août 1989, p. 3, parle d’autorisation « ad expe­ri­men­tum » : auto­ri­sa­tion de l’évêque du lieu ? de la confé­rence épis­co­pale ?) ; à Mada­gas­car, les prières litur­giques accom­pa­gnant le « rite » de la cir­con­ci­sion (rap­port de la com­mis­sion épis­co­pale de litur­gie à la Congré­ga­tion pour le Culte divin, 27 sep­tembre 1984) ; dans un dio­cèse du Hon­du­ras, la délé­ga­tion don­née par l’évêque à des laïcs pour admi­nis­trer le sacre­ment des malades (Etudes Pro Mun­di Vita, novembre 1989). ))  ; l’inculture — réelle ou déma­go­gi­que­ment affec­tée — de nom­breux clercs a aus­si gran­de­ment influé ; et aus­si la crainte éton­nante de se livrer, en quelque domaine que ce soit, à un bilan trans­pa­rent où l’on appel­le­rait les échecs par leur nom. Et où on déter­mi­ne­rait leurs causes.
Ce der­nier élé­ment est à sou­li­gner. Jamais sans doute l’Eglise n’a enre­gis­tré des reculs si consi­dé­rables en conco­mi­tance avec un ensemble de réformes très pro­fondes qui ont tou­ché tous les domaines. Un jour vien­dra néces­sai­re­ment où l’on fera un clair bilan de cette période. Il est vrai­sem­blable qu’on ne conclu­ra pas à une simple rela­tion de cause à effet entre  réformes et crise ; mais il est facile de pré­voir qu’on éta­bli­ra le carac­tère accé­lé­ra­teur de ces réformes dans le contexte d’une crise latente pré­exis­tante. Le fait est que depuis deux décen­nies où, pour par­ler modé­ré­ment, tout ne va pas pour le mieux, on n’a jamais enten­du, fût-ce une seule fois, sur un point seule­ment, de la bouche d’un res­pon­sable : « Nous nous sommes trom­pés ! Il faut rec­ti­fier notre marche ». Que les membres de la hié­rar­chie pensent una­ni­me­ment et à tous niveaux que tous les échecs enre­gis­trés soient uni­que­ment et tota­le­ment impu­tables aux « mau­vaises inter­pré­ta­tions » des textes, aux théo­lo­giens contes­ta­taires, à la crise géné­rale de la socié­té, etc., n’est pas cré­dible. Il n’est pas conce­vable rai­son­na­ble­ment — en dehors même de toutes les preuves que l’on a du contraire — qu’ils n’aient jamais esti­mé que telle réforme par­ti­cu­lière était objec­ti­ve­ment néfaste et devait être recon­si­dé­rée.

Le sacré et la ratio­na­li­té moderne

Dans un pre­mier temps, la refonte géné­rale de la litur­gie a été vécue comme une com­mo­tion qui a mar­qué de manière très pro­fonde par­ti­sans et adver­saires — ce qui est nor­mal, parce que dans la litur­gie, pour évo­quer Péguy, « le sur­na­tu­rel est lui-même char­nel ». Com­mo­tion qui a mar­qué même les plus jeunes bien qu’ils n’aient pas connu l’état anté­rieur du culte : en effet tout ébran­le­ment cultu­rel per­turbe dura­ble­ment la trans­mis­sion aux nou­velles géné­ra­tions. La lex oran­di est deve­nue un pay­sage flou, sans attrait véri­table. Qui plus est, à l’origine, comme le fait remar­quer Luc Per­rin dans L’affaire Lefebvre (Cerf-Fides, 1989), « la révo­lu­tion cultu­relle » litur­gique qui, dans le milieu parois­sial fran­çais, a sui­vi le Concile et mai 68, était en déca­lage avec les aspi­ra­tions des fidèles. Elle l’était non seule­ment à cause de son carac­tère de bou­le­ver­se­ment radi­cal, mais aus­si para­doxa­le­ment en rai­son du retard de ses grands thèmes par rap­port à l’évolution géné­rale : elle pour­chas­sait la pié­té indi­vi­duelle au nom d’une par­ti­ci­pa­tion col­lec­tive à l’heure où nais­sait l’exaltation (elle-même exa­gé­rée) de l’individu ; elle s’inspirait de l’ouvriérisme de l’ACO et de la Mis­sion de France cepen­dant que le monde ouvrier d’après-guerre dis­pa­rais­sait.
Les catho­liques du rang ont été pris en tenailles, en quelque sorte, entre les pro­fes­seurs qui, au som­met, retaillaient et cou­saient dans les textes et rites ancrés dans la mémoire, et le cler­gé mili­tant qui, à la base, en pro­fi­tait pour tout bous­cu­ler et sou­vent pour tout cas­ser. Certes, il est bien vrai que les experts réfor­ma­teurs se sont vou­lus conti­nua­teurs de ceux qui avaient mis en œuvre le mou­ve­ment litur­gique com­men­cé au début du XXe siècle et qui s’était épa­noui sous Pie XII. Ils étaient d’ailleurs sou­vent les mêmes : Anni­bale Bugni­ni, par exemple, nom­mé en 1964 par Paul VI secré­taire du Conseil qui a opé­ré la réforme litur­gique post­con­ci­liaire, avait été anté­rieu­re­ment secré­taire de la Com­mis­sion pour la réforme de la litur­gie ins­ti­tuée par Pie XII (laquelle avait notam­ment réa­li­sé la réforme de la Semaine sainte), et il avait occu­pé ce poste durant toute l’existence de cet orga­nisme, de 1948 à 1960.
Il est cepen­dant évident, quelles que soient les conti­nui­tés que l’on peut rele­ver, que l’après-Concile fut une toute nou­velle époque. Qui contes­te­ra, par exemple, que le « retour à une noble sim­pli­ci­té » deman­dé par la Consti­tu­tion sur la Litur­gie ait sou­vent glis­sé de fac­to vers l’archéologisme ? Au nom de recons­ti­tu­tions — au reste dis­cu­tables comme telles — de la litur­gie basi­li­cale du Tar­doan­ti­co (IVe, Ve siècles), on a sacri­fié d’innombrables richesses dont les experts du CNPL et ins­tances équi­va­lentes d’Allemagne et d’Italie déci­dèrent doc­to­ra­le­ment qu’elles étaient des « ajouts ». Sans par­ler du séisme pro­vo­qué par la dis­pa­ri­tion du latin, de la réduc­tion extrême de cette « chair même de l’acte litur­gique » qu’est le silence, selon l’expression de l’historien du sacré Alphonse Dupront, récem­ment dis­pa­ru. En tout cas, glo­ba­le­ment, le rema­nie­ment radi­cal de la litur­gie — selon le droit ou contre le droit, ou entraî­nant le droit à sa suite, comme pour l’introduction mas­sive des langues ver­na­cu­laires, peu importe : nous consi­dé­rons ici le fait — a pro­vo­qué une impres­sion de rup­ture de mémoire grosse de consé­quences en un domaine où, pré­ci­sé­ment, le sen­ti­ment de se pla­cer dans la chaîne inin­ter­rom­pue du « faire mémoire » est struc­tu­rel.

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