Plaidoyer pour le sacré
[Note : cet article a été publié dans Catholica, n. 21, septembre 1990]
Une « Messe sécularisée » (Giovanni Testori) ; « liturgie réduite aux gestes de la vie ordinaire » (cardinal Ratzinger) ; réforme menée « à la manière de la révolution culturelle de Mao » (cardinal Lustiger) ; « perte du silence et de l’adoration » (cardinal Siri) ; disproportion « caricaturale » entre parole et eucharistie (cardinal Garrone) ; « bavardage continuel » (cardinal Mayer), etc. La litanie des constats amers pourrait être longtemps poursuivie. Constats impuissants, d’ailleurs : c’est aussi, et c’est peut-être d’abord cela la crise.
Tout n’est plus aussi noir que naguère, il est vrai : l’enthousiasme des réformateurs les plus militants s’est usé. — Il est usé, mais n’a pas totalement disparu. Le P. Lucien Deiss, c.s.sp., qui fut conseiller auprès du Consilium pour la réforme de la liturgie, estime que celle-ci n’est que commencée : l’esprit de Vatican II exige une « réforme permanente » (La Messe — Sa célébration expliquée, Desclée de Brouwer, janvier 1990, livre dans lequel on retrouve les airs connus : pas de « tabous alimentaires » pour le choix de la matière eucharistique, p. 80 ; « l’assemblée qui consacre par le ministère de son prêtre », p. 111 ; etc.). Il faut dire aussi que la liturgie tridentine célébrée dans les chapelles lefebvristes, et maintenant très officiellement dans des paroisses et des monastères, maintient comme une « concurrence » non avouée mais à laquelle tout le monde pense, surtout dans les communautés religieuses et les séminaires (les milieux catholiques encore susceptibles de fournir des vocations en nombre sont ceux aussi qui ont été les plus traumatisés par les bouleversements). Il y a des efforts de création artistique dont certains de qualité (( On pense à la messe du Christ-Roi de Christian Villeneuve, à la Messe pour les paroisses de Xavier Darasse, à la récente messe du Sacré-Cœur de Jean-Michel Dieuaide. De la Messe baroque du XXIe siècle, de Jacques Loussier, qui mêle jazz classique et rock, on reparlera au prochain siècle… )) , mais qui font malgré tout pâle figure à côté des chants somptueux que la liturgie orientale a précieusement conservés à l’inverse de la liturgie latine (les Parisiens le savent qui peuvent participer à la liturgie orientale dans l’église catholique grecque de St-Julien-le-Pauvre).
Les meilleures intentions du monde pour relever l’état actuel de la liturgie tombent à plat. Moins d’excentricité qu’hier, plus de dignité, le reflet d’une convivialité de moyenne bourgeoisie. Autel-table Houssard, grand bouquet de fleuriste-décorateur, aube-chasuble de tergal lourd à col montant, gros cierges rassemblés sur un coin, chants qui ne sont pas désagréables, mais qui ne passeront pas à la postérité (( « Il y a des fleurs et la table est prête,
nous venons te rencontrer.
Le pain de nos vies de nos fêtes,
nous venons le partager » (A 137, R. Fau, O. Vercruysse).)) , dame-cinquantaine-tailleur-strict qui proclame les lectures avec aisance, surprésence du célébrant, de son propre ton de voix, de ses gestes personnels. L’état de la liturgie française est-il en train de se fixer sur une espèce de néosulpicianisme ?
Par ailleurs, le réveil du sens de la « célébration », issu des milieux du Renouveau et marqué par leur physionomie (prières gestuées, méditations à croupetons, chaînes de bras autour de l’autel), ne doit pas faire illusion. Il participe assez largement des ambiguïtés du retour du religieux : recherche d’épanouissement, expression gratifiante de spirituel. De manière très caractéristique, c’est en termes de « gratuité » qu’est souvent loué le regain d’intérêt pour les pèlerinages, les pardons, les cérémonies estivales : « C’est prendre du recul par rapport à la nécessité quotidienne. Liés par les impératifs économiques, les hommes sont écrasés. […] Par du temps consacré gratuitement et par des gestes non productifs, les célébrations de la vie humaine (les fêtes) brisent les chaînes de l’utilité et du mercantilisme. La célébration dit “il y a autre chose” que le productif et le mesurable. Elle donne à la vie une dimension intérieure » (( Mgr Favreau, introduction au Manuel de pastorale liturgique, Dans vos assemblées, ouvrage collectif sous la direction de Joseph Gélineau (Desclée, 1990).)) . Dans cette perspective, la liturgie est une « fête », cette face gratuite de la réalisation de soi dans la postmodernité.
En tout cas, et quelles que soient les nuances à apporter, la dilapidation d’un riche patrimoine en si peu de temps, cette immense déculturation, constitue un des phénomènes les plus troublants de l’histoire de l’Eglise contemporaine. (Nous parlons ici de la dilapidation de fait : nous ne voulons pas entrer dans la querelle sur le point de savoir si elle relève d’« abus », ni dans le débat concernant la valeur théologique des « deux » messes). La puissance apologétique qui émanait du culte catholique au temps du mouvement liturgique jusque dans le milieu des années soixante (on pense au témoignage d’Edith Stein, de Julien Green, de Max Jacob, des Maritain, de tant d’autres) n’est plus qu’un lointain souvenir. Les raisons de cette régression de l’expression du sacré dans la platitude et dans l’ennui ? On pourrait énumérer : la « faiblesse du sens liturgique » renvoie, bien évidemment, à celle de la fidélité dogmatique (( Gabriel Nanterre, « Habiter la liturgie », in Résurrection, avril 1990, pp. 19–21.)) ; la manière dont s’est effectuée la réforme est le reflet de l’effondrement disciplinaire (( Exemples parmi les pratiques entérinées par des autorités hiérarchiques : au Zaïre, les « messes » célébrées avec du pain de manioc et du vin de maïs (« Célébrer en terre africaine », Bruno Chenu, La Croix – l’Evénement, 9 août 1989, p. 3, parle d’autorisation « ad experimentum » : autorisation de l’évêque du lieu ? de la conférence épiscopale ?) ; à Madagascar, les prières liturgiques accompagnant le « rite » de la circoncision (rapport de la commission épiscopale de liturgie à la Congrégation pour le Culte divin, 27 septembre 1984) ; dans un diocèse du Honduras, la délégation donnée par l’évêque à des laïcs pour administrer le sacrement des malades (Etudes Pro Mundi Vita, novembre 1989). )) ; l’inculture — réelle ou démagogiquement affectée — de nombreux clercs a aussi grandement influé ; et aussi la crainte étonnante de se livrer, en quelque domaine que ce soit, à un bilan transparent où l’on appellerait les échecs par leur nom. Et où on déterminerait leurs causes.
Ce dernier élément est à souligner. Jamais sans doute l’Eglise n’a enregistré des reculs si considérables en concomitance avec un ensemble de réformes très profondes qui ont touché tous les domaines. Un jour viendra nécessairement où l’on fera un clair bilan de cette période. Il est vraisemblable qu’on ne conclura pas à une simple relation de cause à effet entre réformes et crise ; mais il est facile de prévoir qu’on établira le caractère accélérateur de ces réformes dans le contexte d’une crise latente préexistante. Le fait est que depuis deux décennies où, pour parler modérément, tout ne va pas pour le mieux, on n’a jamais entendu, fût-ce une seule fois, sur un point seulement, de la bouche d’un responsable : « Nous nous sommes trompés ! Il faut rectifier notre marche ». Que les membres de la hiérarchie pensent unanimement et à tous niveaux que tous les échecs enregistrés soient uniquement et totalement imputables aux « mauvaises interprétations » des textes, aux théologiens contestataires, à la crise générale de la société, etc., n’est pas crédible. Il n’est pas concevable raisonnablement — en dehors même de toutes les preuves que l’on a du contraire — qu’ils n’aient jamais estimé que telle réforme particulière était objectivement néfaste et devait être reconsidérée.
Le sacré et la rationalité moderne
Dans un premier temps, la refonte générale de la liturgie a été vécue comme une commotion qui a marqué de manière très profonde partisans et adversaires — ce qui est normal, parce que dans la liturgie, pour évoquer Péguy, « le surnaturel est lui-même charnel ». Commotion qui a marqué même les plus jeunes bien qu’ils n’aient pas connu l’état antérieur du culte : en effet tout ébranlement culturel perturbe durablement la transmission aux nouvelles générations. La lex orandi est devenue un paysage flou, sans attrait véritable. Qui plus est, à l’origine, comme le fait remarquer Luc Perrin dans L’affaire Lefebvre (Cerf-Fides, 1989), « la révolution culturelle » liturgique qui, dans le milieu paroissial français, a suivi le Concile et mai 68, était en décalage avec les aspirations des fidèles. Elle l’était non seulement à cause de son caractère de bouleversement radical, mais aussi paradoxalement en raison du retard de ses grands thèmes par rapport à l’évolution générale : elle pourchassait la piété individuelle au nom d’une participation collective à l’heure où naissait l’exaltation (elle-même exagérée) de l’individu ; elle s’inspirait de l’ouvriérisme de l’ACO et de la Mission de France cependant que le monde ouvrier d’après-guerre disparaissait.
Les catholiques du rang ont été pris en tenailles, en quelque sorte, entre les professeurs qui, au sommet, retaillaient et cousaient dans les textes et rites ancrés dans la mémoire, et le clergé militant qui, à la base, en profitait pour tout bousculer et souvent pour tout casser. Certes, il est bien vrai que les experts réformateurs se sont voulus continuateurs de ceux qui avaient mis en œuvre le mouvement liturgique commencé au début du XXe siècle et qui s’était épanoui sous Pie XII. Ils étaient d’ailleurs souvent les mêmes : Annibale Bugnini, par exemple, nommé en 1964 par Paul VI secrétaire du Conseil qui a opéré la réforme liturgique postconciliaire, avait été antérieurement secrétaire de la Commission pour la réforme de la liturgie instituée par Pie XII (laquelle avait notamment réalisé la réforme de la Semaine sainte), et il avait occupé ce poste durant toute l’existence de cet organisme, de 1948 à 1960.
Il est cependant évident, quelles que soient les continuités que l’on peut relever, que l’après-Concile fut une toute nouvelle époque. Qui contestera, par exemple, que le « retour à une noble simplicité » demandé par la Constitution sur la Liturgie ait souvent glissé de facto vers l’archéologisme ? Au nom de reconstitutions — au reste discutables comme telles — de la liturgie basilicale du Tardoantico (IVe, Ve siècles), on a sacrifié d’innombrables richesses dont les experts du CNPL et instances équivalentes d’Allemagne et d’Italie décidèrent doctoralement qu’elles étaient des « ajouts ». Sans parler du séisme provoqué par la disparition du latin, de la réduction extrême de cette « chair même de l’acte liturgique » qu’est le silence, selon l’expression de l’historien du sacré Alphonse Dupront, récemment disparu. En tout cas, globalement, le remaniement radical de la liturgie — selon le droit ou contre le droit, ou entraînant le droit à sa suite, comme pour l’introduction massive des langues vernaculaires, peu importe : nous considérons ici le fait — a provoqué une impression de rupture de mémoire grosse de conséquences en un domaine où, précisément, le sentiment de se placer dans la chaîne ininterrompue du « faire mémoire » est structurel.