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Plai­doyer pour le sacré

[Note : cet article a été publié dans Catho­li­ca, n. 21, sep­tembre 1990]

Une « Messe sécu­la­ri­sée » (Gio­van­ni Tes­to­ri) ; « litur­gie réduite aux gestes de la vie ordi­naire » (car­di­nal Rat­zin­ger) ; réforme menée « à la manière de la révo­lu­tion cultu­relle de Mao » (car­di­nal Lus­ti­ger) ; « perte du silence et de l’adoration » (car­di­nal Siri) ; dis­pro­por­tion « cari­ca­tu­rale » entre parole et eucha­ris­tie (car­di­nal Gar­rone) ; « bavar­dage conti­nuel » (car­di­nal Mayer), etc. La lita­nie des constats amers pour­rait être long­temps pour­sui­vie. Constats impuis­sants, d’ailleurs : c’est aus­si, et c’est peut-être d’abord cela la crise.
Tout n’est plus aus­si noir que naguère, il est vrai : l’enthousiasme des réfor­ma­teurs les plus mili­tants s’est usé. — Il est usé, mais n’a pas tota­le­ment dis­pa­ru. Le P. Lucien Deiss, c.s.sp., qui fut conseiller auprès du Consi­lium pour la réforme de la litur­gie, estime que celle-ci n’est que com­men­cée : l’esprit de Vati­can II exige une « réforme per­ma­nente » (La Messe — Sa célé­bra­tion expli­quée, Des­clée de Brou­wer, jan­vier 1990, livre dans lequel on retrouve les airs connus : pas de « tabous ali­men­taires » pour le choix de la matière eucha­ris­tique, p. 80 ; « l’assemblée qui consacre par le minis­tère de son prêtre », p. 111 ; etc.). Il faut dire aus­si que la litur­gie tri­den­tine célé­brée dans les cha­pelles lefeb­vristes, et main­te­nant très offi­ciel­le­ment dans des paroisses et des monas­tères, main­tient comme une « concur­rence » non avouée mais à laquelle tout le monde pense, sur­tout dans les com­mu­nau­tés reli­gieuses et les sémi­naires (les milieux catho­liques encore sus­cep­tibles de four­nir des voca­tions en nombre sont ceux aus­si qui ont été les plus trau­ma­ti­sés par les bou­le­ver­se­ments). Il y a des efforts de créa­tion artis­tique dont cer­tains de qua­li­té ((  On pense à la messe du Christ-Roi de Chris­tian Vil­le­neuve, à la Messe pour les paroisses de Xavier Darasse, à la récente messe du Sacré-Cœur de Jean-Michel Dieuaide. De la Messe baroque du XXIe siècle, de Jacques Lous­sier, qui mêle jazz clas­sique et rock, on repar­le­ra au pro­chain siècle… )) , mais qui font mal­gré tout pâle figure à côté des chants somp­tueux que la litur­gie orien­tale a pré­cieu­se­ment conser­vés à l’inverse de la litur­gie latine (les Pari­siens le savent qui peuvent par­ti­ci­per à la litur­gie orien­tale dans l’église catho­lique grecque de St-Julien-le-Pauvre).
Les meilleures inten­tions du monde pour rele­ver l’état actuel de la litur­gie tombent à plat. Moins d’excentricité qu’hier, plus de digni­té, le reflet d’une convi­via­li­té de moyenne bour­geoi­sie. Autel-table Hous­sard, grand bou­quet de fleu­riste-déco­ra­teur, aube-cha­suble de ter­gal lourd à col mon­tant, gros cierges ras­sem­blés sur un coin, chants qui ne sont pas désa­gréables, mais qui ne pas­se­ront pas à la pos­té­ri­té ((  « Il y a des fleurs et la table est prête,
nous venons te ren­con­trer.
Le pain de nos vies de nos fêtes,
nous venons le par­ta­ger » (A 137, R. Fau, O. Ver­cruysse).)) , dame-cin­quan­taine-tailleur-strict qui pro­clame les lec­tures avec aisance, sur­pré­sence du célé­brant, de son propre ton de voix, de ses gestes per­son­nels. L’état de la litur­gie fran­çaise est-il en train de se fixer sur une espèce de néo­sul­pi­cia­nisme ?

Par ailleurs, le réveil du sens de la « célé­bra­tion », issu des milieux du Renou­veau et mar­qué par leur phy­sio­no­mie (prières ges­tuées, médi­ta­tions à crou­pe­tons, chaînes de bras autour de l’autel), ne doit pas faire illu­sion. Il par­ti­cipe assez lar­ge­ment des ambi­guï­tés du retour du reli­gieux : recherche d’épanouissement, expres­sion gra­ti­fiante de spi­ri­tuel. De manière très carac­té­ris­tique, c’est en termes de « gra­tui­té » qu’est sou­vent loué le regain d’intérêt pour les pèle­ri­nages, les par­dons, les céré­mo­nies esti­vales : « C’est prendre du recul par rap­port à la néces­si­té quo­ti­dienne. Liés par les impé­ra­tifs éco­no­miques, les hommes sont écra­sés. […] Par du temps consa­cré gra­tui­te­ment et par des gestes non pro­duc­tifs, les célé­bra­tions de la vie humaine (les fêtes) brisent les chaînes de l’utilité et du mer­can­ti­lisme. La célé­bra­tion dit “il y a autre chose” que le pro­duc­tif et le mesu­rable. Elle donne à la vie une dimen­sion inté­rieure » ((  Mgr Favreau, intro­duc­tion au Manuel de pas­to­rale litur­gique, Dans vos assem­blées, ouvrage col­lec­tif sous la direc­tion de Joseph Géli­neau (Des­clée, 1990).)) . Dans cette pers­pec­tive, la litur­gie est une « fête », cette face gra­tuite de la réa­li­sa­tion de soi dans la post­mo­der­ni­té.
En tout cas, et quelles que soient les nuances à appor­ter, la dila­pi­da­tion d’un riche patri­moine en si peu de temps, cette immense décul­tu­ra­tion, consti­tue un des phé­no­mènes les plus trou­blants de l’histoire de l’Eglise contem­po­raine. (Nous par­lons ici de la dila­pi­da­tion de fait : nous ne vou­lons pas entrer dans la que­relle sur le point de savoir si elle relève d’« abus », ni dans le débat concer­nant la valeur théo­lo­gique des « deux » messes). La puis­sance apo­lo­gé­tique qui éma­nait du culte catho­lique au temps du mou­ve­ment litur­gique jusque dans le milieu des années soixante (on pense au témoi­gnage d’Edith Stein, de Julien Green, de Max Jacob, des Mari­tain, de tant d’autres) n’est plus qu’un loin­tain sou­ve­nir. Les rai­sons de cette régres­sion de l’expression du sacré dans la pla­ti­tude et dans l’ennui ? On pour­rait énu­mé­rer : la « fai­blesse du sens litur­gique » ren­voie, bien évi­dem­ment, à celle de la fidé­li­té dog­ma­tique ((  Gabriel Nan­terre, « Habi­ter la litur­gie », in Résur­rec­tion, avril 1990, pp. 19–21.))  ; la manière dont s’est effec­tuée la réforme est le reflet de l’effondrement dis­ci­pli­naire ((  Exemples par­mi les pra­tiques enté­ri­nées par des auto­ri­tés hié­rar­chiques : au Zaïre, les « messes » célé­brées avec du pain de manioc et du vin de maïs (« Célé­brer en terre afri­caine », Bru­no Che­nu, La Croix – l’Evénement, 9 août 1989, p. 3, parle d’autorisation « ad expe­ri­men­tum » : auto­ri­sa­tion de l’évêque du lieu ? de la confé­rence épis­co­pale ?) ; à Mada­gas­car, les prières litur­giques accom­pa­gnant le « rite » de la cir­con­ci­sion (rap­port de la com­mis­sion épis­co­pale de litur­gie à la Congré­ga­tion pour le Culte divin, 27 sep­tembre 1984) ; dans un dio­cèse du Hon­du­ras, la délé­ga­tion don­née par l’évêque à des laïcs pour admi­nis­trer le sacre­ment des malades (Etudes Pro Mun­di Vita, novembre 1989). ))  ; l’inculture — réelle ou déma­go­gi­que­ment affec­tée — de nom­breux clercs a aus­si gran­de­ment influé ; et aus­si la crainte éton­nante de se livrer, en quelque domaine que ce soit, à un bilan trans­pa­rent où l’on appel­le­rait les échecs par leur nom. Et où on déter­mi­ne­rait leurs causes.
Ce der­nier élé­ment est à sou­li­gner. Jamais sans doute l’Eglise n’a enre­gis­tré des reculs si consi­dé­rables en conco­mi­tance avec un ensemble de réformes très pro­fondes qui ont tou­ché tous les domaines. Un jour vien­dra néces­sai­re­ment où l’on fera un clair bilan de cette période. Il est vrai­sem­blable qu’on ne conclu­ra pas à une simple rela­tion de cause à effet entre  réformes et crise ; mais il est facile de pré­voir qu’on éta­bli­ra le carac­tère accé­lé­ra­teur de ces réformes dans le contexte d’une crise latente pré­exis­tante. Le fait est que depuis deux décen­nies où, pour par­ler modé­ré­ment, tout ne va pas pour le mieux, on n’a jamais enten­du, fût-ce une seule fois, sur un point seule­ment, de la bouche d’un res­pon­sable : « Nous nous sommes trom­pés ! Il faut rec­ti­fier notre marche ». Que les membres de la hié­rar­chie pensent una­ni­me­ment et à tous niveaux que tous les échecs enre­gis­trés soient uni­que­ment et tota­le­ment impu­tables aux « mau­vaises inter­pré­ta­tions » des textes, aux théo­lo­giens contes­ta­taires, à la crise géné­rale de la socié­té, etc., n’est pas cré­dible. Il n’est pas conce­vable rai­son­na­ble­ment — en dehors même de toutes les preuves que l’on a du contraire — qu’ils n’aient jamais esti­mé que telle réforme par­ti­cu­lière était objec­ti­ve­ment néfaste et devait être recon­si­dé­rée.

Le sacré et la ratio­na­li­té moderne

Dans un pre­mier temps, la refonte géné­rale de la litur­gie a été vécue comme une com­mo­tion qui a mar­qué de manière très pro­fonde par­ti­sans et adver­saires — ce qui est nor­mal, parce que dans la litur­gie, pour évo­quer Péguy, « le sur­na­tu­rel est lui-même char­nel ». Com­mo­tion qui a mar­qué même les plus jeunes bien qu’ils n’aient pas connu l’état anté­rieur du culte : en effet tout ébran­le­ment cultu­rel per­turbe dura­ble­ment la trans­mis­sion aux nou­velles géné­ra­tions. La lex oran­di est deve­nue un pay­sage flou, sans attrait véri­table. Qui plus est, à l’origine, comme le fait remar­quer Luc Per­rin dans L’affaire Lefebvre (Cerf-Fides, 1989), « la révo­lu­tion cultu­relle » litur­gique qui, dans le milieu parois­sial fran­çais, a sui­vi le Concile et mai 68, était en déca­lage avec les aspi­ra­tions des fidèles. Elle l’était non seule­ment à cause de son carac­tère de bou­le­ver­se­ment radi­cal, mais aus­si para­doxa­le­ment en rai­son du retard de ses grands thèmes par rap­port à l’évolution géné­rale : elle pour­chas­sait la pié­té indi­vi­duelle au nom d’une par­ti­ci­pa­tion col­lec­tive à l’heure où nais­sait l’exaltation (elle-même exa­gé­rée) de l’individu ; elle s’inspirait de l’ouvriérisme de l’ACO et de la Mis­sion de France cepen­dant que le monde ouvrier d’après-guerre dis­pa­rais­sait.
Les catho­liques du rang ont été pris en tenailles, en quelque sorte, entre les pro­fes­seurs qui, au som­met, retaillaient et cou­saient dans les textes et rites ancrés dans la mémoire, et le cler­gé mili­tant qui, à la base, en pro­fi­tait pour tout bous­cu­ler et sou­vent pour tout cas­ser. Certes, il est bien vrai que les experts réfor­ma­teurs se sont vou­lus conti­nua­teurs de ceux qui avaient mis en œuvre le mou­ve­ment litur­gique com­men­cé au début du XXe siècle et qui s’était épa­noui sous Pie XII. Ils étaient d’ailleurs sou­vent les mêmes : Anni­bale Bugni­ni, par exemple, nom­mé en 1964 par Paul VI secré­taire du Conseil qui a opé­ré la réforme litur­gique post­con­ci­liaire, avait été anté­rieu­re­ment secré­taire de la Com­mis­sion pour la réforme de la litur­gie ins­ti­tuée par Pie XII (laquelle avait notam­ment réa­li­sé la réforme de la Semaine sainte), et il avait occu­pé ce poste durant toute l’existence de cet orga­nisme, de 1948 à 1960.
Il est cepen­dant évident, quelles que soient les conti­nui­tés que l’on peut rele­ver, que l’après-Concile fut une toute nou­velle époque. Qui contes­te­ra, par exemple, que le « retour à une noble sim­pli­ci­té » deman­dé par la Consti­tu­tion sur la Litur­gie ait sou­vent glis­sé de fac­to vers l’archéologisme ? Au nom de recons­ti­tu­tions — au reste dis­cu­tables comme telles — de la litur­gie basi­li­cale du Tar­doan­ti­co (IVe, Ve siècles), on a sacri­fié d’innombrables richesses dont les experts du CNPL et ins­tances équi­va­lentes d’Allemagne et d’Italie déci­dèrent doc­to­ra­le­ment qu’elles étaient des « ajouts ». Sans par­ler du séisme pro­vo­qué par la dis­pa­ri­tion du latin, de la réduc­tion extrême de cette « chair même de l’acte litur­gique » qu’est le silence, selon l’expression de l’historien du sacré Alphonse Dupront, récem­ment dis­pa­ru. En tout cas, glo­ba­le­ment, le rema­nie­ment radi­cal de la litur­gie — selon le droit ou contre le droit, ou entraî­nant le droit à sa suite, comme pour l’introduction mas­sive des langues ver­na­cu­laires, peu importe : nous consi­dé­rons ici le fait — a pro­vo­qué une impres­sion de rup­ture de mémoire grosse de consé­quences en un domaine où, pré­ci­sé­ment, le sen­ti­ment de se pla­cer dans la chaîne inin­ter­rom­pue du « faire mémoire » est struc­tu­rel.
« Par­ti­ci­pa­tion pleine, consciente et active de tous les fidèles aux célé­bra­tions » ; « grande valeur péda­go­gique de la litur­gie » ; admis­sion « des dif­fé­rences légi­times et des adap­ta­tions à la diver­si­té des assem­blées, des régions, des peuples, sur­tout dans les mis­sions », pour­vu que soit sau­ve­gar­dée « l’unité sub­stan­tielle du rite romain » : on ne peut qu’adhérer aux altio­ra prin­ci­pia expri­més par la consti­tu­tion Sacro­sanc­tum Conci­lium ((  Il faut men­tion­ner à ce pro­pos les sacra­men­taux récem­ment ajou­tés à la célé­bra­tion du sacre­ment de mariage en Zam­bie : béné­dic­tion de la chambre nup­tiale où l’on dépose une image sacrée, béné­dic­tion com­mune de la belle-mère et de la belle-fille pour qu’elles vivent en har­mo­nie, dons d’objets de pié­té par le père de l’épouse, etc. (Adis­ta, 25 juin 1990). Remar­quons au pas­sage que le thème de l’inculturation n’est pas for­cé­ment inter­pré­table en un sens sub­ver­sif. Les théo­lo­giens d’avant-garde l’ont si bien com­pris que la der­nière théo­lo­gie à la mode est la théo­lo­gie de la contex­tua­li­sa­tion, laquelle pren­drait mieux en compte la réa­li­té de l’oppression des peuples que la théo­lo­gie de l’inculturation (Eme­fie Iken­ga-Metuh, « Contex­tua­li­sa­tion : un impé­ra­tif mis­sion­naire pour l’Eglise en Afrique dans le troi­sième mil­lé­naire », Sedos, juin 1990, et à l’origine, Hans Wal­den­fels, s.j., Kon­tex­tuelle Fun­da­men­tal­theo­lo­gie, F. Schö­mingh, Pader­born, 1985).)) . Mais on peut les entendre de dif­fé­rentes façons. Au sujet de la valeur péda­go­gique de la litur­gie, par exemple : il y a une manière d’expliquer qui éva­cue en fait une par­tie du sens. « On a donc vou­lu, pour rendre les rites de nou­veau “per­for­mants”, dit le car­di­nal Lus­ti­ger, leur don­ner plus de trans­pa­rence. Sou­vent on a sub­sti­tué l’explication au rite, le com­men­taire au sym­bole. Un rite, un sym­bole doit être por­té his­to­ri­que­ment et avoir une cer­taine uni­ver­sa­li­té sociale. Ce n’est pas un prêtre ni un groupe de gens qui peuvent inven­ter un sym­bole » ((  Le Choix de Dieu, Edi­tions de Fal­lois, 1987, p. 338.)) . Et d’ailleurs, aujourd’hui, lorsqu’on sonde les opi­nions des catho­liques à pro­pos de l’affirmation : « Ce n’était pas la peine d’abandonner la messe en latin, on ne la com­prend pas vrai­ment mieux en fran­çais », 35% sont « plu­tôt d’accord » ((  Son­dage CSA/La Vie, La Vie, 7 juin 1990, p. 29.)) .
On touche au point fon­da­men­tal. Le prin­cipe-pro­gramme : « mieux adap­ter aux néces­si­tés de notre époque celles des ins­ti­tu­tions qui sont sujettes à des chan­ge­ments » (Sacro­sanc­tum Conci­lium, n. 1) sou­lève, s’agissant des textes et des rites du culte divin, la ques­tion de la per­cep­tion actuelle du sacré. Peut-on réel­le­ment adap­ter la com­pré­hen­sion du sacré à la ratio­na­li­té moderne ? « [On a vou­lu] majo­rer la vie ordi­naire, “la vie de tous les jours”, mot passe-par­tout dans la langue ecclé­sias­tique. On par­lait de la vie quo­ti­dienne comme du lieu où pou­vait se révé­ler le sacré et Dieu. Ce n’est pas non plus tout à fait faux. Mais il ne faut pas pour autant oublier que l’univers moderne connaît d’autres modèles. […] Les dif­fé­rents champs de l’existence humaine sont pris dans des réseaux orga­ni­sa­tion­nels où la sym­bo­lique de la vie est réduite, mesu­rée et pola­ri­sée en fonc­tion de fina­li­tés bien pré­cises, de pro­jets exi­geants et d’objectifs sou­vent éco­no­miques. Quand, témoins du Christ, nous avons adop­té cette ratio­na­li­té en pré­ten­dant faire entrer dans cet uni­vers ration­nel la foi et sa sym­bo­lique, nous avons pris la voie la plus dif­fi­cile. Il n’y a pas là de lieu propre pour l’expression de la sym­bo­lique reli­gieuse, puisque, par hypo­thèse, elle en est expul­sée » ((  Jean-Marie Lus­ti­ger, Le Choix de Dieu, op. cit., p. 341.)) .

L’arrière-plan idéo­lo­gique

Là est bien le nœud de la crise de la litur­gie : la sym­pa­thie sans borne que le reli­gieux s’est décou­verte pour le pro­fane. Cela ren­voie à un débat théo­lo­gique contem­po­rain de la réforme, mais dont les ori­gines sont anté­rieures, et qu’il importe de rap­pe­ler. Il a été ouvert par l’émergence de ce qu’on a appe­lé les théo­lo­gies de la sécu­la­ri­sa­tion.
A l’origine, ces théo­lo­gies étaient pro­tes­tantes, en par­ti­cu­lier celle de Die­trich Bon­hoef­fer ((  Voir D. Bon­hoef­fer, Qui est et qui était Jésus-Christ ?, Cerf, 1981.)) . Glo­sant en marge d’ un thème posi­ti­viste, elles ont déve­lop­pé cette idée que la foi de l’Ancien Tes­ta­ment inau­gu­ra, contre l’osmose païenne du divin et du cos­mique, la vision d’un monde pro­fane qui a sa consis­tance propre. L’Incarnation de Dieu en Jésus-Christ par­ache­va ce pro­ces­sus, tout le sacré média­teur du divin se concen­trant en Jésus-Christ. De sorte que le chré­tien n’a pas à s’opposer, si tant est qu’il le puisse, à la désa­cra­li­sa­tion opé­rée par la rai­son scien­ti­fique moderne dans tous les domaines, puisqu’elle est dans la ligne d’un pro­ces­sus biblique, ou en tout cas qu’elle le retrouve.
On veut bien que la révé­la­tion chré­tienne ait en un cer­tain sens pré­ci­sé le limes du sacré, mais il s’agissait de dépa­ga­ni­ser le monde, ce qui s’interprète non comme une réduc­tion du sacré, mais tout au contraire comme sa rées­ti­ma­tion (l’assomption de la nature humaine par la divi­ni­té) et même son exten­sion (toutes choses sont aptes à être réas­su­mées dans le Christ). Au reste, de même que telle ou telle croyance païenne pou­vait être prae­pa­ra­tio evan­ge­li­ca, tel élé­ment du sacré païen a pu être oppor­tu­né­ment réin­ves­ti par la sym­bo­lique du culte chré­tien. Mir­cea Eliade, par exemple, remarque que la struc­ture de l’église chré­tienne, spé­cia­le­ment byzan­tine, avec ses quatre par­ties qui repré­sentent les quatre direc­tions car­di­nales, repren­drait, selon la sym­bo­lique paléo-orien­tale du temple ima­go mun­di et même copie de l’archétype céleste du monde ((  Le sacré et le pro­fane, Gal­li­mard, 1987, pp. 56–59.)) .
Vou­loir trou­ver des har­mo­nies entre la pré­ten­due désa­cra­li­sa­tion du monde opé­rée par l’Ancien et le Nou­veau Tes­ta­ments, qui est en fait une puri­fi­ca­tion du reli­gieux, et la désa­cra­li­sa­tion ratio­na­liste, qui est la néga­tion du reli­gieux, relève, à la limite, de l’abus de lan­gage. Toutes choses égales, cela revien­drait à confondre l’athéisme que les Athé­niens repro­chaient à Socrate avec celui de Sartre.
Plus loin encore sont allés les théo­lo­giens de la « mort de Dieu ». Pour un Tho­mas Alti­zer, le Dieu méta­phy­sique, immuable, et sur­tout garant de l’ordre, est reje­té. En Jésus-Christ, Dieu s’est comme vidé de toute sa divi­ni­té, de sa sou­ve­rai­ne­té, pour prendre la condi­tion de l’homme sécu­lier. Dès lors, expli­que­ra par exemple Har­vey Cox, la sécu­la­ri­sa­tion n’est pas à consi­dé­rer comme un drame, mais au contraire comme une chance pour l’Evangile : elle est même pro­fon­dé­ment évan­gé­lique. « Comme le dit si bien Bon­hoef­fer, en Jésus, Dieu enseigne à l’homme à se pas­ser de Lui, à acqué­rir sa matu­ri­té, à se libé­rer de sa dépen­dance infan­tile, à deve­nir plei­ne­ment homme. C’est pour­quoi l’agir de Dieu en Jésus offre peu de res­sources à ceux qui espèrent y trou­ver de quoi édi­fier un sys­tème total et final. Dieu ne veut pas qu’on use de lui ain­si. Il ne veut pas pour l’homme une ado­les­cence per­pé­tuelle, il veut abso­lu­ment remettre le monde à l’homme et lui en lais­ser la res­pon­sa­bi­li­té » ((  La Cité sécu­lière, Cas­ter­man, 1968, p. 276. )) .
Le thème est d’ailleurs dans l’air de l’époque. Ernst Bloch, dans son mar­xisme assez inclas­sable, découvre un Athéisme dans le chris­tia­nisme (Gal­li­mard, 1978). Il sau­ve­rait volon­tiers dans la Bible « ce qui mérite d’y être sau­vé » en la « déthéo­cra­ti­sant » : en inter­pré­tant la Bible comme foi dans l’histoire humaine, foi dans le futur, par laquelle « elle trans­cende sans trans­cen­der » (p. 100). Sans oublier, bien sûr, la thèse du désen­chan­te­ment du monde de Max Weber et de Mar­cel Gau­chet, qui fait du chris­tia­nisme l’accoucheur de la moder­ni­té, ni celle de René Girard pour qui le chris­tia­nisme met fin à la vio­lence sacri­fi­cielle qui serait l’essence du sacré. Autant de varia­tions, au reste très diverses entre elles, sur la réin­ter­pré­ta­tion du chris­tia­nisme à par­tir de la déchris­tia­ni­sa­tion.
Mais il importe de reve­nir au pro­jet de chris­tia­nisme are­li­gieux de Bon­hoef­fer. Il per­met de com­prendre le res­sort du rap­pro­che­ment opé­ré entre la sécu­la­ri­sa­tion issue des Lumières et la désa­cra­li­sa­tion que pro­dui­rait la foi. En réa­li­té, on est au point de jonc­tion — à l’un des points de jonc­tion — entre le pro­tes­tan­tisme et la moder­ni­té, où la doc­trine de la jus­ti­fi­ca­tion par la foi rejoint la thèse kan­tienne de l’accès de l’humanité à la « majo­ri­té ».
Bon­hoef­fer doit cer­tai­ne­ment beau­coup à Karl Barth et à sa cri­tique de la reli­gion au nom de la foi, plus pro­fon­dé­ment à son rejet total de toute média­tion effi­cace des créa­tures ((  Voir Claude Gef­fré, « Sécu­la­ri­sa­tion », in Dic­tion­naire de Spi­ri­tua­li­té, 493–508.)) . Il y a, selon D. Bon­hoef­fer, conver­gence entre la libé­ra­tion de l’homme « adulte » de toutes alié­na­tions reli­gieuses, et le Dieu souf­frant en Jésus-Christ qui s’appauvrit de son pou­voir pour enri­chir l’homme. L’homme est déga­gé de la misère dans laquelle le main­te­nait la reli­gio­si­té — les œuvres — et retrouve son auto­no­mie et sa maî­trise du monde. « Dans ce sens, on peut dire que l’évolution du monde vers l’âge adulte dont nous avons par­lé, fai­sant table rase d’une fausse image de Dieu, libère le regard de l’homme pour le diri­ger vers le Dieu de la Bible qui acquiert sa puis­sance et sa place dans le monde par son impuis­sance » ((  Résis­tance et sou­mis­sion, Dela­chaux et Niest­lé, Genève, 1963, p. 163.)) .
De même Frie­drich Gogar­ten iden­ti­fie le « monde » aux « œuvres » de la loi, qui ne sau­raient jus­ti­fier l’homme. A la dif­fé­rence de celui qui est encore sous la loi et qui met sa confiance dans des pra­tiques au sein du monde, l’homme de foi au contraire, libre face au monde, ne se fie qu’en Dieu, et acquiert une libre res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis de l’histoire. Sans média­tion aucune, sans reli­gion, uni à Dieu par la foi seule, il accède à la sei­gneu­rie sur le monde ((  Des­tin et espoir du monde moderne, Cas­ter­man, 1970, p. 135.)) .
L’attention est ain­si atti­rée sur le fait que le ratio­na­lisme moderne ne déve­loppe pas seule­ment les vir­tua­li­tés du pro­tes­tan­tisme dans le domaine du libre exa­men, mais encore dans celui de la libé­ra­tion des œuvres (au sens de pra­tiques salu­taires). L’essence de l’économie sacra­men­telle, à savoir la média­tion effi­cace du sen­sible pour appor­ter le salut, est reje­tée comme alié­nant la rai­son humaine. Toutes les œuvres du catho­li­cisme, sacre­ments, sacra­men­taux, culte, pèle­ri­nages, véné­ra­tion des lieux, des temps, des images, des reliques, sont éva­cuées tant par le pro­tes­tan­tisme que par les Lumières comme main­te­nant l’homme dans la « ser­vi­tude » ou en tout cas dans l’enfance.
Tout cela consti­tue un fond com­mun dans lequel ont pui­sé diver­se­ment, selon les besoins de leurs thèses res­pec­tives, un cer­tain nombre de vul­ga­ri­sa­teurs.

Un choix cultu­rel

Le thème a séduit les catho­liques « de pro­grès », tout à leur pro­jet d’ouverture au monde. Le P. Marie-Domi­nique Che­nu spé­cia­le­ment : « En ce ving­tième siècle, avec l’extraordinaire essor de la science et des tech­niques, la main­mise de l’homme sur les forces de la nature et la pla­ni­fi­ca­tion des éco­no­mies poussent à son extrême conscience cette dé-sacra­li­sa­tion. Le monde est deve­nu “pro­fane”. Il serait fâcheux et erro­né de voir là une défaite du chris­tia­nisme ou du moins un relâ­che­ment de ses exi­gences. Au contraire, cette désa­cra­li­sa­tion de la science et des métiers, de la rai­son et de la sen­si­bi­li­té, de la nature et de l’histoire, des loi­sirs et de la culture, de la jus­tice sociale et de l’Etat, est non seule­ment dans la ligne de l’histoire, mais dans le droit fil de l’Evangile » ((  « L’Eglise face aux exi­gences de ce monde », in Pour une nou­velle image de l’Eglise (Ducu­lot, 1970, p. 195).)) .
Le P. Jean Car­don­nel tra­dui­ra cari­ca­tu­ra­le­ment : « Ce qu’il y a de plus faux dans l’Eglise, c’est le dua­lisme. Il y aurait, en effet, d’un côté le spi­ri­tuel et de l’autre le tem­po­rel, l’Eglise et le Monde, Dieu et les hommes et ce qui est encore plus grave : la nature et l’acte… Le propre de Jésus-Christ est d’avoir tout mélan­gé : il n’y a pas Dieu en soi d’un côté et les hommes de l’autre » ((  Dieu est mort en Jésus-Christ, Ducros, Bor­deaux, 1967, p. 216. )) . Théo­lo­gie de la mort de Dieu qui se pro­longe direc­te­ment en litur­gie de la mort du sacré : le sacré dis­pa­raît dans l’existentiel, le sacer­doce n’est « nul­le­ment un sacer­doce de rites, de célé­bra­tions cultuelles, mais un sacer­doce de vie, d’appel à la liber­té, de libé­ra­tion » (p. 218).
Mars 1967 : le bou­le­ver­se­ment du culte com­mence en France. Pierre Antoine, s.j., fait paraître dans Etudes un article en forme de mani­feste : « L’église est-elle un lieu sacré ? ». Tout sauf cela, bien enten­du ! Car « sacra­li­ser des déter­mi­na­tions, néces­sai­re­ment contin­gentes, à la façon d’un abso­lu intou­chable, s’en faire l’esclave au lieu de s’y com­por­ter en homme libre, mettre l’homme au ser­vice du rite et du droit », c’est « retour­ner sous la loi » (p. 447). De nos jours, on ne peut plus pen­ser les églises comme des lieux sacrés. « C’est la tota­li­té de la vie humaine et chré­tienne (et donc la ren­contre humaine, le tra­vail, l’action, l’échange et le dia­logue spi­ri­tuel) qui est assu­mée et trans­for­mée dans le corps du Christ. L’ailleurs de Dieu est ici-même : la trans­cen­dance divine nous atteint au cœur de notre vie, comme une dimen­sion de notre propre exis­tence » (p. 442). D’où l’intérêt des assem­blées chré­tiennes qui se tiennent « à la façon d’un mee­ting » sur un stade, dans un palais des congrès, ou encore dans le bara­que­ment pro­vi­soire d’un chan­tier.
Il s’agit d’une option déli­bé­rée : les gestes, les objets, les paroles, doivent être tirés vers le bas, le com­mun, le banal. « Tout ce qui, dans la litur­gie, veut créer une atmo­sphère de mys­tère tombe à faux et n’a plus de valeur pour sym­bo­li­ser la pré­sence de Dieu. Il paraît arti­fi­ciel de célé­brer la litur­gie dans un édi­fice “sacré”, avec des objets et des vête­ments “sacrés”, de se plier à tout un rituel dépour­vu de sens. Le carac­tère “sacré” de ceux qu’on appe­lait les “ministres du culte” pose lui aus­si un pro­blème. Les vrais sym­boles de la pré­sence de Dieu, de son action, de la ren­contre avec lui, ne peuvent être tirés que de la vie quo­ti­dienne, dite pro­fane : c’est l’homme qui est la meilleure image et le meilleur sacre­ment de Dieu, non pas l’homme affu­blé de vête­ments étranges, mais l’homme dans sa pau­vre­té et sa fai­blesse, ou dans son effort pour venir en aide à celui qui souffre » ((  P. Phi­lippe Rouillard, o.s.b., article « Litur­gie », dic­tion­naire Catho­li­cisme, Letou­zey, 1974, t. 7, 892. )) . Les élé­ments qu’utilise la litur­gie doivent être, écri­vait le P. Antoine, « désa­cra­li­sés, res­ti­tués à leur simple véri­té humaine qui seule importe ici ». Aller du sacré au tech­nique, pour s’extraire de la « men­ta­li­té médié­vale » qui nous « coupe du monde ». En effet « la tech­nique moderne, la tech­nique pro­gres­sive, repose sur la désa­cra­li­sa­tion beau­coup plus qu’elle ne la pro­voque » (loc. cit., p. 436). A l’ouverture au monde doit donc cor­res­pondre une litur­gie apte à se « déga­ger réso­lu­ment de la figure ancienne pour mettre au jour la figure de l’Eglise propre à notre temps ».
Car l’ouverture au monde est un choix cultu­rel. Han­nah Arendt note dans La crise de la culture qu’une socié­té de masse telle que la nôtre ne pour­ra jamais accé­der comme telle à la culture : « Les cathé­drales furent bâties ad majo­rem glo­riam Dei ; si, comme construc­tions, elles ser­vaient cer­tai­ne­ment les besoins de la com­mu­nau­té, leur beau­té éla­bo­rée ne pour­ra jamais être expli­quée par ces besoins ». La socié­té de masse est essen­tiel­le­ment socié­té de consom­ma­tion. Ce qu’elle nomme « culture » est en fait objet de consom­ma­tion, loi­sir de masse. « Croire qu’une telle socié­té devien­dra plus “culti­vée” avec le temps et le tra­vail de l’éducation est, je crois, une erreur fatale. Le point est qu’une socié­té de consom­ma­teurs n’est aucu­ne­ment capable de savoir prendre en sou­ci un monde et des choses qui appar­tiennent exclu­si­ve­ment à l’espace de l’apparition au monde, parce que son atti­tude cen­trale par rap­port à tout objet, l’attitude de la consom­ma­tion, implique la ruine de tout ce à quoi elle touche » ((  Gal­li­mard, col­lec­tion Folio/Essais, 1989, pp. 267, 270.)) .
Reje­ter le « sacré sépa­ré de la vie ordi­naire » pour se libé­rer des « œuvres de la loi », comme le vou­lait le P. Antoine, était en réa­li­té confondre (sciem­ment ?) les œuvres mortes du léga­lisme pha­ri­saïque et celles qui expriment concrè­te­ment la vie théo­lo­gale. Les œuvres prises en ce der­nier sens, spé­cia­le­ment les prin­ci­pales d’entre elles, les actions sacra­men­telles, selon les expli­ca­tions célèbres de saint Tho­mas ((  S.T., III, q. 61, a. 1.)) , sont les voies néces­saires au salut de l’homme, à cause des limites propres de la condi­tion humaine. L’homme est corps et esprit : il va au spi­ri­tuel par le sen­sible et il s’est sou­mis plus encore au sen­sible en rai­son du péché. Par « le recours au cor­po­rel dont il recon­naît ain­si la domi­na­tion », l’homme « s’humilie » salu­tai­re­ment.
Humi­lia­tion qui, certes, tient à sa condi­tion natu­relle et péche­resse, mais qui est tout le contraire d’une alié­na­tion, puisqu’elle lui per­met d’accéder à la libé­ra­tion du salut. Le bap­tême dans la mort du Christ pour res­sus­ci­ter avec lui passe par la sou­mis­sion dans la foi aux signes cor­po­rels que sont les sacre­ments, et plus lar­ge­ment à toutes les pra­tiques signi­fiantes de la vie reli­gieuse. Au som­met de l’édifice se trouve l’accès à la pas­sion du Christ, et grâce à elle à la résur­rec­tion, par le signe de l’eucharistie. Il n’y a de sacré en plé­ni­tude qu’en Jésus-Christ, dans son huma­ni­té unie au Verbe de Dieu. L’Agneau pas­cal n’était que signe annon­cia­teur de la Pas­sion. Ce qui veut dire, non pas que le culte nou­veau soit la fin du sacré, mais au contraire qu’il est la plus haute, la défi­ni­tive expres­sion de la sacra­li­sa­tion. C’est d’ailleurs dans le signe eucha­ris­tique que l’on com­prend le mieux la dyna­mique du sacré : le tout autre — l’action divine — est pro­duit par ce que le signe rend pré­sent — le corps et le sang du Christ. Le signe — pain et vin, paroles de l’Institution — est trans­fi­gu­rant pour l’âme de celui qui par­ti­cipe à l’eucharistie, parce qu’il est lui-même trans­fi­gu­ré par la conver­sio en corps et sang du Rédemp­teur. Le signe qui rend pré­sent l’action divine s’évide de sa sub­stance de pain, de sa sub­stance de vin, s’évide en quelque sorte de sa pré­sence propre, pour faire réel­le­ment place à la pré­sence de celui dont la divi­ni­té a par­ta­gé notre huma­ni­té. Pré­sence-absence du signe, qui reste signe par les appa­rences du pain et du vin mais qui n’est plus pain et vin, sur laquelle tout le déploie­ment du culte divin greffe, d’une part, l’admirabile com­mer­cium de la prière et de la grâce, et d’autre part, la foi ensei­gnée par la parole de Dieu et la foi confes­sée.
Encore faut-il que le trai­te­ment du culte divin, l’art litur­gique, soit, si l’on peut dire, d’ordre ascen­dant. Sans doute l’envolée de la cathé­drale de Beau­vais n’est-elle pas néces­saire pour per­ce­voir que l’Eglise de la terre est déjà la Cité céleste, ni le Mise­rere d’Allegri pour expri­mer la grâce de la contri­tion, mais il reste qu’il est dans la nature même de la connais­sance et du lan­gage humains de s’élever à l’inconnaissable et à l’ineffable par le lan­gage poé­tique, au sens le plus large de ce terme.
Faut-il donc s’en tenir au juge­ment extrê­me­ment pes­si­miste d’Hannah Arendt rap­por­té plus haut ? Cer­tai­ne­ment pas. « Nous savons bien que chaque triomphe recèle des germes de ruine et chaque ruine appa­rente, des germes de renais­sance », disait l’historien Gabriel Le Bras à pro­pos des dents de scie du par­cours de l’Eglise. Encore faut-il être lucide, et ne pas bap­ti­ser « triomphe » ce qui mani­fes­te­ment ne l’est pas.
La litur­gie est sub­stan­tiel­le­ment mémo­rial. Et donc his­toire. Les germes de renais­sance ont aujourd’hui plus de chances d’éclore du fait que la démarche his­to­rique s’est déliée — par le pro­grès de ses inves­ti­ga­tions et par l’effondrement des pré­sup­po­sés sys­té­ma­tiques —, et qu’elle rela­ti­vise le rela­ti­visme his­to­ri­ciste qui a répan­du tant d’acide sur les dépôts suc­ces­sifs des époques litur­giques. De sorte que les fai­blesses de l’actuelle décul­tu­ra­tion, ten­ta­tive plus que naïve de recons­ti­tu­tion, appa­raî­tront sous une lumière tou­jours plus crue. Etant bien enten­du que la réso­lu­tion de la crise de la litur­gie sup­pose d’autres condi­tions beau­coup plus fon­da­men­tales que celles d’une plus grande acui­té et d’une plus grande liber­té du regard his­to­rique : des condi­tions ecclé­sio­lo­giques ((  Pour faire com­prendre notre hypo­thèse pros­pec­tive, nous ren­voyons à la res­tau­ra­tion de la litur­gie romaine au XIXe siècle (sous l’influence de Dom Gué­ran­ger, de Dom Benoît Sau­ter, de F.-X. Witte et du Cae­ci­lien­ve­rein, etc.) : uni­fi­ca­tion des mis­sels et rituels en les expur­geant des litur­gies dites « néo-gal­li­canes » qu’avaient adop­tées les dio­cèses fran­çais du deuxième quart du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle, res­tau­ra­tion du plain-chant, puri­fi­ca­tion de la poly­pho­nie. Cette res­tau­ra­tion cor­res­pon­dait d’abord et avant tout, du point de vue ecclé­sio­lo­gique, aux condi­tions favo­rables d’un res­ser­re­ment de l’Eglise autour de la roma­ni­té (comme d’une autre manière, les pro­grès de la morale alphon­sienne, de l’infaillibilité pon­ti­fi­cale), mais elle était en outre sou­te­nue par un renou­veau d’intérêt pour l’histoire de la litur­gie.)) .
L’histoire des men­ta­li­tés reli­gieuses ne pour­rait-elle pas jouer le rôle de fil conduc­teur ? Alphonse Dupront, déjà cité, his­to­rien du « vécu reli­gieux » que l’on rat­tache à la nébu­leuse de L’école des Annales, avait consa­cré une ana­lyse fort inté­res­sante au lan­gage de la litur­gie romaine dans son livre de réfé­rence, Du Sacré ((  Du Sacré — Croi­sades et pèle­ri­nages — Images et lan­gages (Gal­li­mard, 1987) : publi­ca­tion d’études rédi­gées entre 1958 et 1986.))  (lan­gage par­lé, lan­gage musi­cal, ges­tuaire) — d’autant plus aiguë qu’elle était com­po­sée par un obser­va­teur atten­tif de la réforme litur­gique.
Du lan­gage litur­gique de la roma­ni­té, il rele­vait l’unité se déga­geant comme élé­ment essen­tiel au sein des acci­dents de l’histoire. « Entre Ve et VIIe siècles, où se consti­tuent à Rome, dans la pra­tique sta­tio­nale, le pre­mier noyau des textes litur­giques fon­da­men­taux encore en usage aujourd’hui, et XVIe-XVIIe siècles où, dans la triom­phante mise en place de la catho­li­ci­té romaine, la papau­té lui impose l’unification litur­gique avec Mis­sel, Bré­viaire, Mar­ty­ro­loge et Rituel romains, l’entier monde catho­lique par­le­ra, dans l’acte litur­gique, d’une même voix, celle d’une litur­gie de chré­tien­té len­te­ment éla­bo­rée à Rome et célé­brée dans la langue même de la tra­di­tion et de l’ordre romains, le latin » (pp. 490–491). L’épaisseur his­to­rique de la consti­tu­tion de la forme litur­gique donne à celle-ci « toutes les appa­rences de l’extratemporalité ». L’unicité de forme et de langue cor­res­pond à un pro­fond besoin de signes externes de com­mu­nion.
La conci­sion dépouillée de la lati­ni­té, « pareille sobrié­té, ce lan­gage direct, imposent un style d’éminente digni­té dans le lien cultuel avec le divin ». Lan­gage mais aus­si silence sacré, qui est « chair » de l’acte litur­gique : « Pré­face et Canon pou­vaient être consi­dé­rés [dans les anciens Sacra­men­taires] comme le saint des saints où péné­trait le célé­brant, tel le grand prêtre de l’Ancienne Alliance (Hébreux, IX, 7). Le Canon fut même jadis, dans les pays du Nord en par­ti­cu­lier, appe­lé “sanc­tuaire”. Don­nées que rap­portent les litur­gistes : elles éclairent remar­qua­ble­ment le sens sacral de la dra­ma­tique en cours. Ce que l’Orient, plus empreint du sens du mys­tère, accom­plis­sait dans le sacra­rium que clô­ture l’iconostase, l’Occident, moins exi­geant du secret du saint des saints, l’enfermait, lui dans le seul silence » (p. 510).
Chant et souffle : « Par le tru­che­ment d’une langue unique — il n’y a pas de gré­go­rien ver­na­cu­laire — une atti­tude anthro­po­lo­gique essen­tielle de la roma­ni­té occi­den­tale se découvre, celle de l’accès à la trans­cen­dance et au divin par la musi­ca­li­té dis­ci­pli­née de la voix orante et la puis­sance du souffle humain, dans le plus total dépouille­ment de toute ten­ta­tion per­son­nelle de vir­tuo­si­té » (p. 500). Ou bien har­mo­nie « vis­cé­ra­le­ment subli­mante » de la construc­tion poly­pho­nique.
Ges­tuaire natu­relle, d’une har­mo­nie sobre et pro­fonde, comme immé­mo­ria­le­ment pré­dé­ter­mi­née, dans laquelle le célé­brant est modèle ensei­gnant par « le voca­bu­laire ges­tuel du sacral » : « le ploie­ment du corps en age­nouille­ments lents et génu­flexions pro­fondes », « le geste des mains jointes, doigts allon­gés, véri­table offrande d’allégeance à plus haut sei­gneur d’un féal tout entier consa­cré », « tous ces gestes sin­gu­liers, savam­ment dis­tri­bués dans l’action litur­gique, font de celle-ci un acte non com­mun, créa­teur de par son étran­ge­té même d’une attente » (pp. 509–510).
Il y a en tout cela « impré­gna­tion sen­sible, voire créa­tion plus ou moins consciente, d’une atmo­sphère “autre” ». Ou plu­tôt, il y avait. Car sont venues des réformes pro­dui­sant « vul­ga­ri­sa­tion du lan­gage » et « bana­li­sa­tion des rites » ((  Ain­si ces col­lectes en fran­çais pour les funé­railles qui empruntent le ton de la conver­sa­tion : « Nous étions dis­per­sés par notre tra­vail et nos occu­pa­tions ; nous les avons lais­sés pour nous unir à la peine des autres » (Mis­sel d’autel Des­clée-Mame, p. 1028) ; « Nous avons du mal à com­prendre, Sei­gneur, que l’on puisse mou­rir si jeune, et qu’une vie soit bri­sée alors qu’elle com­men­çait à s’épanouir » (pour un jeune homme ou une jeune fille, ibid., p. 1056) ; « Il a fal­lu la mort pour que N., notre ami, ne souffre plus » (pour quelqu’un qui est mort après une longue mala­die, ibid., p. 1058).)) , notam­ment à cause de l’abandon d’une langue « ancien­ne­ment ver­na­cu­laire dans le monde romain mais deve­nue, de par l’unité romaine, langue de chré­tien­té, et assu­mant ain­si carac­tère ou réa­li­té de langue sacrée ». D’où la ques­tion : « Jusqu’où cette irrup­tion qua­si totale du vul­gaire est-elle désa­cra­li­sa­tion, et quelles voies de nou­velle sacra­li­sa­tion ? Il demeure en effet impen­sable, voire irréel, que cette trans­for­ma­tion n’ait créé rup­ture, et pour le peuple de Dieu, sinon une vision neuve des choses, du moins un plain-pied qua­si sans inter­mé­diaire avec l’ordre du monde divin. Jusqu’où dès lors com­prendre est-il deve­nu connaître ? » (pp. 495–496). Muta­tions des formes du sacré qui posent des pro­blèmes de fond : « Dans le déve­lop­pe­ment d’une célé­bra­tion eucha­ris­tique qui tend de plus en plus à prendre figure fami­lière d’un repas en com­mun ((  Par exemple dans les prières eucha­ris­tiques en fran­çais pour assem­blées d’enfants : « Un soir, en effet, juste avant sa mort, Jésus man­geait avec ses Apôtres. Il a pris du pain sur la table, etc. » (Prière eucha­ris­tique I) ; « Il était à table avec ses dis­ciples ; il prit un mor­ceau de pain, il dit une prière pour te bénir et te rendre grâce ; il par­ta­gea le pain, etc. » (Prière eucha­ris­tique II) ; « Père, nous te disons mer­ci, nous te ren­dons grâce : C’est toi qui nous as créés ; et tu nous appelles à vivre pour toi, à nous aimer les uns les autres. Nous pou­vons nous ren­con­trer, par­ler ensemble. Grâce à toi, nous pou­vons par­ta­ger nos dif­fi­cul­tés et nos joies » (Prière eucha­ris­tique III). )) , l’introduction tant au début qu’à la fin, de paroles de simple urba­ni­té de la part du célé­brant à l’assemblée des fidèles, altère l’unicité du lan­gage litur­gique, créant un dis­pa­rate plus ou moins sen­sible dans l’ensemble de l’acte même, ou du moins, dans les meilleures inten­tions de mettre plus de liant humain dans la vie com­mune de la célé­bra­tion, elle accuse davan­tage, par ce lan­gage du quo­ti­dien, l’atmosphère sécu­la­ri­sante de la céré­mo­nie, en un cer­tain sens la désa­cra­lise, dans la recherche pos­sible d’une sacra­li­sa­tion neuve, non plus d’Eglise mais de groupe » (pp. 505–506).
La « sacra­li­té » (cha­leu­reuse dans le meilleur des cas) des groupes et assem­blées pour ten­ter de com­bler une béance : pro­fond juge­ment de l’historien livré à la réflexion du théo­lo­gien.

(cet article a été publié dans la revue n. 21)