Revue de réflexion politique et religieuse.

Les nou­velles églises « contem­po­raines », ou l’insignifiance

Article publié le 18 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Une apo­lo­gie sem­blable de l’art contem­po­rain, encore plus à la page et pas­sion­nelle, se trouve dans les pro­pos d’un archi­tecte et pro­fes­seur auteur de grands pro­jets, célèbre à Madrid, Igna­cio Vicens y Hualde, des­si­na­teur de nom­breuses églises, par­mi les­quelles se dis­tingue l’église de San­ta-Móni­ca. Sa façon de par­ler est typique de la célé­bri­té mon­diale, arro­gante et irri­tante, même si par ailleurs ce concep­teur madri­lène a en réa­li­té des manières aris­to­cra­tiques et tout à fait affables. Comme Car­va­jal et Del­ga­do, il est un connais­seur atten­tif des néces­si­tés de la litur­gie. « Ni croix au som­met, ni clo­cher. « Au XVe siècle, les clo­chers avaient un sens, mais aujourd’hui nous avons les télé­phones por­tables !» ». Igna­cio Vicens envoie des salves (« je suis ami des polé­miques », admet-il). « Lors du chan­tier, l’architecte a cepen­dant dû se que­rel­ler avec l’évêque. Vicens vou­lait un autel cen­tral, mais « le client » dési­rait quelque chose de plus tra­di­tion­nel, avec le prêtre devant. Et il a exi­gé un retable. « Ce fut une véri­table plaie, c’était comme si on deman­dait un ambas­sa­deur pour l’Empire otto­man, une chose plus que désuète ». « Mais le client com­mande, si bien que nous avons conçu un retable lumi­neux », explique-t-il avec un sou­rire rusé. L’effet en est l’explosion de prismes que l’on voit depuis l’extérieur, l’élément le plus remar­quable de cet édi­fice qui a été pri­mé comme meilleure église en 2007 par Wall­pa­per (« une revue cool et ten­dance »). « Réa­li­ser une archi­tec­ture, c’est comme faire du surf », dit l’architecte, « il faut uti­li­ser les dif­fi­cul­tés pour vaincre les vagues » ((. « La Igle­sia debe vol­ver a la van­guar­dia », entre­vue entre Igna­cio Vicens et Patri­cia Gonsál­vez, El País, 31 mai 2010.)) .
Le mes­sage est tou­jours le même : il faut suivre le pro­grès et les modes ! Ce que l’on nous pro­pose est-il un authen­tique pro­grès ? Clai­re­ment, les res­pon­sables du Ser­vi­zio nazio­nale per l’edilizia di culto de la Confé­rence épis­co­pale ita­lienne (CEI) pensent que oui.

Les hon­neurs du maxxi

Depuis déjà dix-sept années, la CEI orga­nise une mise en concur­rence pour la construc­tion de trois nou­velles églises ita­liennes, une dans le Nord, une autre dans le Centre, une autre enfin dans le Sud. Du 2 mai au 2 juin 2013, les pro­jets par­ti­ci­pant à la sixième édi­tion d’un concours de ce genre ont été expo­sés dans la salle Car­lo Scar­pa du Musée de l’Art du XXIe siècle de Rome, le maxxi, le tout se ter­mi­nant par la remise de prix aux trois vain­queurs. Le titre de l’exposition était : 21 per xxi. Nuove chiese ita­liane [21 pour xxi. Nou­velles églises ita­liennes] ((. Un sup­plé­ment de Casa­bel­la, n. 825, mars 2013, est dédié à cette expo­si­tion.)) .
Le choix du lieu ne pou­vait être plus expli­cite quant aux orien­ta­tions actuelles. Le maxxi est héber­gé dans un bâti­ment célèbre, œuvre de l’architecte anglo-ira­kienne Zaha Hadid. La construc­tion, qui jusqu’à main­te­nant a coû­té 160 mil­lions d’euros mais qui n’est pas ter­mi­née, a divi­sé la cri­tique. Evi­dem­ment, Rome avait besoin de son propre musée pres­ti­gieux d’art contem­po­rain. Pen­dant ce temps, l’Italie est encore pri­vée d’un musée natio­nal des arts déco­ra­tifs, alors qu’il s’agit d’un pays dont la tra­di­tion arti­sa­nale sus­cite l’envie à tra­vers le monde entier.
Le pro­jet de Zaha Hadid, célèbre pour ses thèses décons­truc­ti­vistes, a été choi­si lors d’un concours inter­na­tio­nal entre 273 can­di­dats de tous les conti­nents. Sa pro­po­si­tion a convain­cu le jury en rai­son de sa capa­ci­té à s’intégrer dans le tis­su urbain et de sa solu­tion archi­tec­tu­rale inno­vante, capable de mani­fes­ter tout le poten­tiel de la nou­velle ins­ti­tu­tion et de la doter d’une extra­or­di­naire pré­sence au sein de l’espace public. Cepen­dant, nom­breux sont ceux qui trouvent l’édifice banal, insi­gni­fiant, ser­vant de pré­texte, triste, sans charme, incom­pré­hen­sible dans l’ostentation de ses esca­liers. On ne sait pas où ache­ter les billets, où est le ves­tiaire, où se trouvent les expo­si­tions. Et non parce que l’espace serait « décons­truit ». Sim­ple­ment parce que tout est for­tuit. Et ne par­lons pas des élé­ments pro­blé­ma­tiques de la struc­ture, des maté­riaux de mau­vaise qua­li­té et de leur usure rapide, à quelques mois de l’inauguration.
La Fon­da­tion maxxi laisse éga­le­ment per­plexe parce qu’elle accu­mule un stu­pé­fiant pas­sif de ges­tion. Les enfants en visite sco­laire au musée aux­quels les maî­tresses se fatiguent à expli­quer le sens d’une construc­tion sans aucun sens, font pitié. Sans par­ler des œuvres qui s’y trouvent expo­sées : sque­lettes allon­gés, paco­tille variée, ins­tal­la­tions vidéos extrê­me­ment ennuyeuses (des heures de films sans ordre), etc. Etait-ce donc là le lieu idéal pour pré­sen­ter au public 21 per xxi. Nuove chiese ita­liane ? Cette déci­sion ne cache­rait-elle pas une cer­taine sou­mis­sion psy­cho­lo­gique, une fri­vo­li­té cultu­relle, un manque de per­son­na­li­té ? Si l’alignement sur des concepts tels que le « Com­mu­nio-Raum » (l’espace de silence) ou sur des formes qui ne sont que de très faibles exer­cices de com­po­si­tion est consi­dé­ré comme un fait, alors oui, l’exposition était par­fai­te­ment inté­grée dans l’inanité du maxxi, le lieu le plus adap­té pour expo­ser ces pro­jets.
Il faut pré­ci­ser que ce que l’on appelle aujourd’hui « art contem­po­rain » est, depuis les années 1960, un pro­duit com­mer­cial s’autodéfinissant et se pro­mou­vant comme tel. Voi­là la diver­si­té struc­tu­relle, abso­lue, res­pec­tueuse des temps, du père Cou­tu­rier. C’est la réa­li­té qui altère les bonnes inten­tions des res­pon­sables du Ser­vi­zio nazio­nale per l’edilizia di culto de la cei, ou plu­tôt le désir de s’en rap­por­ter à un phé­no­mène cultu­rel, spi­ri­tuel et social propre au goût du jour. De cette façon, ils deviennent mal­heu­reu­se­ment les sou­tiens d’un sys­tème sec­to­riel qui ne répond qu’aux lois du pro­fit, celles-là mêmes que le pape Fran­çois rap­pelle si sou­vent à seule fin de les condam­ner.
En 1947, Gal­li­mard publiait les Exer­cices de style du Fran­çais Ray­mond Que­neau. Il s’agit du même fil, en soi pro­saïque, racon­té de quatre-vingt-dix-neuf façons, cha­cun adop­tant un style dif­fé­rent de nar­ra­tion. En 1969 sor­tait une deuxième édi­tion aug­men­tée. Les pro­jets de construc­tion récom­pen­sés et mis à exé­cu­tion dans ces der­nières décen­nies font pen­ser que les ins­truc­tions ins­crites sur les avis de concours forment un cane­vas ana­logue à l’histoire de base de l’œuvre de Que­neau. Les par­ti­ci­pants ne font que don­ner une inter­pré­ta­tion per­son­nelle convain­cante sur la base de ce cane­vas. Les degrés de liber­té ne sont tou­te­fois pas aus­si impor­tants que l’on pour­rait le croire. Les concur­rents savent que le mini­ma­lisme est un impé­ra­tif caté­go­rique. La séche­resse des formes est une exi­gence préa­lable. Il faut jouer avec la géo­mé­trie, avec la lumière, avec le contexte comme sources d’inspiration.
Le désir des res­pon­sables du Ser­vi­zio nazio­nale per l’edilizia di culto de dépas­ser les dérives gro­tesques des pro­jets est louable. Les églises « modernes » sont géné­ra­le­ment connues pour être des édi­fices voyants, redon­dants de formes inutiles et répu­gnantes, issus d’une vague science-fic­tion, pré­caires tout en étant mas­sifs, agres­sifs quant à la forme, ambi­gus quant à la fonc­tion. La ten­ta­tive de nor­ma­li­ser le modèle archi­tec­tu­ral confor­mé­ment aux impé­ra­tifs aca­dé­miques, comme cela s’est fait au cours des der­nières décen­nies, est pour sa part un peu moins com­pré­hen­sible.
Appa­rem­ment, l’objectif est d’obtenir la plus grande rigueur de com­po­si­tion pos­sible. Le pro­grès de la com­po­si­tion archi­tec­tu­rale devrait nous ame­ner à des œuvres dans les­quelles chaque maté­riau de l’architecture trouve son juste empla­ce­ment. Les élé­ments à conci­lier, maté­riels et imma­té­riels, sont nom­breux, y com­pris les contraintes impo­sées par le client et par la régle­men­ta­tion. Le résul­tat de tout cela devrait être une har­mo­nie par­faite des par­ties et de l’ensemble. Si ce n’est pas la splen­deur de l’eurythmie, c’est au moins le charme des accords.
Tou­te­fois, l’architecture contem­po­raine est un savant mon­tage d’idées nébu­leuses plu­tôt que de com­po­sants réels. Le beau­té est un objec­tif étran­ger à sa recherche, aus­si parce qu’il est dif­fi­cile d’en défi­nir la nature – si encore l’on en admet­tait l’existence à l’Université… En outre, le papier à des­sin est deve­nu plus impor­tant que le chan­tier, c’est-à-dire la construc­tion elle-même. Sans par­ler des pos­si­bi­li­tés infi­nies d’expérimentations vir­tuelles pro­po­sées par des pro­grammes de concep­tua­li­sa­tion assis­tée par ordi­na­teur et par les simu­la­tions sug­ges­tives qui tournent en boucle sur les écrans. Cette approche de la créa­ti­vi­té sup­prime la chaîne arti­sa­nale qui, par le pas­sé, a tou­jours col­la­bo­ré à la réa­li­sa­tion des belles archi­tec­tures. Maîtres-maçons et com­pa­gnons, char­pen­tiers, ébé­nistes, convoyeurs, mar­briers, ver­riers, cou­vreurs, argen­tiers, doivent se plier à l’idée, y com­pris lorsque cette der­nière est contraire au bon sens.
Dans cette atmo­sphère, l’appel d’offres du Ser­vi­zio nazio­nale per l’édilizia di culto favo­rise sans même l’avoir vou­lu l’élaboration, non pas de 21, mais bien de 99, 990, 99 000 des­sins pour les églises du XXIe siècle, avec d’infimes dif­fé­rences de l’un à l’autre, excep­té le « style » de l’architecte démiur­gique qui essaie tou­jours de lais­ser sa signa­ture sur l’édifice.

Et le sacré dans tout cela ?

Quand on parle d’églises, l’une des ques­tions les plus déli­cates est celle concer­nant la sacra­li­sa­tion de l’espace. Le mot « espace » est deve­nu si cou­rant dans la concep­tua­li­sa­tion contem­po­raine qu’il a per­du tout sens. Ce qu’il veut vrai­ment dire dans l’usage archi­tec­tu­ral n’est pas du tout clair. Il vau­drait mieux uti­li­ser d’autres vocables, plus pré­cis. Quant au mot « sacré », il s’agit d’un adjec­tif sur le sens duquel ceux qui l’utilisent ne sont pas d’accord.
Selon cer­tains, tout art authen­tique est sacré en soi. Ils pensent que cela n’a pas de sens de confé­rer une défi­ni­tion de ce genre à l’art qui serait une manière intui­tive de sai­sir le trans­cen­dant indé­pen­dam­ment du sujet trai­té. D’autres s’inspirent du cha­pitre 4 de l’évangile selon saint Jean où, aux ver­sets 21–24, le Mes­sie dit à la Sama­ri­taine : « Femme, croyez-moi, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette mon­tagne, ni dans Jéru­sa­lem, que vous ado­re­rez le Père. Vous ado­rez ce que vous ne connais­sez pas ; nous, nous ado­rons ce que nous connais­sons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure approche, et elle est déjà venue, où les vrais ado­ra­teurs ado­re­ront le Père en esprit et en véri­té ; ce sont de tels ado­ra­teurs que le Père demande. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, doivent l’adorer en esprit et en véri­té. » Ceux-là retiennent que Jésus aurait abat­tu toute divi­sion entre sacré et pro­fane ((. Cris­pi­no Valen­zia­no, Archi­tet­ti di chiese, L’Epos, Palerme, 1995, pp. 58–68. )) , non pas en ver­tu de l’Incarnation du Verbe – qui res­ti­tue à la matière créée sa digni­té ori­gi­nelle – mais au nom d’une domus eccle­siae, « demeure de l’assemblée », demeure par­mi les demeures, qui – à la dif­fé­rence des temps païens où elle n’était acces­sible qu’aux prêtres – doit être habi­tée par les fidèles. Sur ces pré­misses, on a ordon­né la mise à bas des bar­rières sacrées – ico­no­stases, jubés, balus­trades – et pro­mu un « Com­mu­nio-Raum » ou « espace uni­ver­sel » à l’intérieur des églises. Plus ou moins sciem­ment, à la recherche d’un fan­tas­ma­go­rique genius loci chré­tien, on favo­rise la forme de lieux pri­vés d’identité, plus faci­le­ment uti­li­sables à des fins pro­fanes que pour la célé­bra­tion eucha­ris­tique ((. Cf. Ciro Lomonte, « Un alma para el espa­cio litúr­gi­co », Huma­ni­tas, n. 36, San­tia­go-du-Chi­li, octobre-décembre 2004, pp. 712–723.)) .
On a l’impression que la per­cep­tion de sépa­ra­tions archi­tec­tu­rales sym­bo­liques est d’autant plus per­ti­nente que le pro­ces­sus de sécu­la­ri­sa­tion de notre époque avance davan­tage.

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