Les nouvelles églises « contemporaines », ou l’insignifiance
Une apologie semblable de l’art contemporain, encore plus à la page et passionnelle, se trouve dans les propos d’un architecte et professeur auteur de grands projets, célèbre à Madrid, Ignacio Vicens y Hualde, dessinateur de nombreuses églises, parmi lesquelles se distingue l’église de Santa-Mónica. Sa façon de parler est typique de la célébrité mondiale, arrogante et irritante, même si par ailleurs ce concepteur madrilène a en réalité des manières aristocratiques et tout à fait affables. Comme Carvajal et Delgado, il est un connaisseur attentif des nécessités de la liturgie. « Ni croix au sommet, ni clocher. « Au XVe siècle, les clochers avaient un sens, mais aujourd’hui nous avons les téléphones portables !» ». Ignacio Vicens envoie des salves (« je suis ami des polémiques », admet-il). « Lors du chantier, l’architecte a cependant dû se quereller avec l’évêque. Vicens voulait un autel central, mais « le client » désirait quelque chose de plus traditionnel, avec le prêtre devant. Et il a exigé un retable. « Ce fut une véritable plaie, c’était comme si on demandait un ambassadeur pour l’Empire ottoman, une chose plus que désuète ». « Mais le client commande, si bien que nous avons conçu un retable lumineux », explique-t-il avec un sourire rusé. L’effet en est l’explosion de prismes que l’on voit depuis l’extérieur, l’élément le plus remarquable de cet édifice qui a été primé comme meilleure église en 2007 par Wallpaper (« une revue cool et tendance »). « Réaliser une architecture, c’est comme faire du surf », dit l’architecte, « il faut utiliser les difficultés pour vaincre les vagues » ((. « La Iglesia debe volver a la vanguardia », entrevue entre Ignacio Vicens et Patricia Gonsálvez, El País, 31 mai 2010.)) .
Le message est toujours le même : il faut suivre le progrès et les modes ! Ce que l’on nous propose est-il un authentique progrès ? Clairement, les responsables du Servizio nazionale per l’edilizia di culto de la Conférence épiscopale italienne (CEI) pensent que oui.
Les honneurs du maxxi
Depuis déjà dix-sept années, la CEI organise une mise en concurrence pour la construction de trois nouvelles églises italiennes, une dans le Nord, une autre dans le Centre, une autre enfin dans le Sud. Du 2 mai au 2 juin 2013, les projets participant à la sixième édition d’un concours de ce genre ont été exposés dans la salle Carlo Scarpa du Musée de l’Art du XXIe siècle de Rome, le maxxi, le tout se terminant par la remise de prix aux trois vainqueurs. Le titre de l’exposition était : 21 per xxi. Nuove chiese italiane [21 pour xxi. Nouvelles églises italiennes] ((. Un supplément de Casabella, n. 825, mars 2013, est dédié à cette exposition.)) .
Le choix du lieu ne pouvait être plus explicite quant aux orientations actuelles. Le maxxi est hébergé dans un bâtiment célèbre, œuvre de l’architecte anglo-irakienne Zaha Hadid. La construction, qui jusqu’à maintenant a coûté 160 millions d’euros mais qui n’est pas terminée, a divisé la critique. Evidemment, Rome avait besoin de son propre musée prestigieux d’art contemporain. Pendant ce temps, l’Italie est encore privée d’un musée national des arts décoratifs, alors qu’il s’agit d’un pays dont la tradition artisanale suscite l’envie à travers le monde entier.
Le projet de Zaha Hadid, célèbre pour ses thèses déconstructivistes, a été choisi lors d’un concours international entre 273 candidats de tous les continents. Sa proposition a convaincu le jury en raison de sa capacité à s’intégrer dans le tissu urbain et de sa solution architecturale innovante, capable de manifester tout le potentiel de la nouvelle institution et de la doter d’une extraordinaire présence au sein de l’espace public. Cependant, nombreux sont ceux qui trouvent l’édifice banal, insignifiant, servant de prétexte, triste, sans charme, incompréhensible dans l’ostentation de ses escaliers. On ne sait pas où acheter les billets, où est le vestiaire, où se trouvent les expositions. Et non parce que l’espace serait « déconstruit ». Simplement parce que tout est fortuit. Et ne parlons pas des éléments problématiques de la structure, des matériaux de mauvaise qualité et de leur usure rapide, à quelques mois de l’inauguration.
La Fondation maxxi laisse également perplexe parce qu’elle accumule un stupéfiant passif de gestion. Les enfants en visite scolaire au musée auxquels les maîtresses se fatiguent à expliquer le sens d’une construction sans aucun sens, font pitié. Sans parler des œuvres qui s’y trouvent exposées : squelettes allongés, pacotille variée, installations vidéos extrêmement ennuyeuses (des heures de films sans ordre), etc. Etait-ce donc là le lieu idéal pour présenter au public 21 per xxi. Nuove chiese italiane ? Cette décision ne cacherait-elle pas une certaine soumission psychologique, une frivolité culturelle, un manque de personnalité ? Si l’alignement sur des concepts tels que le « Communio-Raum » (l’espace de silence) ou sur des formes qui ne sont que de très faibles exercices de composition est considéré comme un fait, alors oui, l’exposition était parfaitement intégrée dans l’inanité du maxxi, le lieu le plus adapté pour exposer ces projets.
Il faut préciser que ce que l’on appelle aujourd’hui « art contemporain » est, depuis les années 1960, un produit commercial s’autodéfinissant et se promouvant comme tel. Voilà la diversité structurelle, absolue, respectueuse des temps, du père Couturier. C’est la réalité qui altère les bonnes intentions des responsables du Servizio nazionale per l’edilizia di culto de la cei, ou plutôt le désir de s’en rapporter à un phénomène culturel, spirituel et social propre au goût du jour. De cette façon, ils deviennent malheureusement les soutiens d’un système sectoriel qui ne répond qu’aux lois du profit, celles-là mêmes que le pape François rappelle si souvent à seule fin de les condamner.
En 1947, Gallimard publiait les Exercices de style du Français Raymond Queneau. Il s’agit du même fil, en soi prosaïque, raconté de quatre-vingt-dix-neuf façons, chacun adoptant un style différent de narration. En 1969 sortait une deuxième édition augmentée. Les projets de construction récompensés et mis à exécution dans ces dernières décennies font penser que les instructions inscrites sur les avis de concours forment un canevas analogue à l’histoire de base de l’œuvre de Queneau. Les participants ne font que donner une interprétation personnelle convaincante sur la base de ce canevas. Les degrés de liberté ne sont toutefois pas aussi importants que l’on pourrait le croire. Les concurrents savent que le minimalisme est un impératif catégorique. La sécheresse des formes est une exigence préalable. Il faut jouer avec la géométrie, avec la lumière, avec le contexte comme sources d’inspiration.
Le désir des responsables du Servizio nazionale per l’edilizia di culto de dépasser les dérives grotesques des projets est louable. Les églises « modernes » sont généralement connues pour être des édifices voyants, redondants de formes inutiles et répugnantes, issus d’une vague science-fiction, précaires tout en étant massifs, agressifs quant à la forme, ambigus quant à la fonction. La tentative de normaliser le modèle architectural conformément aux impératifs académiques, comme cela s’est fait au cours des dernières décennies, est pour sa part un peu moins compréhensible.
Apparemment, l’objectif est d’obtenir la plus grande rigueur de composition possible. Le progrès de la composition architecturale devrait nous amener à des œuvres dans lesquelles chaque matériau de l’architecture trouve son juste emplacement. Les éléments à concilier, matériels et immatériels, sont nombreux, y compris les contraintes imposées par le client et par la réglementation. Le résultat de tout cela devrait être une harmonie parfaite des parties et de l’ensemble. Si ce n’est pas la splendeur de l’eurythmie, c’est au moins le charme des accords.
Toutefois, l’architecture contemporaine est un savant montage d’idées nébuleuses plutôt que de composants réels. Le beauté est un objectif étranger à sa recherche, aussi parce qu’il est difficile d’en définir la nature – si encore l’on en admettait l’existence à l’Université… En outre, le papier à dessin est devenu plus important que le chantier, c’est-à-dire la construction elle-même. Sans parler des possibilités infinies d’expérimentations virtuelles proposées par des programmes de conceptualisation assistée par ordinateur et par les simulations suggestives qui tournent en boucle sur les écrans. Cette approche de la créativité supprime la chaîne artisanale qui, par le passé, a toujours collaboré à la réalisation des belles architectures. Maîtres-maçons et compagnons, charpentiers, ébénistes, convoyeurs, marbriers, verriers, couvreurs, argentiers, doivent se plier à l’idée, y compris lorsque cette dernière est contraire au bon sens.
Dans cette atmosphère, l’appel d’offres du Servizio nazionale per l’édilizia di culto favorise sans même l’avoir voulu l’élaboration, non pas de 21, mais bien de 99, 990, 99 000 dessins pour les églises du XXIe siècle, avec d’infimes différences de l’un à l’autre, excepté le « style » de l’architecte démiurgique qui essaie toujours de laisser sa signature sur l’édifice.
Et le sacré dans tout cela ?
Quand on parle d’églises, l’une des questions les plus délicates est celle concernant la sacralisation de l’espace. Le mot « espace » est devenu si courant dans la conceptualisation contemporaine qu’il a perdu tout sens. Ce qu’il veut vraiment dire dans l’usage architectural n’est pas du tout clair. Il vaudrait mieux utiliser d’autres vocables, plus précis. Quant au mot « sacré », il s’agit d’un adjectif sur le sens duquel ceux qui l’utilisent ne sont pas d’accord.
Selon certains, tout art authentique est sacré en soi. Ils pensent que cela n’a pas de sens de conférer une définition de ce genre à l’art qui serait une manière intuitive de saisir le transcendant indépendamment du sujet traité. D’autres s’inspirent du chapitre 4 de l’évangile selon saint Jean où, aux versets 21–24, le Messie dit à la Samaritaine : « Femme, croyez-moi, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne, ni dans Jérusalem, que vous adorerez le Père. Vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure approche, et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; ce sont de tels adorateurs que le Père demande. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, doivent l’adorer en esprit et en vérité. » Ceux-là retiennent que Jésus aurait abattu toute division entre sacré et profane ((. Crispino Valenziano, Architetti di chiese, L’Epos, Palerme, 1995, pp. 58–68. )) , non pas en vertu de l’Incarnation du Verbe – qui restitue à la matière créée sa dignité originelle – mais au nom d’une domus ecclesiae, « demeure de l’assemblée », demeure parmi les demeures, qui – à la différence des temps païens où elle n’était accessible qu’aux prêtres – doit être habitée par les fidèles. Sur ces prémisses, on a ordonné la mise à bas des barrières sacrées – iconostases, jubés, balustrades – et promu un « Communio-Raum » ou « espace universel » à l’intérieur des églises. Plus ou moins sciemment, à la recherche d’un fantasmagorique genius loci chrétien, on favorise la forme de lieux privés d’identité, plus facilement utilisables à des fins profanes que pour la célébration eucharistique ((. Cf. Ciro Lomonte, « Un alma para el espacio litúrgico », Humanitas, n. 36, Santiago-du-Chili, octobre-décembre 2004, pp. 712–723.)) .
On a l’impression que la perception de séparations architecturales symboliques est d’autant plus pertinente que le processus de sécularisation de notre époque avance davantage.