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Les nou­velles églises « contem­po­raines », ou l’insignifiance

On raconte que Léon XIII, rece­vant en cadeau le por­trait – très mau­vais – qu’avait fait de lui un peintre dilet­tante, un de ces incon­nus qui pensent être des génies capables de pro­duire des œuvres ori­gi­nales, l’avait accueilli avec beau­coup d’esprit en se limi­tant à une réfé­rence évan­gé­lique des plus laco­niques : Mat­thieu 14, 27. Le ver­set auquel le Sou­ve­rain pon­tife pen­sait est celui-ci : « Jésus leur par­la aus­si­tôt : « Ayez confiance, dit-il, c’est moi, ne crai­gnez point » ». En ce temps-là, l’art figu­ra­tif jouis­sait encore d’une bonne répu­ta­tion. Il était comme la langue mater­nelle de l’Eglise catho­lique. De quelle manière Léon XIII com­men­te­rait-il aujourd’hui les énig­ma­tiques lai­deurs de l’art contem­po­rain dont les églises sont pleines à cra­quer ? Et que pen­se­rait-il donc de la forme pour le moins par­ti­cu­lière de ces mêmes églises, lui qui avait pro­mu en tant qu’évêque l’édification des plus de cin­quante « églises léo­nines » dis­sé­mi­nées à tra­vers tout le dio­cèse de Pérouse ? D’aucuns objec­te­ront que les choses ont chan­gé en un siècle (c’est-à-dire depuis la mort de ce pon­tife) et le lan­gage de l’art éga­le­ment. Ils cite­ront peut-être le mot du père Marie-Alain Cou­tu­rier : « Il vaut mieux s’adresser à des hommes de génie sans la foi qu’à des croyants sans talent » ((. Sabine de Lavergne, Art sacré et moder­ni­té. Les grandes années de la revue L’Art Sacré, Les­sius, Namur, 1999, p. 29. )) . L’ennui est que des génies comme Le Cor­bu­sier, asso­cié par le père Cou­tu­rier à Ron­champ et à La Tou­rette, n’étaient pas du tout des athées ou des « sans Dieu » mais plu­tôt des fidèles d’autres reli­gions, oppo­sées à la foi catho­lique. Face à de tels argu­ments, nous ne serions pas éton­nés si un nou­veau Léon XIII citait la suite de ce cha­pitre de l’Evangile, où l’on parle de flots agi­tés, de Jésus mar­chant sur les eaux et de Pierre, apeu­ré, mena­çant de cou­ler après avoir deman­dé au Maître de défier lui aus­si les lois de la nature. En réa­li­té, ceux qui sont aujourd’hui pla­cés à des charges de gou­ver­ne­ment semblent ne pas être en mesure d’affronter de façon adé­quate les défis de l’art contem­po­rain. A moins qu’ils ne le veuillent pas…

Une nuit pro­fonde

Depuis plus de vingt ans main­te­nant, nous nous effor­çons de décrire l’état de l’art dans le domaine de la construc­tion d’églises nou­velles, avec une atten­tion toute par­ti­cu­lière prê­tée à l’Italie ((. Ciro Lomonte, « Nuove chiese : a che pun­to è la notte », Stu­di Cat­to­li­ci [Milan], n. 375, mai 1992, pp. 322–329.)) . Hélas, l’aurore semble encore loin­taine. On n’aperçoit ni étoile ni lune, comme dans ces moments d’inquiétude qui, dans la vie d’un être humain, ont un goût d’éternité, mais d’éternité infer­nale. La mort sou­daine d’une per­sonne aimée, la décou­verte d’une mala­die incu­rable, les tor­tures les plus cruelles (il y a des pays où des hor­reurs de ce type sont encore per­pé­trées), la vio­lence la plus atroce. Des ins­tants inter­mi­nables dans les­quels l’expérience d’une dou­leur intense sus­pend l’esprit hors du temps. C’est l’état d’âme dans lequel se retrouvent ceux qui aiment sin­cè­re­ment l’art sacré : ils souffrent silen­cieu­se­ment, face à l’abdication injus­ti­fiable de l’exercice du bon sens et à la dif­fu­sion d’œuvres qui ont pour but de démon­trer quelque chose, mais ne sont ni belles ni sacrées.
Les fidèles sont mécon­tents, incré­dules et attris­tés face aux mau­vais trai­te­ments déli­bé­ré­ment infli­gés à leur aspi­ra­tion légi­time à prier au sein d’édifices har­mo­nieux et pro­pices à la célé­bra­tion des sacre­ments. Ils ne com­prennent pas le gas­pillage per­ma­nent de res­sources éco­no­miques – sou­vent four­nies par eux-mêmes comme dans le cas de San Gio­van­ni Roton­do ((. Cf. http://www.padrepio.it/chiesa.php [ndlr]))  – pour construire des bâti­ments aus­si laids qu’énigmatiques. Ils ne trouvent aucune rai­son, non plus, de jus­ti­fier les pré­ten­dues « adap­ta­tions litur­giques », quand cela implique la des­truc­tion des chœurs antiques, la plu­part du temps mer­veilleuses œuvres d’art ren­dues pos­sibles par les dons de leurs aïeux.
Si nous pre­nons un exemple par­mi tant d’autres de même aca­bit – ils se comptent par mil­liers pour la seule Ita­lie… –, nous pou­vons évo­quer celui de l’église prin­ci­pale de Men­fi, qui devrait figu­rer dans une recen­sion des pires hor­reurs archi­tec­tu­rales du XXe siècle. Ce chan­tier a deman­dé la démo­li­tion injus­ti­fiée de la magni­fique église d’origine, du XVIIe siècle, dont la struc­ture avait été abî­mée mais non condam­née par le trem­ble­ment de terre du Belice [1968]. N’ont été conser­vés que le mur et les cha­pelles d’une nef laté­rale, relé­guée dans le fond du nou­vel édi­fice dis­gra­cieux, que l’actuel curé appelle « un gre­nier ». L’enchevêtrement chao­tique de cavi­tés inté­rieures, le plus sou­vent sans aucun sens, aux dif­fé­rents niveaux de la construc­tion, méri­te­rait à lui seul tout un article. La place du vil­lage – une espèce d’immense par­vis bien déga­gé – était ornée sur son côté prin­ci­pal par la façade de l’église qui fai­sait pen­dant à un remar­quable pay­sage natu­rel per­çant sur le côté oppo­sé. Aujourd’hui, l’endroit est mor­ti­fié par une inquié­tante com­po­si­tion, mini­ma­liste, en pierres locales et en béton armé à décou­vert.
Si nous avions sui­vi au cours de ces der­nières décen­nies, pas à pas, l’évolution du phé­no­mène, nous aurions vu s’affirmer obs­ti­né­ment le dogme du « dia­logue » de l’Eglise avec l’art contem­po­rain. Avec une inex­pli­cable arro­gance, on impose – sans réplique pos­sible – la construc­tion d’églises qui ne res­semblent pas à des églises. Selon un prin­cipe hégé­lien domi­nant, ce pro­ces­sus est iné­luc­table : ce qui arrive après est néces­sai­re­ment meilleur que ce qui pré­cède.
Au cœur de cette nuit sans fin, il y a çà et là quelques feux fol­lets, vola­tiles étin­celles d’une nature mys­té­rieuse. Jadis, on croyait qu’elles prou­vaient l’existence du monde des âmes. Mais celles aux­quelles nous pen­sons ici sont au contraire la preuve de leur absence, une simple appa­rence de vita­li­té de l’art sacré.
Un jeune pro­fes­seur d’architecture espa­gnol, Eduar­do Del­ga­do Orus­co, a récem­ment publié quelques-unes de ses thèses ayant le sacré pour sujet ((. Eduar­do Del­ga­do Orus­co, Pai­sajes con alma. Inven­ta­rio de lugares para rezar, RU Books, Séville, 2013.)) . Son but est de prou­ver qu’avec les outils de l’architecture contem­po­raine on pour­rait conce­voir des lieux por­tant indé­nia­ble­ment à la trans­cen­dance. Pour­tant, le résul­tat est dia­mé­tra­le­ment oppo­sé à son inten­tion. Ce n’est pas un hasard si le pro­jet le plus cho­quant est celui d’un cime­tière pla­cé sous un jar­din public. Au fait, le feu fol­let est géné­ra­le­ment une flamme bleue qui se mani­feste au ras du sol dans des lieux par­ti­cu­liers tels que les cime­tières, les marais et les étangs… Si un pro­fes­sion­nel de qua­li­té, comme Eduar­do Del­ga­do, for­mé dans le domaine de la litur­gie en plus de celui de l’architecture, et ani­mé des meilleures inten­tions du monde, ne par­vient pas à atteindre son but, cela signi­fie que quelque chose ne va pas dans le lan­gage employé. A ce pro­pos, cela vaut la peine de repro­duire ce qu’il écrit lui-même.
« Il y a quelques années, l’architecte Javier Car­va­jal me racon­tait sa véhé­mente réponse adres­sée à un client qui refu­sait l’art contem­po­rain dans son pro­jet : « Ne répé­tez plus devant moi que l’art moderne ne sert pas à être offert à Dieu ; que ne vous conviennent ni l’architecture, ni la pein­ture, ni la sculp­ture d’aujourd’hui ; que tout ce qui est moderne doit être exclu de notre volon­té d’offrande car ne ser­vant pas à expri­mer la ren­contre de notre temps – à tra­vers l’émotion – avec le Sei­gneur de tous les temps. Ne redites rien de cela, car ceci signi­fie­rait que notre temps n’est pas le temps de Dieu, que le chris­tia­nisme a renon­cé à vivre dans notre temps. Avec ce rai­son­ne­ment, vous êtes en train de dire que nos moyens tem­po­rels et artis­tiques ne servent pas à faire à Dieu l’offrande de notre époque et de notre monde. Sans s’en rendre compte, on est en train de dire que la culture de l’Occident qui a ser­vi à glo­ri­fier Dieu jusqu’au XIXe siècle ne peut plus le faire désor­mais. Cela n’est ni intel­li­gent, ni vrai, ni chré­tien » ((. Ibid., p. 21.)) .
Une apo­lo­gie sem­blable de l’art contem­po­rain, encore plus à la page et pas­sion­nelle, se trouve dans les pro­pos d’un archi­tecte et pro­fes­seur auteur de grands pro­jets, célèbre à Madrid, Igna­cio Vicens y Hualde, des­si­na­teur de nom­breuses églises, par­mi les­quelles se dis­tingue l’église de San­ta-Móni­ca. Sa façon de par­ler est typique de la célé­bri­té mon­diale, arro­gante et irri­tante, même si par ailleurs ce concep­teur madri­lène a en réa­li­té des manières aris­to­cra­tiques et tout à fait affables. Comme Car­va­jal et Del­ga­do, il est un connais­seur atten­tif des néces­si­tés de la litur­gie. « Ni croix au som­met, ni clo­cher. « Au XVe siècle, les clo­chers avaient un sens, mais aujourd’hui nous avons les télé­phones por­tables !» ». Igna­cio Vicens envoie des salves (« je suis ami des polé­miques », admet-il). « Lors du chan­tier, l’architecte a cepen­dant dû se que­rel­ler avec l’évêque. Vicens vou­lait un autel cen­tral, mais « le client » dési­rait quelque chose de plus tra­di­tion­nel, avec le prêtre devant. Et il a exi­gé un retable. « Ce fut une véri­table plaie, c’était comme si on deman­dait un ambas­sa­deur pour l’Empire otto­man, une chose plus que désuète ». « Mais le client com­mande, si bien que nous avons conçu un retable lumi­neux », explique-t-il avec un sou­rire rusé. L’effet en est l’explosion de prismes que l’on voit depuis l’extérieur, l’élément le plus remar­quable de cet édi­fice qui a été pri­mé comme meilleure église en 2007 par Wall­pa­per (« une revue cool et ten­dance »). « Réa­li­ser une archi­tec­ture, c’est comme faire du surf », dit l’architecte, « il faut uti­li­ser les dif­fi­cul­tés pour vaincre les vagues » ((. « La Igle­sia debe vol­ver a la van­guar­dia », entre­vue entre Igna­cio Vicens et Patri­cia Gonsál­vez, El País, 31 mai 2010.)) .
Le mes­sage est tou­jours le même : il faut suivre le pro­grès et les modes ! Ce que l’on nous pro­pose est-il un authen­tique pro­grès ? Clai­re­ment, les res­pon­sables du Ser­vi­zio nazio­nale per l’edilizia di culto de la Confé­rence épis­co­pale ita­lienne (CEI) pensent que oui.

Les hon­neurs du maxxi

Depuis déjà dix-sept années, la CEI orga­nise une mise en concur­rence pour la construc­tion de trois nou­velles églises ita­liennes, une dans le Nord, une autre dans le Centre, une autre enfin dans le Sud. Du 2 mai au 2 juin 2013, les pro­jets par­ti­ci­pant à la sixième édi­tion d’un concours de ce genre ont été expo­sés dans la salle Car­lo Scar­pa du Musée de l’Art du XXIe siècle de Rome, le maxxi, le tout se ter­mi­nant par la remise de prix aux trois vain­queurs. Le titre de l’exposition était : 21 per xxi. Nuove chiese ita­liane [21 pour xxi. Nou­velles églises ita­liennes] ((. Un sup­plé­ment de Casa­bel­la, n. 825, mars 2013, est dédié à cette expo­si­tion.)) .
Le choix du lieu ne pou­vait être plus expli­cite quant aux orien­ta­tions actuelles. Le maxxi est héber­gé dans un bâti­ment célèbre, œuvre de l’architecte anglo-ira­kienne Zaha Hadid. La construc­tion, qui jusqu’à main­te­nant a coû­té 160 mil­lions d’euros mais qui n’est pas ter­mi­née, a divi­sé la cri­tique. Evi­dem­ment, Rome avait besoin de son propre musée pres­ti­gieux d’art contem­po­rain. Pen­dant ce temps, l’Italie est encore pri­vée d’un musée natio­nal des arts déco­ra­tifs, alors qu’il s’agit d’un pays dont la tra­di­tion arti­sa­nale sus­cite l’envie à tra­vers le monde entier.
Le pro­jet de Zaha Hadid, célèbre pour ses thèses décons­truc­ti­vistes, a été choi­si lors d’un concours inter­na­tio­nal entre 273 can­di­dats de tous les conti­nents. Sa pro­po­si­tion a convain­cu le jury en rai­son de sa capa­ci­té à s’intégrer dans le tis­su urbain et de sa solu­tion archi­tec­tu­rale inno­vante, capable de mani­fes­ter tout le poten­tiel de la nou­velle ins­ti­tu­tion et de la doter d’une extra­or­di­naire pré­sence au sein de l’espace public. Cepen­dant, nom­breux sont ceux qui trouvent l’édifice banal, insi­gni­fiant, ser­vant de pré­texte, triste, sans charme, incom­pré­hen­sible dans l’ostentation de ses esca­liers. On ne sait pas où ache­ter les billets, où est le ves­tiaire, où se trouvent les expo­si­tions. Et non parce que l’espace serait « décons­truit ». Sim­ple­ment parce que tout est for­tuit. Et ne par­lons pas des élé­ments pro­blé­ma­tiques de la struc­ture, des maté­riaux de mau­vaise qua­li­té et de leur usure rapide, à quelques mois de l’inauguration.
La Fon­da­tion maxxi laisse éga­le­ment per­plexe parce qu’elle accu­mule un stu­pé­fiant pas­sif de ges­tion. Les enfants en visite sco­laire au musée aux­quels les maî­tresses se fatiguent à expli­quer le sens d’une construc­tion sans aucun sens, font pitié. Sans par­ler des œuvres qui s’y trouvent expo­sées : sque­lettes allon­gés, paco­tille variée, ins­tal­la­tions vidéos extrê­me­ment ennuyeuses (des heures de films sans ordre), etc. Etait-ce donc là le lieu idéal pour pré­sen­ter au public 21 per xxi. Nuove chiese ita­liane ? Cette déci­sion ne cache­rait-elle pas une cer­taine sou­mis­sion psy­cho­lo­gique, une fri­vo­li­té cultu­relle, un manque de per­son­na­li­té ? Si l’alignement sur des concepts tels que le « Com­mu­nio-Raum » (l’espace de silence) ou sur des formes qui ne sont que de très faibles exer­cices de com­po­si­tion est consi­dé­ré comme un fait, alors oui, l’exposition était par­fai­te­ment inté­grée dans l’inanité du maxxi, le lieu le plus adap­té pour expo­ser ces pro­jets.
Il faut pré­ci­ser que ce que l’on appelle aujourd’hui « art contem­po­rain » est, depuis les années 1960, un pro­duit com­mer­cial s’autodéfinissant et se pro­mou­vant comme tel. Voi­là la diver­si­té struc­tu­relle, abso­lue, res­pec­tueuse des temps, du père Cou­tu­rier. C’est la réa­li­té qui altère les bonnes inten­tions des res­pon­sables du Ser­vi­zio nazio­nale per l’edilizia di culto de la cei, ou plu­tôt le désir de s’en rap­por­ter à un phé­no­mène cultu­rel, spi­ri­tuel et social propre au goût du jour. De cette façon, ils deviennent mal­heu­reu­se­ment les sou­tiens d’un sys­tème sec­to­riel qui ne répond qu’aux lois du pro­fit, celles-là mêmes que le pape Fran­çois rap­pelle si sou­vent à seule fin de les condam­ner.
En 1947, Gal­li­mard publiait les Exer­cices de style du Fran­çais Ray­mond Que­neau. Il s’agit du même fil, en soi pro­saïque, racon­té de quatre-vingt-dix-neuf façons, cha­cun adop­tant un style dif­fé­rent de nar­ra­tion. En 1969 sor­tait une deuxième édi­tion aug­men­tée. Les pro­jets de construc­tion récom­pen­sés et mis à exé­cu­tion dans ces der­nières décen­nies font pen­ser que les ins­truc­tions ins­crites sur les avis de concours forment un cane­vas ana­logue à l’histoire de base de l’œuvre de Que­neau. Les par­ti­ci­pants ne font que don­ner une inter­pré­ta­tion per­son­nelle convain­cante sur la base de ce cane­vas. Les degrés de liber­té ne sont tou­te­fois pas aus­si impor­tants que l’on pour­rait le croire. Les concur­rents savent que le mini­ma­lisme est un impé­ra­tif caté­go­rique. La séche­resse des formes est une exi­gence préa­lable. Il faut jouer avec la géo­mé­trie, avec la lumière, avec le contexte comme sources d’inspiration.
Le désir des res­pon­sables du Ser­vi­zio nazio­nale per l’edilizia di culto de dépas­ser les dérives gro­tesques des pro­jets est louable. Les églises « modernes » sont géné­ra­le­ment connues pour être des édi­fices voyants, redon­dants de formes inutiles et répu­gnantes, issus d’une vague science-fic­tion, pré­caires tout en étant mas­sifs, agres­sifs quant à la forme, ambi­gus quant à la fonc­tion. La ten­ta­tive de nor­ma­li­ser le modèle archi­tec­tu­ral confor­mé­ment aux impé­ra­tifs aca­dé­miques, comme cela s’est fait au cours des der­nières décen­nies, est pour sa part un peu moins com­pré­hen­sible.
Appa­rem­ment, l’objectif est d’obtenir la plus grande rigueur de com­po­si­tion pos­sible. Le pro­grès de la com­po­si­tion archi­tec­tu­rale devrait nous ame­ner à des œuvres dans les­quelles chaque maté­riau de l’architecture trouve son juste empla­ce­ment. Les élé­ments à conci­lier, maté­riels et imma­té­riels, sont nom­breux, y com­pris les contraintes impo­sées par le client et par la régle­men­ta­tion. Le résul­tat de tout cela devrait être une har­mo­nie par­faite des par­ties et de l’ensemble. Si ce n’est pas la splen­deur de l’eurythmie, c’est au moins le charme des accords.
Tou­te­fois, l’architecture contem­po­raine est un savant mon­tage d’idées nébu­leuses plu­tôt que de com­po­sants réels. Le beau­té est un objec­tif étran­ger à sa recherche, aus­si parce qu’il est dif­fi­cile d’en défi­nir la nature – si encore l’on en admet­tait l’existence à l’Université… En outre, le papier à des­sin est deve­nu plus impor­tant que le chan­tier, c’est-à-dire la construc­tion elle-même. Sans par­ler des pos­si­bi­li­tés infi­nies d’expérimentations vir­tuelles pro­po­sées par des pro­grammes de concep­tua­li­sa­tion assis­tée par ordi­na­teur et par les simu­la­tions sug­ges­tives qui tournent en boucle sur les écrans. Cette approche de la créa­ti­vi­té sup­prime la chaîne arti­sa­nale qui, par le pas­sé, a tou­jours col­la­bo­ré à la réa­li­sa­tion des belles archi­tec­tures. Maîtres-maçons et com­pa­gnons, char­pen­tiers, ébé­nistes, convoyeurs, mar­briers, ver­riers, cou­vreurs, argen­tiers, doivent se plier à l’idée, y com­pris lorsque cette der­nière est contraire au bon sens.
Dans cette atmo­sphère, l’appel d’offres du Ser­vi­zio nazio­nale per l’édilizia di culto favo­rise sans même l’avoir vou­lu l’élaboration, non pas de 21, mais bien de 99, 990, 99 000 des­sins pour les églises du XXIe siècle, avec d’infimes dif­fé­rences de l’un à l’autre, excep­té le « style » de l’architecte démiur­gique qui essaie tou­jours de lais­ser sa signa­ture sur l’édifice.

Et le sacré dans tout cela ?

Quand on parle d’églises, l’une des ques­tions les plus déli­cates est celle concer­nant la sacra­li­sa­tion de l’espace. Le mot « espace » est deve­nu si cou­rant dans la concep­tua­li­sa­tion contem­po­raine qu’il a per­du tout sens. Ce qu’il veut vrai­ment dire dans l’usage archi­tec­tu­ral n’est pas du tout clair. Il vau­drait mieux uti­li­ser d’autres vocables, plus pré­cis. Quant au mot « sacré », il s’agit d’un adjec­tif sur le sens duquel ceux qui l’utilisent ne sont pas d’accord.
Selon cer­tains, tout art authen­tique est sacré en soi. Ils pensent que cela n’a pas de sens de confé­rer une défi­ni­tion de ce genre à l’art qui serait une manière intui­tive de sai­sir le trans­cen­dant indé­pen­dam­ment du sujet trai­té. D’autres s’inspirent du cha­pitre 4 de l’évangile selon saint Jean où, aux ver­sets 21–24, le Mes­sie dit à la Sama­ri­taine : « Femme, croyez-moi, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette mon­tagne, ni dans Jéru­sa­lem, que vous ado­re­rez le Père. Vous ado­rez ce que vous ne connais­sez pas ; nous, nous ado­rons ce que nous connais­sons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure approche, et elle est déjà venue, où les vrais ado­ra­teurs ado­re­ront le Père en esprit et en véri­té ; ce sont de tels ado­ra­teurs que le Père demande. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, doivent l’adorer en esprit et en véri­té. » Ceux-là retiennent que Jésus aurait abat­tu toute divi­sion entre sacré et pro­fane ((. Cris­pi­no Valen­zia­no, Archi­tet­ti di chiese, L’Epos, Palerme, 1995, pp. 58–68. )) , non pas en ver­tu de l’Incarnation du Verbe – qui res­ti­tue à la matière créée sa digni­té ori­gi­nelle – mais au nom d’une domus eccle­siae, « demeure de l’assemblée », demeure par­mi les demeures, qui – à la dif­fé­rence des temps païens où elle n’était acces­sible qu’aux prêtres – doit être habi­tée par les fidèles. Sur ces pré­misses, on a ordon­né la mise à bas des bar­rières sacrées – ico­no­stases, jubés, balus­trades – et pro­mu un « Com­mu­nio-Raum » ou « espace uni­ver­sel » à l’intérieur des églises. Plus ou moins sciem­ment, à la recherche d’un fan­tas­ma­go­rique genius loci chré­tien, on favo­rise la forme de lieux pri­vés d’identité, plus faci­le­ment uti­li­sables à des fins pro­fanes que pour la célé­bra­tion eucha­ris­tique ((. Cf. Ciro Lomonte, « Un alma para el espa­cio litúr­gi­co », Huma­ni­tas, n. 36, San­tia­go-du-Chi­li, octobre-décembre 2004, pp. 712–723.)) .
On a l’impression que la per­cep­tion de sépa­ra­tions archi­tec­tu­rales sym­bo­liques est d’autant plus per­ti­nente que le pro­ces­sus de sécu­la­ri­sa­tion de notre époque avance davan­tage.
A l’intérieur d’une église, il convien­drait de pou­voir dif­fé­ren­cier les lieux ayant des fonc­tions dif­fé­rentes, et notam­ment le chœur, qui est encore appe­lé « sanc­tuaire » en anglais. Il serait tout aus­si bon que, pour des rai­sons d’élégance plus que d’explicitation des sym­boles, des laïcs clé­ri­ca­li­sés ne courent pas en liber­té dans cette par­tie de l’église.
A l’extérieur, on pour­rait réta­blir des sym­boles forts comme le qua­dri­por­tique ou le nar­thex. Qui entre doit être convain­cu qu’il pénètre dans un lieu qui par­ti­cipe à la digni­té de la Jéru­sa­lem céleste. Il entre en quelque sorte au para­dis. L’inscription « Ter­ri­bi­lis est locus iste », qui appa­rais­sait sur la façade de nom­breuses églises du pas­sé, est plus que jus­ti­fiée. Elle évoque le cha­pitre 28 de la Genèse où l’on raconte com­ment Jacob, s’arrêtant dans la cité de Beth-El (en hébreu : Demeure de Dieu) afin de s’y repo­ser, eut en songe la vision d’un esca­lier qui mon­tait de la terre au ciel. A son réveil, il éri­gea à cet endroit une stèle qu’il consa­cra par ces mots : « Ce lieu est redou­table, c’est la mai­son de Dieu et la porte du ciel ».
En face de la Madone Odi­gi­tria [la Vierge qui montre la voie], actuel­le­ment au musée dio­cé­sain de Mon­reale, les visi­teurs de confes­sion ortho­doxe s’émeuvent pro­fon­dé­ment. Et ils s’arrêtent afin de prier. Ils ne com­prennent pas ce que fait dans un musée cette icône byzan­tine don­née par Guillaume II afin d’être véné­rée par les fidèles à l’intérieur de la cathé­drale. D’ailleurs, l’architecture des églises ortho­doxes suit des formes cano­niques, hors du temps, pro­fon­dé­ment mys­tiques.
Dans l’art occi­den­tal, en sa belle sai­son du Moyen Age, grâce aus­si à la révo­lu­tion fran­cis­caine ((. Cf. Rodol­fo Papa, « La pros­pet­ti­va del­lo spi­ri­to », Arte Dos­sier, 258, 2009, pp. 68–73.)) , les saints ont quit­té le fond doré des icônes pour faire irrup­tion dans les pay­sages de la vie quo­ti­dienne des hommes. Mais cela ne s’est pas fait au nom d’une forme plus ou moins voi­lée de mon­da­ni­té. Les traces lais­sées par la deuxième Per­sonne de la Tri­ni­té sur la route des hommes ont ren­du néces­saire de racon­ter les grandes œuvres de Dieu sur la terre d’une manière proche et acces­sible aux contem­po­rains de l’artiste. Le par­cours de la créa­ti­vi­té, de Cima­bue au Cara­vage, ne pou­vait être plus pro­lixe et riche en chefs‑d’œuvre de l’art sacré.
La proxi­mi­té que ces artistes ont réus­si à repré­sen­ter à tra­vers les évé­ne­ments de l’histoire du salut et de leurs clients d’alors est jus­ti­fiée par le fait que l’incarnation du Fils de Dieu le rend contem­po­rain, en quelque sorte, de chaque homme et de chaque époque. Elle dévoile à l’homme la nature même de l’homme. Cette proxi­mi­té ne doit pas être confon­due avec celle que recherchent les artistes contem­po­rains qui englou­tissent l’image dans l’immanence de la pen­sée post-car­té­sienne. Il n’en était pas ain­si par le pas­sé. L’image, même quand elle n’était pas une icône, res­tait tou­jours, grâce à l’adresse du génie de son auteur, une fenêtre ouverte sur le trans­cen­dant, et non la pho­to­gra­phie d’une appa­rence.

L’aspect sacra­men­tel

Aujourd’hui, même les peintres et les sculp­teurs figu­ra­tifs – qui sont nom­breux et de qua­li­té – éprouvent des dif­fi­cul­tés. Après des décen­nies de mar­gi­na­li­sa­tion, des maîtres qui pou­vaient trans­mettre à leurs élèves l’idéalisation du corps humain et de sa capa­ci­té à mani­fes­ter l’âme, les racines de cet art figu­ra­tif se perdent dans une terre aigre, empoi­son­née ((. La chose est fré­quem­ment évo­quée dans la revue Il Covile, notam­ment par Gabriel­la Rouf.)) . Il n’est pas facile de retrou­ver le che­min de la repré­sen­ta­tion de la réa­li­té sans tom­ber dans la bande des­si­née ou dans l’hyperréalisme.
En ce qui concerne l’architecture, la ques­tion du sacré a été abor­dée par l’architecte Schloe­der ((. Gio­van­ni Ric­ciar­di, « Lo spa­zio dell’incarnazione, I docu­men­ti conci­lia­ri nel com­men­to di Ste­ven J. Schloe­der », Stu­di Cat­to­li­ci, n. 551, jan­vier 2007, pp. 43–46. Schloe­der est l’auteur d’Architettura del Cor­po Mis­ti­co. Pro­get­tare chiese secon­do il Conci­lio Vati­ca­no II, L’Epos, Palerme, 2005.)) , lequel remarque avec jus­tesse que les édi­fices du pas­sé pos­sèdent quelque chose qui fait d’eux, sans équi­voque pos­sible, des églises. Même lorsqu’ils sont décon­sa­crés, ces édi­fices conservent un aspect qui trans­met le sens des célé­bra­tions pour les­quelles ils ont été construits.
On peut faire de l’ironie facile à pro­pos de cette réa­li­té, en arguant de la paresse men­tale de l’être humain qui ne se libé­re­rait qu’avec peine des modèles dépas­sés et du patri­moine de l’imaginaire col­lec­tif.
Mais l’affaire est sérieuse. Les églises anciennes res­tent pour tou­jours des églises ; les églises modernes arborent des archi­tec­tures qui ne semblent pas du tout faites pour la célé­bra­tion des sacre­ments et, si elles étaient uti­li­sées à d’autres fins (salle de confé­rence, biblio­thèque, com­merce, garage ou pis­cine), on en serait beau­coup plus convain­cu.
Schloe­der retient qu’il existe un lan­gage « sacra­men­tel » dans l’architecture catho­lique. De la même manière que l’Eglise est le sacre­ment uni­ver­sel du salut, signe visible et ins­tru­ment de la récon­ci­lia­tion et de la com­mu­nion de toute l’humanité avec Dieu, l’église-édifice est le signe visible des mys­tères que l’on y célèbre par les sacre­ments. Un défi urgent pour l’architecture est jus­te­ment celui-ci : repé­rer les élé­ments de la gram­maire « sacra­men­telle » afin de les appli­quer à la concep­tua­li­sa­tion des églises contem­po­raines. Il serait temps de s’appliquer à cette recherche plu­tôt que de conti­nuer à deman­der aux archis­tars, ces gou­rous de l’architecture les plus adu­lés, com­ment appli­quer leurs cri­tères (dis­cu­tables jusque dans le cas des construc­tions civiles) à l’art sacré.

L’ère du Ver­seau

Bien que le ciel soit caché par une épaisse couche de nuages, dans cette nuit noire de l’architecture, il y en a qui s’amusent avec des théo­ries sophis­ti­quées sur les consé­quences de la posi­tion de la Terre par rap­port aux constel­la­tions ((. Cf. Ciro Lomonte, « Nuove chiese : la notte dell’acquario », Stu­di Cat­to­li­ci, n. 467, jan­vier 2000, p. 33–38.)) . Pour­tant, on ne sait même pas où se trouve le Soleil. D’après cer­tains, la fin du monde aurait dû avoir lieu en décembre 2012. Selon d’autres, nous serions déjà pas­sés de l’Ere des Pois­sons à l’Ere du Ver­seau. Quant à la date exacte de l’avènement de celle-ci, les avis sont par­ta­gés. En fonc­tion des auteurs, cette der­nière a com­men­cé dans les années 1960, ou bien en 2012, ou elle ne com­men­ce­ra que vers 2600… D’après Rudolf Stei­ner, fon­da­teur de l’anthroposophie, il fau­drait attendre jusqu’en 3573, bien que les effets de ce chan­ge­ment pro­chain (prin­ci­pa­le­ment pro­duits par l’attente) com­men­ce­raient déjà dans les années 2020–30.
L’Age du Ver­seau serait l’une des douze époques, ou éons, qui servent à plu­sieurs croyances éso­té­riques pour divi­ser l’histoire de l’humanité. Par­mi ses dif­fé­rents théo­ri­ciens, Stei­ner est l’un des pre­miers à en avoir dres­sé les carac­té­ris­tiques. En par­tant de l’observation d’un phé­no­mène astro­no­mique réel (la pré­ces­sion des équi­noxes), il fait l’hypothèse que chaque ère reflète les carac­té­ris­tiques de la constel­la­tion dont elle fait par­tie et les mani­feste sur la Terre dans les domaines social, éco­no­mique, poli­tique, cultu­rel et com­por­te­men­tal. Par­mi les prin­ci­pales carac­té­ris­tiques de l’Ere du Ver­seau (ou New Age), il y aurait la soli­da­ri­té, la démo­cra­tie, la fra­ter­ni­té, le recherche d’un mode de vie res­pec­tueux de l’environnement, l’humanitarisme, la tolé­rance des idées, le déve­lop­pe­ment de nou­velles tech­no­lo­gies (les pro­grès du PC et, plus encore, de l’Internet) qui favo­ri­se­raient le déve­lop­pe­ment de la démo­cra­tie. De la sorte, l’ouverture men­tale et la des­truc­tion des pré­ju­gés répon­draient à la faillite des vieux sché­mas sociaux ou reli­gieux (l’Ere des Pois­sons était celle de Jésus-Christ dont l’un des sym­boles, issu d’un acro­nyme, est jus­te­ment un pois­son) ain­si que des tra­di­tions cultu­relles into­lé­rantes et contrai­gnantes pour la liber­té de choix de l’individu. Seraient éga­le­ment typiques de l’Ere du Ver­seau la recherche de méde­cines alter­na­tives, l’homéopathie, les dis­ci­plines orien­tales et le recours à la médi­ta­tion comme recherche inté­rieure de soi et comme rébel­lion, com­prise comme anti­con­for­misme et recherche du nou­veau pour le nou­veau.
A la base de ces croyances, nous trou­vons la Socié­té théo­so­phique créée par madame Bla­vats­ky, et l’anthroposophie de Rudolf Stei­ner. Dor­nach, vil­lage voi­sin de Bâle dans lequel Stei­ner construi­sit le Goe­thea­num, fut la Mecque de nom­breux pro­ta­go­nistes du virage spi­ri­tua­liste dans l’art. C’est aujourd’hui encore un lieu de pèle­ri­nages pri­sés.
Beau­coup ont du mal à voir que quelques mou­ve­ments ini­tia­tiques de type orphique ont influen­cé le XXe siècle. Plus pré­ci­sé­ment, les avant-gardes du début de siècle naquirent toutes avec des œuvres d’artistes ayant eu des contacts directs avec la Socié­té théo­so­phique et l’anthroposophie, ou du moins qui y adhé­rèrent. Les théo­ries artis­tiques elles-mêmes, comme l’abstraction en pein­ture et en sculp­ture ou le ratio­na­lisme en archi­tec­ture, eurent dans ces milieux un ter­rain fer­tile. Les artistes consi­dé­raient l’art comme une nou­velle reli­gion, spi­ri­tua­liste, et ils pen­saient être les prêtres de cette reli­gion. Leur approche ico­no­claste était une consé­quence logique de ces pré­misses ((. Ciro Lomonte, « Ripar­tire da zero ? Per­ché i lin­guag­gi dell’architettura moder­na non sono adat­ti alla litur­gia », publié dans un livre tri­lingue pla­cé sous la direc­tion de Hei­de­ma­rie Seblat­nig, Het­zen­dorf und der Iko­nok­las­mus in der zwei­ten Hälfte des 20. Jah­rhun­derts, Facul­tas Ver­lags-und Buch­han­dels AG, Vienne, 2010. )) .
L’Ere du Ver­seau, pour l’art, com­men­ça à l’aube du XXe siècle. C’est vers 1908, au déclin de l’Art Nou­veau, qui avait lui aus­si de solides racines alchi­miques mais encore trop empreinte d’un pan­théisme plein d’optimisme envers la nature, un mépris tout spi­ri­tua­liste s’affirmera désor­mais à l’égard du monde maté­riel.
L’obstination à recou­rir dans les églises à l’art moderne et aux lan­gages de l’architecture de ces cent der­nières années semble négli­ger le fait que l’art sacré catho­lique a besoin d’un « sys­tème d’art » qui lui soit propre, par­ta­geant la vision catho­lique du monde ((. Ce concept très bien expli­qué par Rodol­fo Papa : « Par l’expression « sys­tème artis­tique », je veux dési­gner l’ensemble des prin­cipes et règles qui sous-tendent un sys­tème de signes, en les arti­cu­lant avec leur signi­fi­ca­tion », Rodol­fo Papa, Dis­cor­si sull’arte sacra, Can­ta­gal­li, Sienne, 2012, p. 94.)) . Ce n’est pas une ques­tion de style. La pen­sée chré­tienne en a pro­duit plu­sieurs, même s’il fau­drait encore s’entendre sur le concept de style. Quel que soit le « sys­tème d’art » des avant-gardes, celui-ci n’est pas catho­lique en ses ori­gines et il demeure une appli­ca­tion per­sua­sive de la théo­so­phie, de l’anthroposophie et, de manière géné­rale, de la Wel­tan­schauung gnos­tique et néo­païenne.
Les prin­cipes du « sys­tème artis­tique chré­tien » se comptent au nombre de quatre : figu­ra­tif, nar­ra­tif, uni­ver­sel et beau. Rodol­fo Papa sou­ligne que ce n’est pas un hasard si ces concepts sont pré­sents dans le para­graphe 167 d’Evangelii Gau­dium du pape Fran­çois, docu­ment dans lequel est très jus­te­ment cité, dans la note 130, le n. 6 d’Inter miri­fi­ca, le décret sur les moyens de com­mu­ni­ca­tion sociale du concile Vati­can II.

Quelques lueurs dans la nuit

Dans l’épaisse obs­cu­ri­té qui enve­loppe l’art sacré de notre époque, il y a quelques signes d’espérance, issus d’initiatives dont on ne sait cepen­dant pas com­bien de temps il fau­dra pour qu’elles pro­duisent des chan­ge­ments radi­caux. L’une de ces rai­sons d’espérer est le mas­ter en « Archi­tec­ture, Arts sacrés et Litur­gie » né en 2007 grâce à l’initiative de la Com­mis­sion pon­ti­fi­cale pour le Patri­moine cultu­rel de l’Eglise et aujourd’hui pla­cé sous le patro­nage de la Congré­ga­tion pour le Culte divin. Jusqu’à pré­sent, ce cur­sus a été dis­pen­sé par l’Université euro­péenne de Rome. Au cours de ces der­nières années, des cen­taines d’architectes, de peintres, de sculp­teurs et de res­pon­sables des Ins­ti­tuts d’Art sacré du monde entier ont fré­quen­té ce mas­ter. On peut en espé­rer que fleu­risse une nou­velle géné­ra­tion d’experts en arts sacrés, les­quels, sur la base d’une connais­sance appro­fon­die du « sys­tème artis­tique chré­tien », pour­ront com­men­cer à pro­duire des œuvres belles et véri­ta­ble­ment en adé­qua­tion avec les fins recher­chées.
Cela n’est tou­te­fois pas évident. Un mas­ter 2 est un par­cours didac­tique trop tar­dif pour cer­tains, quand déjà une for­ma­tion uni­ver­si­taire a lais­sé des marques indé­lé­biles. Etant don­né le cli­mat idéo­lo­gique de la nou­velle reli­gion de l’art qui imprègne les Aca­dé­mies des Beaux-Arts et les cours de licence en archi­tec­ture, les étu­diants sont inci­tés dès la pre­mière année uni­ver­si­taire – quand ils ont entre dix-huit et dix-neuf ans – à oublier l’usage du bon sens. Ils sont obli­gés de péné­trer dans le monde vir­tuel de leurs ensei­gnants et de s’adapter à leur volon­té de créer des œuvres qui soient les plus éloi­gnées pos­sible de la réa­li­té ((. Cf. Roger Scru­ton, La bel­lez­za. Ragione ed espe­rien­za este­ti­ca, Vita e Pen­sie­ro, Milan, 2011. Le for­mi­dable docu­men­taire Why beau­ty mat­ters, dif­fu­sé par la BBC le 28 novembre 2009, est éga­le­ment une œuvre de ce phi­lo­sophe bri­tan­nique.)) .
C’est pour cette rai­son que l’ouverture des classes de la Sacred Art School de Flo­rence en 2013 s’est avé­rée extrê­me­ment impor­tante. Cette école est née avec le style des ate­liers de la Renais­sance. On y prend des cours de pein­ture, de sculp­ture, d’ébénisterie, d’orfèvrerie, de tis­sage. L’un des fon­de­ments théo­riques des cours est la théo­lo­gie du corps de Jean-Paul II. Une autre ini­tia­tive méri­tant d’être men­tion­née est le mas­ter 2 en « His­toire et Tech­niques de l’Orfèvrerie » ouvert en 2011 par l’université de Palerme en col­la­bo­ra­tion avec Arces qui avait déjà fon­dé sa propre Ecole d’orfèvrerie en 1995. Trente-trois étu­diants ont été for­més dans les deux pre­mières pro­mo­tions du mas­ter. Ils ont acquis une solide for­ma­tion inter­dis­ci­pli­naire quant à l’expertise, au cata­lo­gage et à la res­tau­ra­tion des pro­duits d’orfèvrerie manu­fac­tu­rés ((. Cf. Sogni d’oro. Cri­ti­ci­tà ed eccel­lenze nel­la Sici­lia post indus­triale, sous la direc­tion de Gui­do San­to­ro, Arces, Palerme, 2014.)) .
On voit plus que jamais la néces­si­té d’une Ecole supé­rieure d’Art et d’Artisanat, de haut niveau. Il fau­drait un nou­veau Bau­haus. Ce der­nier, créé à Wei­mar en 1919, avait pour base une méthode didac­tique très effi­cace. Hélas, les diverses dis­ci­plines s’appuyaient sur des prin­cipes théo­riques que l’on peut résu­mer par l’expression « repar­tir de zéro », ce qui a eu pour résul­tat d’éliminer la tra­di­tion du savoir-faire, l’habileté des arti­sans, hors du champ de la pro­duc­tion artis­tique, de don­ner vie à un desi­gn mini­ma­liste et de trans­for­mer l’architecture même en desi­gn.
Mais l’on pour­rait de nou­veau pro­po­ser aujourd’hui une méthode sem­blable, en l’améliorant grâce à des fon­de­ments théo­riques pui­sant dans la sagesse arti­sa­nale de toutes les époques. L’art sacré renaî­tra sur la base d’un lien renou­ve­lé entre une vision pro­fonde et chré­tienne du monde, et une pas­sion ardente pour l’habileté manuelle et l’usage scru­pu­leux des dif­fé­rentes tech­niques à dis­po­si­tion, y com­pris les plus inno­vantes.