Vatican II et le concept de pastoralité
Comme vous venez de le rappeler, depuis le moment de sa convocation, le concile Vatican II a été voulu pastoral, et donc ni dogmatique ni disciplinaire. Cela annonçait une méthode et une pratique prédéterminées venant structurer les documents ultérieurs. La méthode était donc posée, et le contenu à identifier. A cause de cela précisément émerge le primat de la pastoralité, que ce soit dans les intentions, la manière d’exposer, le langage. En ce sens, il est indéniable que la pastoralité crée un problème plus qu’elle n’apporte une solution. A propos de Vatican II que vous étudiez dans votre dernier livre, vous parlez d’une « épiphanie pastorale ». Quelles réflexions pouvez-vous en tirer ?
Comme je l’ai déjà dit, à mon avis, la pastoralité est le problème à résoudre dans le Concile, non pas au sens où elle est comme telle un problème, mais où l’on n’en a jamais trouvé une définition, que ce soit dans l’intention (la mens) du Concile, ne sachant pas s’il s’agit de son acception et de sa définition théologiques classiques, ou bien dans une autre acception conforme à l’idée de quelques experts conciliaires influents ; et donc en définitive, la pastoralité se prête à l’exercice de fonctions diverses et parfois, ou même souvent, en dehors de son domaine. Ainsi au nom de la pastoralité, on écarte les discussions, on planifie souvent le programme du magistère extraordinaire du concile, on choisit quelle doctrine est la plus importante à exposer, même si, comme je le disais, son âge théologique est des plus jeunes, tandis qu’on laisse encore en débat d’autres doctrines bien plus établies dans le temps. Un autre facteur surprend : la pastoralité est souvent présentée comme un effort œcuménique du Concile, mais cet effort est quasi exclusivement dirigé à sens unique vers les protestants. Et les orthodoxes d’Orient ? Tel Père s’en attristait, voyant dans ce choix pastoral plus une blessure à l’unité qu’un nouvel encouragement. Pourquoi, par exemple, y eut-il une très longue recherche sur la Traditio constitutiva de l’Eglise, qui a duré des années, en vue de lisser le ton, alors que le thème est central et vital pour l’orthodoxie, surtout en matière liturgique ? Je considère en outre que le problème clé est le suivant : on ne saurait faire de l’objet de l’étude –comment comprendre le sens nouveau de la pastoralité conciliaire – l’instrument herméneutique d’examen du problème. Encore une fois, le problème ne peut se transformer en méthode, comme cela se passe hélas dans beaucoup d’herméneutiques. J’aime donner un exemple concret pour permettre de se rendre compte de la méthode singulière utilisée par les Pères conciliaires, et avant eux, les théologiens, pour mettre en œuvre la pastoralité, censée indiquée par Jean XXIII comme une modalité nouvelle d’exposition de l’ensemble du corpus magistériel. Je choisis la définition donnée par un Père conciliaire et par un expert de la Commission doctrinale du Concile. Le Maître général des dominicains, le P. Aniceto Fernández, présent dans l’aula en qualité de Père, au cours d’une intervention orale définissait ainsi la pastorale : « 1. Le mot « pastoral » est un adjectif. Il ne peut se comprendre ni s’expliquer sans être ordonné à un substantif. Le substantif admet un double cas, et on ne peut pas prendre l’un pour l’autre ; a) ou bien le substantif est le pâturage ou la nourriture ; b) ou bien le substantif est la manière d’administrer la nourriture et le pâturage. Le Concile en effet défend la vérité, propose la vérité. La vérité est claire, pénétrante, et c’est ce qu’on en attend. Le munus pastoral de chacun de nous se réfère principalement au substantif qui est la méthode. La doctrine conciliaire est celle des pasteurs, la nourriture saine à administrer à tous, attentifs aux conditions de lieu, de temps et de personnes. Rudement pour les rudes, sage pour les sages. […] Nous ne devons pas chercher un caractère pastoral qui s’obtienne au détriment de la vérité. Pour cela, entre deux formules, si l’une est plus pastorale mais moins claire et exacte, l’autre moins pastorale mais plus claire et exacte, sans aucun doute dans un concile il faut choisir la seconde. Dans la pratique pastorale, on choisit la première […] » ((. Acta Synodalia 1/3, p. 237.))
A cette idée de pastoralité, exprimée en continuité avec la vision constante de la théologie et du magistère, s’opposait celle d’Edward Schillebeeckx, théologiquement plus personnelle mais non moins influente, comme cela résulte des discussions au sein de la Commission doctrinale. Il écrit ainsi : « Le concile pastoral devient doctrinal précisément en raison de son caractère pastoral. La demande d’approfondissement doctrinal est pastorale » ((. « The pastoral council becomes doctrinal precisely on account of its pastoral character. Pastoral demands call for doctrinal deepening », in The Council notes of Edward Schillebeeckx 1962–1963, Peeters, Leuven, 2011, p. 37.)) . Ici, évidemment, la pastoralité du Concile, plus que nourriture destinée à nourrir les fidèles, devient « stratégie » pour faire fleurir la doctrine elle-même. Tous les experts ne partageaient pas cette vision, certes, mais les plus influents et les plus renommés, si. Voilà pourquoi il n’est pas facile d’identifier immédiatement et avec une certitude absolue ce que signifie la pastoralité à Vatican II. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi le mot « épiphanie » (manifestation, apparition) pour indiquer là où, selon moi, se manifeste cette facile composition de doctrine et de pastorale, c’est-à-dire une doctrine qui s’élabore petit à petit pour un motif pastoral, en vertu d’une raison qui n’est pas la présentation de la doctrine comme telle, mais celle de la doctrine d’une certaine manière, tenant compte de quelques requêtes externes, parmi lesquelles et de manière prépondérante, l’aspiration œcuménique. Pour s’en tenir à la définition du P. Fernández, le Concile accomplit déjà l’œuvre du pasteur, cette action de « traduction » qui sera ensuite assignée aux évêques et aux prêtres avec une prudence et une sollicitude toute pastorale. Je parle d’« épiphanie pastorale », par conséquent, parce que je cherche à faire voir comment la « fin principalement pastorale » du Concile, comme cela résulte plusieurs fois des réponses officielles ou du Secrétariat du Concile ou de la Commission doctrinale elle-même ((. Cf. Acta Synodalia II/6, p. 205 ; III/8, p. 10.)) , préside en quelque manière au développement magistériel de Vatican II et donc limite, outre l’enseignement lui-même, le mode sur lequel est présentée une doctrine, faisant qu’en principe Vatican II se place dans la catégorie du magistère ordinaire authentique. Le Concile était libre de le faire, mais normalement les conciles n’ont pas été convoqués pour commencer à enseigner de nouvelles doctrines, mais pour condamner les erreurs, pour définir des vérités de foi ou pour les enseigner de manière définitive et donc irréformable. Ici gît la différence entre Vatican I, par exemple, et Vatican II. Se rendre compte de cette différence est nécessaire, en prenant en compte le fait qu’elle se situe dans ce nouveau mixte entre pastoralité et doctrine. Je me propose cependant, avec cette interprétation, de protéger Vatican II d’un excessif enthousiasme qui pourrait finir par susciter à son tour sa propre réinterprétation, justement en raison des épiphanies pastorales, concluant que finalement et pour la première fois nous nous trouverions vraiment face à un concile pastoral ! En fait, tout en m’affrontant à ces épiphanies, et en vue d’appliquer une herméneutique réaliste, je m’en tiens à la traditionnelle distinction entre pastorale et dogmatique, voyant dans l’une les raisons de l’autre, mais subordonnant la pratique à la foi et au dogme. J’effectue la vérification de la pastoralité épiphanique du Concile fondamentalement dans trois domaines des doctrines conciliaires : 1) dans les intentions et l’élaboration de la doctrine sur le rapport entre l’Ecriture et la Tradition dans Dei Verbum ; 2) de même avec la doctrine sur l’Eglise dans Lumen gentium ; 3) dans les intentions des Pères et en conséquence dans la formation de la doctrine mariologique, au chapitre VIII de Lumen gentium. La formation du chapitre marial de la constitution sur l’Eglise est d’ailleurs emblématique d’un concile in fieri fondamentalement partagé sur l’interprétation de la signification pastorale et œcuménique à donner à son enseignement. La mariologie conciliaire, par ailleurs très riche et abondante, reflète néanmoins un problème qui était agité déjà dans le cours du Concile, au moment où, avec un écart de seulement quarante voix, le schéma marial a été incorporé à celui sur l’Eglise, avec tout ce que ce rattachement pouvait et devait signifier. Ce qui compte du point de vue magistériel, c’est la doctrine enseignée dans le document final, mais sa juste interprétation serait impossible sans aller à son élaboration et à l’esprit qui a animé les Pères. Vatican II est certainement un concile nouveau à divers égards, mais pas jusqu’au point de devoir transformer l’Eglise elle-même en un nouveau concile capable de susciter périodiquement l’enthousiasme au gré des divers moments de l’histoire.
Dans votre livre sur Vatican II, après avoir amplement traité du problème de l’enseignement conciliaire comme acte du magistère, vous vous concentrez sur la question de la position du Concile au sujet de la qualification théologique de ses propres énoncés. Depuis les décennies postconciliaires, on rencontre les thèses de ceux qui en ont fait un « superdogme » (pour reprendre l’expression de celui qui était alors le cardinal Ratzinger), ou le point de départ d’un « nouveau christianisme » au nom duquel tout ce qui précédait doit être rejeté. De manière très cohérente, non seulement le préconcile devait être dépassé par l’esprit du Concile, mais Vatican II devrait aller au-delà de lui-même, se prolongeant dans la praxis qui en révèle l’esprit jusqu’à l’épuiser (et l’évacuer) dans ce mouvement. De la même manière se sont présentés ceux que l’on pourrait appeler des « conservateurs », qui ont dogmatisé tous les textes du Concile et s’en sont faits les partisans jaloux et les défenseurs agressifs. Mais ainsi, paradoxalement, ils se voient démentis par les textes conciliaires eux-mêmes. Pouvez-vous nous indiquer quelles sont vos conclusions théologiques à ce propos ?
Il est particulièrement déconcertant de voir comment le concile Vatican II s’est trouvé « piégé », non sans contraintes intentionnelles, par les interprétations les plus variées, que l’on peut fondamentalement résumer à une surévaluation par rapport à tous les conciles précédents, voire à l’histoire de l’Eglise et à son mystère. Certes, si l’on part de l’idée qu’entre le premier et le troisième millénaire chrétien il y a comme un gap historique et conciliaire, alors Vatican II peut certainement servir à combler ce vide inopinément créé. Tous les conciles, certes, n’ont pas été dogmatiques comme l’ont été Trente ou Vatican I, mais assurément aucun concile n’a jamais été pastoralement dogmatique, ou dogmatiquement pastoral comme on le fait de temps en temps avec Vatican II, soit quand on en fait un nouveau commencement et une étoile polaire du magistère solennel et suprême de l’Eglise, soit lorsque pour protéger les doctrines nouvelles, on l’infaillibilise sans se rendre compte que le Concile lui-même ne l’a pas voulu. Ce qui cependant nous questionne profondément, c’est le pourquoi d’un tel acharnement sur Vatican II. Peut-être parce qu’il fallait qu’il représente un signe de ralliement pour un certain catholicisme se définissant rapidement lui-même comme postconciliaire ? Un « style » nouveau d’être Eglise et chrétien ? On ne se rend pas compte que cet effort se fait au détriment du Concile lui-même, réduit à un tournant majeur, à un « superdogme » qui relativise en réalité la foi et la morale. Il est intéressant de noter, en suivant le développement historique de l’idée de concile et de sa forme (voir à ce sujet le premier chapitre de mon livre) que ce qui définit en propre un concile n’est pas le concept juridique de représentation (un concile représenterait l’Eglise) ; les conciliaristes du XIVe siècle s’en étaient emparés pour subordonner le pape au concile. C’est plutôt l’exigence, déjà perceptible dans le premier concile œcuménique de Nicée, de défense de la foi et d’enseignement de la vérité comme don spirituel le plus élevé.
Le problème d’un concile n’a jamais été son infaillibilité, mais la nécessité d’enseigner la vérité. Même ceux qui voient Vatican II comme rupture avec la Tradition, à mon modeste avis, surévaluent le Concile, en dogmatisant chaque élément de sa doctrine, y compris ceux qui ne sont que des dispositions ou des enseignements « pastoraux » voulant répondre à des circonstances jugées nouvelles (que l’on se reporte à ce propos aux Acta synodalia). Si déjà quelques théologiens prétendent que fait défaut une base solide pour fonder, au for externe, la liberté religieuse sur l’instauration d’un Etat chrétien exerçant une « tolérance » pour l’exercice du culte des autres religions, combien plus sera vacillante une telle base quand on pose toutes les religions comme telles sur le même plan quant à l’exercice du culte dans la société civile, laissant aux laïcs la tâche d’annoncer l’Evangile à tous ! L’Etat n’aurait-il plus aucune obligation envers Dieu et la religio vera ? Je fais allusion à la liberté positive de religion, exercée au for externe, parce que c’est l’un des thèmes les plus brûlants ; la liberté religieuse négative (nul ne peut être contraint en conscience en matière de foi) est au contraire fermement établie bibliquement et traditionnellement claire. Mais c’est l’un des thèmes, peut-être le plus chaud, qui requiert une souplesse majeure. Il convient que le concile Vatican II soit lu et interprété pour ce qu’il fut, selon son intention et non selon un penchant (politique) personnel de la droite ou de la gauche ecclésiales, selon une sensibilité subjective conservatrice ou progressiste. Déjà en 1968 Dietrich von Hildebrand relevait que s’en tenir à une simple opposition entre conservatisme et progressisme était proprement stérile : l’important, c’est la vérité ou la tergiversation, la vérité ou le « château de cartes spirituel ». Dans ce but, j’ai voulu, sur la base des autres études publiées dans la même ligne, interroger le Concile comme tel, c’est-à-dire chercher à retrouver, pour autant que je l’ai pu et sauf jugement meilleur, l’intention (la mens) de Vatican II sur quelques doctrines clés.
Ce qui intéresse le théologien, c’est avant tout de comprendre, pour pouvoir procéder de manière sûre, le degré d’enseignement magistériel des doctrines qu’il a devant lui. C’est parce que cela n’est pas toujours évident qu’il faut mener une étude systématique des sources du Concile. Le degré de l’enseignement magistériel auquel correspond une note théologique ou une censure théologique – pour reprendre ce thème des notes et des censures si indispensables au discours théologique – selon lequel classer une doctrine nous permet d’approcher les textes conciliaires de manière sûre et, là où cela est nécessaire, parce qu’il s’agit de doctrines non encore définitivement enseignées, de pouvoir également faire quelques suggestions en vue d’un progrès organique du dogme, à la charge bien sûr du magistère de l’Eglise. En ce qui concerne les doctrines que j’ai examinées, qui sont parmi les plus importantes et significatives de tout l’appareil magistériel (Ecriture-Tradition, membres de l’Eglise-appartenance à l’Eglise, collégialité épiscopale, mystère de la Bienheureuse Vierge Marie au regard du Christ et de l’Eglise), je suis arrivé à la conclusion que nous sommes en présence de vérités auxquelles nous pouvons attribuer la note théologique suivante : « sententiae ad fidem pertinentes », c’est-à-dire des doctrines « sur lesquelles le magistère ne s’est pas encore prononcé définitivement, dont la négation pourrait conduire à mettre en péril d’autres vérités de foi et dont la vérité est garantie par leur lien intime avec la Révélation » ((. Il Vaticano II, un concilio pastorale… pp. 430–431.)) . Ces doctrines appelleraient un développement dogmatique ultérieur avant d’arriver au degré dit « definitive tenenda », et plus encore pour être proclamées comme dogmes de foi. Pour bon nombre de théologiens, nous serions avec le Concile dans un cas seulement – la « sacramentalité de l’épiscopat » en présence d’une doctrine définitive. Encore cela ne fait-il pas l’unanimité. La vérification de ce qu’on appelle la « mens Sanctae Synodus » [l’intention du Concile] pourrait être vue par certains comme un exercice ludique ou même dangereux, dans la mesure où ils pensent que c’est au Magistère de rendre raison de lui-même. Mais une position aussi tranchée abolirait l’existence même de la théologie et contredirait les appels répétés du Secrétariat général du Concile à lire les doctrines proposées par le Magistère conciliaire suprême (non dogmatiquement définies, ni devant être définitivement tenues, et qui ne requerraient évidemment aucune interprétation pour apparaître telles et seraient donc évidentes) dans l’esprit même du Concile, esprit qui découle de la matière traitée et de la manière de l’exprimer, conformément aux normes de l’interprétation théologique. La particularité de mon travail consiste dans le fait que, dans le but d’interpréter fidèlement ces doctrines conciliaires, j’ai accédé à de nombreuses sources de première main. Pour moi, les multiples expertises des théologiens de la Commission doctrinale ont été très importantes, car elles tiennent, dans la hiérarchie des sources, un rang beaucoup plus important que les journaux personnels, et viennent juste après les actes synodaux, et elles constituent les témoignages les plus authentiques de l’esprit théologique dans lequel on préparait la discussion dans l’aula, puis on modifiait et améliorait en tenant compte des discussions, acceptant ou non les modi [amendements] présentés par les Pères. Il n’est pas difficile de retrouver souvent, dans les positions majoritaires à l’intérieur de la Commission, les thèses des différents periti [experts]. Suivre pas à pas le déroulement des discussions en Commission doctrinale est d’un grand secours pour pouvoir évaluer ensuite correctement la discussion des Pères réunis en assemblée. C’est encore là un facteur dont il faut se souvenir, et qui peut clore, du moins je le pense, beaucoup de discussions encore ouvertes sur la juste herméneutique du concile Vatican II.