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Vati­can II et le concept de pas­to­ra­li­té

Le père Sera­fi­no Maria Lan­zet­ta, membre de la congré­ga­tion des fran­cis­cains de l’Immaculée ((. Congré­ga­tion aujourd’hui sou­mise à une opé­ra­tion de déman­tè­le­ment par­ti­cu­liè­re­ment cho­quante en ces temps de misé­ri­corde pro­cla­mée. Cf. entre autres Andrea San­dri, « L’affaire des fran­cis­cains de l’Immaculée. Une ini­tia­tive ita­lienne », dans le n. 123 de Catho­li­ca (prin­temps 2014), pp. 71–74.)) , doc­teur en théo­lo­gie, enseigne à la facul­té théo­lo­gique de Luga­no (Suisse). Il vient de publier sa thèse d’habilitation, Il Vati­ca­no II, un conci­lio pas­to­rale. Erme­neu­ti­ca delle dot­trine conci­lia­ri ((. Can­ta­gal­li, Sienne, avril 2014, 490 p., 25 €. )) . Nous avons pré­cé­dem­ment inter­ro­gé un autre théo­lo­gien, Mgr Flo­rian Kolf­haus, à pro­pos du carac­tère très dif­fé­ren­cié des textes conci­liaires ((. « Vati­can II fut-il un bloc ? », Catho­li­ca n. 124 (été 2014), pp. 69–77. )) , marque par­mi d’autres du carac­tère aty­pique des tra­vaux issus des quatre ses­sions romaines de 1962 à 1965.
Le P. Lan­zet­ta s’intéresse aus­si à ce thème, mais concentre sa réflexion sur la notion de « pas­to­ra­li­té », expres­sion poly­sé­mique riche d’effets induits, et notion clé pour suivre les échanges et prises de posi­tion atten­dus du synode romain sur la famille. L’entretien qu’il nous accorde ici devrait aider à faire com­prendre l’importance métho­do­lo­gique de cette ques­tion et atti­rer l’attention sur bien des impasses actuelles.

Catho­li­ca — Le concile Vati­can II pose avant tout un pro­blème épis­té­mo­lo­gique, plus encore que théo­lo­gique. Et même, à pro­pre­ment par­ler, il pose un pro­blème qui, en tant que théo­lo­gique, est en même temps néces­sai­re­ment épis­té­mo­lo­gique : s’agit-il d’interpréter les docu­ments, ou bien sim­ple­ment de les com­prendre ? L’interprétation elle-même est en effet un pro­blème, que ce soit dans la pers­pec­tive moderne construc­ti­viste, ou dans celle de la post­mo­der­ni­té décons­truc­ti­viste. Plu­tôt qu’une solu­tion, toute inter­pré­ta­tion devient elle-même un pro­blème au sein d’un pro­blème. Que pen­sez-vous sur ce sujet, à la lumière de ce que vous avez étu­dié ?

P. Sera­fi­no Maria Lan­zet­ta — L’herméneutique, c’est-à-dire l’interprétation d’un texte – dans notre cas, celle d’un texte magis­té­riel – n’est jamais la solu­tion d’un pro­blème, mais seule­ment l’instrument pour arri­ver à la solu­tion, ren­voyant à un fon­de­ment qui pré­cède l’interprétation et le sort même du texte : ce fon­de­ment est la foi de l’Eglise, le déve­lop­pe­ment orga­nique de sa doc­trine. A mon avis le pro­blème est double. Tout d’abord, il faut se rendre compte qu’il y a un pro­blème d’interprétation des textes du concile Vati­can II. Ces textes – comme n’importe quels autres – sont objet d’une double inter­pré­ta­tion selon la méthode adop­tée  : celle de la dis­con­ti­nui­té ou de la rup­ture, et celle de la conti­nui­té dans la réforme, comme l’appelait le pape Benoît XVI. En d’autres termes, le choix de l’approche her­mé­neu­tique dépend de notre concep­tion préa­lable de l’Eglise. Celle-ci est-elle une per­ma­nente syno­da­li­té qui prend conscience d’elle-même au cours de l’histoire par le biais de la convo­ca­tion extra­or­di­naire d’un concile, ou bien un mys­tère qui pré­cède le temps et s’incarne dans l’histoire pour ensuite la dépas­ser dans l’éternité ? D’un point de vue théo­lo­gique, il s’agit de don­ner à l’herméneutique, qui en elle-même est née dans un contexte exis­ten­tia­liste et post­mé­ta­phy­sique, un fon­de­ment objec­tif dans le mys­tère que l’on veut étu­dier : dans le cas pré­sent, un concile en rela­tion avec l’Eglise. Sans cela le risque existe de trans­for­mer la méthode en solu­tion, dans une inter­pré­ta­tion inter­mi­nable et par­ti­sane. Une fois pré­ci­sée l’approche fon­da­men­tale de la méthode her­mé­neu­tique, thème typique de la moder­ni­té, on peut éclai­rer ensuite une autre pro­blé­ma­tique. Il ne suf­fit pas, en effet, de mettre au clair l’approche her­mé­neu­tique et de choi­sir celle qui s’accorde avec le sujet, mais il est éga­le­ment néces­saire d’en arri­ver au texte lui-même, aux textes conci­liaires donc, en sui­vant la méthode her­mé­neu­tique rete­nue. Autre­ment dit, il ne suf­fit pas d’opter pour l’herméneutique de la conti­nui­té dans la réforme pour dire que le pro­blème des textes de Vati­can II est réso­lu – étant admis qu’il soit recon­nu comme tel au point de vue épis­té­mo­lo­gique –, il faut ensuite l’appliquer de manière à faire voir la conti­nui­té, à la démon­trer, ou mieux, à la mon­trer. Si la méthode, l’approche, était elle-même la solu­tion et non le point de départ, il suf­fi­rait d’énoncer le pro­blème pour le résoudre. Pour beau­coup, il en va ain­si, mais de fait on n’a pas encore affron­té le pro­blème. En réa­li­té, si on lit atten­ti­ve­ment le dis­cours de Benoît XVI à la Curie romaine (22 décembre 2005), on voit com­ment le pon­tife, après avoir énon­cé le prin­cipe her­mé­neu­tique juste à l’encontre de celui erro­né de la rup­ture, cherche aus­si­tôt à l’appliquer en pre­nant l’exemple de la liber­té reli­gieuse. Il sou­ligne l’immuabilité des prin­cipes tan­dis que les formes his­to­riques qui les portent sont sujettes par elles-mêmes au chan­ge­ment : donc conti­nui­té dans les prin­cipes et muta­bi­li­té ou dis­con­ti­nui­té dans les formes his­to­riques. Le pro­blème, au juge­ment même de Benoît XVI, est d’arriver à coor­don­ner conti­nui­té et dis­con­ti­nui­té, qui se pré­sentent simul­ta­né­ment quoique à des niveaux dif­fé­rents. Aujourd’hui la situa­tion des années 1960–70 en Occi­dent est déjà for­te­ment chan­gée. A une grande confiance dans l’ouverture et la tolé­rance envers l’exercice de la liber­té reli­gieuse s’est sub­sti­tuée une impres­sion­nante agres­sion rela­ti­viste qui devrait sol­li­ci­ter le théo­lo­gien, qui devrait faire appa­raître de nou­velles pos­si­bi­li­tés pour un exer­cice cor­rect de la liber­té reli­gieuse au for externe, met­tant beau­coup plus l’accent sur la véri­té de Dieu que sur la seule pos­si­bi­li­té de choi­sir dans la varié­té du pano­ra­ma reli­gieux. Mais cela est un autre sujet. Reve­nons au pro­blème de la méthode. Il s’agit d’interpréter les docu­ments et de les lire à la lumière de la foi de l’Eglise, qui est le véri­table cri­tère clé à par­tir duquel il faut par­tir et le fon­de­ment auquel rame­ner toute inter­pré­ta­tion théo­lo­gique. J’ai dit qu’il ne suf­fi­sait pas d’énoncer le cri­tère her­mé­neu­tique que l’on adopte pour avoir la solu­tion. Cela vaut tant lorsqu’on uti­lise un cri­tère incor­rect comme celui de la dis­con­ti­nui­té fon­da­men­tale et de la rup­ture que quand on suit celui, cor­rect, de la conti­nui­té. Pre­nons un exemple. Par­tons d’un élé­ment doc­tri­nal conte­nu dans le décret sur l’œcuménisme Uni­ta­tis redin­te­gra­tio, n. 11, sur ce qu’on appelle la « hié­rar­chie des véri­tés ». Qu’est-ce que cela signi­fie ? Dans sa for­mu­la­tion, ce prin­cipe est quelque chose de nou­veau et de typique de Vati­can II. Il faut cer­tai­ne­ment inter­pré­ter cor­rec­te­ment cet énon­cé, qui à son tour sert de cri­tère d’interprétation du don­né révé­lé. Cela signi­fie-t-il qu’il existe des véri­tés hié­rar­chi­que­ment subor­don­nées parce que moins révé­lées que d’autres, ou moins obli­ga­toires que d’autres parce que moins impor­tantes ? Non, cer­tai­ne­ment pas, mais cela veut dire que dans la pré­sen­ta­tion des véri­tés révé­lées (défi­nies ou non par l’Eglise) toutes ne jouissent pas de la même rela­tion avec le fon­de­ment de la Révé­la­tion. Par exemple, l’Immaculée Concep­tion de Marie est liée à la Révé­la­tion de Dieu par la véri­té du péché ori­gi­nel et de la Rédemp­tion uni­ver­selle du Christ. Mais per­sonne ne se hasar­de­rait à dire qu’elle est moins impor­tante ou moins révé­lée que la véri­té de la Rédemp­tion uni­ver­selle. La hié­rar­chie des véri­tés est donc à lire dans l’optique de l’analogie des véri­tés et non de la subor­di­na­tion de telle véri­té à telle autre, au point de favo­ri­ser leur congé­la­tion pas­to­rale tem­po­raire ou défi­ni­tive. C’est pour­quoi, en uti­li­sant le cri­tère her­mé­neu­tique de la conti­nui­té du Concile avec toute la foi de l’Eglise, l’unique moyen de com­prendre cette « hié­rar­chie des véri­tés » est l’analogia fidei ((. L’analogie de la foi, c’est-à-dire la com­pré­hen­sion de chaque par­tie en cohé­rence avec l’ensemble des véri­tés de la foi. [ndlr] )) , et non l’inverse, comme font quelques théo­lo­giens qui veulent que la praxis pré­cède la théo­rie, que le dia­logue œcu­mé­nique pré­vale sur la véri­té de l’Eglise une et unique, l’unité des dis­ciples du Christ, invo­quée par le Sei­gneur lui-même, étant alors aujourd’hui plus impé­ra­tive que l’unité consti­tuée par le Christ. Le prin­cipe her­mé­neu­tique peut donc consti­tuer un pro­blème. L’unique façon de l’employer cor­rec­te­ment est de se lais­ser gui­der par ce que l’Eglise a tou­jours cru et vécu. En un mot, l’unique prin­cipe cor­rect d’interprétation de Vati­can II est la Tra­di­tion inin­ter­rom­pue de l’Eglise, laquelle nous pré­vient aus­si d’un autre risque : celui de rame­ner l’ensemble de Vati­can II à un pro­blème her­mé­neu­tique, à une adap­ta­tion plus ou moins réus­sie à la moder­ni­té qui fait de l’interprétation le pro­blème fon­da­men­tal, fai­sant oublier ain­si le vrai motif pour lequel un concile est convo­qué dans l’Eglise. A cin­quante ans de la der­nière assise œcu­mé­nique, il est temps désor­mais de faire place à la foi plus qu’à la seule inter­pré­ta­tion de Vati­can II.

De la lec­ture des docu­ments de Vati­can II il res­sort net­te­ment que c’est le Concile lui-même qui pose le pro­blème du Concile. Il suf­fi­rait de ren­voyer à la pre­mière note du pré­am­bule de Gau­dium et spes pour s’en rendre compte. Le Concile lui-même a besoin d’explications : le cas de la Nota expli­ca­ti­va prae­via ((. Note expli­ca­tive pré­li­mi­naire intro­duite d’autorité par Paul VI pour évi­ter de tirer du texte du cha­pitre III de Lumen gen­tium une inter­pré­ta­tion trop large de la col­lé­gia­li­té épis­co­pale. [ndlr]))  est emblé­ma­tique. Les textes conci­liaires mettent en évi­dence, objec­ti­ve­ment, les ques­tions qu’ils ouvrent. Le rap­pe­ler signi­fie sim­ple­ment prendre au sérieux les docu­ments. Inter­dire la dis­cus­sion (sur la base d’un obse­quium, un reli­gieux res­pect mal com­pris, fruit impli­cite d’une concep­tion irra­tio­na­liste du pou­voir) ne contri­bue cer­tai­ne­ment pas à cla­ri­fier les choses. L’interdiction de poser des ques­tions – comme l’a rap­pe­lé Eric Voe­ge­lin – est le propre des idéo­lo­gies d’origine gnos­tique. Cela est très dif­fé­rent de l’intelligence théo­lo­gique authen­tique, tou­jours dis­po­nible par elle-même à affron­ter ques­tions et dis­cus­sions. A quel point, selon vous, se situe l’approfondissement des pro­blèmes ain­si posés ?

Le pro­blème her­mé­neu­tique du concile Vati­can II n’apparaît pas seule­ment après, au cours de la phase de récep­tion du magis­tère conci­liaire, mais bien déjà dans le cours même des ses­sions. Il est très sur­pre­nant de voir com­ment le thème de la pas­to­ra­li­té du Concile, pré­sen­té par­fois comme aggior­na­men­to (un terme jamais uti­li­sé dans les dis­cours des pon­tifes au Concile, mais uti­li­sé par Jean XXIII en réfé­rence au Code de droit canon, dans son dis­cours d’indiction du Synode romain et par suite, du der­nier concile), a pu consti­tuer une clé per­met­tant de pas­ser des sché­mas pré­pa­rés en vue de la dis­cus­sion conci­liaire aux nou­veaux sché­mas nés – ce qui parais­sait légi­time – de la dis­cus­sion conci­liaire mais sur­tout des dis­putes théo­lo­giques aiguës entre experts. Par exemple, le sché­ma pré­pa­ra­toire De fon­ti­bus Reve­la­tio­nis, au juge­ment de beau­coup, fut éli­mi­né comme peu « pas­to­ral » et de plus ne répon­dant pas aux inten­tions de Jean XXIII dans son dis­cours d’ouverture Gau­det mater Eccle­sia. Ce pro­cé­dé fut repris comme un leit­mo­tiv dans les dis­cus­sions. Le pro­blème était cepen­dant d’établir ce que l’on vou­lait dire par « pas­to­ral », et si effec­ti­ve­ment Jean XXIII vou­lait oppo­ser ce terme (com­pris qui plus est dans un sens nou­veau) à la manière de pro­cé­der des conciles œcu­mé­niques anté­rieurs. Tel fut le pro­blème sou­le­vé de temps à autre dans l’assemblée par les ora­teurs, sur­tout à pro­pos des sché­mas les plus impor­tants, notam­ment celui sur l’Eglise, et qui requé­raient une inter­pré­ta­tion de la pen­sée du pape. Ce qui par la suite condui­ra à inter­pré­ter la pen­sée du Concile lui-même. Et de fait, c’est sur­tout cette façon de prendre en consi­dé­ra­tion la pas­to­ra­li­té, en rela­tion avec le dis­cours d’ouverture, qui orien­te­ra la majo­ri­té conci­liaire et donc les votes. Voi­là pour­quoi il faut se deman­der ce que, dans l’esprit du Concile, signi­fie la pas­to­ra­li­té. Je ne me place pas dans le sillage de Chris­toph Theo­bald dans le milieu fran­çais, de Han­jo Sauer dans le milieu ger­ma­nique ni de Giu­seppe Rug­gie­ri en Ita­lie, qui font de la pas­to­ra­li­té même un prin­cipe her­mé­neu­tique de Vati­can II et lisent l’ensemble du dis­cours conci­liaire à sa lumière, mais je vois en revanche la pas­to­ra­li­té comme le pro­blème à résoudre, en indi­quant ce que je pense être l’unique voie vers une solu­tion, c’est-à-dire la clas­sique dis­tinc­tion entre dog­ma­tique et pas­to­rale. Cette der­nière tire sa rai­son d’être du dogme de la foi et de l’Eglise une et indi­vise (pour agir, il faut d’abord être), tou­jours capable, en même temps, de sol­li­ci­ter de nou­veaux appro­fon­dis­se­ments et éclair­cis­se­ments en rai­son des défis que nous ren­con­trons. La pas­to­rale ne peut pas deve­nir le motif her­mé­neu­tique du tour­nant conci­liaire en direc­tion d’une nou­velle Eglise, et donc vers une doc­trine plus faible adap­tée aux diverses situa­tions, tout sim­ple­ment parce que la pas­to­ra­li­té est en elle-même mutable car liée au temps et aux situa­tions concrètes, alors que la foi, conser­vée et annon­cée par l’Eglise, pré­cède le temps, l’illumine et le rachète. Il me semble que c’est là une ques­tion très actuelle et ouverte pour la théo­lo­gie : être capable de reprendre, en rai­son des temps nou­veaux, cet antique et har­mo­nieux binôme, qui tient que la doc­trine est pour la pas­to­rale, et la pas­to­rale pour le salut des gens ; en défi­ni­tive il s’agit de pla­cer dans leur ordre cir­cu­laire juste et sage la foi et la cha­ri­té, la rai­son et l’amour. L’intérêt his­to­rique et théo­lo­gique est crois­sant pour vou­loir com­prendre plus à fond com­ment les choses se sont réel­le­ment pas­sées. Et cela est sans aucun doute louable. Au cours des der­nières années, des ouvrages très utiles ont été réa­li­sés sur le thème de l’herméneutique de Vati­can II et sur­tout sur une thé­ma­tique préa­lable à toute éven­tuelle enquête théo­lo­gique : la cla­ri­fi­ca­tion de la dis­tinc­tion des élé­ments de l’enseignement conci­liaire selon la hié­rar­chie des docu­ments. Une consti­tu­tion dog­ma­tique n’est pas un décret ou une décla­ra­tion. Il a été plu­sieurs fois pré­ci­sé que les piliers de tout le magis­tère de Vati­can II sont les deux consti­tu­tions dog­ma­tiques, Lumen gen­tium sur l’Eglise, et celle sur la Révé­la­tion, Dei Ver­bum ; puis viennent la consti­tu­tion Sacro­sanc­tum conci­lium sur la litur­gie et la consti­tu­tion pas­to­rale Gau­dium et spes. Ces quatre consti­tu­tions, comme on le voit déjà, ont une por­tée doc­tri­nale dif­fé­rente : Gau­dium et spes ne relève pas stric­to sen­su de la doc­trine, du moins dans sa tota­li­té, à la dif­fé­rence de Lumen gen­tium. Elle pré­sup­pose plu­tôt des prin­cipes doc­tri­naux : elle est une parole de l’Eglise s’adressant au monde, afin d’exposer la façon dont elle entend sa pré­sence dans le pano­ra­ma contem­po­rain – d’alors, car aujourd’hui il est déjà chan­gé. Cela fait sur­gir les pre­mières dif­fi­cul­tés, ce qu’indique la pre­mière note que vous avez rap­pe­lée, sur le texte de la consti­tu­tion pas­to­rale. Il est déjà dif­fi­cile en soi d’accoler les deux termes qui défi­nissent ce docu­ment, « consti­tu­tion », et « pas­to­rale ». Evi­dem­ment, le Concile adopte alors un mode d’enseignement nou­veau, qui doit ensuite néces­sai­re­ment être pris en consi­dé­ra­tion par une her­mé­neu­tique pro­por­tion­née. Si de plus on observe les deux consti­tu­tions dog­ma­tiques, on se rend compte qu’à l’intérieur de cha­cune se trouvent plu­sieurs niveaux d’enseignement, même si l’on tient compte du fait sui­vant : la teneur géné­rale de l’enseignement est solennel/extraordinaire ou suprême du point de vue de son sujet (un concile œcu­mé­nique) et authentique/ordinaire quant à la matière ensei­gnée, dédui­sant cela de son expo­sé ini­tial ou de sa reprise ulté­rieure, et de la manière selon laquelle elle est expo­sée. Si l’on veut com­prendre le concile Vati­can II, il faut sou­vent faire des dis­tinc­tions et ne pas rame­ner tout à une réa­li­té unique.

Il faut aus­si prendre en compte un autre fac­teur pour abor­der cor­rec­te­ment les docu­ments : sou­vent, une décla­ra­tion ou un décret reprend et appro­fon­dit les thèmes conte­nus dans les consti­tu­tions. Pen­sez par exemple au thème de l’œcuménisme et donc à la rela­tion entre l’Eglise du Christ, l’Eglise catho­lique, et les autres com­mu­nau­tés ou Eglises chré­tiennes telle que l’approfondit Uni­ta­tis redin­te­gra­tio par rap­port à Lumen gen­tium. Cela veut aus­si dire qu’une consti­tu­tion dog­ma­tique n’est pas un texte clos et défi­ni­tif ; c’est un texte qui se laisse com­plé­ter dans son ensei­gne­ment par un autre docu­ment de nature juri­dique infé­rieure ou par un thème déve­lop­pé ailleurs. Autre exemple, en sens inverse : celui du dia­co­nat per­ma­nent, trai­té dans Lumen gen­tium et repris avec des accents nou­veaux, mais aus­si pro­blé­ma­tiques, dans le décret Ad gentes sur les mis­sions (où l’on parle d’un « dia­co­nat de fait » qui n’existe pas). Qu’est-ce que cela signi­fie du point de vue her­mé­neu­tique ? Eh bien, que nous devons sur­tout être pré­cau­tion­neux dans la dis­tinc­tion entre la doc­trine, la manière d’enseigner, et la nature du docu­ment qui l’enseigne, en tenant compte de la fina­li­té du Concile presque tou­jours pré­sente, la pas­to­ra­li­té. D’autres thèmes encore méri­te­raient un renou­veau d’attention de la part de la théo­lo­gie. J’essaie de le mon­trer dans mon tra­vail. En étu­diant Vati­can II dans ses diverses phases, on constate un fait assez sin­gu­lier. Tan­dis que dans les débats en assem­blée, et sur­tout dans la Com­mis­sion doc­tri­nale, quelques doc­trines beau­coup plus récentes du point de vue de l’approfondissement théo­lo­gique et du par­cours magis­té­riel sont pro­po­sées – comme la col­lé­gia­li­té épis­co­pale, le dia­co­nat per­ma­nent marié, la sacra­men­ta­li­té de l’Eglise –, et cela avec un enga­ge­ment notable des experts théo­lo­giques à l’attention des Pères, et ensuite ensei­gnées, d’autres doc­trines en revanche, bien plus anciennes dans leur déve­lop­pe­ment dog­ma­tique au point qu’il était sou­vent pos­sible de les qua­li­fier de « com­munes » – le thème des limbes, la créa­tion, la ques­tion piège de l’évolutionnisme, l’appartenance à l’Eglise (com­ment lui appar­tient-on de manière par­faite, ou pleine ?) en rela­tion avec le rap­port entre mys­tère invi­sible ou Corps mys­tique du Christ et socié­té visible et hié­rar­chique, ou corps social et his­to­rique – ces autres doc­trines, donc, ont été délais­sées parce que consi­dé­rées comme encore insuf­fi­sam­ment mûres et à ren­voyer à la dis­cus­sion théo­lo­gique. Poser des ques­tions est le propre de toute science. La théo­lo­gie, qui est une science de la foi, doit donc être capable de sou­le­ver des ques­tions, non certes pour faire sienne la méthode car­té­sienne et vou­loir démon­trer la foi en la met­tant en dis­cus­sion, mais pour rendre clairs à la rai­son, dans la mesure du pos­sible, ses propres énon­cés et favo­ri­ser ain­si le déve­lop­pe­ment de l’intellectus fidei : lire la foi de l’intérieur, et pour ain­si dire entrer en elle. Ce qui importe cepen­dant, ce n’est pas de poser des ques­tions, mais de poser des ques­tions justes. De mon côté c’est ce que je sou­haite avoir fait dans mon der­nier tra­vail, dans lequel j’ai cher­ché à for­mu­ler les inter­ro­ga­tions qui, à mon avis, demeurent encore non réso­lues mais qui revêtent une impor­tance spé­ciale en rai­son de leur objet.

Comme vous venez de le rap­pe­ler, depuis le moment de sa convo­ca­tion, le concile Vati­can II a été vou­lu pas­to­ral, et donc ni dog­ma­tique ni dis­ci­pli­naire. Cela annon­çait une méthode et une pra­tique pré­dé­ter­mi­nées venant struc­tu­rer les docu­ments ulté­rieurs. La méthode était donc posée, et le conte­nu à iden­ti­fier. A cause de cela pré­ci­sé­ment émerge le pri­mat de la pas­to­ra­li­té, que ce soit dans les inten­tions, la manière d’exposer, le lan­gage. En ce sens, il est indé­niable que la pas­to­ra­li­té crée un pro­blème plus qu’elle n’apporte une solu­tion. A pro­pos de Vati­can II que vous étu­diez dans votre der­nier livre, vous par­lez d’une « épi­pha­nie pas­to­rale ». Quelles réflexions pou­vez-vous en tirer ?

Comme je l’ai déjà dit, à mon avis, la pas­to­ra­li­té est le pro­blème à résoudre dans le Concile, non pas au sens où elle est comme telle un pro­blème, mais où l’on n’en a jamais trou­vé une défi­ni­tion, que ce soit dans l’intention (la mens) du Concile, ne sachant pas s’il s’agit de son accep­tion et de sa défi­ni­tion théo­lo­giques clas­siques, ou bien dans une autre accep­tion conforme à l’idée de quelques experts conci­liaires influents ; et donc en défi­ni­tive, la pas­to­ra­li­té se prête à l’exercice de fonc­tions diverses et par­fois, ou même sou­vent, en dehors de son domaine. Ain­si au nom de la pas­to­ra­li­té, on écarte les dis­cus­sions, on pla­ni­fie sou­vent le pro­gramme du magis­tère extra­or­di­naire du concile, on choi­sit quelle doc­trine est la plus impor­tante à expo­ser, même si, comme je le disais, son âge théo­lo­gique est des plus jeunes, tan­dis qu’on laisse encore en débat d’autres doc­trines bien plus éta­blies dans le temps. Un autre fac­teur sur­prend : la pas­to­ra­li­té est sou­vent pré­sen­tée comme un effort œcu­mé­nique du Concile, mais cet effort est qua­si exclu­si­ve­ment diri­gé à sens unique vers les pro­tes­tants. Et les ortho­doxes d’Orient ? Tel Père s’en attris­tait, voyant dans ce choix pas­to­ral plus une bles­sure à l’unité qu’un nou­vel encou­ra­ge­ment. Pour­quoi, par exemple, y eut-il une très longue recherche sur la Tra­di­tio consti­tu­ti­va de l’Eglise, qui a duré des années, en vue de lis­ser le ton, alors que le thème est cen­tral et vital pour l’orthodoxie, sur­tout en matière litur­gique ? Je consi­dère en outre que le pro­blème clé est le sui­vant : on ne sau­rait faire de l’objet de l’étude –com­ment com­prendre le sens nou­veau de la pas­to­ra­li­té conci­liaire – l’instrument her­mé­neu­tique d’examen du pro­blème. Encore une fois, le pro­blème ne peut se trans­for­mer en méthode, comme cela se passe hélas dans beau­coup d’herméneutiques. J’aime don­ner un exemple concret pour per­mettre de se rendre compte de la méthode sin­gu­lière uti­li­sée par les Pères conci­liaires, et avant eux, les théo­lo­giens, pour mettre en œuvre la pas­to­ra­li­té, cen­sée indi­quée par Jean XXIII comme une moda­li­té nou­velle d’exposition de l’ensemble du cor­pus magis­té­riel. Je choi­sis la défi­ni­tion don­née par un Père conci­liaire et par un expert de la Com­mis­sion doc­tri­nale du Concile. Le Maître géné­ral des domi­ni­cains, le P. Ani­ce­to Fernán­dez, pré­sent dans l’aula en qua­li­té de Père, au cours d’une inter­ven­tion orale défi­nis­sait ain­si la pas­to­rale : « 1. Le mot « pas­to­ral » est un adjec­tif. Il ne peut se com­prendre ni s’expliquer sans être ordon­né à un sub­stan­tif. Le sub­stan­tif admet un double cas, et on ne peut pas prendre l’un pour l’autre ; a) ou bien le sub­stan­tif est le pâtu­rage ou la nour­ri­ture ; b) ou bien le sub­stan­tif est la manière d’administrer la nour­ri­ture et le pâtu­rage. Le Concile en effet défend la véri­té, pro­pose la véri­té. La véri­té est claire, péné­trante, et c’est ce qu’on en attend. Le munus pas­to­ral de cha­cun de nous se réfère prin­ci­pa­le­ment au sub­stan­tif qui est la méthode. La doc­trine conci­liaire est celle des pas­teurs, la nour­ri­ture saine à admi­nis­trer à tous, atten­tifs aux condi­tions de lieu, de temps et de per­sonnes. Rude­ment pour les rudes, sage pour les sages. […] Nous ne devons pas cher­cher un carac­tère pas­to­ral qui s’obtienne au détri­ment de la véri­té. Pour cela, entre deux for­mules, si l’une est plus pas­to­rale mais moins claire et exacte, l’autre moins pas­to­rale mais plus claire et exacte, sans aucun doute dans un concile il faut choi­sir la seconde. Dans la pra­tique pas­to­rale, on choi­sit la pre­mière […] » ((. Acta Syno­da­lia 1/3, p. 237.))

A cette idée de pas­to­ra­li­té, expri­mée en conti­nui­té avec la vision constante de la théo­lo­gie et du magis­tère, s’opposait celle d’Edward Schil­le­bee­ckx, théo­lo­gi­que­ment plus per­son­nelle mais non moins influente, comme cela résulte des dis­cus­sions au sein de la Com­mis­sion doc­tri­nale. Il écrit ain­si : « Le concile pas­to­ral devient doc­tri­nal pré­ci­sé­ment en rai­son de son carac­tère pas­to­ral. La demande d’approfondissement doc­tri­nal est pas­to­rale » ((. « The pas­to­ral coun­cil becomes doc­tri­nal pre­ci­se­ly on account of its pas­to­ral cha­rac­ter. Pas­to­ral demands call for doc­tri­nal dee­pe­ning », in The Coun­cil notes of Edward Schil­le­bee­ckx 1962–1963, Pee­ters, Leu­ven, 2011, p. 37.)) . Ici, évi­dem­ment, la pas­to­ra­li­té du Concile, plus que nour­ri­ture des­ti­née à nour­rir les fidèles, devient « stra­té­gie » pour faire fleu­rir la doc­trine elle-même. Tous les experts ne par­ta­geaient pas cette vision, certes, mais les plus influents et les plus renom­més, si. Voi­là pour­quoi il n’est pas facile d’identifier immé­dia­te­ment et avec une cer­ti­tude abso­lue ce que signi­fie la pas­to­ra­li­té à Vati­can II. C’est la rai­son pour laquelle j’ai choi­si le mot « épi­pha­nie » (mani­fes­ta­tion, appa­ri­tion) pour indi­quer là où, selon moi, se mani­feste cette facile com­po­si­tion de doc­trine et de pas­to­rale, c’est-à-dire une doc­trine qui s’élabore petit à petit pour un motif pas­to­ral, en ver­tu d’une rai­son qui n’est pas la pré­sen­ta­tion de la doc­trine comme telle, mais celle de la doc­trine d’une cer­taine manière, tenant compte de quelques requêtes externes, par­mi les­quelles et de manière pré­pon­dé­rante, l’aspiration œcu­mé­nique. Pour s’en tenir à la défi­ni­tion du P. Fernán­dez, le Concile accom­plit déjà l’œuvre du pas­teur, cette action de « tra­duc­tion » qui sera ensuite assi­gnée aux évêques et aux prêtres avec une pru­dence et une sol­li­ci­tude toute pas­to­rale. Je parle d’« épi­pha­nie pas­to­rale », par consé­quent, parce que je cherche à faire voir com­ment la « fin prin­ci­pa­le­ment pas­to­rale » du Concile, comme cela résulte plu­sieurs fois des réponses offi­cielles ou du Secré­ta­riat du Concile ou de la Com­mis­sion doc­tri­nale elle-même ((. Cf. Acta Syno­da­lia II/6, p. 205 ; III/8, p. 10.)) , pré­side en quelque manière au déve­lop­pe­ment magis­té­riel de Vati­can II et donc limite, outre l’enseignement lui-même, le mode sur lequel est pré­sen­tée une doc­trine, fai­sant qu’en prin­cipe Vati­can II se place dans la caté­go­rie du magis­tère ordi­naire authen­tique. Le Concile était libre de le faire, mais nor­ma­le­ment les conciles n’ont pas été convo­qués pour com­men­cer à ensei­gner de nou­velles doc­trines, mais pour condam­ner les erreurs, pour défi­nir des véri­tés de foi ou pour les ensei­gner de manière défi­ni­tive et donc irré­for­mable. Ici gît la dif­fé­rence entre Vati­can I, par exemple, et Vati­can II. Se rendre compte de cette dif­fé­rence est néces­saire, en pre­nant en compte le fait qu’elle se situe dans ce nou­veau mixte entre pas­to­ra­li­té et doc­trine. Je me pro­pose cepen­dant, avec cette inter­pré­ta­tion, de pro­té­ger Vati­can II d’un exces­sif enthou­siasme qui pour­rait finir par sus­ci­ter à son tour sa propre réin­ter­pré­ta­tion, jus­te­ment en rai­son des épi­pha­nies pas­to­rales, concluant que fina­le­ment et pour la pre­mière fois nous nous trou­ve­rions vrai­ment face à un concile pas­to­ral ! En fait, tout en m’affrontant à ces épi­pha­nies, et en vue d’appliquer une her­mé­neu­tique réa­liste, je m’en tiens à la tra­di­tion­nelle dis­tinc­tion entre pas­to­rale et dog­ma­tique, voyant dans l’une les rai­sons de l’autre, mais subor­don­nant la pra­tique à la foi et au dogme. J’effectue la véri­fi­ca­tion de la pas­to­ra­li­té épi­pha­nique du Concile fon­da­men­ta­le­ment dans trois domaines des doc­trines conci­liaires : 1) dans les inten­tions et l’élaboration de la doc­trine sur le rap­port entre l’Ecriture et la Tra­di­tion dans Dei Ver­bum ; 2) de même avec la doc­trine sur l’Eglise dans Lumen gen­tium ; 3) dans les inten­tions des Pères et en consé­quence dans la for­ma­tion de la doc­trine mario­lo­gique, au cha­pitre VIII de Lumen gen­tium. La for­ma­tion du cha­pitre marial de la consti­tu­tion sur l’Eglise est d’ailleurs emblé­ma­tique d’un concile in fie­ri fon­da­men­ta­le­ment par­ta­gé sur l’interprétation de la signi­fi­ca­tion pas­to­rale et œcu­mé­nique à don­ner à son ensei­gne­ment. La mario­lo­gie conci­liaire, par ailleurs très riche et abon­dante, reflète néan­moins un pro­blème qui était agi­té déjà dans le cours du Concile, au moment où, avec un écart de seule­ment qua­rante voix, le sché­ma marial a été incor­po­ré à celui sur l’Eglise, avec tout ce que ce rat­ta­che­ment pou­vait et devait signi­fier. Ce qui compte du point de vue magis­té­riel, c’est la doc­trine ensei­gnée dans le docu­ment final, mais sa juste inter­pré­ta­tion serait impos­sible sans aller à son éla­bo­ra­tion et à l’esprit qui a ani­mé les Pères. Vati­can II est cer­tai­ne­ment un concile nou­veau à divers égards, mais pas jusqu’au point de devoir trans­for­mer l’Eglise elle-même en un nou­veau concile capable de sus­ci­ter pério­di­que­ment l’enthousiasme au gré des divers moments de l’histoire.

Dans votre livre sur Vati­can II, après avoir ample­ment trai­té du pro­blème de l’enseignement conci­liaire comme acte du magis­tère, vous vous concen­trez sur la ques­tion de la posi­tion du Concile au sujet de la qua­li­fi­ca­tion théo­lo­gique de ses propres énon­cés. Depuis les décen­nies post­con­ci­liaires, on ren­contre les thèses de ceux qui en ont fait un « super­dogme » (pour reprendre l’expression de celui qui était alors le car­di­nal Rat­zin­ger), ou le point de départ d’un « nou­veau chris­tia­nisme » au nom duquel tout ce qui pré­cé­dait doit être reje­té. De manière très cohé­rente, non seule­ment le pré­con­cile devait être dépas­sé par l’esprit du Concile, mais Vati­can II devrait aller au-delà de lui-même, se pro­lon­geant dans la praxis qui en révèle l’esprit jusqu’à l’épuiser (et l’évacuer) dans ce mou­ve­ment. De la même manière se sont pré­sen­tés ceux que l’on pour­rait appe­ler des « conser­va­teurs », qui ont dog­ma­ti­sé tous les textes du Concile et s’en sont faits les par­ti­sans jaloux et les défen­seurs agres­sifs. Mais ain­si, para­doxa­le­ment, ils se voient démen­tis par les textes conci­liaires eux-mêmes. Pou­vez-vous nous indi­quer quelles sont vos conclu­sions théo­lo­giques à ce pro­pos ?

Il est par­ti­cu­liè­re­ment décon­cer­tant de voir com­ment le concile Vati­can II s’est trou­vé « pié­gé », non sans contraintes inten­tion­nelles, par les inter­pré­ta­tions les plus variées, que l’on peut fon­da­men­ta­le­ment résu­mer à une sur­éva­lua­tion par rap­port à tous les conciles pré­cé­dents, voire à l’histoire de l’Eglise et à son mys­tère. Certes, si l’on part de l’idée qu’entre le pre­mier et le troi­sième mil­lé­naire chré­tien il y a comme un gap his­to­rique et conci­liaire, alors Vati­can II peut cer­tai­ne­ment ser­vir à com­bler ce vide inopi­né­ment créé. Tous les conciles, certes, n’ont pas été dog­ma­tiques comme l’ont été Trente ou Vati­can I, mais assu­ré­ment aucun concile n’a jamais été pas­to­ra­le­ment dog­ma­tique, ou dog­ma­ti­que­ment pas­to­ral comme on le fait de temps en temps avec Vati­can II, soit quand on en fait un nou­veau com­men­ce­ment et une étoile polaire du magis­tère solen­nel et suprême de l’Eglise, soit lorsque pour pro­té­ger les doc­trines nou­velles, on l’infaillibilise sans se rendre compte que le Concile lui-même ne l’a pas vou­lu. Ce qui cepen­dant nous ques­tionne pro­fon­dé­ment, c’est le pour­quoi d’un tel achar­ne­ment sur Vati­can II. Peut-être parce qu’il fal­lait qu’il repré­sente un signe de ral­lie­ment pour un cer­tain catho­li­cisme se défi­nis­sant rapi­de­ment lui-même comme post­con­ci­liaire ? Un « style » nou­veau d’être Eglise et chré­tien ? On ne se rend pas compte que cet effort se fait au détri­ment du Concile lui-même, réduit à un tour­nant majeur, à un « super­dogme » qui rela­ti­vise en réa­li­té la foi et la morale. Il est inté­res­sant de noter, en sui­vant le déve­lop­pe­ment his­to­rique de l’idée de concile et de sa forme (voir à ce sujet le pre­mier cha­pitre de mon livre) que ce qui défi­nit en propre un concile n’est pas le concept juri­dique de repré­sen­ta­tion (un concile repré­sen­te­rait l’Eglise) ; les conci­lia­ristes du XIVe siècle s’en étaient empa­rés pour subor­don­ner le pape au concile. C’est plu­tôt l’exigence, déjà per­cep­tible dans le pre­mier concile œcu­mé­nique de Nicée, de défense de la foi et d’enseignement de la véri­té comme don spi­ri­tuel le plus éle­vé.

Le pro­blème d’un concile n’a jamais été son infailli­bi­li­té, mais la néces­si­té d’enseigner la véri­té. Même ceux qui voient Vati­can II comme rup­ture avec la Tra­di­tion, à mon modeste avis, sur­éva­luent le Concile, en dog­ma­ti­sant chaque élé­ment de sa doc­trine, y com­pris ceux qui ne sont que des dis­po­si­tions ou des ensei­gne­ments « pas­to­raux » vou­lant répondre à des cir­cons­tances jugées nou­velles (que l’on se reporte à ce pro­pos aux Acta syno­da­lia). Si déjà quelques théo­lo­giens pré­tendent que fait défaut une base solide pour fon­der, au for externe, la liber­té reli­gieuse sur l’instauration d’un Etat chré­tien exer­çant une « tolé­rance » pour l’exercice du culte des autres reli­gions, com­bien plus sera vacillante une telle base quand on pose toutes les reli­gions comme telles sur le même plan quant à l’exercice du culte dans la socié­té civile, lais­sant aux laïcs la tâche d’annoncer l’Evangile à tous ! L’Etat n’aurait-il plus aucune obli­ga­tion envers Dieu et la reli­gio vera ? Je fais allu­sion à la liber­té posi­tive de reli­gion, exer­cée au for externe, parce que c’est l’un des thèmes les plus brû­lants ; la liber­té reli­gieuse néga­tive (nul ne peut être contraint en conscience en matière de foi) est au contraire fer­me­ment éta­blie bibli­que­ment et tra­di­tion­nel­le­ment claire. Mais c’est l’un des thèmes, peut-être le plus chaud, qui requiert une sou­plesse majeure. Il convient que le concile Vati­can II soit lu et inter­pré­té pour ce qu’il fut, selon son inten­tion et non selon un pen­chant (poli­tique) per­son­nel de la droite ou de la gauche ecclé­siales, selon une sen­si­bi­li­té sub­jec­tive conser­va­trice ou pro­gres­siste. Déjà en 1968 Die­trich von Hil­de­brand rele­vait que s’en tenir à une simple oppo­si­tion entre conser­va­tisme et pro­gres­sisme était pro­pre­ment sté­rile : l’important, c’est la véri­té ou la ter­gi­ver­sa­tion, la véri­té ou le « châ­teau de cartes spi­ri­tuel ». Dans ce but, j’ai vou­lu, sur la base des autres études publiées dans la même ligne, inter­ro­ger le Concile comme tel, c’est-à-dire cher­cher à retrou­ver, pour autant que je l’ai pu et sauf juge­ment meilleur, l’intention (la mens) de Vati­can II sur quelques doc­trines clés.

Ce qui inté­resse le théo­lo­gien, c’est avant tout de com­prendre, pour pou­voir pro­cé­der de manière sûre, le degré d’enseignement magis­té­riel des doc­trines qu’il a devant lui. C’est parce que cela n’est pas tou­jours évident qu’il faut mener une étude sys­té­ma­tique des sources du Concile. Le degré de l’enseignement magis­té­riel auquel cor­res­pond une note théo­lo­gique ou une cen­sure théo­lo­gique – pour reprendre ce thème des notes et des cen­sures si indis­pen­sables au dis­cours théo­lo­gique – selon lequel clas­ser une doc­trine nous per­met d’approcher les textes conci­liaires de manière sûre et, là où cela est néces­saire, parce qu’il s’agit de doc­trines non encore défi­ni­ti­ve­ment ensei­gnées, de pou­voir éga­le­ment faire quelques sug­ges­tions en vue d’un pro­grès orga­nique du dogme, à la charge bien sûr du magis­tère de l’Eglise. En ce qui concerne les doc­trines que j’ai exa­mi­nées, qui sont par­mi les plus impor­tantes et signi­fi­ca­tives de tout l’appareil magis­té­riel (Ecri­ture-Tra­di­tion, membres de l’Eglise-appartenance à l’Eglise, col­lé­gia­li­té épis­co­pale, mys­tère de la Bien­heu­reuse Vierge Marie au regard du Christ et de l’Eglise), je suis arri­vé à la conclu­sion que nous sommes en pré­sence de véri­tés aux­quelles nous pou­vons attri­buer la note théo­lo­gique sui­vante : « sen­ten­tiae ad fidem per­ti­nentes », c’est-à-dire des doc­trines « sur les­quelles le magis­tère ne s’est pas encore pro­non­cé défi­ni­ti­ve­ment, dont la néga­tion pour­rait conduire à mettre en péril d’autres véri­tés de foi et dont la véri­té est garan­tie par leur lien intime avec la Révé­la­tion » ((. Il Vati­ca­no II, un conci­lio pas­to­rale… pp. 430–431.)) . Ces doc­trines appel­le­raient un déve­lop­pe­ment dog­ma­tique ulté­rieur avant d’arriver au degré dit « defi­ni­tive tenen­da », et plus encore pour être pro­cla­mées comme dogmes de foi. Pour bon nombre de théo­lo­giens, nous serions avec le Concile dans un cas seule­ment – la « sacra­men­ta­li­té de l’épiscopat » en pré­sence d’une doc­trine défi­ni­tive. Encore cela ne fait-il pas l’unanimité. La véri­fi­ca­tion de ce qu’on appelle la « mens Sanc­tae Syno­dus » [l’intention du Concile] pour­rait être vue par cer­tains comme un exer­cice ludique ou même dan­ge­reux, dans la mesure où ils pensent que c’est au Magis­tère de rendre rai­son de lui-même. Mais une posi­tion aus­si tran­chée abo­li­rait l’existence même de la théo­lo­gie et contre­di­rait les appels répé­tés du Secré­ta­riat géné­ral du Concile à lire les doc­trines pro­po­sées par le Magis­tère conci­liaire suprême (non dog­ma­ti­que­ment défi­nies, ni devant être défi­ni­ti­ve­ment tenues, et qui ne requer­raient évi­dem­ment aucune inter­pré­ta­tion pour appa­raître telles et seraient donc évi­dentes) dans l’esprit même du Concile, esprit qui découle de la matière trai­tée et de la manière de l’exprimer, confor­mé­ment aux normes de l’interprétation théo­lo­gique. La par­ti­cu­la­ri­té de mon tra­vail consiste dans le fait que, dans le but d’interpréter fidè­le­ment ces doc­trines conci­liaires, j’ai accé­dé à de nom­breuses sources de pre­mière main. Pour moi, les mul­tiples exper­tises des théo­lo­giens de la Com­mis­sion doc­tri­nale ont été très impor­tantes, car elles tiennent, dans la hié­rar­chie des sources, un rang beau­coup plus impor­tant que les jour­naux per­son­nels, et viennent juste après les actes syno­daux, et elles consti­tuent les témoi­gnages les plus authen­tiques de l’esprit théo­lo­gique dans lequel on pré­pa­rait la dis­cus­sion dans l’aula, puis on modi­fiait et amé­lio­rait en tenant compte des dis­cus­sions, accep­tant ou non les modi [amen­de­ments] pré­sen­tés par les Pères. Il n’est pas dif­fi­cile de retrou­ver sou­vent, dans les posi­tions majo­ri­taires à l’intérieur de la Com­mis­sion, les thèses des dif­fé­rents per­iti [experts]. Suivre pas à pas le dérou­le­ment des dis­cus­sions en Com­mis­sion doc­tri­nale est d’un grand secours pour pou­voir éva­luer ensuite cor­rec­te­ment la dis­cus­sion des Pères réunis en assem­blée. C’est encore là un fac­teur dont il faut se sou­ve­nir, et qui peut clore, du moins je le pense, beau­coup de dis­cus­sions encore ouvertes sur la juste her­mé­neu­tique du concile Vati­can II.