Revue de réflexion politique et religieuse.

Le Synode et la méthode pas­to­rale (par­tie 3)

Article publié le 13 Jan 2024 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Avec la décla­ra­tion Fidu­cia sup­pli­cans (FS) du 18 décembre 2023, le Dicas­tère pour la Doc­trine de la Foi, avec une cer­taine pré­ci­pi­ta­tion par rap­port aux récents résul­tats du Synode, a deman­dé au pape Fran­çois, ex audien­tia, d’ap­prou­ver de nou­velles béné­dic­tions, créées ad hoc « pour les couples en situa­tion irré­gu­lière » et « pour les couples de même sexe ». Dans les deux cas l’ac­cent est mis sur le « couple ». Pour pla­cer cela au niveau du prin­cipe, et ain­si en jus­ti­fier mora­le­ment les actes, on tente de sépa­rer l’as­pect litur­gique de la béné­dic­tion d’un aspect anté­cé­dent, « théo­lo­gique » mais non rituel. Avec quels résul­tats ?

Bénir, mais sans le dire

Une pre­mière réflexion s’im­pose sur la dis­tinc­tion entre béné­dic­tion litur­gique et béné­dic­tion dévo­tion­nelle. En reti­rant à ces der­nières leur sta­tut litur­gique, il semble que l’on puisse offrir un moyen de bénir quand même les couples concer­nés, grâce à un véri­table sophisme. Cette nou­velle béné­dic­tion n’a pas besoin d’être « un acte litur­gique ou semi-litur­gique, sem­blable à un sacre­ment » (FS 36) ; mais reste-t-elle une béné­dic­tion sacra­men­telle ou n’est-elle qu’une invo­ca­tion talis­ma­nique ? FS fait la dis­tinc­tion entre les béné­dic­tions litur­giques, c’est-à-dire liées à un sacre­ment, et les béné­dic­tions sacra­men­tales, don­nées en dehors des sacre­ments, comme sources de grâces actuelles. Mais tout cela décou­le­rait encore d’« un point de vue stric­te­ment litur­gique » dans lequel « la béné­dic­tion exige que ce qui est béni soit conforme à la volon­té de Dieu expri­mée dans les ensei­gne­ments de l’É­glise » (FS 9). Cepen­dant, à ce contexte stric­te­ment litur­gique s’a­jou­te­rait une troi­sième sphère flexi­ble­ment litur­gique. En effet, à ces béné­dic­tions s’a­jou­te­raient désor­mais des béné­dic­tions extem­po­ra­nées, dévo­tion­nelles ou pas­to­rales, qui, tout en étant indé­pen­dantes du rituel de l’É­glise, afin d’être plus flexibles et uti­li­sables dans toutes les cir­cons­tances, même en contra­dic­tion avec la volon­té de Dieu, seraient néan­moins revê­tues des conno­ta­tions litur­gi­co-théo­lo­giques des sacra­men­taux. C’est d’ailleurs ce que dit FS 31 : « Ces formes de béné­dic­tion expriment une sup­pli­ca­tion à Dieu pour qu’il accorde les aides qui pro­viennent des impul­sions de son Esprit – que la théo­lo­gie clas­sique appelle « grâces actuelles » – afin que les rela­tions humaines puissent mûrir et gran­dir dans la fidé­li­té au mes­sage de l’É­van­gile, se libé­rer de leurs imper­fec­tions et de leurs fra­gi­li­tés et s’ex­pri­mer dans la dimen­sion tou­jours plus grande de l’a­mour divin. »

De manière équi­voque, ces nou­velles béné­dic­tions sont de fac­to assi­mi­lées à des sacra­men­taux mais sans les défi­nir comme tels, don­nant l’im­pres­sion d’a­voir créé une sous-caté­go­rie neutre dans le seul but de jus­ti­fier la béné­dic­tion de ce qui n’est pas bénis­sable parce qu’il est objec­ti­ve­ment contraire à Dieu et à sa créa­tion. Nous sommes confron­tés à des béné­dic­tions qui sont des sacra­men­taux ano­nymes, comme les « chré­tiens ano­nymes » de Rah­ner, c’est-à-dire ceux qui sont chré­tiens sans savoir qu’ils le sont parce qu’au fond, être chré­tien n’ap­par­tient pas à la grâce mais à la nature, qui ne fait qu’un avec la grâce au niveau de la connais­sance. Le pas­sage de la béné­dic­tion a‑thématique ou trans­cen­dante à la béné­dic­tion thé­ma­tique ou caté­go­rielle se fera avec le temps, lorsque, grâce à l’u­sage nor­mal qui sera fait de ces béné­dic­tions, il sera entré dans l’es­prit et le cœur des chré­tiens que l’on peut aus­si bénir le péché. Entre-temps, un nomi­na­lisme de base se fait jour, carac­té­ris­tique pré­do­mi­nante de notre époque : la « béné­dic­tion » est un simple fla­tus vocis, c’est-à-dire un mot qui ne dit pas ce qu’il veut dire, mais qui exprime avec la même signi­fi­ca­tion appa­rente une autre réa­li­té, à savoir la légi­ti­ma­tion des couples irré­gu­liers et de même sexe. Le nomi­na­lisme est la sou­mis­sion des concepts au pou­voir.

La grâce comme droit pour tous

Com­ment ne pas voir aus­si le dan­ger de la natu­ra­li­sa­tion de la grâce, d’une part, et de sa réduc­tion à un droit pour tous, d’autre part ? Ce sont les deux faces d’une même médaille. La béné­dic­tion des couples irré­gu­liers et homo­sexuels, qui serait une espèce sui gene­ris de la grâce actuelle, est la jus­ti­fi­ca­tion du péché et sa cou­ver­ture par l’exi­gence de la grâce pour tous et dans toutes les situa­tions. En véri­té, la grâce actuelle, en tant que mou­ve­ment tran­si­toire, n’est pas un élan sur­na­tu­rel ano­nyme offert par Dieu pour que l’on reste dans le péché. Ce serait un blas­phème de le pen­ser. Elle est tou­jours une pous­sée vers le bien et la grâce sanc­ti­fiante, afin que l’homme, par la conver­sion, s’ouvre à Dieu et accueille le don de la vie nou­velle, le vête­ment de la grâce qui confère la foi, l’es­pé­rance et la cha­ri­té sur­na­tu­relles. Ces béné­dic­tions, en revanche, outre qu’elles sont inca­pables de bénir, du fait que la grâce invo­quée sur la rela­tion du couple est anti­thé­tique à la situa­tion objec­tive du péché, ont pour effet inévi­table de confir­mer les couples dans leur état de désordre contraire à Dieu.

Pour contour­ner cette dif­fi­cul­té, on a ten­té de jus­ti­fier le prin­cipe de ces béné­dic­tions en fai­sant une dis­tinc­tion entre les per­sonnes bénies et le couple en tant que tel, ou plu­tôt l’u­nion, qui, bien qu’en désac­cord avec le com­man­de­ment de Dieu, ne serait pas l’ob­jet propre de la béné­dic­tion. On joue sur les mots. Soit le couple se mani­feste en ver­tu de l’u­nion et de la rela­tion, soit il n’existe pas. Cepen­dant, c’est la décla­ra­tion même de FS qui, au n. 31, parle de béné­dic­tion de « rela­tions humaines », c’est-à-dire, en l’espèce, de rela­tions contre-nature. Elle ne le dit pas, tout comme elle ne parle jamais de péché, ni de sodo­mie, mais c’est de cela qu’il s’a­git, et ano­ny­me­ment, elle tente de les bénir. Il n’est pas non plus fait men­tion de la conver­sion, et encore moins de la confes­sion pour être, le cas échéant, absous du péché. L’intention cou­pable du docu­ment est plus que claire. Nous sommes confron­tés à des béné­dic­tions qui veulent être telles sans en don­ner l’ap­pa­rence. Mais cela ne réjouit même pas les mou­ve­ments de pro­mo­tion et d’in­té­gra­tion de l’ho­mo­sexua­li­té, dont l’un, le chi­lien, a qua­li­fié FS de « nou­velle et into­lé­rable forme d’exclusion » et de « mesure d’apartheid[1] ».

Le mal intrin­sèque n’existe plus

Quel est le pro­blème à la base de tout cela ? Par une agréable sur­prise, plu­sieurs épis­co­pats, en par­ti­cu­lier des péri­phé­ries, déclarent clai­re­ment leur rejet de FS. Ils mettent géné­ra­le­ment l’accent sur l’impossibilité de bénir les couples homo­sexuels, omet­tant géné­ra­le­ment de men­tion­ner les couples irré­gu­liers, c’est-à-dire les divor­cés rema­riés qui, tout en étant dans une rela­tion hété­ro­sexuelle, vivent au mépris de la volon­té de Dieu expri­mée dans le sacre­ment du mariage. C’est en effet le même pro­blème moral qui unit les deux caté­go­ries de couples que l’on veut main­te­nant bénir, avec une gra­vi­té accen­tuée dans le péché de sodo­mie. L’ou­ver­ture à ces béné­dic­tions, ou plu­tôt l’ac­cep­ta­tion défi­ni­tive du péché objec­tif et intrin­sèque des couples irré­gu­liers et de même sexe, trouve son ori­gine dans Amo­ris lae­ti­tia (19 mars 2016). C’est avec cette exhor­ta­tion apos­to­lique du pape Fran­çois que l’im­pul­sion a été don­née. C’est avec elle qu’on a mis fin à l’intrin­sece malum, à la notion de péché intrin­sè­que­ment désor­don­né, tels pré­ci­sé­ment l’a­dul­tère et la sodo­mie. On se sou­vient de la sté­rile contro­verse her­mé­neu­tique autour de la fameuse note de bas de page sous le numé­ro 356, qui ouvrait sub­ti­le­ment la porte à la récep­tion des sacre­ments pour les couples irré­gu­liers (“irré­gu­liers” étant alors tou­jours entre guille­mets pour en mar­quer le dépas­se­ment, mais désor­mais sans guille­mets). La récep­tion des sacre­ments pour de tels couples, bien qu’a­près quelque dis­cer­ne­ment mira­cu­leux, a depuis été confir­mée par un res­crit offi­ciel du Pape, inclus dans les Acta Apos­to­li­cae Sedis 108 (2016), 1071–1074. Avec FS, le texte inclut éga­le­ment les couples de même sexe. Cette dis­crète petite note de bas de page ali­men­te­ra ensuite un docu­ment plus étof­fé et argu­men­té.

Les évêques ont été silen­cieux face à Amo­ris lae­ti­tia, et avec eux cer­tains car­di­naux qui réagissent main­te­nant comme des lions, mais c’est pour­tant ce docu­ment qui doit être res­pec­tueu­se­ment cri­ti­qué et cor­ri­gé de toute urgence en fonc­tion de Veri­ta­tis splen­dor (79–83). C’est là que réside le chan­ge­ment de para­digme. Curieu­se­ment, FS affirme qu’il s’a­git d’une “réflexion théo­lo­gique, basée sur la vision pas­to­rale du Pape Fran­çois”, qui “implique un réel déve­lop­pe­ment par rap­port à ce qui a été dit sur les béné­dic­tions dans le Magis­tère et dans les textes offi­ciels de l’É­glise” (Pré­sen­ta­tion). Une évo­lu­tion certes, mais à la manière d’un cercle auto­ré­fé­ren­tiel : d’Amo­ris lae­ti­tia à aujourd’­hui, des couples irré­gu­liers aux couples homo­sexuels, après tout un tra­vail dans les dif­fé­rents synodes qui ont pré­cé­dé le der­nier, grand et inter­mi­nable. Autre­ment dit, de Fernán­dez à Fernán­dez.

Le Synode plus syno­dal, et la pas­to­rale qui absorbe tout

Deux remarques finales concer­nant la méthode adop­tée. Avec FS, l’u­ti­li­sa­tion ins­tru­men­tale du Synode sur le Synode est confir­mée, aujourd’­hui plus que jamais. Le Synode est une méthode qui vise à modi­fier la consti­tu­tion hié­rar­chique de l’É­glise et sa doc­trine de manière pas­to­rale. Par­mi les doc­trines qui tenaient le plus à cœur aux orga­ni­sa­teurs, il y avait le chan­ge­ment à appor­ter au sujet de l’ho­mo­sexua­li­té. Cela fai­sait des années que l’on y tra­vaillait. Avec dif­fé­rents synodes, celui sur la famille, celui sur l’A­ma­zo­nie, puis sur la jeu­nesse, mais tou­jours sans suc­cès. Un synode a donc été conçu pour inté­grer le chan­ge­ment en tant que tel dans le concept même de la syno­da­li­té. Il a certes été sur­pre­nant de ne même pas trou­ver l’a­cro­nyme LGBTQ+ dans le rap­port de syn­thèse de la pre­mière ses­sion, publié le 28 octobre 2023. On aurait pu croire à une défaite de la machine orga­ni­sa­tion­nelle. Mais non. Il y avait de la FS dans le pipe­line, avec un signal fort du Pape lui-même avant le début du Synode, dans une réponse aux cinq car­di­naux qui lui avaient sou­mis cinq nou­veaux doutes. Le Pape était ouvert à la béné­dic­tion des couples de même sexe à condi­tion qu’elle ne soit pas confon­due avec le mariage ou un sacra­men­tal[2]. Ain­si, c’est sans attendre la deuxième phase romaine du Synode, qui aura lieu l’an­née pro­chaine, que le Dicas­tère du car­di­nal Fernán­dez a publié FS.

Si d’une part et de manière syno­dale toute l’am­bi­guï­té doc­tri­nale et la sim­pli­fi­ca­tion pas­to­rale de la foi frôlent le paroxysme et se mani­festent par une sorte de béné­dic­tion « do-it-your­self », d’autre part, FS révèle aus­si un pro­blème non négli­geable, typique de ces soixante der­nières années. Une deuxième réflexion métho­do­lo­gique s’im­pose. FS est l’exemple le plus réus­si d’un effort pas­to­ral qui, non seule­ment, s’empare de la doc­trine et la modi­fie, mais s’im­pose éga­le­ment comme doc­trine. Nous sommes devant la doc­trine de la praxis, c’est-à-dire une praxis qui devient doc­trine et impose aux fidèles et aux clercs l’ac­cep­ta­tion de soi au nom d’une auto­ri­té sépa­rée de la véri­té. La doc­trine et la praxis pas­to­rale vont tou­jours ensemble et la seconde est onto­lo­gi­que­ment dépen­dante de la pre­mière ; il en va de même pour la véri­té et l’au­to­ri­té. La seule auto­ri­té est celle de la véri­té et de la trans­mis­sion inin­ter­rom­pue de la foi et de la morale : du Christ à nous par l’in­ter­mé­diaire des Apôtres. Au lieu de cela, de Jean XXIII à nous, nous avons appris, hélas, qu’autre est le dépôt de la foi et autre la manière d’an­non­cer les véri­tés qui le com­posent, ce qui peut chan­ger avec une méthode plus pas­to­rale qui expri­me­rait mieux le carac­tère du magis­tère. Avec FS, c’est tout le carac­tère insi­dieux de cette dis­tinc­tion qui appa­raît de manière lapi­daire, comme une conclu­sion mal­heu­reuse. La méthode, en plus de deve­nir doc­trine elle-même, est allée beau­coup plus loin, sug­gé­rant de nou­velles doc­trines. À tout cela, nous disons sim­ple­ment : non licet !

Adden­dum : une “cla­ri­fi­ca­tion” du Dicas­tère pour la Doc­trine de la Foi

Le 4 jan­vier 2024, le DDF a publié un com­mu­ni­qué de presse en réponse à une réac­tion crois­sante et inat­ten­due à FS de la part de plu­sieurs confé­rences épis­co­pales ou d’é­vêques et car­di­naux à titre indi­vi­duel. La prin­ci­pale pré­oc­cu­pa­tion du car­di­nal Fernán­dez est que le rejet épis­co­pal de FS puisse appa­raître comme une oppo­si­tion doc­tri­nale à son dicas­tère et, en fin de compte, au Saint-Père, dont l’au­to­ri­té unique et abso­lue est invo­quée du début à la fin. On per­çoit éga­le­ment le soup­çon d’une accu­sa­tion indi­recte d’hé­ré­sie de la part de Rome. On pour­rait citer l’a­dage latin : “excu­sa­tio non peti­ta, accu­sa­tio mani­fes­ta” (excuse non sol­li­ci­tée vaut auto-accu­sa­tion), quand le com­mu­ni­qué de presse dit que « à l’é­vi­dence, il n’y aurait pas lieu de prendre des dis­tances doc­tri­nales avec cette Décla­ra­tion ou de la consi­dé­rer comme héré­tique, contraire à la Tra­di­tion de l’É­glise ou blas­phé­ma­toire[3]. »

Si tout cela est hors sujet, alors pour­quoi le dire ? Ce qui est encore plus sur­pre­nant, c’est que, mal­gré la pro­messe de FS de ne plus attendre d’in­ter­ven­tion du Dicas­tère pour four­nir des détails sur les nou­velles béné­dic­tions – l’ac­cent étant mis sur la spon­ta­néi­té – le der­nier docu­ment ne parle que de cela, four­nis­sant même un exemple de béné­dic­tion et de sa durée (sic !). Mal­heu­reu­se­ment, le pro­blème prin­ci­pal de FS demeure. Une fois de plus, bien que de manière pas­to­rale, on tente de ren­for­cer le prin­cipe doc­tri­nal de base : les couples irré­gu­liers et de même sexe peuvent être bénis, alors que selon la doc­trine morale catho­lique, ils ne peuvent tout sim­ple­ment pas l’être.

 

[1] https://estapasando.cl/movilh-critica-decision-del-papa-francisco-de-bendecir-parejas-homosexuales/.

[2] https://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_risposta-dubia-2023_it.pdf

[3] https://press.vatican.va/content/salastampa/it/info/2024/01/04/comunicato-del-dicastero-per-la-dottrina-della-fede-circa-la-la-.html

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