Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : Relire Gus­tave Thi­bon

Article publié le 28 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Sous la direc­tion de Phi­lippe Bar­the­let, qui nous avait naguère don­né des Entre­tiens avec Gus­tave Thi­bon (Le Rocher, 2001), les édi­tions de l’Age d’Homme ont consa­cré un « Dos­sier H » ((. Phi­lippe Bar­the­let (dir.), Gus­tave Thi­bon, Dos­sier H, L’Age d’Homme, Lau­sanne, 2012, 656 p., 45 €. Thi­bon, né en 1903, est décé­dé en 2001.))  au pen­seur ardé­chois, qui connut une grande renom­mée dans les années 1930–40, puis dans les années 1970, mais semble bien être tom­bé dans l’oubli, ou du moins dans ces espèces de limbes où sont relé­gués ceux que l’on n’a certes pas tout à fait oubliés mais dont il est presque par­tout impen­sable de se récla­mer. Dans son avant-pro­pos, Phi­lippe Bar­the­let pré­cise que le terme « dos­sier » est aus­si à entendre au sens judi­ciaire, tant la cause de Gus­tave Thi­bon a été, pen­dant sa longue vie, défor­mée par toutes sortes de pro­cu­reurs, tant clé­ri­caux que laïcs, au point que son visage a fini par dis­pa­raître dans le brouillard des allé­ga­tions. Comme le note dans ce recueil Her­vé Colom­bet, « certes Thi­bon n’aime pas le monde moderne, mais celui-ci aime-t-il l’homme concret ? » Sans doute est-ce parce qu’il avait des traits trop nets, parce qu’il était trop concret, que l’on s’empressa d’écarter Thi­bon, et ce « Dos­sier » vient à point pour le rap­pe­ler.
De Jacques Mari­tain à Pierre Bou­tang, de Julien Green au car­di­nal Bar­ba­rin, en pas­sant par Lan­za del Vas­to, Marie Noël et Jean-Marie Dome­nach, quatre-vingt douze témoins sont cités dans ce recueil pour dres­ser un por­trait de Gus­tave Thi­bon, et ce, bien sûr, avec l’appui de textes de celui-ci – dont cer­tains deve­nus dif­fi­ciles à se pro­cu­rer (ses études parues dans la Revue tho­miste ou les Etudes car­mé­li­taines, par exemple).
Un cer­tain nombre d’idées toutes faites se trouvent à cette occa­sion balayées. Ain­si, celle de Thi­bon « auto­di­dacte ». S’il ne fut pas diplô­mé de l’Université, Thi­bon n’en fut pas moins un grand éru­dit, sachant par cœur des mil­liers de vers fran­çais, latins et pro­ven­çaux, lisant l’allemand, l’italien et l’espagnol, fami­lier de Pas­cal, Hegel, Berg­son et Nietzsche (auquel il consa­cre­ra en 1948 une impor­tante étude : Nietzsche ou le déclin de l’esprit). « On a beau­coup dit que j’étais un auto­di­dacte, en réa­li­té per­sonne n’est auto­di­dacte : si l’on n’a pas de pro­fes­seurs, on a des livres. On apprend tou­jours des autres, cela va de soi. » Ce n’est pas à un auto­di­dacte que l’Académie fran­çaise décer­na en 1964 son Grand Prix de lit­té­ra­ture.
Il en va de même du mythe de Thi­bon « pay­san ». En fait il ne semble pas qu’il ait jamais tra­vaillé la terre, même s’il n’eut pas d’autre demeure fixe que la ferme fami­liale de Saint-Mar­cel d’Ardèche. Il est rap­pe­lé qu’à 22 ans le jeune Gus­tave quit­ta le foyer paren­tal pour une vie d’errance, à laquelle il mit fin au bout de deux ans pour se livrer chez lui à des études ardentes, et que sa vie d’homme mûr fut aus­si une vie de confé­ren­cier voya­geant à tra­vers la France, l’Europe et les deux Amé­riques. On n’est pas non plus séden­taire quand on donne des cours aux uni­ver­si­tés de Lou­vain, Nimègue, San­tan­der et Mont­réal. S’il fut « pay­san », c’est parce qu’il était à la tête d’une (modeste) exploi­ta­tion agri­cole et parce que le monde rural et la nature lui étaient proches. Bref, pay­san au sens où tant de gens l’étaient plus ou moins dans ce monde d’autrefois avec lequel – par pro­fon­deur d’esprit et non par étroi­tesse d’horizon – il ne vou­lut jamais rompre.
Autre cli­ché à écar­ter : celui de Thi­bon « pen­seur de Vichy ». Il évo­que­ra ain­si, en 1974, la répu­ta­tion qui lui avait été faite : « Je suis deve­nu quelqu’un d’important pour la « Révo­lu­tion natio­nale » et je ne sais pas pour­quoi. C’est une affaire sin­gu­lière. Certes, j’aimais le Maré­chal et je ne le renie pas, mais je n’ai jamais été « le phi­lo­sophe de la défaite » comme le dirent les Bons Pères… Si la démo­cra­tie telle que nous la connais­sons me déplaît, j’ai hor­reur du tota­li­ta­risme. C’est avec déses­poir que j’ai vu mes amis alle­mands se tour­ner vers Hit­ler. » Déjà en 1936, il avait noté qu’il y avait dans les fas­cismes « plus de ten­sions que de san­té. Cela manque de racines : cette revi­vis­cence des peuples a quelque chose de for­cé, d’artificiel, comme ces brusques regains de vigueur obte­nus à coup de drogue chez cer­tains cachec­tiques ». Entre 1941 et 1944, il ne publie­ra qu’une dou­zaine d’articles, notam­ment dans la Revue uni­ver­selle de Jacques Bain­ville. C’est peu pour un « phi­lo­sophe offi­ciel » du régime. Il par­ti­ci­pe­ra aus­si à l’aventure de la revue Demain (1942–1944) diri­gée par Jean de Fabrègues, à la fois anti­com­mu­niste et favo­rable à la résis­tance ((. Après la guerre, et jusqu’à sa mort en 1969, Jean de Fabrègues pour­sui­vra dans cette ligne avec La France catho­lique.)) . On rap­pel­le­ra aus­si que sa for­ma­tion intel­lec­tuelle, qui doit tant à l’Allemagne, ne doit rien à Maur­ras. Ce n’est pas Thi­bon qui prit le par­ti de Maur­ras, c’est, un temps, Maur­ras qui s’enthousiasma pour Thi­bon, et leur ter­rain com­mun fut plus la poé­sie que la phi­lo­so­phie ou la poli­tique. Il s’expliquera ain­si sur Maur­ras et le milieu d’Action fran­çaise : « Si Maur­ras avait triom­phé dans le siècle, quelle eût été la ran­çon de cette vic­toire ? L’ordre dégé­né­rant en tyran­nie et la tra­di­tion en confor­misme, la rai­son étouf­fée par l’opinion, et l’obéissance à la néces­si­té tour­nant à l’esclavage. On voyait poindre tout cela dans les regards fana­tiques de ses dis­ciples (dans ces yeux comme aveu­glés par leur clair­voyance) à l’heure où le « maur­ras­sisme » sem­blait voguer à pleines voiles vers l’avenir » (texte de 1966).  […]

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