Revue de réflexion politique et religieuse.

Quelques notes sur l’hérésie per­ni­cieuse du culpa­bi­lisme

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Culpa­bi­li­ser : le dic­tion­naire nous indique que ce verbe, qui signi­fie « don­ner un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té », n’apparaît qu’en 1946 et qu’il est issu du voca­bu­laire propre à la psy­cha­na­lyse. Ce vocable se répan­dra vite, dans le sillage de l’obligation de honte qu’Albert Camus note dès 1948 : « Nous sommes dans un temps où les hommes, pous­sés par de médiocres et de féroces idéo­lo­gies, s’habituent à avoir honte de tout. Honte d’eux-mêmes, honte d’être heu­reux, d’aimer et de créer […] Il faut donc se sen­tir cou­pable. Nous voi­là traî­nés au confes­sion­nal laïque, le pire de tous. » ((. Allo­cu­tion pro­non­cée en novembre 1948 à un mee­ting inter­na­tio­nal d’écrivains, in Actuelles. Ecrits poli­tiques, Gal­li­mard-Folio, 1997, pp. 205–206. ))
Trau­ma­tisme créé par une guerre per­due, par l’occupation étran­gère, par de féroces règle­ments de comptes après la Libé­ra­tion, sen­ti­ment que l’Occident avait failli à sa voca­tion civi­li­sa­trice et que ses valeurs étaient irré­mé­dia­ble­ment souillées (ou que leur impos­ture avait été défi­ni­ti­ve­ment mise à nu) après deux guerres mon­diales sui­ci­daires : tou­jours est-il que dès la fin des années qua­rante l’homme occi­den­tal – à com­men­cer par ses élites – non seule­ment éprouve de la honte mais se sent tenu de le pro­cla­mer. Il est « culpa­bi­li­sé ».
Cette atti­tude, notons-le bien d’emblée, n’a rien à voir avec le repen­tir, en ce sens qu’il ne s’agit pas de prendre conscience d’un péché per­son­nel pour en obte­nir la rémis­sion par la péni­tence. Ce n’est pas non plus un remords, au sens de sou­ve­nir cui­sant d’une faute que l’on a com­mise. Ce qui dis­tingue la culpa­bi­li­sa­tion du repen­tir ou du remords, c’est qu’elle n’est pas per­son­nelle mais col­lec­tive, géné­ra­tion­nelle. Elle est un poids impo­sé à la géné­ra­tion des fils par la faute, par la faillite col­lec­tive, de la géné­ra­tion (ou des géné­ra­tions) des pères. Si moi, Occi­den­tal mal­heu­reux et alié­né, je me trouve en panne dans un monde injuste et défi­gu­ré, c’est parce que mes pères – en cela même qu’ils étaient fran­çais, bour­geois, riches, papistes, colo­nia­listes, racistes, sexistes, escla­va­gistes, natio­na­listes, etc., etc. – ont péché.
Ayant pris conscience de mes cala­mi­teuses ori­gines, je ne sau­rais dres­ser un tableau assez noir de la situa­tion du monde où mes pères m’ont jeté : par­tout, ce ne sont que guerres, catas­trophes natu­relles, asser­vis­se­ment de mino­ri­tés, consom­ma­tion dégra­dante, désastres éco­lo­giques. Le cou­pable, c’est l’Occident domi­na­teur, cor­rom­pu et insa­tiable. Il ne sau­rait y en avoir d’autres. Ces pré­misses étant acquises, le récit de la seconde guerre mon­diale, par exemple, se résume essen­tiel­le­ment au géno­cide des Juifs (hyper­mné­sie de la Shoah) parce que ce sont des Euro­péens qui en sont les auteurs. En revanche, quand les Juifs sont assi­mi­lés aux Occi­den­taux (dans le cadre de l’Etat d’Israël), les âmes culpa­bi­li­sées majorent les res­pon­sa­bi­li­tés des Israé­liens et prennent sys­té­ma­ti­que­ment le par­ti des Pales­ti­niens. De même l’apartheid est-il stig­ma­ti­sé quand se pré­sente une situa­tion qui rap­pelle l’Afrique du Sud de naguère, mais sitôt qu’il oppose des groupes exté­rieurs au monde euro­péen (ou des groupes exté­rieurs à toute civi­li­sa­tion comme dans cer­tains quar­tiers de nos villes), la condam­na­tion morale se fait bien moins sévère – quand encore elle est pro­non­cée et que les juge­ments du mora­liste ne laissent pas la place à la neu­tra­li­té axio­lo­gique du socio­logue ou de l’anthropologue. Pour remé­dier à sa faute ou se rache­ter, l’Occidental culpa­bi­li­sé se tourne vers les déten­teurs du sta­tut de vic­time, vers les exclus de l’Histoire ou de la socié­té, les défa­vo­ri­sés et mar­gi­naux, tous les losers que compte la pla­nète, tous les dam­nés de la terre, les tiers et quart mondes, et ce non pas tant pour les aider effec­ti­ve­ment à se tirer d’affaire que pour les sty­li­ser en icônes. Pour qu’il puisse les véné­rer, il faut qu’ils res­tent des vic­times, ou passent pour telles. […]

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