Revue de réflexion politique et religieuse.

Vati­can II, ques­tion ouverte

Article publié le 12 Juil 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Catho­li­ca – Dans l’introduction de Quae­cumque dixe­ro vobis, vous remar­quez que Benoît XVI, déjà quand il était le car­di­nal Rat­zin­ger, a fait appel à la Tra­di­tion à de nom­breuses reprises lorsqu’il a évo­qué le concile Vati­can II, pour finir par expo­ser, dans son dis­cours à la Curie du 22 décembre 2005, ce que doit être, au regard de cette Tra­di­tion, l’herméneutique du Concile. Ce dis­cours est-il conclu­sif à vos yeux, ou bien a‑t-il eu pour effet d’ouvrir la boîte de Pan­dore sur un sujet cru­cial long­temps délais­sé ?
Mgr Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni – Je ne peux évi­dem­ment pas pré­su­mer des inten­tions du Saint-Père, même si l’impression que j’ai res­sen­tie à la lec­ture de ce dis­cours – et que j’avais com­mu­ni­quée immé­dia­te­ment à un proche ami alle­mand – fut celle d’une inter­ven­tion papale qui, comme telle, vou­lait appo­ser le sceau du « defi­ni­tive tenen­dum » (ce qui doit être défi­ni­ti­ve­ment tenu) sur des inter­ven­tions ana­logues faites avant son élec­tion au sou­ve­rain pon­ti­fi­cat. Le fait que Benoît XVI ait ren­ché­ri sem­ble­rait indi­quer son inten­tion d’ouvrir enfin la porte de l’interprétation authen­tique de Vati­can II. Le résul­tat, pour­tant, est que, depuis ce 22 décembre 2005, le débat théo­lo­gique pâtit d’une confu­sion des her­mé­neu­tiques ; en ce sens, il y a effec­ti­ve­ment comme une boîte de Pan­dore qui s’est ouverte. Mais il est aus­si vrai que nous n’en sommes qu’au point de départ.

Her­mé­neu­tique de la conti­nui­té par oppo­si­tion à une her­mé­neu­tique de la rup­ture, ou plus exac­te­ment « her­mé­neu­tique de la réforme, du renou­veau dans la conti­nui­té »… Le concept avan­cé par Benoît XVI sus­cite diverses ques­tions, dont une pre­mière : est-ce un exer­cice nor­mal du magis­tère de  devoir éclai­rer la der­nière parole par les pré­cé­dentes, le der­nier concile par la Tra­di­tion ?

Votre ques­tion, prise en elle-même, ne sou­lève aucune dif­fi­cul­té pour qui doit y répondre. Qu’y a‑t-il de plus obvie qu’un texte expli­qué par ceux qui l’ont pré­cé­dé ? On fait cela même avec la Sainte Ecri­ture. Lire le der­nier Concile à la lumière de la Tra­di­tion, voi­là bien un cri­tère qui est une lapa­lis­sade : un « der­nier concile », quel qu’il soit, n’a un sens qu’au regard de la Tra­di­tion. Mais si l’on sort du plan abs­trait pour por­ter l’attention sur cer­tains points concrets de Vati­can II, la réponse à votre ques­tion s’avère très dif­fi­cile. Avant toute autre consi­dé­ra­tion vient celle-ci : si un concile a besoin d’être inter­pré­té, cela signi­fie que ses énon­cés, ou une par­tie d’entre eux, ne sont pas clairs. C’est pré­ci­sé­ment à la lumière de ces textes pro­ve­nant du Magis­tère suprême de l’Eglise, et dès lors valides par eux-mêmes et non par l’explication qu’on en don­ne­rait, que la vie chré­tienne de cha­cun et de la com­mu­nau­té devrait pou­voir s’orienter. Mais si les textes ne sont pas clairs, ils ne peuvent en rien orien­ter la vie chré­tienne. Le Magis­tère devra-t-il alors les cla­ri­fier ? Rien ne s’y oppose, même s’il me semble que la tâche du Magis­tère ne consiste pas à s’expliquer soi-même. En pra­tique, et sauf meilleur juge­ment, si le Magis­tère doit inter­ve­nir sur le ter­rain de l’herméneutique, il convien­drait qu’il le fasse non pour expo­ser ce que sont les prin­cipes her­mé­neu­tiques, mais en se pro­non­çant sur l’explication offi­cielle et par là magis­té­rielle d’une parole, d’un texte, d’un docu­ment, d’un concile en son entier.
Cela dit, j’ai conscience d’avoir lais­sé de côté les idées de base sur les­quelles s’appuyait votre ques­tion : her­mé­neu­tique de la conti­nui­té, de la réforme, du renou­veau dans la conti­nui­té, et non de la rup­ture. Cha­cun de ces concepts doit être cla­ri­fié, et s’ils ne sont pas uti­li­sés dans leur sens strict, il ne sert à rien de perdre notre temps à les uti­li­ser. Affir­mer, sans plus, qu’il y a conti­nui­té, voire renou­veau dans la conti­nui­té ne suf­fit pas à faire exis­ter cette conti­nui­té. Est conti­nu ce qui jouit d’une suc­ces­sion inin­ter­rom­pue. Ce qui est le cas du « sujet Eglise ». Mais on se doit d’être moins affir­ma­tif pour telle ou telle doc­trine, dont on ne peut garan­tir qu’elles sont de celles qui sont conte­nues dans la Tra­di­tion.

Sur le concept d’herméneutique avan­cé dans le dis­cours du 22 décembre 2005, une autre ques­tion doit être évo­quée : la Tra­di­tion étant sup­po­sée mêler rup­tures et conti­nui­té, quel est le seuil à par­tir duquel la « réforme » devient rup­ture ? Plus radi­ca­le­ment, s’il faut s’interroger sur ce qu’est la Tra­di­tion, n’est-ce pas aus­si la qua­li­fi­ca­tion magis­té­rielle du concile Vati­can II qui mérite cla­ri­fi­ca­tion ?

Si les mots ont un sens et si celui-ci a pour fonc­tion de faire que les hommes com­mu­niquent entre eux de manière uni­voque, qu’alors Dieu nous garde de mêler, dans la Tra­di­tion, rup­ture et conti­nui­té : un tel mélange serait la tombe de la Tra­di­tion. Le seuil à par­tir duquel la Tra­di­tion péri­rait et où triom­phe­rait la rup­ture, ce serait l’énonciation par le Magis­tère d’une nou­veau­té – nou­veau­té qui est tou­jours pos­sible et par­fois néces­saire – mais d’une nou­veau­té effec­tuée dans un rap­port non homo­gène avec les for­mu­la­tions pré­cé­dentes. La qua­li­fi­ca­tion de Vati­can II ne devrait par consé­quent pas s’écarter de cette homo­gé­néi­té de la Tra­di­tion.

L’objection pré­sen­tée dans le dis­cours du 22 décembre 2005 est celle du chan­ge­ment réel de situa­tion : à chaque situa­tion his­to­rique sa propre éva­lua­tion doc­tri­nale. L’exemple, ample­ment détaillé, est celui de la liber­té reli­gieuse : dénon­cée comme délire par les papes à l’encontre du laï­cisme du XIXe siècle, elle devrait être consi­dé­rée dif­fé­rem­ment au regard des chan­ge­ments pos­té­rieurs à 1945, et à la décou­verte de la pos­si­bi­li­té d’une autre laï­ci­té plus ouverte, liée à une meilleure connais­sance des Etats-Unis.

C’est effec­ti­ve­ment dans l’allocution du 22 décembre 2005 que sont évo­quées ces diver­gences doc­tri­nales, diver­gences seule­ment appa­rentes déclare le texte parce que seraient en cause non les doc­trines mais les situa­tions his­to­riques. Avec tout le res­pect que je dois à l’Autorité suprême de l’Eglise, je reste très per­plexe face à de telles affir­ma­tions.
Il appar­tient en propre à la doc­trine catho­lique d’être « abso­lue », non liée, indé­pen­dante de quelque varia­tion tem­po­relle ou cultu­relle que ce soit, et de se pré­sen­ter avec son iden­ti­té propre de tou­jours, inchan­gée en sa sub­stance. Il est pos­sible d’en adap­ter l’application aux attentes du monde, mais selon des chan­ge­ments sim­ple­ment extrin­sèques, sa sub­stance res­tant dès lors ferme et sans alté­ra­tion. Une confir­ma­tion indi­recte de cette indé­pen­dance peut même être trou­vée dans Digni­ta­tis huma­nae, texte entiè­re­ment pré­oc­cu­pé par la recherche d’un fon­de­ment biblique capable d’assurer à la liber­té reli­gieuse sa place dans le patri­moine révé­lé ; mais ten­ter de trou­ver un tel fon­de­ment en l’absence de la moindre cita­tion biblique, ce serait comme vou­loir prendre la lune avec les dents. Et l’on ne doit pas perdre de vue que le texte même de Digni­ta­tis huma­nae, au n. 9, admet qu’il n’existe pas de pro­cla­ma­tions expli­cites dans la Révé­la­tion en faveur de la liber­té reli­gieuse, et c’est pour­quoi elle ne parle que du « res­pect du Christ envers la liber­té des hommes ». Ce qui est avouer l’absence de tout fon­de­ment biblique. En plus de cela, qui déjà n’est pas rien, j’ajoute que si la doc­trine était inter­chan­geable en fonc­tion des don­nées des diverses situa­tions, alors à côté du Syl­la­bus du bien­heu­reux Pie IX il y aurait place pour Digni­ta­tis huma­nae, qui serait un Syl­la­bus de sens contraire ; mais si ce qui en 1864 était indif­fé­ren­tisme et rela­ti­visme est aujourd’hui encore indif­fé­ren­tisme et rela­ti­visme en Europe, aux Etats-Unis ou sur tout autre conti­nent, il s’ensuit avec cer­ti­tude que la doc­trine d’hier doit être celle d’aujourd’hui et que, si on ne la modi­fie pas, l’opposition res­te­ra doc­tri­nale et non pas sim­ple­ment his­to­rique.

On a pu (le P. Basile Valuet en France, don Mor­sel­li en Ita­lie) vous adres­ser le reproche de ne pas don­ner au magis­tère sa juste place de for­mu­la­tion et d’interprétation dans l’analyse et la cri­tique que vous faites du concile Vati­can II et de ses suites : le magis­tère a par­lé au concile Vati­can II et sou­vent après, affirme-t-on ; la cri­tique ne pour­rait donc pas por­ter sur les textes eux-mêmes, mais sur les inter­pré­ta­tions abu­sives qui en ont été faites. Que répon­dez-vous à ce reproche ?

Si vous me le per­met­tez, je ne ferai pas de polé­mique et répon­drai sim­ple­ment. Quand j’ai écrit Vati­can II, un débat à ouvrir, je me suis abs­te­nu d’user de la méthode cri­tique : je n’ai pas com­po­sé un essai, ou un manuel, mais j’ai vou­lu atti­rer l’attention sur un fait. De cela, les cri­tiques qui m’ont été adres­sées n’ont pas tenu compte et l’on a été jusqu’à m’accuser de pro­tes­tan­tisme. C’est un comble ! Mon but était que l’on s’accorde sur l’exacte por­tée de Vati­can II en par­tant de don­nées réelles et non d’un fan­tasme : ce n’est pas d’interprétations abu­sives pos­té­rieures au Concile qu’est issue la rup­ture, parce que la rup­ture a com­men­cé avec le Concile lui-même et son refus des sché­mas pré­pa­ra­toires qui, eux, étaient pla­cés sous la ban­nière de la conti­nui­té homo­gène. Je vois même une cohé­rence conci­liaire cer­taine dans la conduite adop­tée depuis 1965 par les Sou­ve­rains Pon­tifes, les Dicas­tères romains, les Confé­rences épis­co­pales, les évêques et les autres acteurs pas­to­raux. Nous n’en serions jamais arri­vés à la situa­tion actuelle de rela­ti­visme reli­gieux s’il n’y avait pas eu la Décla­ra­tion sur la liber­té reli­gieuse ; nous n’aurions pas, non plus, pu ima­gi­ner une Eglise judéo-dépen­dante comme elle l’est actuel­le­ment sans la Décla­ra­tion Nos­tra aetate ; pas plus que nous n’aurions pu ima­gi­ner un accord sur la doc­trine luthé­rienne de la jus­ti­fi­ca­tion et moins encore une appro­ba­tion d’une ana­phore ne conte­nant pas les paroles de la consé­cra­tion – je veux par­ler de l’anaphore de Addai et Mari. C’est la logique du Concile qui a conduit à tout cela.

Roma­no Ame­rio, dans son ouvrage fameux Iota Unum – peut-être pour ne pas devoir être conduit à avan­cer l’accusation d’hérésie à l’encontre de cer­taines pro­po­si­tions du Concile ou de la période post­con­ci­liaire – a mis en valeur la notion d’amphibologie : des asser­tions ayant un double sens, l’un conforme à la foi et à la Tra­di­tion, l’autre non. De votre côté, vous poin­tez par exemple un flou jusque dans la défi­ni­tion de la Tra­di­tion conte­nue dans la consti­tu­tion Dei Ver­bum. Diriez-vous qu’un tel flou est une carac­té­ris­tique impor­tante et inédite des textes conci­liaires : dans les textes, et dans l’interprétation mêlant néces­sai­re­ment textes et contexte ?

Je ne nie pas que dans les textes conci­liaires il puisse y avoir ce « flou » ; s’il en va ain­si, il nous faut le véri­fier au cas par cas, avant que de qua­li­fier ce flou de « carac­té­ris­tique impor­tante ». Ce n’est pas une véri­té écrite dans les étoiles qu’un détail ajou­té soit tou­jours un gain. Cela peut être le symp­tôme d’un affai­blis­se­ment, si ce n’est d’une tra­hi­son. Qu’il y ait des nuances de ce genre dans Vati­can II, cela est clair ; mais il est moins évident qu’elles soient tou­te­fois impor­tantes. Le concept d’amphibologie ne sus­cite pas mon enthou­siasme ; il est pos­sible qu’Amerio l’ait uti­li­sé avec la « bonne » inten­tion que vous lui prê­tez, mais le concept, par lui-même, n’est ni posi­tif ni neutre : il signi­fie sim­ple­ment « ambi­guï­té », dans sa racine grecque, en latin clas­sique et tar­dif, comme en fran­çais où Cal­vin l’introduisit. Il n’y a nulle amphi­bo­lo­gie dans le pré­am­bule de la Consti­tu­tion dog­ma­tique Dei Ver­bum qui se pré­sente comme « Conci­lio­rum Tri­den­ti­ni et Vati­ca­ni I inhae­rens ves­ti­giis » (sui­vant la trace des Conciles de Trente et de Vati­can I) : il s’agit d’un enga­ge­ment solen­nel, d’une décla­ra­tion d’intention, d’une déci­sion sans « mais » ni « si ». Devra-t-on alors par­ler d’amphibologie pour qua­li­fier l’engagement pas seule­ment non tenu, mais encore ren­ver­sé (non pas deux sources de la révé­la­tion, mais une seule ; uni­fi­ca­tion de l’Ecriture, de la Tra­di­tion et du Magis­tère ; inver­sion de la source loin­taine et de la source pro­chaine de la foi) ? La suite man­quée des deux conciles pré­cé­dents ne trouve pas sa qua­li­fi­ca­tion adé­quate dans le sens bien­veillant qu’Amerio don­nait à l’amphibologie : il s’agit sim­ple­ment d’un retour­ne­ment.

La dif­fi­cul­té que sou­lèvent cer­tains textes comme Digni­ta­tis huma­nae peut-elle être réduite au concept d’amphibologie ? Ou bien la cri­tique doit-elle être plus dras­tique ?

A la lumière de ce que j’ai dit plus haut, une seule réponse peut être faite : le texte ne se situe pas dans le pro­lon­ge­ment homo­gène de l’enseignement tra­di­tion­nel.

Des efforts récents de cla­ri­fi­ca­tion sont mani­festes. Sus­citent-ils en vous une espé­rance réelle ?

Cer­tai­ne­ment. Mais je ne vois pas l’heure où une telle espé­rance se réa­li­se­ra.

Dans le même temps, une cer­taine concep­tion de la plu­ra­li­té (théo­lo­gique, Litur­gique…) dans l’Eglise paraît s’affirmer. En a‑t-on mesu­ré les pos­tu­lats (par exemple, le pri­vi­lège don­né à la paci­fi­ca­tion des situa­tions conflic­tuelles) et les consé­quences pos­sibles ? Ne pour­rait-on craindre, pour reprendre des for­mules d’un cer­tain dia­logue œcu­mé­nique, un « consen­sus dif­fé­ren­cié » condui­sant à une « diver­si­té récon­ci­liée » au sein de l’Eglise catho­lique elle-même ?

Je com­men­ce­rai par un pru­dent « in insi­pien­tia dico » – je parle en insen­sé (2 Co 11, 21) – car je n’ai aucun titre pour m’exprimer en don­neur de leçons sur ce sujet. Les for­mules que vous rap­pe­lez ici et qui tournent et retournent ont toutes un péché d’origine : dans la mesure où il y a une « dif­fé­rence », il n’y a pas de consen­sus. Si l’on devait concen­trer son atten­tion sur le « consen­sus dif­fé­ren­cié », les posi­tions res­te­raient réci­pro­que­ment en oppo­si­tion. Et de même à l’inverse, s’il y a une « récon­ci­lia­tion », il n’y a plus de diver­si­té. Je dis cela parce que je suis habi­tué non à la danse des mots mais à leur signi­fi­ca­tion ori­gi­nelle et à la clar­té des posi­tions. Et si l’Eglise une, sainte, catho­lique et apos­to­lique (on ajou­tait éga­le­ment autre­fois, romaine) s’adonnait à cette danse des mots, elle ces­se­rait alors inévi­ta­ble­ment d’être le « fun­da­men­tum veri­ta­tis et uni­ta­tis ».

Les publi­ca­tions de Mgr Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni, ain­si que de celle de l’his­to­rien Rober­to de Mat­tei, ont sou­le­vé de vifs débats en Ita­lie. On peut notam­ment accé­der à de nom­breux articles autour de la ques­tion de l’in­ter­pré­ta­tion du concile Vati­can II sur le site du vati­ca­niste San­dro Magis­ter, avec de nom­breuses tra­duc­tions, et éga­le­ment, mais en ita­lien seule­ment, sur son blog per­son­nel.

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