Revue de réflexion politique et religieuse.

Autour de la métho­do­lo­gie de la réforme

Article publié le 29 Oct 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Nous avons déjà à plu­sieurs reprises insis­té sur la pos­si­bi­li­té nou­vel­le­ment offerte de voir s’ouvrir un authen­tique débat d’Eglise à pro­pos de la nature par­ti­cu­lière du concile Vati­can II, de cer­tains de ses textes consi­dé­rés comme fon­da­men­taux mais en même temps gros de dif­fi­cul­tés, et des varia­tions dans les appli­ca­tions qui s’en sont ins­pi­rées par la suite. Pour le moment il ne s’agit certes pas d’une mise à l’ordre du jour géné­rale, mais il appa­raît que peu à peu le silence de plomb qui l’interdisait jusqu’alors ne sau­rait se per­pé­tuer indé­fi­ni­ment.
Le théo­lo­gien qu’est Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni, pré­lat d’honneur et cha­noine de Saint-Pierre, aujourd’hui avan­cé en âge mais très actif et riche d’une immense éru­di­tion autant que d’une grande expé­rience per­son­nelle, par­ti­cipe direc­te­ment à l’ouverture de ce débat tant atten­du. Der­niè­re­ment encore, il a publié coup sur coup deux ouvrages, l’un sur l’unité de l’Eglise selon saint Augus­tin et les ensei­gne­ments à en tirer en pré­sence de cer­taines ten­dances actuelles (La Cat­to­li­ca. Linea­men­ti d’ecclesiologia agos­ti­nia­na, Lin­dau, Turin, juin 2011), l’autre au sujet des inter­ro­ga­tions du théo­lo­gien pro­tes­tant Karl Barth for­mu­lées par ce der­nier immé­dia­te­ment après la clô­ture du concile : A doman­da ris­ponde. Il dia­lo­go con Karl Barth sulle sue « domande a Roma » (Casa Maria­na edi­trice, Fri­gen­to, mai 2011), dont on lira une recen­sion plus loin dans le pré­sent numé­ro.
L’entretien qui suit a été réa­li­sé au début de l’été.

Catho­li­ca – Il semble juste de réflé­chir à l’opportunité de mettre l’accent sur tel ou tel aspect de la doc­trine et de recher­cher le voca­bu­laire le plus adap­té à la socié­té dans le but d’éviter tout mal­en­ten­du, en fonc­tion de la diver­si­té des temps et des cultures. Il y a des pro­blèmes nou­veaux, d’autres ont dis­pa­ru : je pense à l’interdiction de l’arbalète, qui n’a plus de sens aujourd’hui. En est-il de même pour la moder­ni­té, dont le dis­cours de Benoît XVI du 22 décembre 2005 semble consi­dé­rer qu’elle a per­du son radi­ca­lisme ini­tial, au point de rendre caduques cer­taines affir­ma­tions doc­tri­nales anté­rieures de l’Eglise, exi­geant à l’inverse l’adoption d’un lan­gage adap­té à la situa­tion nou­velle ?

Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni – Ma réponse sera cer­tai­ne­ment plus longue que celle que vous auriez peut-être pré­vue. Néces­sai­re­ment plus longue. La ques­tion que vous me posez s’appuie sur l’hypothèse de « deux époques radi­ca­le­ment dif­fé­rentes dans le cours de la moder­ni­té ». Mais je ne peux pas répondre sur la base d’une simple hypo­thèse à des argu­ments doc­tri­naux comme ceux qui me sont sou­mis. Si on ne sait ce qu’est la moder­ni­té, il sera très dif­fi­cile d’établir la fron­tière entre « deux époques radi­ca­le­ment dif­fé­rentes ». Et la dif­fi­cul­té réside pré­ci­sé­ment dans la ques­tion sui­vante : qu’est-ce que la moder­ni­té ? Charles Tay­lor, dans une série d’écrits tous plus inté­res­sants les uns que les autres, et dans les­quels il se déclare oppo­sé à Nietzsche, Fou­cault et Der­ri­da, n’identifie pas la moder­ni­té à la crise de la mémoire et de l’imagination, à un dan­ger pour la foi et encore moins à l’actuel lan­gage post­mo­derne, mais il y per­çoit quelque chose de plus pro­fond que de simples opi­nions sur la per­son­na­li­té, la conscience, la socié­té, la nature, le monde, et en par­ti­cu­lier sur ce qui a chan­gé la vie cultu­relle poli­tique et ecclé­siale au XVIIIe siècle et qui carac­té­rise bien la situa­tion pré­sente. Il ne s’agit pas de dire que l’idée de Tay­lor est l’unique idée de la moder­ni­té, mais celle-ci per­met de lire sur la même base l’allocution papale du 22 décembre 2005 si remar­quée, à laquelle vous avez fait allu­sion. Et de la lire d’une manière qui ne se limite pas, comme on le fait trop sou­vent, à l’opposition de deux her­mé­neu­tiques anti­thé­tiques (continuité/discontinuité, réforme/rupture), mais qui fasse éga­le­ment réfé­rence au contraste appa­rent entre prin­cipes per­ma­nents et situa­tions chan­geantes. Cette oppo­si­tion, qui n’affecte pas les prin­cipes per­ma­nents, met en évi­dence les situa­tions his­to­ri­co-sociales et cultu­relles d’une moder­ni­té qui fut laï­ciste et antiobs­cu­ran­tiste (avec ses lois contre l’Eglise) jusqu’au concile Vati­can II et qui prit des allures non pas de coïn­ci­dence, mais de « com­pos­si­bi­li­té » avec le mes­sage conci­liaire, sur­tout là où l’accent était mis sur l’anthropocentrisme et la laï­ci­té, sous une forme décla­ra­tive défen­dant ce qu’on a appe­lé « l’autonomie » du créé.

A pre­mière vue, tout ceci peut sem­bler légi­time, mais en réa­li­té une telle ana­lyse ignore le fait que ce créé n’est pas un abso­lu, mar­qué comme il l’est par la contin­gence qui le lie à un prin­cipe supé­rieur extrin­sèque. En vou­lant insis­ter sur sa légi­time auto­no­mie, on devra pour­tant ajou­ter que celle-ci est rela­tive. Méta­phy­si­que­ment par­lant, en fait, le créé est seule­ment rela­ti­ve­ment auto­nome, ce qui est en rap­port avec son carac­tère créé et avec les lois qui en règlent les com­por­te­ments et le déve­lop­pe­ment et qui, en tant que telles, dépendent de la volon­té qui donne l’être au créé lui-même. Si « le sens » de l’autonomie le carac­té­rise, il n’en découle pas, comme on le voit, un carac­tère abso­lu de cette auto­no­mie.
Peut-être trouve-t-on ici la dis­tinc­tion entre moderne et post­mo­derne : dans le pre­mier cas, l’autonomie est for­te­ment sou­li­gnée mais n’est pas aus­si accen­tuée que dans le second. L’allocution de 2005 s’inscrit dans le sillage du moderne mais la majeure par­tie des théo­lo­giens post­con­ci­liaires l’entendent comme un écho du post­mo­derne et une recon­nais­sance de celui-ci. On ne se rend pas compte qu’une telle auto­no­mie, en tant que coeur théo­rique de la moder­ni­té et sur­tout de la post­mo­der­ni­té, a une ori­gine kan­tienne, ce qui revient à dire qu’elle se situe « dans les limites de la seule rai­son » et, sur de tels fon­de­ments, qu’elle affirme de manière ser­vile les droits d’un monde sor­ti à jamais de son état de tutelle – la Unmün­dig­keit der Welt kan­tienne – et sa « libé­ra­tion du sacré ». E. Bethge, dans sa bio­gra­phie de Die­trich Bon­hoef­fer ((. Ebe­rhard Bethge, Die­trich Bon­hoef­fer. Eine Bio­gra­phie, Güters­lo­her Ver­lag­shaus, Munich, 1967, p. 973.)) , le recon­naît de manière hon­nête lorsqu’il cite Kant : « Les Lumières, c’est la sor­tie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même res­pon­sable. L’état de tutelle est l’incapacité de se ser­vir de son enten­de­ment sans la conduite d’un autre » (E. Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, 1784). A l’influence kan­tienne s’ajoute celle de Feuer­bach, que ce soit dans son huma­nisme athée ou dans ce qu’il appelle la dis­pa­ri­tion (« Schwund ») de la conscience chré­tienne. L’affirmation actuelle et super­fi­cielle consis­tant à dire « ceci n’est plus un péché » est une démons­tra­tion en forme de lapa­lis­sade que moder­ni­té et post­mo­der­ni­té ont atteint leurs limites.
A pré­sent, non pas parce que j’ai dit tout ce que j’avais à dire mais parce que j’ai dit au moins l’essentiel, je peux répondre à votre ques­tion. Oui, nous devons nous faire un devoir d’éviter tout mal­en­ten­du, en cher­chant les mots exacts pour ne pas tom­ber dans l’équivoque et pour être sûrs d’être bien com­pris. Et on ne peut pas dire que l’unique moyen d’atteindre un tel but serait de se plier à la men­ta­li­té kan­tienne et feuer­ba­chienne de la moder­ni­té : ce serait une tra­hi­son. Mais ce qui importe, c’est la fidé­li­té abso­lue à notre iden­ti­té chré­tienne-catho­lique, oppor­tu­né­ment expli­quée à ceux qui n’en connaissent plus le lan­gage, pour leur faire redé­cou­vrir la réa­li­té du mes­sage évan­gé­lique et la joie d’y adhé­rer. […]

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