Revue de réflexion politique et religieuse.

La res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique de Jean XXIII

Article publié le 1 Juin 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le pre­mier de ces points de ren­contre est que l’un comme l’autre, après une pré­sen­ta­tion d’en­semble de leur sujet, com­mencent pour ain­si dire leur ouvrage par un cha­pitre sur le XIXe siècle. La pers­pec­tive de John O’Mal­ley est prin­ci­pa­le­ment his­to­rique et, symp­to­ma­tique-ment, il fait durer le « long XIXe siècle » — c’est le titre du cha­pitre 2 — de 1789 à la mort de Pie XII en 1958. Le libé­ra­lisme poli­tique, à tra­vers les révo­lu­tions fran­çaise et ita­lienne, est mis en évi­dence dans son oppo­si­tion à l’E­glise, ou plu­tôt dans l’op­po­si­tion de l’E­glise à son endroit. Puis sont venus le moder­nisme et la nou­velle théo­lo­gie, tous deux condam­nés. Pour la seconde, O’Mal­ley fait l’hy­po­thèse — sans la jus­ti­fier — que la condam­na­tion qu’en fit Pie XII dans Huma­ni Gene­ris, comme le dur­cis­se­ment sur ce point durant la der­nière par­tie de son pon­ti­fi­cat, ne furent pas le fait direct du pape, tel­le­ment cela appa­raît en contraste avec les amorces d’ag­gior­na­men­to que furent, selon lui, les ency­cliques Mys­ti­ci Cor­po­ris et Media­tor Dei, pour la pre­mière sur l’E­glise, pour la seconde sur la litur­gie. De son côté, Pas­qua­luc­ci reprend de manière syn­thé­tique ce qu’il appelle « les notes spé­cu­la­tives essen­tielles du moder­nisme » — titre de son pre­mier cha­pitre — : agnos­ti­cisme, fidéisme, concep­tion de la véri­té comme intui­tion. Fait inté­res­sant, comme O’Mal­ley, il élar­git la période his­to­rique et la fait cou­rir jus­qu’à Pie XII inclus. Pour l’un comme pour l’autre, la dis­con­ti­nui­té est trop claire entre ce long XIXe siècle et le concile Vati­can II pour qu’on puisse la nier ou se dis­pen­ser d’en rendre compte. Un élé­ment fac­tuel est noté par les deux : ceux qui furent sous le coup de sanc­tions pour leur appar­te­nance à l’é­cole mul­ti­forme appe­lée « nou­velle théo­lo­gie », devinrent, comme experts notam­ment — et experts, pour une par­tie d’entre eux, nom­més par Jean XXIII -, des acteurs et sur­tout des
réfé­rences lors du concile (de Lubac, Congar, Rah­ner, Mur­ray). Tous deux écrivent encore qu’il est dif­fi­cile d’ac­cor­der cer­tains textes magis­té-riels des papes de ce long siècle pré­cé­dant Vati­can II avec des docu­ments du concile.
Cepen­dant, pour O’Mal­ley comme pour Pas­qua­luc­ci, ce n’est pas tant une série de faits de cet ordre qui engendre cette dis­con­ti­nui­té. Elle est d’un autre ordre. On peut la qua­li­fier d’es­prit du concile ; tou­te­fois, tous deux pré­cisent que cet esprit, loin d’être une extra­po­la­tion à par­tir des docu­ments conci­liaires, peut être mis en évi­dence par une ana­lyse des textes eux-mêmes. Ain­si O’Mal­ley déclare-t-il dans son article : « C’est en exa­mi­nant “la lettre” de cette manière que nous sommes capables de par­ve­nir à “l’es­prit” ». Quelle est cette manière ? Il s’a­git de prê­ter atten­tion au genre lit­té­raire et au voca­bu­laire ; alors, se des­sine « un mes­sage remar­qua­ble­ment cohé­rent qui trans­cende les par­ti­cu­la­ri­tés des docu­ments ». Selon le jésuite amé­ri­cain, le concile Vati­can II est « un concile dif­fé­rent de tous ceux qui l’ont pré­cé­dé » essen­tiel­le­ment en rai­son de sa forme pas­to­rale, forme qui se montre pour elle-même dans le genre lit­té­raire qui l’ex­prime. Tous les conciles pré­cé­dents ont adop­té un genre lit­té­raire « légis­la­tif et juri­dique ». Le modèle fut d’a­bord le sénat romain, puis la forme s’est per­pé­tuée dans tous les conciles, comme dans l’en­sei­gne­ment papal de ce long XIXe siècle déjà men­tion­né. Sur ce point, ce der­nier est repré­sen­ta­tif de toute l’his­toire conci­liaire. Le lan­gage est celui du com­bat, de la puis­sance, de l’en­sei­gne­ment, sym­bo­li­sé par la for­mule-type du canon : « Celui qui (suit une opi­nion condam­nable)… qu’il soit ana­thème » ((Contre la ten­dance pas­sa­ble­ment his­to­ri­ciste de John O’Mal­ley, on peut noter que la for­mule d’a­na­thème se trouve telle quelle dans l’é­pître de saint Paul aux Galates.)) . Les Pères conci­liaires de Vati­can II ont rom­pu radi­ca­le­ment avec ce modèle. En eurent-ils conscience ? En par­tie, si l’on prend en compte la période ini­tiale de la pre­mière ses­sion qui vit le rejet des sché­mas pré­pa­ra­toires : en effet, le motif invo­qué à plu­sieurs reprises fut que les textes n’é­taient pas assez pas­to­raux, trop juri­diques et ne pui­saient pas assez chez les Pères de l’E­glise. Un style nou­veau se mit en place, et il fut acquis dès le début de la deuxième ses­sion, les tenants du style cano­nique ayant capi­tu­lé sur ce point. Le style était nou­veau pour un concile, car, outre sa source antique et patris­tique, il fit une courte réap­pa­ri­tion dans l’ho­mi­lé­tique de la Renais­sance ita­lienne, ce que l’on ne peut qua­li­fier de dis­cours magis­té­riel ((Le père O’Mal­ley est avant tout un his­to­rien du XVIe siècle.))  : il s’a­git du pané­gy­rique ou, plus tech­ni­que­ment, de l’é­pi­déic­tique.
Sa carac­té­ris­tique est de « peindre un por­trait idéa­li­sé afin de sus­ci­ter l’ad­mi­ra­tion et l’ap­pro­pria­tion » ; il est « une rhé­to­rique de louange et de congra­tu­la­tion […], de l’in­vi­ta­tion », « un art de la per­sua­sion et par là de la récon­ci­lia­tion » ; « Il crée ou mani­feste à ceux à qui il s’a­dresse ce fait que tous par­tagent (ou devraient par­ta­ger) les mêmes idéaux et ont besoin de tra­vailler ensemble pour y par­ve­nir. » Et l’au­teur de citer la pre­mière phrase de la consti­tu­tion Gau­dium et Spes comme par­ti­cu­liè­re­ment repré­sen­ta­tive de ce qui vient d’être avan­cé. Un voca­bu­laire, nou­veau lui aus­si pour un concile, se joint au genre lit­té­raire : on y note d’a­bord l’ab­sence des champs séman­tiques du com­bat, de la condam­na­tion, de la supé­rio­ri­té ; sont plu­tôt pré­sents les « mots hori­zon­taux » de la fra­ter­ni­té ou de l’a­mi­tié, de la coopé­ra­tion, du dia­logue, etc. Ce genre lit­té­raire, comme le voca­bu­laire qui lui est asso­cié, conduisent à don­ner à la notion de pro­grès, de déve­lop­pe­ment, de chan­ge­ment — en défi­ni­tive d’ag­gior­na­men­to — un sens spé­ci­fique : il indique « une approche des sujets et des pro­blèmes plus his­to­rique et ain­si plus rela­tive ((On n’ose pas tra­duire rela­ti­viste…))  et ope­nen­ded ((Nous renon­çons à tra­duire cette expres­sion du texte ori­gi­nal ; elle signi­fie que les élé­ments du pas­sé et du pré­sent — tant les faits que les rai­son­ne­ments — n’im­posent (ou n’in­duisent) pas pour le futur une solu­tion. Selon que l’on choi­si­ra « induire » ou « impo­ser », l’in­dé­ci­sion sera plus ou moins grande, ce qui signi­fie par contre­coup que le pas­sé et le pré­sent sont eux-mêmes moins ou plus sûrs et contrai­gnants.)) . Cela implique un chan­ge­ment inévi­table dans le futur, et sug­gère que le concile lui-même doit être inter­pré­té d’une manière ope­nen­ded. Le concile ne peut être inter­pré­té et appli­qué selon la for­mule “jus­qu’i­ci mais pas plus loin”. Il n’est pas une “défi­ni­tion”. »

L’al­lo­cu­tion d’ou­ver­ture du concile par Jean XXIII a‑t-elle inau­gu­ré ce style du concile, de la lettre duquel se dégage un esprit cohé­rent ? Le père O’Mal­ley donne un avis cir­cons­pect : dans son article, il écrit que Jean XXIII devait entendre le mot aggior­na­men­to dans un sens plus clas­sique, plus com­mun et res­treint ; tou­te­fois, il note dans son livre que les pères du concile s’en sont reven­di­qués (p. 96). De manière plus signi­fi­ca­tive, il écrit ceci quant au carac­tère pas­to­ral vou­lu par le pape en son dis­cours d’ou­ver­ture : « Il pré­sen­ta la ques­tion cru­ciale du style de dis­cours du concile, et il en indi­qua la spé­ci­fi­ci­té quand il décla­ra que, alors que les ensei­gne­ments fon­da­men­taux de l’E­glise devaient tou­jours res­ter les mêmes, la manière dont ils étaient pré­sen­tés pou­vait chan­ger. Pour ce faire, le style se devait d’être “essen­tiel­le­ment pas­to­ral” parce que l’E­glise, à tra­vers le concile, “désire se mon­trer elle-même comme la mère aimante de tous, bien­veillante et patiente, pleine de misé­ri­corde et
de bon­té envers les enfants qui se sont sépa­rés d’elle”. L’E­glise doit ain­si deve­nir ser­vante, être le cata­ly­seur et la matrice de l’u­ni­té du genre humain. » (p. 95)
Cette longue cita­tion est une tran­si­tion à nulle autre pareille vers la thèse de Pao­lo Pas­qua­luc­ci. Rap­pe­lons que le pro­pos du livre est l’a­na­lyse de cette allo­cu­tion d’ou­ver­ture du concile Vati­can II. La der­nière cita­tion du père O’Mal­ley reprend trois des quatre points, déjà signa­lés, en rai­son des­quels Pao­lo Pas­qua­luc­ci conclut à une rup­ture par le concile Vati­can II. La réfu­ta­tion des deux pre­miers points passe par le rap­pel de textes magis­té­riels qui ont condam­né une telle méthode. Le pré­dé­ces­seur immé­diat de Jean XXIII, Pie XII, ne met­tait-il pas en garde, dans l’en­cy­clique Huma­ni Gene­ris, contre l’im­pru­dence et l’er­reur qu’il y a à pré­sen­ter les dogmes selon les caté­go­ries de la phi­lo­so­phie moderne, dans l’illu­sion d’être mieux enten­du des contem­po­rains ? et pour quel motif ? parce que ces pen­sées « non seule­ment conduisent au “rela­ti­visme” dog­ma­tique mais, de fait, le contiennent déjà » (cité p. 130). En effet, quelles que soient les dif­fé­rences entre elles, ces pen­sées ont en com­mun d’être agnos­tiques, d’a­voir une concep­tion évo­lu­tive (his­to­rique, sub­jec­tive) de la véri­té qui ne résulte plus de la concor­dance de l’in­tel­lect avec la chose consi­dé­rée. De plus, elles pré­tendent à une exten­sion indue de leur champ d’ac­tion en refu­sant que cer­taines véri­tés relèvent de la révé­la­tion et de la foi, et non des modes ordi­naires d’exer­cice de la rai­son, ce que, rap­pelle notre phi­lo­sophe ita­lien, Pie IX avait condam­né. Le repli et la fixi­té sont-ils alors le seul che­min pra­ti­cable ? Cer­tai­ne­ment pas et, par exemple, Léon XIII affir­mait que l’E­glise avait fait et ferait tout ce qui serait néces­saire, si le salut des âmes le requé­rait, en termes d’a­dap­ta­tion aux cou­tumes des peuples. Et Pao­lo Pas­qua­luc­ci de com­men­ter : « Il se limi­tait à rap­pe­ler que, dans l’ap­pli­ca­tion de la doc­trine immuable à la dis­ci­pli­na viven­di, l’E­glise n’a jamais eu pour idée de faire tabu­la rasa mais a tou­jours cher­ché à res­pec­ter les mores et rationes des peuples, quand ils ne contre­di­saient pas le “droit divin”, c’est-à-dire la véri­té révé­lée. L’ag­gior­na­men­to ron­cal­lien vou­lait en revanche adap­ter l’é­tude et l’ex­po­si­tion de la doc­trine à une pen­sée qui lui est non seule­ment étran­gère mais en réa­li­té hos­tile. » (p. 140) Bien qu’ils concluent dif­fé­rem­ment, nos deux auteurs sont d’ac­cord sur ce fait que l’ap­pel de Jean XXIII à expo­ser la doc­trine selon les formes de la pen­sée contem­po­raine n’é­tait pas neutre : nous venons de citer ce que Pao­lo Pas­qua­luc­ci en déclare ; voi­ci l’o­pi­nion de John O’Mal­ley : « [Le mot] aggior­na­men­to ren­dait claire l’i­dée que le catho­li­cisme pou­vait s’a­dap­ter même au “monde moderne”, pas sim­ple­ment en uti­li­sant les inven­tions modernes comme la radio mais en s’ap­pro­priant quelques-unes de ses dimen­sions cultu­relles et de ses valeurs. Cela était un écart par rap­port à l’in­té­gra­lisme qui avait mar­qué la pen­sée catho­lique depuis le com­men­ce­ment du XIXe siècle jus­qu’au milieu du XXe siècle, et qui voyait tout apport des Lumières et de la Révo­lu­tion fran­çaise comme incom­pa­tible avec l’E­glise. Voi­là qui était un signe de la fin de ce long XIXe siècle. » (What Hap­pen…, pp. 38–39)

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