Liturgie. L’espace retourné
Brûlait-on déjà à l’époque d’entrer de plain-pied dans la festolâtrie moderne sous prétexte de résurrection ? Quoi qu’il en soit, la résurrection elle-même n’évita qu’à grand’peine d’être aplatie au niveau d’un bien-être socio-psychologique, au ras des pissenlits et volontiers pacifiste. Pacifiste, à moins d’opter pour quelque folklorique guévarisme, pour l’un ou l’autre crypto-trotskisme qui ne coûtait rien à des Occidentaux repus, résolument partis pour la gloire consumériste (car les « trente glorieuses » doivent être exactement appelées, comme on a pu le dire, « les trente honteuses parties pour la gloire et s’achevant en flop »), à l’heure même où nos frères chrétiens, nos frères humains, croupissaient dans les camps et geôles brejnéviens, maoïstes, polpotiens, pour ne citer que les plus illustres. Et, chose non moins digne d’étonnement, tandis que se prêchait un christianisme de ressuscités de rigueur qui n’encourussent plus le célèbre reproche de Nietzsche au sujet des têtes d’enterrement, dans le même temps, tout en noyant avec la plus grande désinvolture la question des fins dernières, on se mit purement et simplement à révoquer en doute le fait de la résurrection, sous l’influence tardive d’une lecture mal digérée de R. Bultmann, des prophètes de la mort de Dieu et qui sais-je encore.
Certes, beaucoup d’eau a passé sous les ponts du Tibre et sous ceux de la Moscova, mais qui croira sans plus de preuves que cette confection élevée témérairement au rang de rite, et de rite universel, imposée autoritairement, qui, soit en pure légalité soit dans une exécution plus royaliste que le roi, fut à point nommé le vecteur des errements susdits, pourra un jour être dégagée par d’improbables doigts de fée du nœud compact dont elle est solidaire, et, avec de si suspectes origines, donner lieu à une postérité viable ?
Il a été question plus haut de la notion qui a pu fournir à une perte de sens eucharistique sa justification théorique, justification dont le mirage ne résiste pas à une définition des termes. Une liturgie ne saurait, en effet, ni en rigueur ni en vigueur de termes, être appelée « de la parole », pour la simple raison que toute liturgie est une parole en acte, une action, accompagnée de paroles, certes, mais des paroles qui ne commentent pas mais opèrent, performatives, comme disent les linguistes. L’idée même de s’asseoir pour écouter des discours ou des lectures est profondément anti-liturgique. Ce n’est pas qu’on ne puisse user de bancs par nécessité, mais seul le siège épiscopal peut avoir une légitimité liturgique et donc, il va sans dire, ecclésiologique. C’est si vrai, que, par exemple, dans le rite byzantin, le prêtre célébrant laisse toujours inoccupé ce siège (équivalent de la « cathèdre ») réservé à l’ordinaire de l’éparchie (du diocèse) s’il est présent, ou éventuellement à l’un de ses pairs (ce qui se comprend sans peine quand on sait que tout évêque est évêque pour toute l’Eglise). Idéalement, il n’y a que l’évêque (ou le père Abbé) qui puisse, de manière rituellement acceptable, s’asseoir à certains moments précis. Que penser alors de l’idée d’un célébrant défini comme « président » de la « synaxe » ? Président veut dire s’asseyant en premier. Le prêtre n’est pas un notable assis, mais un pasteur debout qui se tient en tête de son assemblée, dont il est le serviteur, se tournant avec elle vers Dieu. Et que penser, de surcroît, de cet hybride, ni clerc ni tout à fait laïc, l’« animateur » qui, en rapport de forces tendu (et même distendu) avec le « président » susnommé, de la place la plus en évidence, armé de l’outil qui confère le seul pouvoir sérieux, le micro, confisque le regard des fidèles sous le prétexte ingénu de leur montrer (à eux, mais aussi au prêtre le cas échéant) ce qu’ils ont à faire, à dire, à chanter, à penser, comme s’ils étaient le public occasionnel d’un show, d’un meeting, dans lequel l’important est d’être suffisamment « chauffé » pour bien « participer » (a‑t-on fait assez tourner le manège des innovations autour du slogan parfaitement vague et d’autant plus impérialiste de participation!), ou comme si ces fidèles, ce Peuple saint, n’étaient tous encore, telle une masse à pétrir comme le public entassé pour assurer la claque autour des jeux qu’on montre à la télévision, que des catéchumènes de la première minute, inconscients de leur éminente dignité, ignorant ce qu’ils ont à faire face à ce « président de synaxe » qui les « interpelle », condamnés à rester des non initiés perpétuels jusqu’à l’heure de leurs funérailles (que des laïcs complaisants leur assureront en l’absence probable de ministre ordonné)?
De même que, en soi, il n’y a pas de chaises, une tribune, pour une liturgie qui se respecte, ne se conçoit pas davantage. Si jadis, au temps des jubés, le lecteur (ordonné) se plaçait à l’ ambon, c’était pour, à son rang, être pontife, assurer le pont de la nef au chœur, entre lesquels il n’y a pas cloisonnement mais passage. Dans les églises byzantines, le lecteur lit l’épître depuis la nef et tourné vers le sanctuaire (délimité par l’iconostase), le peuple restant debout, car il est « en marche » (idée à laquelle aucun fervent de Vatican II ne sera insensible, que je sache). Notons aussi qu’il n’est pas question pour le lecteur, ni pour le diacre ou le prêtre lisant l’évangile, de lever les yeux du lectionnaire, contrairement à cette habitude que l’on a cru devoir prendre de tenir le public en haleine et qui a pour résultat de focaliser l’attention sur le talent théâtral plus ou moins exercé du lecteur (non ordonné), au lieu que, rivé au livre sacré, il s’efface entièrement par rapport à lui, usant d’une lecture cantilée qui apporte la nécessaire amplification poétique et, tout pratiquement, acoustique (ce qui a longtemps épargné au culte l’obscène « sono » qui a fini absurdement par en devenir le fer de lance).
Enfin, rappelions-nous, une liturgie constitue un tout indivisible et ne saurait donc être découpée en parties se déclinant comme suit : pénitentielle, de la louange, de la parole, de l’offertoire, de la préface, de la consécration, de l’intercession, de la communion, de l’envoi – toutes phases qui en fait se compénètrent sans clivages du début jusqu’à la fin –, aux dépens de son unique mouvement dramatique, dont le sommet est la consécration, et dans l’éclosion puis l’épanouissement duquel l’assemblée et le clergé s’encouragent mutuellement à suivre l’Agneau jusqu’au moment, l’ayant reçu en nourriture en tant que Pain vivant, d’être en réalité assimilés à lui afin de constituer sa présence substantielle dans le monde. Chaque intervention, exhibition, injonction, freinage qui vient interrompre ou relâcher cet élan tout uni et tout unifiant casse la signification du culte, sans parler de l’épuisement pour les têtes et de la frustration pour les cœurs – et de la torture pour l’oreille –, car le didactisme assez moralisateur qui caractérise nos « liturgies de la parole » (débordant volontiers leurs rives en de désastreuses inondations) transforme en corvée, en surmenage, ce qui devrait être alacritas, allégresse, dans une contemplation simple du mystère de la foi, dans une écoute recueillie d’un langage et d’une musique tous deux issus du silence et retournant s’y fondre, dans un chant qui s’élève sans discordance et sans recherche d’effets à quatre sous, dans une digne et fervente communion des uns avec les autres sous l’onction de l’Esprit de Jésus.
Beaucoup se félicitent, pour son effet catéchisateur, de cette mise à l’honneur de ce qu’ils appellent « la parole », témoignant souvent de leur absence de crainte révérentielle aux yeux de tout croyant sachant Qui est la Parole. Eh ! bien, qu’est-ce qui empêcherait de procurer cet effet incontestablement bénéfique en ses lieu et place ? La messe, qui, en elle-même, est catéchèse vivante, a une tout autre fonction, celle d’être le cœur du temps placé dans l’éternité. Tout se passe comme si on voulait qu’elle serve à tout, pourvu que ce soit le plus brièvement possible et au moindre coût.
En parlant de coût, la quête elle-même est liturgie, preuve que les rites ne sont pas déconnectés du quotidien tel qu’il est, et c’est ici par une gestuelle de partage et d’aumône. Encore faut-il songer à entreposer billets et pièces de monnaie, qui, en tant que tels, ne sont pas récupérables dans l’univers sacré, loin du saint des saints, les déposant au fond de la nef, à défaut de narthex, comme l’ont toujours fait d’instinct les rites chrétiens tant qu’ils n’étaient pas dénaturés par la réflexion et les bonnes intentions.
Le présent cahier des charges fermé, ce sera pour le moins faire preuve d’une saine sensibilité liturgique que de se garder de siéger à la place, non plus seulement de l’évêque, mais de Dieu, seul juge des fruits que les prêtres ont pu donner, et donnent encore, en ces temps troublés ! Beaucoup d’entre eux ont « fait avec » ce qu’on leur octroyait et sous la contrainte sourcilleuse d’une surveillance fréquemment vexatoire, trait récurrent de tout libéralisme comme de tout cléricalisme, cléricalisme laïque inclus.
L’insatisfaction où ne peuvent que laisser le peuple chrétien les solutions qu’on lui vante aujourd’hui (par exemple, une « réforme de la réforme », qui ne saurait donner qu’un rapiéçage du rapiéçage), aussi louable que soit l’esprit de modération qui les inspire, tient à ce qu’elles omettent, finalement, l’enjeu principal de cette question rituelle. Ne risque-t-on pas en effet de se résigner à la dégradation de la culture (civilisation), à la technicisation et à la mise aux normes de l’existence humaine avec des conséquences éthiques aussi implacables qu’incalculables, à la dépoétisation totalitaire du monde (le mot de poésie devant s’entendre ici avec sa portée métaphysique et spirituelle), à l’extermination, en tout cas à la brimade, de l’esprit d’amour et de vérité jusque dans son sanctuaire et sa citadelle : le culte ? On ne jette pas en pâture à des tournois d’érudition ou de monomanies intellectuelles, à des marchandages, à des mesures arbitraires, dans le cadre de « commissions » et de « conférences » (fussent-elles épiscopales), l’œuvre organique du Saint-Esprit, seul Auteur de toute vraie tradition et inspirateur du plus humble fidèle autant que du clerc le plus savant.
Au fait, qui s’intéresse encore à la liturgie autrement que comme terrain d’affrontement ou d’expérimentation, esthétique ou autre ? Et comment expliquer le mutisme dont firent preuve à son propos ceux qui étaient tout désignés pour être ses penseurs les plus féconds ? Pour ne nommer que l’un d’entre eux, mais non le moindre, n’est-il pas déroutant que ce chantre de la beauté de la Création et de la Rédemption, celui de l’organicité de la Révélation, de l’unité rayonnante du mystère chrétien, se soit si peu prononcé, à ma connaissance, je ne dis pas en faveur du retour à une décence rituelle (ce qu’il a fait), mais sur la force d’attrait dont un culte digne de la plus grande religion de l’histoire, le catholicisme romain, se montrerait doté pour peu qu’on s’avise de son effet sur tous les domaines de l’existence, et qui déborde infiniment le cadre d’une question de « sensibilité religieuse », de goûts et de couleurs, de triomphalisme ou de « pauvreté » (souvent fort coûteuse, on le sait, en mises en œuvre)? Je veux parler du grand Hans Urs von Balthasar, dont l’influence est connue par rapport aux positions de Rome, en tout cas depuis Jean-Paul II. Doit-on admettre que la flamme qu’un de ses maîtres, Romano Guardini, avait cherché à transmettre se soit étouffée, peut-être par découragement, tant devant les victoires planétaires de la sottise pontifiante et de la vulgarité légiférante, que sous les rafistolages assez piteux dont un clergé doutant de lui-même, si ce n’est au contraire imbu d’une sûreté présomptueuse, et muni de justificatifs venant de haut, a fait, pour la bonne cause, hélas ! le produit de ses pratiques compensatrices de propagande et de marketing ? Ou s’agit-il d’une influence souterraine irrésistible de la pensée du pasteur Dietrich Bonhöffer, pensée conditionnée par un contexte historique particulièrement tragique mais complètement dépassé, au premier et peut-être aussi, craignons-le, au second sens du mot – en proportions, en profondeur et en nocivité ?
A cet égard, la position d’une Catherine Pickstock, théologienne anglicane de Cambridge, me paraît combien mieux faire droit à l’essence d’un débat qui n’est d’abord ni intellectuel, ni artistique, ni cultuel, mais vital au sens naturel comme surnaturel, et que pourrait résumer l’interrogation que voici : l’humanité saura-t-elle se retrouver elle-même, choisira-t-elle, à tout le moins de la part des meilleurs de ses membres, d’accomplir sa destinée ? Prendra-t-elle à nouveau le Rite comme fondement de la pensée et de l’action ?