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Litur­gie. L’es­pace retour­né

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Le livre de Marc Leva­tois se ter­mine par l’ex­po­sé de la pen­sée du car­di­nal Rat­zin­ger sur l’espace sacré, et en fai­sant état de la pro­po­si­tion de celui-ci de pla­cer la croix sur l’autel même afin de cen­trer l’attention tant du prêtre que de l’assemblée sur le Sei­gneur, la per­sonne du prêtre n’étant en aucun cas le centre de l’attention, et réser­vant les moments de foca­li­sa­tion sur l’ambon à la « litur­gie de la parole ».

Il est indé­niable que cet autel « face au peuple », aus­si pré­caire que semble le bois (ou l’aggloméré) dont très sou­vent il est fait, aura été la pierre angu­laire du grand cham­bar­de­ment, sans qu’il fût besoin de la moindre pré­ci­sion nor­ma­tive, ni, dans les édi­tions suc­ces­sives du nou­veau mis­sel, d’une quel­conque men­tion, jusqu’à ce que, crainte sans doute de la conta­mi­na­tion du rite pro­cla­mé « ordi­naire » par un rite « extra­or­di­naire » rega­gnant un peu vite en faveur, une plus récente édi­tion vienne in extre­mis offi­cia­li­ser l’é­tat de fait, quitte à lui accor­der une cer­taine pré­fé­rence, for­ma­li­té dont on ne s’embarrassa point aus­si long­temps que la vic­toire de « l’autel face au peuple », en dédain com­plet de toute norme, vic­toire bru­tale du fait clé­ri­cal conjoint au fait de la mode, et qui n’eut d’é­gale en sub­ver­sion que celle de l’im­pro­bable, irréa­liste et faus­se­ment pri­mi­tive « com­mu­nion dans la main », fut tenue pour aus­si abso­lue et défi­ni­tive que l’é­cra­se­ment du rite dit tri­den­tin.

Ce retour­ne­ment de l’autel aura été, aux côtés de la sup­plan­ta­tion indis­cer­née du latin par le ver­na­cu­laire, de ce qu’a pu ins­pi­rer le fameux et pour­tant bien mécon­nu « mou­ve­ment litur­gique » (lequel avait recher­ché, expé­ri­men­té en évi­tant de légi­fé­rer), une des sys­té­ma­ti­sa­tions les plus funestes. Fau­dra-t-il en conclure que du mou­ve­ment litur­gique la réforme, et plus encore les appli­ca­tions incon­trô­lées de la réforme, ont gar­dé sur­tout le plus contes­table ?

Per­plexi­tés qui avaient été celles de ces pré­cur­seurs pré­co­ni­sant, tan­tôt que les signes sacrés reprennent de la vigueur, tan­tôt qu’ils rede­viennent acces­sibles. Mais s’agissait-il dans leur esprit de rendre le don de Dieu accep­table aux gens ? N’é­tait-ce pas plu­tôt de les faire accé­der à Dieu par le che­min qu’Il nous offre Lui-même à cet effet, et qui n’est autre que celui du sacré ? Louis Bouyer, d’un volume à l’autre de son œuvre, a démon­tré que, loin d’être une his­toire de la pré­do­mi­nance du sacré, l’histoire pré­chré­tienne est à bien des égards celle de sa déper­di­tion. Sup­pri­mer le sacré serait tel­le­ment peu pas­ser d’une men­ta­li­té païenne à une pure­té chré­tienne qu’une telle opé­ra­tion revien­drait en réa­li­té à se pri­ver, ni plus ni moins, du moyen même par lequel Dieu a vou­lu de tout temps se faire connaître, moyen que la Rédemp­tion n’a pas ren­du caduc mais haus­sé à ses véri­tables pos­si­bi­li­tés.

Une ques­tion fon­da­men­tale, évo­quée com­mu­né­ment par le cli­vage en fausse symé­trie entre droite et gauche, reste celle de l’accueil ou du rejet par notre monde de l’au­to­ri­té qui est liée à la véri­té. Sans apla­tir le pro­blème aux pers­pec­tives (même si elles ont leur légi­ti­mi­té propre) d’un tra­di­tio­na­lisme poli­ti­co-reli­gieux, on ne peut sans légè­re­té igno­rer com­bien la ques­tion de l’espace sacré rejoint celle de l’institution fami­liale, de l’habitat, de l’économique et du poli­tique, des hié­rar­chies sociales conçues dis­tinc­te­ment mais non sépa­ré­ment de la hié­rar­chie ecclé­siale.

Sous un débat qui aux yeux du monde actuel appa­raît de cui­sine domes­tique et tout can­ton­né à la réserve des Mohi­cans que lui semblent sou­vent deve­nus les catho­liques, se cachent des ques­tions qui touchent à la digni­té de l’homme, au sens de la vie, à la véri­table morale, à la jus­tice, au bon­heur. Il s’agit de rien de moins que de la place recon­nue concrè­te­ment par l’hu­ma­ni­té à son Sau­veur et des consé­quences déci­sives qui dépendent dra­ma­ti­que­ment de la mesure de cette recon­nais­sance.

Concé­dons que cela n’a pas été pas tota­le­ment igno­ré, puisque, selon la lettre de Vati­can II, la litur­gie (eucha­ris­tique) est expli­ci­te­ment conçue comme source et som­met de l’existence chré­tienne. Mais il ne semble pas que cette grande véri­té ait été enten­due avec les impli­ca­tions vou­lues. On s’est enchan­té de l’i­dée, sans guère la mettre en œuvre, faute d’en com­prendre la por­tée spi­ri­tuelle et sur­tout d’en accueillir la consé­quence abrupte en théo­lo­gie de la grâce, par­ti qu’on était à la dérive d’une men­ta­li­té réso­lu­ment péla­gienne (psy­cho­lo­gi­sante, mora­li­sante, acti­viste), fas­ci­né qu’on était par les sirènes d’un mono­phy­sisme uto­pique (ne consi­dé­rer que la nature humaine en Jésus et que la dimen­sion socio­po­li­tique de l’E­glise et psy­cho­lo­gique du sujet humain).

Il est signi­fi­ca­tif que le retour­ne­ment de l’autel se soit impo­sé sans coup férir (à vrai dire en grande par­tie parce que l’o­pé­ra­tion, dans le style Blitz­krieg, fut un fameux coup d’as­som­moir, du genre de ceux qui servent d’anes­thé­sie avant l’a­bat­tage), avec une bizarre una­ni­mi­té, sans qu’il y eût besoin de légi­fé­rer en aucune manière. Un consen­sus aus­si unique dans l’his­toire de la chré­tien­té tra­hit, en deçà comme au-delà de la lettre des textes conci­liaires et de ceux qui découlent d’eux, un esprit, dont on ne voit déci­dé­ment pas com­ment le dis­so­cier de celui même qui fut à l’œuvre au Concile, disons plu­tôt – à la fois pour res­ter pré­cis et pour lais­ser ouverte la réflexion – de l’un des divers esprits qui s’affrontèrent ou s’allièrent dans l’aula conci­liaire.

Ce bou­le­ver­se­ment de l’espace sacré, et plus géné­ra­le­ment la désa­cra­li­sa­tion de l’espace en géné­ral, est un phé­no­mène post-chré­tien. La perte des signes sacrés dans l’espace public a accom­pa­gné de près la perte des points de repère éthiques et méta­phy­siques, et le monde catho­lique n’a rien réus­si d’autre ici, somme toute, que de suivre la pente com­mune et savon­née de la faci­li­té, avec ce crâne par­ti pris pour le fait accom­pli à quoi tient tout le suc­cès des révo­lu­tions. Son excuse est sans doute d’avoir vou­lu mani­fes­ter par des chan­ge­ments sen­sa­tion­nels une réa­li­té ecclé­siale fra­ter­nelle et dyna­mique que la théo­lo­gie jusque là était cen­sée (vou­lait-on croire) avoir plus ou moins occul­tée, une réa­li­té telle que ten­dait à l’exprimer selon le goût du jour le slo­gan désor­mais consa­cré, non sans un mimé­tisme plus ou moins incons­cient par rap­port à des uto­pies pour­tant déjà bien en perte de vitesse, de « peuple de Dieu », régres­sant ain­si vers ce qu’a encore d’inaccompli (si l’on met à part la pro­phé­tie) une vision vété­ro­tes­ta­men­taire de l’Alliance, et détour­nant ain­si l’intelligence chré­tienne d’une vision de l’Eglise comme Corps mys­tique d’une part, comme Epouse et Mère d’autre part. En résu­mé, morne chute dans le socio­lo­gique, qui se tra­dui­sit dès lors un peu par­tout et pour long­temps dans une litur­gie ané­miée et bour­sou­flée à la fois.

Une des marques les plus affli­geantes de cette situa­tion se trouve dans le dédou­ble­ment de l’autel, à savoir une table plus ou moins banale, évo­quant dans plus d’un cas une table de confé­rences, un peu sur­éle­vée sur un pro­saïque podium et pla­cée devant et sous un maître-autel désaf­fec­té réduit à ser­vir de décor, inévi­ta­ble­ment plus ou moins somp­tueux, sur lequel, comme signe invo­lon­taire mais com­bien élo­quent du mal­heur des temps, n’est plus offert le saint Sacri­fice , au pro­fit de la notion répu­tée plus « por­teuse » et plus adap­tée de « repas » (ou de synaxe, le grec triom­phant enfin du latin), mais d’un repas qui n’est à aucun moment pré­sen­té comme repas essen­tiel­le­ment sacri­fi­ciel – la réa­li­té sacrale de repas, comme d’ailleurs celle de fête sacrée, étant de tout temps ce qu’on avait oublié ou n’a­vait jamais su, iden­tique à celle de sacri­fice –, mais très pla­te­ment dans la per­cep­tion obvie et pro­fane d’un repas convi­vial, cen­sé­ment « fes­tif », autre­ment dit gai et ennuyeux à sou­hait, où le mys­tère de la pro­pi­tia­tion opé­rée par le Rédemp­teur char­gé du péché du monde et ren­dant tout hon­neur et tout amour au Père ne pou­vait, quoi qu’on en dise, que pas­ser à l’arrière-plan.

Brû­lait-on déjà à l’é­poque d’entrer de plain-pied dans la fes­to­lâ­trie moderne sous pré­texte de résur­rec­tion ? Quoi qu’il en soit, la résur­rec­tion elle-même n’évita qu’à grand’peine d’être apla­tie au niveau d’un bien-être socio-psy­cho­lo­gique, au ras des pis­sen­lits et volon­tiers paci­fiste. Paci­fiste, à moins d’opter pour quelque folk­lo­rique gué­va­risme, pour l’un ou l’autre cryp­to-trots­kisme qui ne coû­tait rien à des Occi­den­taux repus, réso­lu­ment par­tis pour la gloire consu­mé­riste (car les « trente glo­rieuses » doivent être exac­te­ment appe­lées, comme on a pu le dire, « les trente hon­teuses par­ties pour la gloire et s’a­che­vant en flop »), à l’heure même où nos frères chré­tiens, nos frères humains, crou­pis­saient dans les camps et geôles bre­j­né­viens, maoïstes, pol­po­tiens, pour ne citer que les plus illustres. Et, chose non moins digne d’é­ton­ne­ment, tan­dis que se prê­chait un chris­tia­nisme de res­sus­ci­tés de rigueur qui n’en­cou­russent plus le célèbre reproche de Nietzsche au sujet des têtes d’en­ter­re­ment, dans le même temps, tout en noyant avec la plus grande désin­vol­ture la ques­tion des fins der­nières, on se mit pure­ment et sim­ple­ment à révo­quer en doute le fait de la résur­rec­tion, sous l’influence tar­dive d’une lec­ture mal digé­rée de R. Bult­mann, des pro­phètes de la mort de Dieu et qui sais-je encore.

Certes, beau­coup d’eau a pas­sé sous les ponts du Tibre et sous ceux de la Mos­co­va, mais qui croi­ra sans plus de preuves que cette confec­tion éle­vée témé­rai­re­ment au rang de rite, et de rite uni­ver­sel, impo­sée auto­ri­tai­re­ment, qui, soit en pure léga­li­té soit dans une exé­cu­tion plus roya­liste que le roi, fut à point nom­mé le vec­teur des erre­ments sus­dits, pour­ra un jour être déga­gée par d’im­pro­bables doigts de fée du nœud com­pact dont elle est soli­daire, et, avec de si sus­pectes ori­gines, don­ner lieu à une pos­té­ri­té viable ?

Il a été ques­tion plus haut de la notion qui a pu four­nir à une perte de sens eucha­ris­tique sa jus­ti­fi­ca­tion théo­rique, jus­ti­fi­ca­tion dont le mirage ne résiste pas à une défi­ni­tion des termes. Une litur­gie ne sau­rait, en effet, ni en rigueur ni en vigueur de termes, être appe­lée « de la parole », pour la simple rai­son que toute litur­gie est une parole en acte, une action, accom­pa­gnée de paroles, certes, mais des paroles qui ne com­mentent pas mais opèrent, per­for­ma­tives, comme disent les lin­guistes. L’idée même de s’asseoir pour écou­ter des dis­cours ou des lec­tures est pro­fon­dé­ment anti-litur­gique. Ce n’est pas qu’on ne puisse user de bancs par néces­si­té, mais seul le siège épis­co­pal peut avoir une légi­ti­mi­té litur­gique et donc, il va sans dire, ecclé­sio­lo­gique. C’est si vrai, que, par exemple, dans le rite byzan­tin, le prêtre célé­brant laisse tou­jours inoc­cu­pé ce siège (équi­valent de la « cathèdre ») réser­vé à l’ordinaire de l’é­par­chie (du dio­cèse) s’il est pré­sent, ou éven­tuel­le­ment à l’un de ses pairs (ce qui se com­prend sans peine quand on sait que tout évêque est évêque pour toute l’E­glise). Idéa­le­ment, il n’y a que l’évêque (ou le père Abbé) qui puisse, de manière rituel­le­ment accep­table, s’asseoir à cer­tains moments pré­cis. Que pen­ser alors de l’idée d’un célé­brant défi­ni comme « pré­sident » de la « synaxe » ? Pré­sident veut dire s’asseyant en pre­mier. Le prêtre n’est pas un notable assis, mais un pas­teur debout qui se tient en tête de son assem­blée, dont il est le ser­vi­teur, se tour­nant avec elle vers Dieu. Et que pen­ser, de sur­croît, de cet hybride, ni clerc ni tout à fait laïc, l’« ani­ma­teur » qui, en rap­port de forces ten­du (et même dis­ten­du) avec le « pré­sident » sus­nom­mé, de la place la plus en évi­dence, armé de l’ou­til qui confère le seul pou­voir sérieux, le micro, confisque le regard des fidèles sous le pré­texte ingé­nu de leur mon­trer (à eux, mais aus­si au prêtre le cas échéant) ce qu’ils ont à faire, à dire, à chan­ter, à pen­ser, comme s’ils étaient le public occa­sion­nel d’un show, d’un mee­ting, dans lequel l’im­por­tant est d’être suf­fi­sam­ment « chauf­fé » pour bien « par­ti­ci­per » (a‑t-on fait assez tour­ner le manège des inno­va­tions autour du slo­gan par­fai­te­ment vague et d’au­tant plus impé­ria­liste de par­ti­ci­pa­tion!), ou comme si ces fidèles, ce Peuple saint, n’é­taient tous encore, telle une masse à pétrir comme le public entas­sé pour assu­rer la claque autour des jeux qu’on montre à la télé­vi­sion, que des caté­chu­mènes de la pre­mière minute, incons­cients de leur émi­nente digni­té, igno­rant ce qu’ils ont à faire face à ce « pré­sident de synaxe » qui les « inter­pelle », condam­nés à res­ter des non ini­tiés per­pé­tuels jus­qu’à l’heure de leurs funé­railles (que des laïcs com­plai­sants leur assu­re­ront en l’ab­sence pro­bable de ministre ordon­né)?

De même que, en soi, il n’y a pas de chaises, une tri­bune, pour une litur­gie qui se res­pecte, ne se conçoit pas davan­tage. Si jadis, au temps des jubés, le lec­teur (ordon­né) se pla­çait à l’ ambon, c’était pour, à son rang, être pon­tife, assu­rer le pont de la nef au chœur, entre les­quels il n’y a pas cloi­son­ne­ment mais pas­sage. Dans les églises byzan­tines, le lec­teur lit l’épître depuis la nef et tour­né vers le sanc­tuaire (déli­mi­té par l’i­co­no­stase), le peuple res­tant debout, car il est « en marche » (idée à laquelle aucun fervent de Vati­can II ne sera insen­sible, que je sache). Notons aus­si qu’il n’est pas ques­tion pour le lec­teur, ni pour le diacre ou le prêtre lisant l’évangile, de lever les yeux du lec­tion­naire, contrai­re­ment à cette habi­tude que l’on a cru devoir prendre de tenir le public en haleine et qui a pour résul­tat de foca­li­ser l’attention sur le talent théâ­tral plus ou moins exer­cé du lec­teur (non ordon­né), au lieu que, rivé au livre sacré, il s’efface entiè­re­ment par rap­port à lui, usant d’une lec­ture can­ti­lée qui apporte la néces­saire ampli­fi­ca­tion poé­tique et, tout pra­ti­que­ment, acous­tique (ce qui a long­temps épar­gné au culte l’obs­cène « sono » qui a fini absur­de­ment par en deve­nir le fer de lance).

Enfin, rap­pe­lions-nous, une litur­gie consti­tue un tout indi­vi­sible et ne sau­rait donc être décou­pée en par­ties se décli­nant comme suit : péni­ten­tielle, de la louange, de la parole, de l’of­fer­toire, de la pré­face, de la consé­cra­tion, de l’in­ter­ces­sion, de la com­mu­nion, de l’en­voi – toutes phases qui en fait se com­pé­nètrent sans cli­vages du début jus­qu’à la fin –, aux dépens de son unique mou­ve­ment dra­ma­tique, dont le som­met est la consé­cra­tion, et dans l’é­clo­sion puis l’é­pa­nouis­se­ment duquel l’assemblée et le cler­gé s’encouragent mutuel­le­ment à suivre l’Agneau jus­qu’au moment, l’ayant reçu en nour­ri­ture en tant que Pain vivant, d’être en réa­li­té assi­mi­lés à lui afin de consti­tuer sa pré­sence sub­stan­tielle dans le monde. Chaque inter­ven­tion, exhi­bi­tion, injonc­tion, frei­nage qui vient inter­rompre ou relâ­cher cet élan tout uni et tout uni­fiant casse la signi­fi­ca­tion du culte, sans par­ler de l’é­pui­se­ment pour les têtes et de la frus­tra­tion pour les cœurs – et de la tor­ture pour l’o­reille –, car le didac­tisme assez mora­li­sa­teur qui carac­té­rise nos « litur­gies de la parole » (débor­dant volon­tiers leurs rives en de désas­treuses inon­da­tions) trans­forme en cor­vée, en sur­me­nage, ce qui devrait être ala­cri­tas, allé­gresse, dans une contem­pla­tion simple du mys­tère de la foi, dans une écoute recueillie d’un lan­gage et d’une musique tous deux issus du silence et retour­nant s’y fondre, dans un chant qui s’é­lève sans dis­cor­dance et sans recherche d’ef­fets à quatre sous, dans une digne et fer­vente com­mu­nion des uns avec les autres sous l’onc­tion de l’Es­prit de Jésus.

Beau­coup se féli­citent, pour son effet caté­chi­sa­teur, de cette mise à l’honneur de ce qu’ils appellent « la parole », témoi­gnant sou­vent de leur absence de crainte révé­ren­tielle aux yeux de tout croyant sachant Qui est la Parole. Eh ! bien, qu’est-ce qui empê­che­rait de pro­cu­rer cet effet incon­tes­ta­ble­ment béné­fique en ses lieu et place ? La messe, qui, en elle-même, est caté­chèse vivante, a une tout autre fonc­tion, celle d’être le cœur du temps pla­cé dans l’é­ter­ni­té. Tout se passe comme si on vou­lait qu’elle serve à tout, pour­vu que ce soit le plus briè­ve­ment pos­sible et au moindre coût.

En par­lant de coût, la quête elle-même est litur­gie, preuve que les rites ne sont pas décon­nec­tés du quo­ti­dien tel qu’il est, et c’est ici par une ges­tuelle de par­tage et d’aumône. Encore faut-il son­ger à entre­po­ser billets et pièces de mon­naie, qui, en tant que tels, ne sont pas récu­pé­rables dans l’univers sacré, loin du saint des saints, les dépo­sant au fond de la nef, à défaut de nar­thex, comme l’ont tou­jours fait d’ins­tinct les rites chré­tiens tant qu’ils n’é­taient pas déna­tu­rés par la réflexion et les bonnes inten­tions.

Le pré­sent cahier des charges fer­mé, ce sera pour le moins faire preuve d’une saine sen­si­bi­li­té litur­gique que de se gar­der de sié­ger à la place, non plus seule­ment de l’é­vêque, mais de Dieu, seul juge des fruits que les prêtres ont pu don­ner, et donnent encore, en ces temps trou­blés ! Beau­coup d’entre eux ont « fait avec » ce qu’on leur octroyait et sous la contrainte sour­cilleuse d’une sur­veillance fré­quem­ment vexa­toire, trait récur­rent de tout libé­ra­lisme comme de tout clé­ri­ca­lisme, clé­ri­ca­lisme laïque inclus.

L’insatisfaction où ne peuvent que lais­ser le peuple chré­tien les solu­tions qu’on lui vante aujourd’hui (par exemple, une « réforme de la réforme », qui ne sau­rait don­ner qu’un rapié­çage du rapié­çage), aus­si louable que soit l’es­prit de modé­ra­tion qui les ins­pire, tient à ce qu’elles omettent, fina­le­ment, l’enjeu prin­ci­pal de cette ques­tion rituelle. Ne risque-t-on pas en effet de se rési­gner à la dégra­da­tion de la culture (civi­li­sa­tion), à la tech­ni­ci­sa­tion et à la mise aux normes de l’existence humaine avec des consé­quences éthiques aus­si impla­cables qu’in­cal­cu­lables, à la dépoé­ti­sa­tion tota­li­taire du monde (le mot de poé­sie devant s’en­tendre ici avec sa por­tée méta­phy­sique et spi­ri­tuelle), à l’extermination, en tout cas à la bri­made, de l’esprit d’amour et de véri­té jusque dans son sanc­tuaire et sa cita­delle : le culte ? On ne jette pas en pâture à des tour­nois d’é­ru­di­tion ou de mono­ma­nies intel­lec­tuelles, à des mar­chan­dages, à des mesures arbi­traires, dans le cadre de « com­mis­sions » et de « confé­rences » (fussent-elles épis­co­pales), l’œuvre orga­nique du Saint-Esprit, seul Auteur de toute vraie tra­di­tion et ins­pi­ra­teur du plus humble fidèle autant que du clerc le plus savant.

Au fait, qui s’in­té­resse encore à la litur­gie autre­ment que comme ter­rain d’af­fron­te­ment ou d’ex­pé­ri­men­ta­tion, esthé­tique ou autre ? Et com­ment expli­quer le mutisme dont firent preuve à son pro­pos ceux qui étaient tout dési­gnés pour être ses pen­seurs les plus féconds ? Pour ne nom­mer que l’un d’entre eux, mais non le moindre, n’est-il pas dérou­tant que ce chantre de la beau­té de la Créa­tion et de la Rédemp­tion, celui de l’organicité de la Révé­la­tion, de l’unité rayon­nante du mys­tère chré­tien, se soit si peu pro­non­cé, à ma connais­sance, je ne dis pas en faveur du retour à une décence rituelle (ce qu’il a fait), mais sur la force d’attrait dont un culte digne de la plus grande reli­gion de l’histoire, le catho­li­cisme romain, se mon­tre­rait doté pour peu qu’on s’avise de son effet sur tous les domaines de l’exis­tence, et qui déborde infi­ni­ment le cadre d’une ques­tion de « sen­si­bi­li­té reli­gieuse », de goûts et de cou­leurs, de triom­pha­lisme ou de « pau­vre­té » (sou­vent fort coû­teuse, on le sait, en mises en œuvre)? Je veux par­ler du grand Hans Urs von Bal­tha­sar, dont l’influence est connue par rap­port aux posi­tions de Rome, en tout cas depuis Jean-Paul II. Doit-on admettre que la flamme qu’un de ses maîtres, Roma­no Guar­di­ni, avait cher­ché à trans­mettre se soit étouf­fée, peut-être par décou­ra­ge­ment, tant devant les vic­toires pla­né­taires de la sot­tise pon­ti­fiante et de la vul­ga­ri­té légi­fé­rante, que sous les rafis­to­lages assez piteux dont un cler­gé dou­tant de lui-même, si ce n’est au contraire imbu d’une sûre­té pré­somp­tueuse, et muni de jus­ti­fi­ca­tifs venant de haut, a fait, pour la bonne cause, hélas ! le pro­duit de ses pra­tiques com­pen­sa­trices de pro­pa­gande et de mar­ke­ting ? Ou s’a­git-il d’une influence sou­ter­raine irré­sis­tible de la pen­sée du pas­teur Die­trich Bonhöf­fer, pen­sée condi­tion­née par un contexte his­to­rique par­ti­cu­liè­re­ment tra­gique mais com­plè­te­ment dépas­sé, au pre­mier et peut-être aus­si, crai­gnons-le, au second sens du mot – en pro­por­tions, en pro­fon­deur et en noci­vi­té ?

A cet égard, la posi­tion d’une Cathe­rine Pick­stock, théo­lo­gienne angli­cane de Cam­bridge, me paraît com­bien mieux faire droit à l’es­sence d’un débat qui n’est d’abord ni intel­lec­tuel, ni artis­tique, ni cultuel, mais vital au sens natu­rel comme sur­na­tu­rel, et que pour­rait résu­mer l’interrogation que voi­ci : l’humanité sau­ra-t-elle se retrou­ver elle-même, choi­si­ra-t-elle, à tout le moins de la part des meilleurs de ses membres, d’accomplir sa des­ti­née ? Pren­dra-t-elle à nou­veau le Rite comme fon­de­ment de la pen­sée et de l’action ?