Le mal et son châtiment. Rappel de quelques vérités élémentaires
Le Royaume de Dieu, la cité céleste, s’identifie donc avec l’Eglise dans sa vie historique, visible et sociale, mais ne s’épuise pas en elle. La dualité de la cité céleste et de la cité terrestre exprime celle de la Nature et de la Grâce. C’est un dualisme fondé sur le Surnaturel et qui maintient l’histoire humaine dans la condition d’être continuellement dépassée par la volonté et la parole de Dieu, à laquelle elle doit correspondre.
Dans cette optique, la notion d’époque historique est absolument secondaire : la fin des temps dépend du décret inscrutable de la Providence et peut avoir lieu à tout instant ; tout moment du temps peut être le dernier de l’histoire du monde et de l’univers entier. Selon la théologie de l’histoire, depuis l’Incarnation l’histoire elle-même tourne autour du dilemme : ou pour le Christ ou contre lui. « Qui n’est pas avec moi est contre moi. Qui n’amasse pas avec moi dissipe » (Lc 11, 23). Tertium non datur. Il n’y a que deux époques dans l’histoire : celle d’avant le Christ, et celle qui vient après et dans laquelle la civitas Dei a commencé à se former. Cette œuvre de formation ne s’achèvera qu’à la fin du monde, parce que le Verbe incarné ne peut être vaincu par ses ennemis, et le Royaume de Dieu atteindra sa complétude ultraterrestre malgré les trahisons et les défaites. Dans une perspective de ce genre, l’époque moderne et contemporaine ne peut être comprise que comme une période dans laquelle le principe hostile au Christ a pour un temps prévalu (avec la permission de Dieu) mais n’a remporté en aucune manière une victoire décisive, quelles que soient les apparences, victoire qui un jour ou l’autre, lorsque Dieu le voudra, s’achèvera en déroute.
Cette conclusion fidéiste est tout à fait naturelle dans le cadre d’une véritable théologie de l’histoire (et, du reste, la philosophie de l’histoire a elle aussi son fidéisme). Par théologie de l’histoire nous entendons donc une vision de l’histoire attentive à accueillir la volonté de Dieu qui y opère, non pas du Dieu des philosophes mais du Dieu vivant, Un et Trine, qui a parlé à l’homme dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Cette volonté n’est pas immanente à l’histoire, elle ne sourd pas de l’intérieur de celle-ci. Elle résulte de la Révélation, et donc d’un ensemble de vérités absolues qui doivent se vérifier dans l’histoire, s’appliquer par la foi et les œuvres ; ce sont des vérités qui concernent des valeurs et des faits déterminés d’origine surnaturelle, comme la Parousie du Christ, c’est-à-dire son retour comme juge à la fin des temps. Parmi ces vérités il y a le « non praevalebunt » de Matthieu 16, 18 : raison pour laquelle l’époque présente doit être considérée, à la lumière de la théologie, comme caduque et transitoire, précisément parce qu’elle s’oppose au Christ qui est « pierre d’achoppement » pour tous ceux qui s’opposent à lui (Lc 2, 34).
Du point de vue de la théologie de l’histoire, la fin de l’époque actuelle est donc un fait aussi certain que la loi de la gravité, si l’on peut s’exprimer ainsi. Naturellement personne ne peut en savoir ni le jour ni l’heure, ni la manière précise dont cela arrivera. Les catégories de la théologie de l’histoire dérivent toutes de la Révélation, et se trouvent, comme on le sait, dans les livres de l’Ancien Testament, chez les Prophètes. La vérité qui y est affirmée est linéaire : les individus et les peuples doivent faire la volonté de Dieu et observer ses commandements. « Je suis le Dieu Tout-Puissant, marche en ma présence et sois parfait » (Gn 17, 1). Lorsque les hommes désobéissent et se rebellent en péchant, Dieu les punit dans leur corps et leur esprit en ce monde, et dans l’autre s’ils ne se repentent pas. Le châtiment peut être immédiat ou bien avoir lieu après un délai qui peut être long. La séquence qui se répète toujours est la suivante : rébellion, châtiment, purification, repentir, vie nouvelle. Le châtiment divin est une des catégories essentielles de la théologie de l’histoire. Il punit et sauve, dans la mesure où il pousse les individus et les peuples au repentir, toutes les fois que Dieu leur en donne le temps. Ce temps n’a pas été donné à Sodome et Gomorrhe, le feu et le soufre leur arrivant à l’improviste (Gn 19, 24–25). La façon dont le châtiment terrestre est opéré est toujours la même : guerres, invasions, famines, catastrophes, peste, tout cela isolément ou ensemble. Plus est grande la rébellion, plus important est le châtiment, mais celui-ci est toujours proportionné à la faute parce que la justice divine est infaillible et n’a rien à faire d’alibis inventés pour justifier l’impénitence du péché, tels que le « sentiment », le « cœur », les « bonnes intentions » ou les « situations objectives ». Et quand Dieu nous fait savoir que sa colère frappera « le juste et le méchant » sans distinction (Ez 21, 8), il n’y a point d’injustice en cela, car le juste finira au paradis et le méchant en enfer. La justice de Dieu s’exerce toujours de manière contemporaine sur la terre et dans l’au-delà, les deux aspects étant inséparables — chose que l’on oublie souvent.
Il est donc certain que sur notre monde corrompu s’abattra un jour le châtiment divin. La théologie de l’histoire nous garantit que le châtiment arrive inévitablement si l’on ne change pas et nous garantit aussi que l’on peut l’éviter non moins certainement si l’on change à temps. « Celui qui tombe ne peut-il pas se relever ? Et celui qui s’est détourné ne peut-il revenir sur le bon chemin ? » (Jr 8, 4). « Jonas commença à pénétrer dans la ville, marchant une journée, et se mit à crier en disant : ‘‘Encore quarante jours et Ninive sera détruite . Les Ninivites crurent en Dieu, et ordonnèrent le jeûne », et leur roi promulgua un édit qui se concluait ainsi : « Que chacun se repente de sa mauvaise conduite et des iniquités de ses mains. Qui sait si Dieu ne rapportera pas sa sentence et ne nous pardonnera pas ? […] Dieu vit ce qu’ils faisaient, comment ils se convertissaient de leur conduite mauvaise ; et Dieu se repentit du mal qu’il avait parlé de leur faire, et il ne le fit pas » (Jon 3, 4 et 8–10). L’épisode de Jonas est considéré par l’exégèse moderne, imbibée de rationalisme, comme une simple parabole, mais Jésus l’a cité en s’y référant comme à un fait historique (Mt 12, 39–42 ; Lc 11, 29–32) et à ce titre il doit être cru. Le juste châtiment de Dieu peut donc être écarté. Mais ce qui ne peut l’être, c’est la péremption, la fin de la forme de vie dont on se repent, puisque l’adoption d’une vie nouvelle est la condition indispensable de la miséricorde.
2. Selon la théologie de l’histoire, la décadence de tout un monde comporte un châtiment qui ne peut être évité que par le repentir et la conversion, et par conséquent avec le concours du libre arbitre humain qui répond aux sollicitations des prophètes, des prêtres, des envoyés de l’Esprit Saint. A l’action consciente du sujet correspond l’action du Dieu vivant qui lui accorde sa miséricorde. Le dépassement de la décadence n’implique pas le passage à une nouvelle époque, mais la consolidation de la civitas Dei, qui se purifie dans les persécutions et reprend sa croissance. Pour la théologie de l’histoire, le sujet historique, c’est la civitas Dei, et non pas l’époque, l’Ere et encore moins le Genre humain. Toute différente est au contraire la perspective dans laquelle la philosophie de l’histoire imagine le phénomène de la décadence d’un monde. Au moins dans sa version la plus profonde, elle récupère la notion de décadence pour expliquer la connexion entre le dépérissement d’un moment de l’Esprit et la naissance d’un autre. Sur ce sujet Hegel nous a laissé des pages inoubliables. « Le côté négatif de ce spectacle du changement provoque notre tristesse. Il est déprimant de savoir que tant de splendeurs, tant de belle vitalité a dû périr et que nous marchons au milieu des ruines. Le plus noble et le plus beau, nous fut arraché par l’histoire : les passions humaines l’ont ruiné. Tout cela semble voué à la disparition, rien ne demeure. Tous les voyageurs ont éprouvé cette mélancolie. Qui a vu les ruines de Carthage, de Palmyre, Persépolis, Rome, sans réfléchir sur la caducité des empires et des hommes, sans porter le deuil de cette vie passée puissante et riche ? […] Cependant, à cette catégorie du changement se rattache aussitôt un autre aspect : de la mort renaît une vie nouvelle. Les Orientaux ont eu cette idée, et c’est peut-être leur plus grande idée, la pensée suprême de leur métaphysique. […] L’Occident apporte une autre idée. L’esprit réapparaît non seulement rajeuni, mais aussi plus fort et plus clair. Certes, il se dresse contre lui-même, consume la forme qu’il s’était donnée et s’élève à une forme nouvelle. […] Son rajeunissement n’est pas un simple retour à la forme antérieure ; c’est une purification et une transformation de lui-même. » ((. Hegel, La Raison dans l’Histoire. Introduction à la Philosophie de l’Histoire, Librairie Plon, 1965, pp. 54–55.)) A la lumière de cette interprétation, qui fait voir la distance entre les catégories de la théologie de l’histoire et celles de la philosophie de l’histoire, et comment et de quelle façon on ne peut accuser la première d’être un travestissement de la vraie théologie, la décadence est vue comme la condition du rajeunissement et de la purification, et par là de l’avènement d’une nouvelle époque ou d’une nouvelle forme de l’Esprit. La décadence d’un monde prépare son effacement, mais seulement pour le faire renaître transfiguré dans une nouvelle forme que l’on veut plus universelle. La décadence actuelle du monde construit par la Politique moderne en préparerait donc le dépassement dans une forme nouvelle dont le monde présent constituerait dès maintenant une sorte de « matière sur laquelle il travaille » ((. Ibid., p. 55.)) . Ainsi les valeurs positives du monde en décomposition devraient-elles être conservées, pour se retrouver purifiées dans la nouvelle forme. L’idée d’une époque finale et définitive marquant la fin du processus historique dans une sorte d’apothéose de l’Homme, sorte de nouvel Age d’or, semble cependant exclue dans la perspective hégélienne, une telle éventualité signifiant l’inconcevable mort de l’Esprit.
Mais l’eschatologie politique n’est pas avant tout hégélienne. Elle a plutôt revêtu les habits comtiens et mazziniens ; et dans sa forme actuelle son inspiration semblerait plutôt être celle de l’utopie irrationnelle et sans limites ébauchée par Condorcet dans le dernier chapitre de sa célèbre Esquisse, consacrée aux « progrès futurs de l’esprit humain ». Ici, l’idée de perfectionnement du genre humain, par le progrès et le développement, est portée à ses extrêmes conséquences. La « raison » nous dit que tous doivent être considérés comme absolument égaux, qu’ils doivent recevoir une instruction égale, que la richesse doit être égale pour tous, qu’hommes et femmes comme les peuples doivent être égaux. De cette égalité, ou mieux, de cet égalitarisme universel sortira un système de vie dans lequel la liberté sera « plus étendue, plus entière », et où les hommes n’auront « d’autre maître que leur raison ». Les connaissances augmenteront de manière incroyable, impossible à imaginer dans l’immédiat. Les biens matériels seront produits dans des quantités jamais vues. Tous les désirs de l’homme seront satisfaits, grâce aussi au contrôle des naissances. Les « ridicules préjugés » de la religion (catholique) auront cessé d’influencer les âmes. Les « droits individuels de l’homme » seront déployés dans leur insondable « étendue ». La Patrie sera dépassée, il n’y aura plus d’étrangers, les guerres disparaîtront peu à peu et la fraternité entre les nations se développera de manière irréversible. La « perfectibilité » de l’homme, œuvre de la raison, « est indéfinie » ; elle s’étend à l’infini, ignore chutes et échecs et ne peut être arrêtée par rien ni personne. La perfectibilité concernera aussi la vie biologique : nous ne deviendrons pas éternels, mais presque, parce que « la durée moyenne de notre vie doit augmenter sans cesse à mesure que nous enfonçons dans l’avenir […] suivant une loi telle qu’elle approche continuellement d’une étendue illimitée, sans pouvoir l’atteindre jamais » ((. Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, dixième époque, n. 237.)) .
Le progrès du genre humain, s’appuyant sur ses seules forces, est conçu de manière constamment ascendante. Le principe des Lumières qui le guide est le refus radical de toute autorité hors celle de la raison individuelle, élevée au rang de mens universel, cosmique. La composante irrationnelle résulte avant tout, selon nous, du fait de concevoir la vie comme un progrès continu et par conséquent aussi comme un changement perpétuel, une incessante réforme. Elle vient aussi de la conviction, clairement exprimée, que tous les éléments du développement, spirituels comme matériels, croissent à l’infini, et de là que la liberté sera « plus étendue, plus entière » et que les droits de l’homme acquerront une « extension » inimaginable. Aucune trace de limite n’apparaît. Le contenu de la liberté et du droit de chacun devient illimité, pour se dissoudre progressivement dans la licence et l’anarchie. Mais ce qui compte, c’est que le principe de la plus grande extension possible de la liberté et des droits de l’homme soit reçu comme un impératif d’extension indéfinie, sans souci pour la réalité, les moyens ou les ressources, et cela pour toute l’humanité simultanément, à qui le progrès ainsi conçu assurerait une sorte de bonheur éternel terrestre. La maxime de Pascal n’a plus de sens : « Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par progrès » ((. Pascal, Œuvres complètes, Gallimard 1953, p. 1120.)) ; celle de Nietzsche non plus : « Qu’il doive y avoir un développement de toute l’humanité, c’est une absurdité, et cela ne serait pas même souhaitable » ((. Nietzsche, Fragments posthumes, 1884–1885.)) . Le système de la sous-culture qui domine aujourd’hui vulgarise les utopies de Condorcet sous forme de slogans, de mots d’ordre. L’un d’eux, obsessionnel, est qu’il n’y a pas assez de liberté parce que les droits ne sont pas suffisamment reconnus et que l’on ne promeut pas assez les « droits humains ». On proclame en conséquence la nécessité de nouvelles prises de conscience toujours plus profondes afin de promouvoir les améliorations continues qui puissent renforcer dans la masse la conviction de la sublimité de la dignité humaine et de ses « droits », de la signification pour ainsi dire « cosmique » de l’humanité, etc. Une autocompréhension de ce genre exclut a priori l’idée de décadence, elle refuse même de la comprendre. Alors que Hegel la considérait comme nécessaire en tant que condition dialectique de la naissance d’une nouvelle époque, les sectateurs de l’homme nouveau la nient ou la considèrent comme une anomalie à extirper, et dont ils imputent la responsabilité aux résidus de l’ancien monde qui, à leurs yeux, refusent de disparaître. Ce qui, pour le sens commun et toute intelligence saine, n’est que décadence et corruption est pour l’idéologie politique moderne soit inexistant, soit un ensemble de contradictions inhérentes au fait de ne pas être allé encore suffisamment loin dans la « libération » et donc dans l’œuvre de destruction des valeurs traditionnelles, et avant tout dans la lutte contre la religion.
La philosophie de l’histoire qui suit l’idéologie dominante paraît donc être ex sese dans l’impossibilité de recourir aux remèdes qu’appelle la situation présente. Le problème de fond des institutions démocratiques actuelles n’est pas constitué par un manque de liberté mais par un manque toujours plus accentué d’autorité. Les poussées centrifuges prédominent dans tous les domaines, sans opposition, et l’on vit dans une société substantiellement anarchique où prévalent les groupes et les intérêts les mieux organisés, dans une sorte d’état de nature hobbesien. Le principe du gouvernement de la loi, formellement reconnu, est dans la réalité peu apprécié et peu appliqué, du moment que les lois sont systématiquement contestées chaque fois qu’elles sont ressenties comme des obstacles aux intérêts particuliers.
Cette manière de vivre dans l’Umwertung radicale, sans la discipline imposée par l’exercice du principe d’autorité, engendre une irrationalité à l’état diffus et donne au quotidien un aspect irréel. Cela se vérifie également dans l’économie, avec la prétendue dérégulation, qui a favorisé l’émergence et la domination du marché global, un véritable monstre pratiquement ingouvernable, face auquel les Etats sont effectivement impuissants. Le « marché global » est un phénomène réel, mais il exprime en même temps la morphologie surréelle d’un homo œconomicus qui s’est gonflé démesurément comme la grenouille de la fable qui essayait de manière désastreuse d’égaler le bœuf. La responsabilité en incombe, selon nous, pour une large part à la notion politique de « développement », appliquée à l’économie, notion non scientifique, irrationnelle, version économique de l’idée utopique d’un progrès linéaire, indéfini, à la Condorcet. Cette notion a répandu la conviction que l’enrichissement actuel ne s’arrêterait jamais et devrait s’étendre rapidement à tous les peuples de la terre, comme le requièrent les « droits de l’homme ». Cette vision a fait perdre de vue certains concepts fondamentaux de l’économie, comme par exemple ceux de « richesse nationale », de « sources productives de la nation » ou encore de juste proportion entre forces productives et ressources, ou de nécessité, pour toute programmation, de contenir l’égoïsme des individus à l’intérieur du rapport entre forces productives et ressources, et plus généralement le principe d’un rapport rationnel entre fins et moyens.
Rétablir le principe d’autorité à tous niveaux ne signifierait pas l’abolition de la démocratie mais sa réforme, en la guérissant des aspects toujours plus anarchiques et décadents qu’elle a revêtus. Mais cette réforme ne serait pas possible, croyons-nous, sans un retour aux principes de la morale et de la religion, sans repenser préalablement la démocratie du point de vue de la théologie de l’histoire ; en d’autres termes, non comme l’unique régime possible, le seul conforme à la « dignité » de l’homme, mais, plus humblement et de manière réaliste, comme un régime parmi d’autres, recevant sa légitimité de Dieu (Rm 13, 1–2). La souveraineté réside dans le peuple ? Mais qui donc la lui a donnée ? Et qui la lui maintient ? La cité terrestre, même dans sa forme politique, ne peut se séparer du Dieu vivant, pas plus que l’homme et la nature.
Du point de vue du réalisme politique, on notera que le champ de la démocratie actuelle, qui vise à réaliser l’unité du monde, rencontre d’une part une limite peut-être infranchissable dans la puissance énigmatique de la Russie d’aujourd’hui, encore gouvernée par la vieille classe dirigeante soviétique, convertie par nécessité et opportunité à un régime démocratique aux contours ambigus, en tout cas non libéral, employée à retrouver le sens de sa mission universelle dans la tradition nationale et fort peu encline à l’idée d’Humanité. D’autre part, la démocratie est devenue un espace entièrement ouvert à l’implantation massive de l’islam, de son côté complètement réfractaire à toute forme de démocratie et traversé par vocation par l’esprit de conquête. Nous ignorons si la société islamique, assez différenciée dans ses composantes et ses traditions, et dans laquelle politique et religion sont une seule et même chose, est dans son ensemble plus saine que la nôtre. Le formalisme rigide qui la commande empêche en tout cas la diffusion publique de l’impudicité et de la vulgarité que nous connaissons aujourd’hui. Le principe d’autorité y règne dans la forme la plus dure, si bien que peuvent s’implanter en Occident des communautés soudées autour de leurs dirigeants, renfermées sur elles-mêmes, décidées à défendre leurs traditions et à imposer le respect de leurs propres droits. De plus, les musulmans ont l’avantage du nombre, qui continue à augmenter parce que les femmes sont tenues en sujétion sans autre forme de procès, et que leur tâche essentielle, en l’occurrence imposée de manière rigide, est celle de donner des enfants à l’Umma, la communauté des disciples d’Allah. Sur le musulman pèse individuellement l’obligation de convertir ou de soumettre le monde à l’islam. « Jusqu’à ce moment, le monde est partagé en deux, la Maison de l’Islam (Dar al-Islam), où s’imposent la domination et la loi de l’islam, et la Maison de la Guerre (Dar al-Harb) qui couvre le reste du monde. Entre les deux existe un état de guerre moralement nécessaire, juridiquement et religieusement obligatoire, jusqu’au triomphe final et inévitable de l’islam sur l’incroyance. Selon les livres de droit, cet état de guerre pouvait être interrompu, si besoin était, par un armistice ou une trêve de durée limitée. Il ne pouvait pas se conclure sur une paix, mais seulement par une victoire finale » ((. Bernard Lewis, Le Langage politique de l’islam [1988], Gallimard, 1988, p. 113.)) .
L’islam lui aussi aspire à opérer l’unité du genre humain, mais en concurrence avec le messianisme démocratique. Il divise le monde selon les catégories que Schmitt juge fondamentales pour la politique, entendue dans le sens réaliste comme pouvoir et art de gouverner : ami-ennemi, paix-guerre. Et il ne donne pas aux concepts le sens que leur attribuent les Occidentaux. Comme l’explique le grand spécialiste de l’islam qu’est Bernard Lewis, la paix n’y est pas un but en soi mais seulement un moyen : elle coïncide avec les périodes d’armistice avec les infidèles, quand l’état de guerre est seulement suspendu. La fin ultime est la victoire, qui doit être totale et définitive. Les philosophies de l’histoire, surtout celles qui sont le plus étroitement liées à la matrice originaire des Lumières, ont considéré que les concepts d’Humanité, de droits de l’homme et de fraternité entre les peuples, élaborés par la Politique moderne, exprimaient des vérités capables de surclasser toutes les vérités contenues dans les visions du monde des civilisations particulières, autrement dit de pouvoir s’imposer à toutes en en faisant table rase. Mais cela n’a pas réussi, sinon très partiellement, avec l’islam, qui jusqu’à maintenant a montré qu’il était plus capable de résister que le catholicisme, passant même à l’offensive au nom de sa propre vision du monde, qui est à la fois celle d’une religion et d’un système politique dont les concepts non seulement ne correspondent pas à ceux de l’Occident (chrétien ou laïque) mais le contredisent ouvertement.
Seul Dieu sait à qui reviendra la victoire dans la lutte actuelle entre ces messianismes, même s’il s’agit d’une guerre non déclarée. Un fait semble cependant certain : pour se régénérer et inverser le cours des choses, pour se sauver, le monde construit selon les canons de la Politique moderne devra renier presque tous ses principes fondamentaux, s’ouvrir au Surnaturel qu’il a rejeté a priori, et réformer la vision qu’il a de l’homme. Mais comment cela — un authentique miracle dans les conditions actuelles — pourrait-il avoir lieu sans le concours d’une Eglise catholique revenue à elle-même ? Revenue par la grâce de Dieu à la prédication de l’enseignement de la foi, par une génération de prêtres capables de répondre enfin à l’appel des âmes plongées dans les ténèbres du siècle, d’aller à leur rencontre pour prêcher la nécessité de la conversion et la vie éternelle que la miséricorde divine a préparée pour chacune d’elles si elles répondent au Christ qui les appelle.
Pour utopique que puisse apparaître cette conclusion, elle n’en est pas moins la seule possible du point de vue de la théologie de l’histoire. On pourra contester la légitimité de celle-ci comme telle tout comme on conteste la légitimité de la Révélation qui en est le fondement, mais, à y bien regarder, une telle contestation ne peut pas être menée au nom de la raison, dans la mesure où elle est intrinsèquement irrationnelle, opposant à la foi en Dieu qui se révèle la foi en l’Homme élevé sur le trône à la place de Dieu : foi contre foi. L’une est placée dans ce qui est terrestre et caduc et revêt presque toujours le visage du Mal, l’autre en ce qui dure éternellement et est le Bien même. Laquelle des deux est-elle conforme à la raison, à la nature de l’homme et à une juste conception de sa dignité ? Serait-ce celle qui a conduit à la décomposition actuelle ? La vision authentiquement théologique de l’histoire, qui prend sa référence dans le dogme de la foi et donc dans les principes du catholicisme préconciliaire — c’est-à-dire, il ne faut pas l’oublier, dans le catholicisme bimillénaire — et non dans l’appendice hétérodoxe des dernières quarante années, ne peut être rangée dans la catégorie de la théologie politique, car celle-ci est dans son essence la transposition de la métaphysique et de la « théologie » du déisme dans le domaine des concepts politiques. Le lien entre théologie et politique ne peut être rendu de manière correcte, selon nous, que par l’idée d’une théologie de la politique, autrement dit d’une vision de la politique sous l’angle des principes de la théologie du Dieu vivant, de la véritable théologie, qui s’appliquent à la politique comme à l’histoire, dans le sens rappelé plus haut. Ce qui impliquerait de faire perdre à la politique sa position actuelle, absolument autonome, pour la ramener à la condition d’instrumentum regni, non pas instrument du règne de l’Homme, mais de Dieu. Et donc à être l’art de gouverner avec l’objectif clair et précis de réaliser le bien commun temporel dans un espace social donné, déjà constitué dans sa singularité historique, tenant compte du fait que ce bien commun, même relativement indépendant, est subordonné à l’objectif final du bien suprême de la vie éternelle de tous, gouvernants ou gouvernés, donné par la grâce de Dieu.