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Le mal et son châ­ti­ment. Rap­pel de quelques véri­tés élé­men­taires

[note : cet article est paru dans le n. 77 de catho­li­ca, p. 51–63]
nous repro­dui­sons ici, en tra­duc­tion effec­tuée par nos soins, avec l’aimable auto­ri­sa­tion de l’auteur et de l’éditeur, le cha­pitre X d’un livre inti­tu­lé Poli­ti­ca e reli­gione. Sag­gio di teo­lo­gia del­la sto­ria (Anto­nio Pel­li­ca­ni, Rome, octobre 2001), dont une édi­tion fran­çaise est d’autre part atten­due. L’auteur en est Pao­lo Pas­qua­luc­ci, ancien pro­fes­seur de phi­lo­so­phie du droit à l’université de Pérouse, spé­cia­liste de la pen­sée poli­tique et reli­gieuse moderne, en par­ti­cu­lier de Hobbes. Il aborde ici un thème per­du de vue en rai­son de la crise de la théo­lo­gie post-conci­liaire, peu encline à s’attarder sur les véri­tés sus­cep­tibles de déplaire à un « monde » qui se com­plaît dans ses illu­sions. « Ils disent aux voyants : ‘‘Ne voyez point , et aux pro­phètes : ‘‘Ne nous pro­phé­ti­sez pas la véri­té, dites-nous des choses agréables, pro­phé­ti­sez des illu­sions ! » (Is 30, 10).
Dépé­ris­se­ment ou éclipse ? En posant cette ques­tion à pro­pos des valeurs tra­di­tion­nelles il y a exac­te­ment trente ans, Ugo Spi­ri­to conce­vait le dépé­ris­se­ment d’un monde en termes his­to­ri­cistes et idéa­listes, comme un pas­sage à des valeurs et des idéaux « plus com­pré­hen­sifs et vrai­ment uni­ver­sels » ; tan­dis que Del Noce sou­te­nait que la réa­li­té d’alors mani­fes­tait « l’inversion de toutes les valeurs » (une véri­table Umwer­tung), non pas pour être rame­nées à leur essence ou conser­vées sous « une forme supé­rieure », mais pour être tout sim­ple­ment niées et détruites ((. Ugo Spi­ri­to, Augus­to Del Noce, Tra­mon­to o eclis­si dei valo­ri tra­di­zio­na­li ?, Rus­co­ni, Milan, 1971. Hui­zin­ga avait déjà de son côté don­né de très fines obser­va­tions sur la déca­dence de notre civi­li­sa­tion, dans son essai bien connu sur la crise de la civi­li­sa­tion (édi­tion fran­çaise : Incer­ti­tudes. Essai de diag­nos­tic du mal dont souffre notre temps, Médi­cis, 1946). Il dénon­çait alors « la démence imma­nente de l’heure pré­sente », uti­li­sant pour cela le concept de « bar­ba­ri­sa­tion » lan­cé par Orte­ga y Gas­set. A cause de l’éthique sexuelle tou­jours plus libre et désor­mais « déliée de toute norme reli­gieuse », il voyait déjà se pro­fi­ler une « dégé­né­res­cence sexuelle » qui condui­rait la socié­té « à la des­truc­tion ». La res­pon­sa­bi­li­té de la culture était grave, depuis celle des phi­lo­sophes qui déniaient « tout fon­de­ment à la morale » aux sys­tèmes d’origine mar­xiste et freu­dienne qui ensei­gnaient « la rela­ti­vi­té de la morale », tan­dis que la lit­té­ra­ture, échap­pant à toute cen­sure, pou­vait déjà depuis long­temps « tout se per­mettre », cor­rom­pant le public « par d’extraordinaires excès de licence et d’immoralité ». La conscience morale s’était obs­cur­cie au point qu’elle « ne dis­tin­guait plus qu’à grand peine le bien du mal ». Hui­zin­ga aspi­rait en consé­quence à une « cathar­sis », une « puri­fi­ca­tion inté­rieure » de tout l’individu (op. cit., pas­sim). L’homme déca­dent tel que le pré­sen­tait l’historien hol­lan­dais était l’homme-masse déjà mis à nu dans toute sa misère morale par Orte­ga y Gas­set dans La Rebe­lión de las masas (1929), l’individu qui « n’a que des appé­tits, qui croit qu’il ne pos­sède que des droits et ne croit avoir aucune obli­ga­tion », motif pour lequel « la masse en révolte a per­du toute capa­ci­té de reli­gion et de connais­sance » (op. cit., pas­sim).)) . Ce qui s’est pas­sé depuis lors semble bien avoir don­né rai­son à Del Noce. On était au début de la domi­na­tion des sous-cultures, domi­na­tion qui se pro­fi­lait avec la « révo­lu­tion sexuelle » des années soixante, la culture hip­pie et celle de la drogue. On peut dire que nous vivons aujourd’hui une crise de civi­li­sa­tion à laquelle cette inver­sion a don­né l’impulsion déci­sive. Tous les signes s’y ren­contrent d’une mala­die mor­telle qui touche jusqu’à la nature. Alors, quel sera l’avenir ? Avant de répondre, nous vou­drions pro­lon­ger une réflexion sur la déca­dence actuelle, qui paraît être l’inévitable consé­quence de la vic­toire rem­por­tée par la Poli­tique moderne sur la reli­gion catho­lique, par le culte de l’homme sur le culte dû à Dieu, en cher­chant, comme l’ont fait en leur temps Spi­ri­to et Del Noce, à com­prendre le phé­no­mène en le repla­çant dans une pers­pec­tive plus éle­vée.
1. Ce point de vue plus éle­vé est double : c’est celui de la phi­lo­so­phie et de la théo­lo­gie de l’histoire. Comme on le sait, toutes les phi­lo­so­phies de l’histoire, pro­duits typiques de la pen­sée moderne, de l’immanentisme phi­lo­so­phique, conçoivent un déve­lop­pe­ment de l’humanité en trois époques : Anti­qui­té, Moyen Age et Epoque moderne (ou « ger­ma­nique », selon Hegel, parce que com­men­cée avec la reven­di­ca­tion luthé­rienne de la liber­té de l’esprit) ; états théo­lo­gique, méta­phy­sique, posi­tif du genre humain ; modes de pro­duc­tion antique, féo­dal, moderne ou capi­ta­liste, qui devait s’achever dans le com­mu­nisme, grâce à une autre triade, en termes de classes : noblesse féo­dale, bour­geoi­sie, pro­lé­ta­riat. Mais ces sché­mas ter­naires dérivent-ils de la réa­li­té effec­tive du déve­lop­pe­ment his­to­rique ou bien d’une sur­im­pres­sion sur celle-ci, muta­tis mutan­dis, de la doc­trine des trois âges du monde — du Père, du Fils, de l’Esprit — éla­bo­rée par Joa­chim de Flore ? ((. Karl Löwith a insis­té sur ce point dans Welt­ges­chichte und Heils­ges­che­hen : zur Kri­tik der Ges­chichts­phi­lo­so­phie (trad. ita­lienne : Signi­fi­ca­to e fine del­la sto­ria, ed. di Comu­ni­tà, Milan, 1963, pp. 171–183 et 237–242).))  Dans l’un et l’autre cas, comme pour la théo­lo­gie poli­tique, il s’agit de la sécu­la­ri­sa­tion d’une mau­vaise théo­lo­gie, puisque la pen­sée de Joa­chim de Flore a été condam­née par l’Eglise pour ses évi­dentes dévia­tions doc­tri­nales.
La loca­li­sa­tion de l’époque moderne et contem­po­raine en troi­sième posi­tion semble jus­ti­fiée par le fait chro­no­lo­gique de venir après l’Antiquité et le Moyen Age. Tou­te­fois on tend à don­ner à cette troi­sième époque une signi­fi­ca­tion finale et défi­ni­tive, parce que l’on ne peut admettre que les valeurs de l’Homme qu’elle incarne puissent périr. En d’autres termes, on n’admet pas l’idée d’un retour en arrière et d’une pos­sible revanche du catho­li­cisme. La vic­toire de l’Idée d’Humanité sur la Révé­la­tion est tenue pour défi­ni­tive. Comme elle ne croit pas à la véri­té révé­lée, la phi­lo­so­phie de l’histoire com­prend la reli­gion comme la mani­fes­ta­tion de l’Esprit ou de rap­ports objec­tifs déter­mi­nés, sociaux ou de pro­duc­tion, par consé­quent tou­jours comme expres­sion, mode d’être, pro­jec­tion des sen­ti­ments ou aspi­ra­tions de l’homme. Pour cette rai­son, la civi­li­sa­tion chré­tienne du pas­sé, ce monde entiè­re­ment fon­dé sur les valeurs du catho­li­cisme, relé­gué dans l’époque du milieu et déni­gré de toutes les façons, appa­raît comme un phé­no­mène his­to­rique comme les autres, caduc et tran­si­toire comme toutes les mani­fes­ta­tions de l’esprit ou du sys­tème imper­son­nel des rap­ports sociaux qui ont tenu le haut du pavé au cours de la troi­sième époque, celle qui se consi­dère comme ter­mi­nale parce qu’elle repré­sente l’émancipation de la rai­son de toute trans­cen­dance et donc du prin­cipe d’autorité, dans tous les domaines et pour tous. Bien que les reli­gions his­to­riques sur­vivent, on pense avoir clos les comptes non seule­ment avec le catho­li­cisme mais avec la reli­gion en géné­ral, accep­tée uni­que­ment pour sa dimen­sion « sociale » et « humaine », réduite à la bien­fai­sance et à l’entraide, trou­vant son essence ultime (croit-on) dans le culte de l’Humanité. Même les uto­pies maz­zi­niennes sur la Troi­sième Rome, celle du « peuple », capi­tale de l’Humanité, entrent, comme on l’a vu, dans cette Wel­tan­schauung : la « troi­sième Rome » devait sup­plan­ter pour tou­jours la seconde, celle du pape, et s’ériger en sym­bole de l’Ere Nou­velle. L’Eglise devait se dis­soudre dans l’Humanité.
Mais l’existence de l’époque actuelle au troi­sième rang de la suc­ces­sion du déve­lop­pe­ment his­to­rique n’est telle que si l’on croit à l’existence des deux autres époques, autre­ment dit si l’on consi­dère l’époque chré­tienne comme quelque chose qui est né puis est mort, comme une réa­li­té his­to­rique finie, inter­mé­diaire, qui ne fait que sur­vivre dans des formes secon­daires au cours de la troi­sième et der­nière époque qu’est l’Ere Nou­velle. Du point de vue d’une théo­lo­gie cor­recte de l’histoire, cor­recte parce qu’elle expli­cite le lien entre l’histoire et le Dieu vivant, seul véri­table objet de la théo­lo­gie telle qu’elle com­mence à appa­raître avec saint Augus­tin, l’histoire ne peut être sub­di­vi­sée en véri­tables époques, encore moins si elles se déclassent l’une l’autre : elle ne le peut pas, parce qu’elle est mani­fes­te­ment domi­née par le dua­lisme de la cité ter­restre et de la cité céleste, en lutte mutuelle per­pé­tuelle jusqu’à la Parou­sie du Verbe Incar­né. Le domaine de la cité céleste, d’un côté, coïn­cide avec la cité ter­restre, et d’un autre côté, la dépasse dans la mesure où l’Eglise se forme len­te­ment comme le bon grain au milieu de l’ivraie de ce monde, et au-delà avec l’aide du Saint-Esprit. Elle est l’Eglise mili­tante et le Royaume de Dieu qui com­mence déjà à se réa­li­ser par­tiel­le­ment en elle sur la terre, dans la lutte spi­ri­tuelle conti­nuelle que les croyants doivent livrer contre eux-mêmes et contre le monde, contre la cité ter­restre. Cette phase ter­restre de la cité céleste est la phase tran­si­toire de for­ma­tion et de déve­lop­pe­ment du Royaume de Dieu en ce monde, au cours de laquelle Dieu s’adresse au libre arbitre de l’homme, par les invi­ta­tions de sa Grâce, pour son salut. Cette phase se conclu­ra dans la dimen­sion ultra­ter­restre défi­ni­tive, irré­ver­sible, du Royaume de Dieu, après le Juge­ment uni­ver­sel (Mt 13, 40–43).
Le Royaume de Dieu, la cité céleste, s’identifie donc avec l’Eglise dans sa vie his­to­rique, visible et sociale, mais ne s’épuise pas en elle. La dua­li­té de la cité céleste et de la cité ter­restre exprime celle de la Nature et de la Grâce. C’est un dua­lisme fon­dé sur le Sur­na­tu­rel et qui main­tient l’histoire humaine dans la condi­tion d’être conti­nuel­le­ment dépas­sée par la volon­té et la parole de Dieu, à laquelle elle doit cor­res­pondre.
Dans cette optique, la notion d’époque his­to­rique est abso­lu­ment secon­daire : la fin des temps dépend du décret ins­cru­table de la Pro­vi­dence et peut avoir lieu à tout ins­tant ; tout moment du temps peut être le der­nier de l’histoire du monde et de l’univers entier. Selon la théo­lo­gie de l’histoire, depuis l’Incarnation l’histoire elle-même tourne autour du dilemme : ou pour le Christ ou contre lui. « Qui n’est pas avec moi est contre moi. Qui n’amasse pas avec moi dis­sipe » (Lc 11, 23). Ter­tium non datur. Il n’y a que deux époques dans l’histoire : celle d’avant le Christ, et celle qui vient après et dans laquelle la civi­tas Dei a com­men­cé à se for­mer. Cette œuvre de for­ma­tion ne s’achèvera qu’à la fin du monde, parce que le Verbe incar­né ne peut être vain­cu par ses enne­mis, et le Royaume de Dieu attein­dra sa com­plé­tude ultra­ter­restre mal­gré les tra­hi­sons et les défaites. Dans une pers­pec­tive de ce genre, l’époque moderne et contem­po­raine ne peut être com­prise que comme une période dans laquelle le prin­cipe hos­tile au Christ a pour un temps pré­va­lu (avec la per­mis­sion de Dieu) mais n’a rem­por­té en aucune manière une vic­toire déci­sive, quelles que soient les appa­rences, vic­toire qui un jour ou l’autre, lorsque Dieu le vou­dra, s’achèvera en déroute.
Cette conclu­sion fidéiste est tout à fait natu­relle dans le cadre d’une véri­table théo­lo­gie de l’histoire (et, du reste, la phi­lo­so­phie de l’histoire a elle aus­si son fidéisme). Par théo­lo­gie de l’histoire nous enten­dons donc une vision de l’histoire atten­tive à accueillir la volon­té de Dieu qui y opère, non pas du Dieu des phi­lo­sophes mais du Dieu vivant, Un et Trine, qui a par­lé à l’homme dans l’Ancien et le Nou­veau Tes­ta­ment. Cette volon­té n’est pas imma­nente à l’histoire, elle ne sourd pas de l’intérieur de celle-ci. Elle résulte de la Révé­la­tion, et donc d’un ensemble de véri­tés abso­lues qui doivent se véri­fier dans l’histoire, s’appliquer par la foi et les œuvres ; ce sont des véri­tés qui concernent des valeurs et des faits déter­mi­nés d’origine sur­na­tu­relle, comme la Parou­sie du Christ, c’est-à-dire son retour comme juge à la fin des temps. Par­mi ces véri­tés il y a le « non prae­va­le­bunt » de Mat­thieu 16, 18 : rai­son pour laquelle l’époque pré­sente doit être consi­dé­rée, à la lumière de la théo­lo­gie, comme caduque et tran­si­toire, pré­ci­sé­ment parce qu’elle s’oppose au Christ qui est « pierre d’achoppement » pour tous ceux qui s’opposent à lui (Lc 2, 34).
Du point de vue de la théo­lo­gie de l’histoire, la fin de l’époque actuelle est donc un fait aus­si cer­tain que la loi de la gra­vi­té, si l’on peut s’exprimer ain­si. Natu­rel­le­ment per­sonne ne peut en savoir ni le jour ni l’heure, ni la manière pré­cise dont cela arri­ve­ra. Les caté­go­ries de la théo­lo­gie de l’histoire dérivent toutes de la Révé­la­tion, et se trouvent, comme on le sait, dans les livres de l’Ancien Tes­ta­ment, chez les Pro­phètes. La véri­té qui y est affir­mée est linéaire : les indi­vi­dus et les peuples doivent faire la volon­té de Dieu et obser­ver ses com­man­de­ments. « Je suis le Dieu Tout-Puis­sant, marche en ma pré­sence et sois par­fait » (Gn 17, 1). Lorsque les hommes déso­béissent et se rebellent en péchant, Dieu les punit dans leur corps et leur esprit en ce monde, et dans l’autre s’ils ne se repentent pas. Le châ­ti­ment peut être immé­diat ou bien avoir lieu après un délai qui peut être long. La séquence qui se répète tou­jours est la sui­vante : rébel­lion, châ­ti­ment, puri­fi­ca­tion, repen­tir, vie nou­velle. Le châ­ti­ment divin est une des caté­go­ries essen­tielles de la théo­lo­gie de l’histoire. Il punit et sauve, dans la mesure où il pousse les indi­vi­dus et les peuples au repen­tir, toutes les fois que Dieu leur en donne le temps. Ce temps n’a pas été don­né à Sodome et Gomorrhe, le feu et le soufre leur arri­vant à l’improviste (Gn 19, 24–25). La façon dont le châ­ti­ment ter­restre est opé­ré est tou­jours la même : guerres, inva­sions, famines, catas­trophes, peste, tout cela iso­lé­ment ou ensemble. Plus est grande la rébel­lion, plus impor­tant est le châ­ti­ment, mais celui-ci est tou­jours pro­por­tion­né à la faute parce que la jus­tice divine est infaillible et n’a rien à faire d’alibis inven­tés pour jus­ti­fier l’impénitence du péché, tels que le « sen­ti­ment », le « cœur », les « bonnes inten­tions » ou les « situa­tions objec­tives ». Et quand Dieu nous fait savoir que sa colère frap­pe­ra « le juste et le méchant » sans dis­tinc­tion (Ez 21, 8), il n’y a point d’injustice en cela, car le juste fini­ra au para­dis et le méchant en enfer. La jus­tice de Dieu s’exerce tou­jours de manière contem­po­raine sur la terre et dans l’au-delà, les deux aspects étant insé­pa­rables — chose que l’on oublie sou­vent.
Il est donc cer­tain que sur notre monde cor­rom­pu s’abattra un jour le châ­ti­ment divin. La théo­lo­gie de l’histoire nous garan­tit que le châ­ti­ment arrive inévi­ta­ble­ment si l’on ne change pas et nous garan­tit aus­si que l’on peut l’éviter non moins cer­tai­ne­ment si l’on change à temps. « Celui qui tombe ne peut-il pas se rele­ver ? Et celui qui s’est détour­né ne peut-il reve­nir sur le bon che­min ? » (Jr 8, 4). « Jonas com­men­ça à péné­trer dans la ville, mar­chant une jour­née, et se mit à crier en disant : ‘‘Encore qua­rante jours et Ninive sera détruite  . Les Nini­vites crurent en Dieu, et ordon­nèrent le jeûne », et leur roi pro­mul­gua un édit qui se concluait ain­si : « Que cha­cun se repente de sa mau­vaise conduite et des ini­qui­tés de ses mains. Qui sait si Dieu ne rap­por­te­ra pas sa sen­tence et ne nous par­don­ne­ra pas ? […] Dieu vit ce qu’ils fai­saient, com­ment ils se conver­tis­saient de leur conduite mau­vaise ; et Dieu se repen­tit du mal qu’il avait par­lé de leur faire, et il ne le fit pas » (Jon 3, 4 et 8–10). L’épisode de Jonas est consi­dé­ré par l’exégèse moderne, imbi­bée de ratio­na­lisme, comme une simple para­bole, mais Jésus l’a cité en s’y réfé­rant comme à un fait his­to­rique (Mt 12, 39–42 ; Lc 11, 29–32) et à ce titre il doit être cru. Le juste châ­ti­ment de Dieu peut donc être écar­té. Mais ce qui ne peut l’être, c’est la péremp­tion, la fin de la forme de vie dont on se repent, puisque l’adoption d’une vie nou­velle est la condi­tion indis­pen­sable de la misé­ri­corde.
2. Selon la théo­lo­gie de l’histoire, la déca­dence de tout un monde com­porte un châ­ti­ment qui ne peut être évi­té que par le repen­tir et la conver­sion, et par consé­quent avec le concours du libre arbitre humain qui répond aux sol­li­ci­ta­tions des pro­phètes, des prêtres, des envoyés de l’Esprit Saint. A l’action consciente du sujet cor­res­pond l’action du Dieu vivant qui lui accorde sa misé­ri­corde. Le dépas­se­ment de la déca­dence n’implique pas le pas­sage à une nou­velle époque, mais la conso­li­da­tion de la civi­tas Dei, qui se puri­fie dans les per­sé­cu­tions et reprend sa crois­sance. Pour la théo­lo­gie de l’histoire, le sujet his­to­rique, c’est la civi­tas Dei, et non pas l’époque, l’Ere et encore moins le Genre humain. Toute dif­fé­rente est au contraire la pers­pec­tive dans laquelle la phi­lo­so­phie de l’histoire ima­gine le phé­no­mène de la déca­dence d’un monde. Au moins dans sa ver­sion la plus pro­fonde, elle récu­père la notion de déca­dence pour expli­quer la connexion entre le dépé­ris­se­ment d’un moment de l’Esprit et la nais­sance d’un autre. Sur ce sujet Hegel nous a lais­sé des pages inou­bliables. « Le côté néga­tif de ce spec­tacle du chan­ge­ment pro­voque notre tris­tesse. Il est dépri­mant de savoir que tant de splen­deurs, tant de belle vita­li­té a dû périr et que nous mar­chons au milieu des ruines. Le plus noble et le plus beau, nous fut arra­ché par l’histoire : les pas­sions humaines l’ont rui­né. Tout cela semble voué à la dis­pa­ri­tion, rien ne demeure. Tous les voya­geurs ont éprou­vé cette mélan­co­lie. Qui a vu les ruines de Car­thage, de Pal­myre, Per­sé­po­lis, Rome, sans réflé­chir sur la cadu­ci­té des empires et des hommes, sans por­ter le deuil de cette vie pas­sée puis­sante et riche ? […] Cepen­dant, à cette caté­go­rie du chan­ge­ment se rat­tache aus­si­tôt un autre aspect : de la mort renaît une vie nou­velle. Les Orien­taux ont eu cette idée, et c’est peut-être leur plus grande idée, la pen­sée suprême de leur méta­phy­sique. […] L’Occident apporte une autre idée. L’esprit réap­pa­raît non seule­ment rajeu­ni, mais aus­si plus fort et plus clair. Certes, il se dresse contre lui-même, consume la forme qu’il s’était don­née et s’élève à une forme nou­velle. […] Son rajeu­nis­se­ment n’est pas un simple retour à la forme anté­rieure ; c’est une puri­fi­ca­tion et une trans­for­ma­tion de lui-même. » ((. Hegel, La Rai­son dans l’Histoire. Intro­duc­tion à la Phi­lo­so­phie de l’Histoire, Librai­rie Plon, 1965, pp. 54–55.))  A la lumière de cette inter­pré­ta­tion, qui fait voir la dis­tance entre les caté­go­ries de la théo­lo­gie de l’histoire et celles de la phi­lo­so­phie de l’histoire, et com­ment et de quelle façon on ne peut accu­ser la pre­mière d’être un tra­ves­tis­se­ment de la vraie théo­lo­gie, la déca­dence est vue comme la condi­tion du rajeu­nis­se­ment et de la puri­fi­ca­tion, et par là de l’avènement d’une nou­velle époque ou d’une nou­velle forme de l’Esprit. La déca­dence d’un monde pré­pare son effa­ce­ment, mais seule­ment pour le faire renaître trans­fi­gu­ré dans une nou­velle forme que l’on veut plus uni­ver­selle. La déca­dence actuelle du monde construit par la Poli­tique moderne en pré­pa­re­rait donc le dépas­se­ment dans une forme nou­velle dont le monde pré­sent consti­tue­rait dès main­te­nant une sorte de « matière sur laquelle il tra­vaille » ((. Ibid., p. 55.)) . Ain­si les valeurs posi­tives du monde en décom­po­si­tion devraient-elles être conser­vées, pour se retrou­ver puri­fiées dans la nou­velle forme. L’idée d’une époque finale et défi­ni­tive mar­quant la fin du pro­ces­sus his­to­rique dans une sorte d’apothéose de l’Homme, sorte de nou­vel Age d’or, semble cepen­dant exclue dans la pers­pec­tive hégé­lienne, une telle éven­tua­li­té signi­fiant l’inconcevable mort de l’Esprit.
Mais l’eschatologie poli­tique n’est pas avant tout hégé­lienne. Elle a plu­tôt revê­tu les habits com­tiens et maz­zi­niens ; et dans sa forme actuelle son ins­pi­ra­tion sem­ble­rait plu­tôt être celle de l’utopie irra­tion­nelle et sans limites ébau­chée par Condor­cet dans le der­nier cha­pitre de sa célèbre Esquisse, consa­crée aux « pro­grès futurs de l’esprit humain ». Ici, l’idée de per­fec­tion­ne­ment du genre humain, par le pro­grès et le déve­lop­pe­ment, est por­tée à ses extrêmes consé­quences. La « rai­son » nous dit que tous doivent être consi­dé­rés comme abso­lu­ment égaux, qu’ils doivent rece­voir une ins­truc­tion égale, que la richesse doit être égale pour tous, qu’hommes et femmes comme les peuples doivent être égaux. De cette éga­li­té, ou mieux, de cet éga­li­ta­risme uni­ver­sel sor­ti­ra un sys­tème de vie dans lequel la liber­té sera « plus éten­due, plus entière », et où les hommes n’auront « d’autre maître que leur rai­son ». Les connais­sances aug­men­te­ront de manière incroyable, impos­sible à ima­gi­ner dans l’immédiat. Les biens maté­riels seront pro­duits dans des quan­ti­tés jamais vues. Tous les dési­rs de l’homme seront satis­faits, grâce aus­si au contrôle des nais­sances. Les « ridi­cules pré­ju­gés » de la reli­gion (catho­lique) auront ces­sé d’influencer les âmes. Les « droits indi­vi­duels de l’homme » seront déployés dans leur inson­dable « éten­due ». La Patrie sera dépas­sée, il n’y aura plus d’étrangers, les guerres dis­pa­raî­tront peu à peu et la fra­ter­ni­té entre les nations se déve­lop­pe­ra de manière irré­ver­sible. La « per­fec­ti­bi­li­té » de l’homme, œuvre de la rai­son, « est indé­fi­nie » ; elle s’étend à l’infini, ignore chutes et échecs et ne peut être arrê­tée par rien ni per­sonne. La per­fec­ti­bi­li­té concer­ne­ra aus­si la vie bio­lo­gique : nous ne devien­drons pas éter­nels, mais presque, parce que « la durée moyenne de notre vie doit aug­men­ter sans cesse à mesure que nous enfon­çons dans l’avenir […] sui­vant une loi telle qu’elle approche conti­nuel­le­ment d’une éten­due illi­mi­tée, sans pou­voir l’atteindre jamais » ((. Condor­cet, Esquisse d’un tableau his­to­rique des pro­grès de l’esprit humain, dixième époque, n. 237.)) .
Le pro­grès du genre humain, s’appuyant sur ses seules forces, est conçu de manière constam­ment ascen­dante. Le prin­cipe des Lumières qui le guide est le refus radi­cal de toute auto­ri­té hors celle de la rai­son indi­vi­duelle, éle­vée au rang de mens uni­ver­sel, cos­mique. La com­po­sante irra­tion­nelle résulte avant tout, selon nous, du fait de conce­voir la vie comme un pro­grès conti­nu et par consé­quent aus­si comme un chan­ge­ment per­pé­tuel, une inces­sante réforme. Elle vient aus­si de la convic­tion, clai­re­ment expri­mée, que tous les élé­ments du déve­lop­pe­ment, spi­ri­tuels comme maté­riels, croissent à l’infini, et de là que la liber­té sera « plus éten­due, plus entière » et que les droits de l’homme acquer­ront une « exten­sion » inima­gi­nable. Aucune trace de limite n’apparaît. Le conte­nu de la liber­té et du droit de cha­cun devient illi­mi­té, pour se dis­soudre pro­gres­si­ve­ment dans la licence et l’anarchie. Mais ce qui compte, c’est que le prin­cipe de la plus grande exten­sion pos­sible de la liber­té et des droits de l’homme soit reçu comme un impé­ra­tif d’extension indé­fi­nie, sans sou­ci pour la réa­li­té, les moyens ou les res­sources, et cela pour toute l’humanité simul­ta­né­ment, à qui le pro­grès ain­si conçu assu­re­rait une sorte de bon­heur éter­nel ter­restre. La maxime de Pas­cal n’a plus de sens : « Tout ce qui se per­fec­tionne par pro­grès périt aus­si par pro­grès » ((. Pas­cal, Œuvres com­plètes, Gal­li­mard 1953, p. 1120.))  ; celle de Nietzsche non plus : « Qu’il doive y avoir un déve­lop­pe­ment de toute l’humanité, c’est une absur­di­té, et cela ne serait pas même sou­hai­table » ((. Nietzsche, Frag­ments post­humes, 1884–1885.)) . Le sys­tème de la sous-culture qui domine aujourd’hui vul­ga­rise les uto­pies de Condor­cet sous forme de slo­gans, de mots d’ordre. L’un d’eux, obses­sion­nel, est qu’il n’y a pas assez de liber­té parce que les droits ne sont pas suf­fi­sam­ment recon­nus et que l’on ne pro­meut pas assez les « droits humains ». On pro­clame en consé­quence la néces­si­té de nou­velles prises de conscience tou­jours plus pro­fondes afin de pro­mou­voir les amé­lio­ra­tions conti­nues qui puissent ren­for­cer dans la masse la convic­tion de la subli­mi­té de la digni­té humaine et de ses « droits », de la signi­fi­ca­tion pour ain­si dire « cos­mique » de l’humanité, etc. Une auto­com­pré­hen­sion de ce genre exclut a prio­ri l’idée de déca­dence, elle refuse même de la com­prendre. Alors que Hegel la consi­dé­rait comme néces­saire en tant que condi­tion dia­lec­tique de la nais­sance d’une nou­velle époque, les sec­ta­teurs de l’homme nou­veau la nient ou la consi­dèrent comme une ano­ma­lie à extir­per, et dont ils imputent la res­pon­sa­bi­li­té aux rési­dus de l’ancien monde qui, à leurs yeux, refusent de dis­pa­raître. Ce qui, pour le sens com­mun et toute intel­li­gence saine, n’est que déca­dence et cor­rup­tion est pour l’idéologie poli­tique moderne soit inexis­tant, soit un ensemble de contra­dic­tions inhé­rentes au fait de ne pas être allé encore suf­fi­sam­ment loin dans la « libé­ra­tion » et donc dans l’œuvre de des­truc­tion des valeurs tra­di­tion­nelles, et avant tout dans la lutte contre la reli­gion.
La phi­lo­so­phie de l’histoire qui suit l’idéologie domi­nante paraît donc être ex sese dans l’impossibilité de recou­rir aux remèdes qu’appelle la situa­tion pré­sente. Le pro­blème de fond des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques actuelles n’est pas consti­tué par un manque de liber­té mais par un manque tou­jours plus accen­tué d’autorité. Les pous­sées cen­tri­fuges pré­do­minent dans tous les domaines, sans oppo­si­tion, et l’on vit dans une socié­té sub­stan­tiel­le­ment anar­chique où pré­valent les groupes et les inté­rêts les mieux orga­ni­sés, dans une sorte d’état de nature hob­be­sien. Le prin­cipe du gou­ver­ne­ment de la loi, for­mel­le­ment recon­nu, est dans la réa­li­té peu appré­cié et peu appli­qué, du moment que les lois sont sys­té­ma­ti­que­ment contes­tées chaque fois qu’elles sont res­sen­ties comme des obs­tacles aux inté­rêts par­ti­cu­liers.
Cette manière de vivre dans l’Umwertung radi­cale, sans la dis­ci­pline impo­sée par l’exercice du prin­cipe d’autorité, engendre une irra­tio­na­li­té à l’état dif­fus et donne au quo­ti­dien un aspect irréel. Cela se véri­fie éga­le­ment dans l’économie, avec la pré­ten­due déré­gu­la­tion, qui a favo­ri­sé l’émergence et la domi­na­tion du mar­ché glo­bal, un véri­table monstre pra­ti­que­ment ingou­ver­nable, face auquel les Etats sont effec­ti­ve­ment impuis­sants. Le « mar­ché glo­bal » est un phé­no­mène réel, mais il exprime en même temps la mor­pho­lo­gie sur­réelle d’un homo œco­no­mi­cus qui s’est gon­flé déme­su­ré­ment comme la gre­nouille de la fable qui essayait de manière désas­treuse d’égaler le bœuf. La res­pon­sa­bi­li­té en incombe, selon nous, pour une large part à la notion poli­tique de « déve­lop­pe­ment », appli­quée à l’économie, notion non scien­ti­fique, irra­tion­nelle, ver­sion éco­no­mique de l’idée uto­pique d’un pro­grès linéaire, indé­fi­ni, à la Condor­cet. Cette notion a répan­du la convic­tion que l’enrichissement actuel ne s’arrêterait jamais et devrait s’étendre rapi­de­ment à tous les peuples de la terre, comme le requièrent les « droits de l’homme ». Cette vision a fait perdre de vue cer­tains concepts fon­da­men­taux de l’économie, comme par exemple ceux de « richesse natio­nale », de « sources pro­duc­tives de la nation » ou encore de juste pro­por­tion entre forces pro­duc­tives et res­sources, ou de néces­si­té, pour toute pro­gram­ma­tion, de conte­nir l’égoïsme des indi­vi­dus à l’intérieur du rap­port entre forces pro­duc­tives et res­sources, et plus géné­ra­le­ment le prin­cipe d’un rap­port ration­nel entre fins et moyens.
Réta­blir le prin­cipe d’autorité à tous niveaux ne signi­fie­rait pas l’abolition de la démo­cra­tie mais sa réforme, en la gué­ris­sant des aspects tou­jours plus anar­chiques et déca­dents qu’elle a revê­tus. Mais cette réforme ne serait pas pos­sible, croyons-nous, sans un retour aux prin­cipes de la morale et de la reli­gion, sans repen­ser préa­la­ble­ment la démo­cra­tie du point de vue de la théo­lo­gie de l’histoire ; en d’autres termes, non comme l’unique régime pos­sible, le seul conforme à la « digni­té » de l’homme, mais, plus hum­ble­ment et de manière réa­liste, comme un régime par­mi d’autres, rece­vant sa légi­ti­mi­té de Dieu (Rm 13, 1–2). La sou­ve­rai­ne­té réside dans le peuple ? Mais qui donc la lui a don­née ? Et qui la lui main­tient ? La cité ter­restre, même dans sa forme poli­tique, ne peut se sépa­rer du Dieu vivant, pas plus que l’homme et la nature.
Du point de vue du réa­lisme poli­tique, on note­ra que le champ de la démo­cra­tie actuelle, qui vise à réa­li­ser l’unité du monde, ren­contre d’une part une limite peut-être infran­chis­sable dans la puis­sance énig­ma­tique de la Rus­sie d’aujourd’hui, encore gou­ver­née par la vieille classe diri­geante sovié­tique, conver­tie par néces­si­té et oppor­tu­ni­té à un régime démo­cra­tique aux contours ambi­gus, en tout cas non libé­ral, employée à retrou­ver le sens de sa mis­sion uni­ver­selle dans la tra­di­tion natio­nale et fort peu encline à l’idée d’Humanité. D’autre part, la démo­cra­tie est deve­nue un espace entiè­re­ment ouvert à l’implantation mas­sive de l’islam, de son côté com­plè­te­ment réfrac­taire à toute forme de démo­cra­tie et tra­ver­sé par voca­tion par l’esprit de conquête. Nous igno­rons si la socié­té isla­mique, assez dif­fé­ren­ciée dans ses com­po­santes et ses tra­di­tions, et dans laquelle poli­tique et reli­gion sont une seule et même chose, est dans son ensemble plus saine que la nôtre. Le for­ma­lisme rigide qui la com­mande empêche en tout cas la dif­fu­sion publique de l’impudicité et de la vul­ga­ri­té que nous connais­sons aujourd’hui. Le prin­cipe d’autorité y règne dans la forme la plus dure, si bien que peuvent s’implanter en Occi­dent des com­mu­nau­tés sou­dées autour de leurs diri­geants, ren­fer­mées sur elles-mêmes, déci­dées à défendre leurs tra­di­tions et à impo­ser le res­pect de leurs propres droits. De plus, les musul­mans ont l’avantage du nombre, qui conti­nue à aug­men­ter parce que les femmes sont tenues en sujé­tion sans autre forme de pro­cès, et que leur tâche essen­tielle, en l’occurrence impo­sée de manière rigide, est celle de don­ner des enfants à l’Umma, la com­mu­nau­té des dis­ciples d’Allah. Sur le musul­man pèse indi­vi­duel­le­ment l’obligation de conver­tir ou de sou­mettre le monde à l’islam. « Jusqu’à ce moment, le monde est par­ta­gé en deux, la Mai­son de l’Islam (Dar al-Islam), où s’imposent la domi­na­tion et la loi de l’islam, et la Mai­son de la Guerre (Dar al-Harb) qui couvre le reste du monde. Entre les deux existe un état de guerre mora­le­ment néces­saire, juri­di­que­ment et reli­gieu­se­ment obli­ga­toire, jusqu’au triomphe final et inévi­table de l’islam sur l’incroyance. Selon les livres de droit, cet état de guerre pou­vait être inter­rom­pu, si besoin était, par un armis­tice ou une trêve de durée limi­tée. Il ne pou­vait pas se conclure sur une paix, mais seule­ment par une vic­toire finale » ((. Ber­nard Lewis, Le Lan­gage poli­tique de l’islam [1988], Gal­li­mard, 1988, p. 113.)) .
L’islam lui aus­si aspire à opé­rer l’unité du genre humain, mais en concur­rence avec le mes­sia­nisme démo­cra­tique. Il divise le monde selon les caté­go­ries que Schmitt juge fon­da­men­tales pour la poli­tique, enten­due dans le sens réa­liste comme pou­voir et art de gou­ver­ner : ami-enne­mi, paix-guerre. Et il ne donne pas aux concepts le sens que leur attri­buent les Occi­den­taux. Comme l’explique le grand spé­cia­liste de l’islam qu’est Ber­nard Lewis, la paix n’y est pas un but en soi mais seule­ment un moyen : elle coïn­cide avec les périodes d’armistice avec les infi­dèles, quand l’état de guerre est seule­ment sus­pen­du. La fin ultime est la vic­toire, qui doit être totale et défi­ni­tive. Les phi­lo­so­phies de l’histoire, sur­tout celles qui sont le plus étroi­te­ment liées à la matrice ori­gi­naire des Lumières, ont consi­dé­ré que les concepts d’Humanité, de droits de l’homme et de fra­ter­ni­té entre les peuples, éla­bo­rés par la Poli­tique moderne, expri­maient des véri­tés capables de sur­clas­ser toutes les véri­tés conte­nues dans les visions du monde des civi­li­sa­tions par­ti­cu­lières, autre­ment dit de pou­voir s’imposer à toutes en en fai­sant table rase. Mais cela n’a pas réus­si, sinon très par­tiel­le­ment, avec l’islam, qui jusqu’à main­te­nant a mon­tré qu’il était plus capable de résis­ter que le catho­li­cisme, pas­sant même à l’offensive au nom de sa propre vision du monde, qui est à la fois celle d’une reli­gion et d’un sys­tème poli­tique dont les concepts non seule­ment ne cor­res­pondent pas à ceux de l’Occident (chré­tien ou laïque) mais le contre­disent ouver­te­ment.
Seul Dieu sait à qui revien­dra la vic­toire dans la lutte actuelle entre ces mes­sia­nismes, même s’il s’agit d’une guerre non décla­rée. Un fait semble cepen­dant cer­tain : pour se régé­né­rer et inver­ser le cours des choses, pour se sau­ver, le monde construit selon les canons de la Poli­tique moderne devra renier presque tous ses prin­cipes fon­da­men­taux, s’ouvrir au Sur­na­tu­rel qu’il a reje­té a prio­ri, et réfor­mer la vision qu’il a de l’homme. Mais com­ment cela — un authen­tique miracle dans les condi­tions actuelles — pour­rait-il avoir lieu sans le concours d’une Eglise catho­lique reve­nue à elle-même ? Reve­nue par la grâce de Dieu à la pré­di­ca­tion de l’enseignement de la foi, par une géné­ra­tion de prêtres capables de répondre enfin à l’appel des âmes plon­gées dans les ténèbres du siècle, d’aller à leur ren­contre pour prê­cher la néces­si­té de la conver­sion et la vie éter­nelle que la misé­ri­corde divine a pré­pa­rée pour cha­cune d’elles si elles répondent au Christ qui les appelle.
Pour uto­pique que puisse appa­raître cette conclu­sion, elle n’en est pas moins la seule pos­sible du point de vue de la théo­lo­gie de l’histoire. On pour­ra contes­ter la légi­ti­mi­té de celle-ci comme telle tout comme on conteste la légi­ti­mi­té de la Révé­la­tion qui en est le fon­de­ment, mais, à y bien regar­der, une telle contes­ta­tion ne peut pas être menée au nom de la rai­son, dans la mesure où elle est intrin­sè­que­ment irra­tion­nelle, oppo­sant à la foi en Dieu qui se révèle la foi en l’Homme éle­vé sur le trône à la place de Dieu : foi contre foi. L’une est pla­cée dans ce qui est ter­restre et caduc et revêt presque tou­jours le visage du Mal, l’autre en ce qui dure éter­nel­le­ment et est le Bien même. Laquelle des deux est-elle conforme à la rai­son, à la nature de l’homme et à une juste concep­tion de sa digni­té ? Serait-ce celle qui a conduit à la décom­po­si­tion actuelle ? La vision authen­ti­que­ment théo­lo­gique de l’histoire, qui prend sa réfé­rence dans le dogme de la foi et donc dans les prin­cipes du catho­li­cisme pré­con­ci­liaire — c’est-à-dire, il ne faut pas l’oublier, dans le catho­li­cisme bimil­lé­naire — et non dans l’appendice hété­ro­doxe des der­nières qua­rante années, ne peut être ran­gée dans la caté­go­rie de la théo­lo­gie poli­tique, car celle-ci est dans son essence la trans­po­si­tion de la méta­phy­sique et de la « théo­lo­gie » du déisme dans le domaine des concepts poli­tiques. Le lien entre théo­lo­gie et poli­tique ne peut être ren­du de manière cor­recte, selon nous, que par l’idée d’une théo­lo­gie de la poli­tique, autre­ment dit d’une vision de la poli­tique sous l’angle des prin­cipes de la théo­lo­gie du Dieu vivant, de la véri­table théo­lo­gie, qui s’appliquent à la poli­tique comme à l’histoire, dans le sens rap­pe­lé plus haut. Ce qui impli­que­rait de faire perdre à la poli­tique sa posi­tion actuelle, abso­lu­ment auto­nome, pour la rame­ner à la condi­tion d’instrumentum regni, non pas ins­tru­ment du règne de l’Homme, mais de Dieu. Et donc à être l’art de gou­ver­ner avec l’objectif clair et pré­cis de réa­li­ser le bien com­mun tem­po­rel dans un espace social don­né, déjà consti­tué dans sa sin­gu­la­ri­té his­to­rique, tenant compte du fait que ce bien com­mun, même rela­ti­ve­ment indé­pen­dant, est subor­don­né à l’objectif final du bien suprême de la vie éter­nelle de tous, gou­ver­nants ou gou­ver­nés, don­né par la grâce de Dieu.