Eglise-Tradition-Magistère
Il faut dire avant tout que le Magistère n’est pas une super-église qui imposerait ses jugements et ses comportements à l’Eglise elle-même, ni une caste privilégiée au-dessus du peuple de Dieu, une sorte de pouvoir fort auquel on aurait le devoir d’obéir et un point c’est tout. C’est un service, une diakonìa, mais c’est aussi une charge à accomplir, un munus, le munus docendi, qui ne peut ni ne doit prendre le pas sur l’Eglise, de laquelle il naît et pour laquelle il oeuvre. Du point de vue subjectif, il coïncide avec l’Eglise enseignante (le Pape et les évêques qui lui sont unis), en tant que celle-ci propose officiellement la Foi. Du point de vue opératif, il est l’instrument par lequel cette fonction est accomplie. Trop souvent cependant, on fait de l’instrument une valeur en soi, indépendante, et on fait appel à lui pour trancher toute discussion dès sa naissance, comme s’il était au-dessus de l’Eglise et comme s’il n’y avait pas devant lui le poids énorme de la Tradition à accueillir interpréter et retransmettre dans son intégrité et sa fidélité. C’est précisément là qu’apparaissent avec évidence les limites qui le sauvegardent de l’éléphantiasis et de la tentation absolutiste. Il n’y a pas lieu de s’arrêter sur la première de ces limites, la succession apostolique. Il ne devrait être difficile pour personne d’en
démontrer au cas par cas la légitimité, et donc la succession dans la possession du charisme propre aux Apôtres qui en découle. Il faut par contre dire quelques mots sur la deuxième, c’est-à-dire sur l’assistance du Saint-Esprit. Le procédé expéditif aujourd’hui établi est plus ou moins le suivant : le Christ a promis aux Apôtres, et donc à leurs successeurs, c’est-à-dire à l’Eglise enseignante, l’envoi du Saint Esprit et son assistance pour un exercice du munus docendi dans la vérité ; l’erreur serait ainsi évitée dès le départ. Certes le Christ a fait une telle promesse, mais il a aussi indiqué les conditions de son accomplissement. Or ce qui se passe, c’est que dans cette manière de se réclamer de la promesse on entrevoit une grave adultération de celle-ci : ou on ne rapporte pas les paroles du Christ, ou dans le cas où elles seraient citées on ne leur donne pas la signification qu’elles ont. Voyons de quoi il s’agit.
La promesse est relatée surtout par deux textes du quatrième évangéliste : Jn 14, 16–26 et 16, 13–14. Déjà dans le premier, l’une des limites que nous avons mentionnées ressort avec une extrême clarté : Jésus en effet ne s’arrête pas à la promesse de « L’Esprit de la vérité » – que l’on remarque cet italique, dû à l’article « spécificatif » tês, que plus haut et plus bas on continue à traduire « de », comme si la vérité était un attribut optionnel du Saint-Esprit, alors que c’est Lui qui la personnifie –, mais Il en annonce la fonction : ramener à la mémoire tout ce que Lui, Jésus, avait enseigné avant. Il s’agit donc d’une assistance conservative de la vérité révélée, et non pas d’une intégration en elle de vérités autres ou différentes de celles qui furent révélées, ni de vérités présumées telles.
Le second des deux textes de S. Jean, en confirmant le premier, descend à des précisions ultérieures : l’Esprit-Saint en effet, « vous conduira à la vérité toute entière » ; même aux vérités dont Jésus ne parle pas en ce moment, parce qu’elles sont encore hors de portée des siens (16,12). En faisant cela, l’Esprit « ne parlera pas de lui-même, mais il redira tout ce qu’il a entendu […] il reprendra ce qui vient de moi et il vous le communiquera ». Il n’y aura donc pas d’autres révélations. L’unique Révélation se clôt avec ceux auxquels Jésus est en train de parler à ce moment-là. Ses paroles se présentent avec une signification univoque, qui regarde l’enseignement imparti par lui et seulement cet enseignement. Ce langage n’est ni crypté ni chiffré, mais limpide comme le soleil. On pourrait soulever une objection sur la perspective d’apparente nouveauté en relation à ce dont Jésus ne parle pas maintenant, et qui sera annoncé par l’Esprit-Saint, mais la délimitation de son assistance à une action de guide vers la possession de toute la vérité révélée par le Christ exclut toute nouveauté substantielle. Si des nouveautés doivent émerger, il s’agira de significations nouvelles et non de vérités nouvelles ; d’où le très juste « eodem sensu eademque sententia » de St Vincent de Lérins. Bref, la prétention d’accrocher à l’assistance du Saint-Esprit n’importe quel bruit, je veux dire n’importe quelle nouveauté, et spécialement celles qui veulent redimensionner l’Eglise aux mesures de la culture dominante et de la soi-disant dignité de la personne humaine, non seulement une telle prétention est un bouleversement structurel de l’Eglise elle-même, mais elle est aussi un formidable rejet des textes indiqués plus haut.
Et ce n’est pas tout. La limite de l’intervention magistérielle est aussi dans sa formulation technique même. Pour qu’elle soit vraiment magistérielle, en un sens définitoire ou non, il faut que l’intervention recoure à un formulaire désormais consacré, duquel émerge sans aucune incertitude la volonté de parler en tant que « Pasteur et Docteur de tous les chrétiens en matière de Foi et de Morale, en vertu de son Autorité apostolique » si celui qui parle est le Pape ; ou qu’émerge avec pareille certitude, de la part d’un Concile oecuménique par exemple, à travers les formules habituelles de l’assertion dogmatique, la volonté des Pères conciliaires de lier la Foi chrétienne avec la Révélation divine et sa transmission ininterrompue. En absence de telles prémisses, on ne pourra parler de Magistère qu’au sens large : chaque parole du Pape, écrite ou prononcée, n’est pas forcément du Magistère ; et il faut en dire autant des conciles oecuméniques, parmi lesquels un bon nombre ne parlèrent pas du dogme, ou n’en parlèrent pas exclusivement ; parfois même certains greffèrent le dogme dans un contexte de diatribes internes et de litiges personnels ou de partis, et une prétention magistérielle à l’intérieur d’un pareil contexte serait absurde. Encore à présent un Concile d’indiscutable importance dogmatico-christologique comme le fut celui de Chalcédoine, qui a dépensé la plupart de son temps dans une honteuse lutte de personnalisme [sic], de préséances, de dépositions et de réhabilitations, suscite une impression nettement négative ; ce n’est pas en cela que Chalcédoine est un dogme. De même que la parole du Pape n’en est pas un, quand il déclare de manière privée que « Paul n’entendait pas l’Eglise comme institution, comme organisation, mais comme organisme vivant, dans lequel tous opèrent l’un pour l’autre et l’un avec l’autre, en étant tous unis à partir du Christ » ; c’est exactement le contraire qui est vrai, et l’on sait que la première forme institutionnelle, justement pour favoriser l’organisme vivant, a été structurée par Paul de façon pyramidale ; l’apôtre au sommet, et après les episcopoi-presbuteroi, les higoumenoi, les proistamenoi, les nouthetountes, les diakonoi : il s’agit de distinctions de charges et d’offices non encore exactement définis, mais elles sont déjà les distinctions d’un organisme institutionnalisé. Même en ce cas, que cela soit bien clair, l’attitude du chrétien est celle du respect et, au moins en ligne de principe, de l’adhésion. Mais si la conscience d’un croyant ne peut pas donner son adhésion à l’affirmation exposée ci-dessus, cela ne comporte pas une rébellion contre le Pape ou une négation de son Magistère : cela signifie seulement que cette affirmation n’est pas du Magistère.
En conclusion revenons maintenant à Vatican II pour nous prononcer si possible de manière définitive sur son appartenance ou non à la Tradition et sur sa qualité magistérielle. Sur cette dernière la question ne se pose pas, et ces laudatores qui ne se fatiguent jamais depuis cinquante ans de soutenir l’identité magistérielle de Vatican II perdent leur temps et font perdre le leur aux autres : personne ne le nie. Cependant vu leurs exubérances acritiques, un problème se pose quant à la qualité : de quel Magistère s’agit-il ? L’article de L’Osservatore Romano que j’ai cité plus haut parle de Magistère doctrinal : et qui l’a jamais nié ? Même une affirmation purement pastorale peut être doctrinale, dans le sens où elle appartient à une doctrine donnée. Mais celui qui dirait doctrinale dans le sens de dogmatique, se tromperait : aucun dogme n’est à l’actif de Vatican II, lequel s’il a une valeur dogmatique, ne l’a que par mode de reflet, là où il se réfère à des dogmes précédemment définis. Bref le magistère de Vatican II, comme on le dit et le redit à tous ceux qui ont des oreilles pour entendre, est un Magistère solennel et suprême. Plus problématique est sa continuité avec la Tradition : non qu’il ne l’ait pas affirmée ; mais parce que, surtout dans les points clés où il était nécessaire qu’une telle continuité fût évidente, cette assertion est restée sans démonstration.