Revue de réflexion politique et religieuse.

Eglise-Tra­di­tion-Magis­tère

Article publié le 17 Fév 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il faut dire avant tout que le Magis­tère n’est pas une super-église qui impo­se­rait ses juge­ments et ses com­por­te­ments à l’Eglise elle-même, ni une caste pri­vi­lé­giée au-des­sus du peuple de Dieu, une sorte de pou­voir fort auquel on aurait le devoir d’obéir et un point c’est tout. C’est un ser­vice, une dia­konìa, mais c’est aus­si une charge à accom­plir, un munus, le munus docen­di, qui ne peut ni ne doit prendre le pas sur l’Eglise, de laquelle il naît et pour laquelle il oeuvre. Du point de vue sub­jec­tif, il coïn­cide avec l’Eglise ensei­gnante (le Pape et les évêques qui lui sont unis), en tant que celle-ci pro­pose offi­ciel­le­ment la Foi. Du point de vue opé­ra­tif, il est l’instrument par lequel cette fonc­tion est accom­plie. Trop sou­vent cepen­dant, on fait de l’instrument une valeur en soi, indé­pen­dante, et on fait appel à lui pour tran­cher toute dis­cus­sion dès sa nais­sance, comme s’il était au-des­sus de l’Eglise et comme s’il n’y avait pas devant lui le poids énorme de la Tra­di­tion à accueillir inter­pré­ter et retrans­mettre dans son inté­gri­té et sa fidé­li­té. C’est pré­ci­sé­ment là qu’apparaissent avec évi­dence les limites qui le sau­ve­gardent de l’éléphantiasis et de la ten­ta­tion abso­lu­tiste. Il n’y a pas lieu de s’arrêter sur la pre­mière de ces limites, la suc­ces­sion apos­to­lique. Il ne devrait être dif­fi­cile pour per­sonne d’en
démon­trer au cas par cas la légi­ti­mi­té, et donc la suc­ces­sion dans la pos­ses­sion du cha­risme propre aux Apôtres qui en découle. Il faut par contre dire quelques mots sur la deuxième, c’est-à-dire sur l’assistance du Saint-Esprit. Le pro­cé­dé expé­di­tif aujourd’hui éta­bli est plus ou moins le sui­vant : le Christ a pro­mis aux Apôtres, et donc à leurs suc­ces­seurs, c’est-à-dire à l’Eglise ensei­gnante, l’envoi du Saint Esprit et son assis­tance pour un exer­cice du munus docen­di dans la véri­té ; l’erreur serait ain­si évi­tée dès le départ. Certes le Christ a fait une telle pro­messe, mais il a aus­si indi­qué les condi­tions de son accom­plis­se­ment. Or ce qui se passe, c’est que dans cette manière de se récla­mer de la pro­messe on entre­voit une grave adul­té­ra­tion de celle-ci : ou on ne rap­porte pas les paroles du Christ, ou dans le cas où elles seraient citées on ne leur donne pas la signi­fi­ca­tion qu’elles ont. Voyons de quoi il s’agit.
La pro­messe est rela­tée sur­tout par deux textes du qua­trième évan­gé­liste : Jn 14, 16–26 et 16, 13–14. Déjà dans le pre­mier, l’une des limites que nous avons men­tion­nées res­sort avec une extrême clar­té : Jésus en effet ne s’arrête pas à la pro­messe de « L’Esprit de la véri­té » – que l’on remarque cet ita­lique, dû à l’article « spé­ci­fi­ca­tif » tês, que plus haut et plus bas on conti­nue à tra­duire « de », comme si la véri­té était un attri­but option­nel du Saint-Esprit, alors que c’est Lui qui la per­son­ni­fie –, mais Il en annonce la fonc­tion : rame­ner à la mémoire tout ce que Lui, Jésus, avait ensei­gné avant. Il s’agit donc d’une assis­tance conser­va­tive de la véri­té révé­lée, et non pas d’une inté­gra­tion en elle de véri­tés autres ou dif­fé­rentes de celles qui furent révé­lées, ni de véri­tés pré­su­mées telles.
Le second des deux textes de S. Jean, en confir­mant le pre­mier, des­cend à des pré­ci­sions ulté­rieures : l’Esprit-Saint en effet, « vous condui­ra à la véri­té toute entière » ; même aux véri­tés dont Jésus ne parle pas en ce moment, parce qu’elles sont encore hors de por­tée des siens (16,12). En fai­sant cela, l’Esprit « ne par­le­ra pas de lui-même, mais il redi­ra tout ce qu’il a enten­du […] il repren­dra ce qui vient de moi et il vous le com­mu­ni­que­ra ». Il n’y aura donc pas d’autres révé­la­tions. L’unique Révé­la­tion se clôt avec ceux aux­quels Jésus est en train de par­ler à ce moment-là. Ses paroles se pré­sentent avec une signi­fi­ca­tion uni­voque, qui regarde l’enseignement impar­ti par lui et seule­ment cet ensei­gne­ment. Ce lan­gage n’est ni cryp­té ni chif­fré, mais lim­pide comme le soleil. On pour­rait sou­le­ver une objec­tion sur la pers­pec­tive d’apparente nou­veau­té en rela­tion à ce dont Jésus ne parle pas main­te­nant, et qui sera annon­cé par l’Esprit-Saint, mais la déli­mi­ta­tion de son assis­tance à une action de guide vers la pos­ses­sion de toute la véri­té révé­lée par le Christ exclut toute nou­veau­té sub­stan­tielle. Si des nou­veau­tés doivent émer­ger, il s’agira de signi­fi­ca­tions nou­velles et non de véri­tés nou­velles ; d’où le très juste « eodem sen­su eademque sen­ten­tia » de St Vincent de Lérins. Bref, la pré­ten­tion d’accrocher à l’assistance du Saint-Esprit n’importe quel bruit, je veux dire n’importe quelle nou­veau­té, et spé­cia­le­ment celles qui veulent redi­men­sion­ner l’Eglise aux mesures de la culture domi­nante et de la soi-disant digni­té de la per­sonne humaine, non seule­ment une telle pré­ten­tion est un bou­le­ver­se­ment struc­tu­rel de l’Eglise elle-même, mais elle est aus­si un for­mi­dable rejet des textes indi­qués plus haut.
Et ce n’est pas tout. La limite de l’intervention magis­té­rielle est aus­si dans sa for­mu­la­tion tech­nique même. Pour qu’elle soit vrai­ment magis­té­rielle, en un sens défi­ni­toire ou non, il faut que l’intervention recoure à un for­mu­laire désor­mais consa­cré, duquel émerge sans aucune incer­ti­tude la volon­té de par­ler en tant que « Pas­teur et Doc­teur de tous les chré­tiens en matière de Foi et de Morale, en ver­tu de son Auto­ri­té apos­to­lique » si celui qui parle est le Pape ; ou qu’émerge avec pareille cer­ti­tude, de la part d’un Concile oecu­mé­nique par exemple, à tra­vers les for­mules habi­tuelles de l’assertion dog­ma­tique, la volon­té des Pères conci­liaires de lier la Foi chré­tienne avec la Révé­la­tion divine et sa trans­mis­sion inin­ter­rom­pue. En absence de telles pré­misses, on ne pour­ra par­ler de Magis­tère qu’au sens large : chaque parole du Pape, écrite ou pro­non­cée, n’est pas for­cé­ment du Magis­tère ; et il faut en dire autant des conciles oecu­mé­niques, par­mi les­quels un bon nombre ne par­lèrent pas du dogme, ou n’en par­lèrent pas exclu­si­ve­ment ; par­fois même cer­tains gref­fèrent le dogme dans un contexte de dia­tribes internes et de litiges per­son­nels ou de par­tis, et une pré­ten­tion magis­té­rielle à l’intérieur d’un pareil contexte serait absurde. Encore à pré­sent un Concile d’indiscutable impor­tance dog­ma­ti­co-chris­to­lo­gique comme le fut celui de Chal­cé­doine, qui a dépen­sé la plu­part de son temps dans une hon­teuse lutte de per­son­na­lisme [sic], de pré­séances, de dépo­si­tions et de réha­bi­li­ta­tions, sus­cite une impres­sion net­te­ment néga­tive ; ce n’est pas en cela que Chal­cé­doine est un dogme. De même que la parole du Pape n’en est pas un, quand il déclare de manière pri­vée que « Paul n’entendait pas l’Eglise comme ins­ti­tu­tion, comme orga­ni­sa­tion, mais comme orga­nisme vivant, dans lequel tous opèrent l’un pour l’autre et l’un avec l’autre, en étant tous unis à par­tir du Christ » ; c’est exac­te­ment le contraire qui est vrai, et l’on sait que la pre­mière forme ins­ti­tu­tion­nelle, jus­te­ment pour favo­ri­ser l’organisme vivant, a été struc­tu­rée par Paul de façon pyra­mi­dale ; l’apôtre au som­met, et après les epi­sco­poi-pres­bu­te­roi, les higou­me­noi, les prois­ta­me­noi, les nou­the­tountes, les dia­ko­noi : il s’agit de dis­tinc­tions de charges et d’offices non encore exac­te­ment défi­nis, mais elles sont déjà les dis­tinc­tions d’un orga­nisme ins­ti­tu­tion­na­li­sé. Même en ce cas, que cela soit bien clair, l’attitude du chré­tien est celle du res­pect et, au moins en ligne de prin­cipe, de l’adhésion. Mais si la conscience d’un croyant ne peut pas don­ner son adhé­sion à l’affirmation expo­sée ci-des­sus, cela ne com­porte pas une rébel­lion contre le Pape ou une néga­tion de son Magis­tère : cela signi­fie seule­ment que cette affir­ma­tion n’est pas du Magis­tère.
En conclu­sion reve­nons main­te­nant à Vati­can II pour nous pro­non­cer si pos­sible de manière défi­ni­tive sur son appar­te­nance ou non à la Tra­di­tion et sur sa qua­li­té magis­té­rielle. Sur cette der­nière la ques­tion ne se pose pas, et ces lau­da­tores qui ne se fatiguent jamais depuis cin­quante ans de sou­te­nir l’identité magis­té­rielle de Vati­can II perdent leur temps et font perdre le leur aux autres : per­sonne ne le nie. Cepen­dant vu leurs exu­bé­rances acri­tiques, un pro­blème se pose quant à la qua­li­té : de quel Magis­tère s’agit-il ? L’article de L’Osservatore Roma­no que j’ai cité plus haut parle de Magis­tère doc­tri­nal : et qui l’a jamais nié ? Même une affir­ma­tion pure­ment pas­to­rale peut être doc­tri­nale, dans le sens où elle appar­tient à une doc­trine don­née. Mais celui qui dirait doc­tri­nale dans le sens de dog­ma­tique, se trom­pe­rait : aucun dogme n’est à l’actif de Vati­can II, lequel s’il a une valeur dog­ma­tique, ne l’a que par mode de reflet, là où il se réfère à des dogmes pré­cé­dem­ment défi­nis. Bref le magis­tère de Vati­can II, comme on le dit et le redit à tous ceux qui ont des oreilles pour entendre, est un Magis­tère solen­nel et suprême. Plus pro­blé­ma­tique est sa conti­nui­té avec la Tra­di­tion : non qu’il ne l’ait pas affir­mée ; mais parce que, sur­tout dans les points clés où il était néces­saire qu’une telle conti­nui­té fût évi­dente, cette asser­tion est res­tée sans démons­tra­tion.

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