Revue de réflexion politique et religieuse.

La force pro­phé­tique de la famille

Article publié le 5 Oct 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il s’agit certes d’un pro­ces­sus lent ; la famille nucléo-contrac­tua­liste a à peine trois siècles, et elle est entrée dans sa phase cri­tique autour du milieu du XXe siècle. Ana­lo­gi­que­ment, la dis­ci­pline chré­tienne du mariage a pris cinq ou six siècles pour s’affermir. L’actuelle forme contrac­tua­liste, que les cano­nistes reprirent du droit romain autour des XIe-XIIe siècles, requiert éga­le­ment pour se conso­li­der, sous sa forme sécu­la­ri­sée, un même nombre de siècles. La famille nucléo-contrac­tua­liste se diri­ge­ra pro­ba­ble­ment dans les vingt-cinq ou trente pro­chaines années vers une frag­men­ta­tion sup­plé­men­taire de ses struc­tures et vers une « sub­jec­ti­vi­sa­tion » des attentes et des com­por­te­ments fami­liaux. En bref : nous aurons plus de céli­ba­taires, plus de couples sans enfants, plus de concu­bi­nage, plus de per­sonnes âgées seules, etc. Ensuite, cela dépen­dra beau­coup des trans­for­ma­tions démo­gra­phiques et des flux migra­toires. Certes, la confu­sion aug­men­te­ra ; à côté de familles sans enfants, d’unions gay et de vieillards par­qués, nous aurons des familles nom­breuses musul­manes et asia­tiques. Un nombre crois­sant de per­sonnes pas­se­ra par ces unions et divi­sions qui jusqu’à aujourd’hui se sont tra­duites par un réseau très com­plexe d’ex-femmes, d’ex-maris, de fils natu­rels et légi­times épar­pillés un peu par­tout, sans qu’apparaisse clai­re­ment de savoir qui est res­pon­sable de qui et de quoi. On rit de cela au ciné­ma, même si Hol­ly­wood, confor­mé­ment aux choix faits par les élites que nous avons men­tion­nées, le pro­pose comme modèle de vie attrayant ; mais des trau­ma­tismes subis par les enfants, per­sonne ne parle.

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C’est pour­quoi la tran­si­tion sera longue et pro­gres­sive. Le fait que la crise de la famille nucléo-contrac­tua­liste, au cours d’un pro­ces­sus long de plu­sieurs siècles, puisse abou­tir ou non à la dis­so­lu­tion du modèle fami­lial en tant que tel, est quelque chose qui dépend de cha­cun de nous, de nos choix. Il est clair que si per­sonne ne s’oppose à cette énième méta­mor­phose cultu­relle, sociale et éco­no­mique qu’est le « sen­sua­lisme capi­ta­liste », la famille est condam­née à dis­pa­raître. Aujourd’hui, la famille est vue par la majo­ri­té des médias comme un sys­tème coer­ci­tif, un poids pour l’individu. Dans cette pers­pec­tive serait inutile — même si cer­tains le réclament — tout retour au com­pro­mis wel­fa­ro-for­diste, avec un Etat éthi­que­ment neutre (c’est-à-dire s’abstenant d’avoir une concep­tion déter­mi­née de la famille) et s’immisçant dans la vie fami­liale pour y cau­ser encore plus de dom­mages au nom d’une sorte d’économisme indi­vi­dua­liste pro­té­gé par l’Etat. L’alternative n’est pas, contrai­re­ment à ce que sou­tiennent les « sociaux » de droite comme de gauche, entre mal rela­tif et mal abso­lu, entre indi­vi­dua­lisme pro­té­gé et indi­vi­dua­lisme pur, ou, selon nous, entre famille pri­son­nière des ser­vices sociaux et famille esclave du mar­ché. La véri­table alter­na­tive se trouve être entre une famille illu­mi­née par l’éthique du don (et qui a retrou­vé ses fonc­tions cultu­relles, édu­ca­tives, éco­no­miques, de socia­li­sa­tion) et la lente dis­pa­ri­tion de la famille. C’est pour­quoi dis­cu­ter d’une revi­ta­li­sa­tion de la famille signi­fie ceci : 1) prendre acte que les valeurs actuel­le­ment domi­nantes, sen­sua­listes et uti­li­ta­ristes, tout comme le sys­tème socio-éco­no­mique éta­bli sur elles, sont en train de miner la famille nucléaire stable au fur et à mesure que celui-ci l’absorbe ; 2) rem­pla­cer les valeurs domi­nantes actuelles par des valeurs post-maté­ria­listes et post-consu­mé­ristes, dans la pra­tique et dans les com­por­te­ments ; 3) favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment de valeurs que nous défi­nis­sons avec Soro­kin comme idéa­tion­nelles, à l’intérieur de la famille, cha­cun com­men­çant par la sienne propre.
La direc­tion vers laquelle nous devons regar­der est celle de la famille nucléaire, hété­ro­sexuelle, stable, mais, com­ment dire, puri­fiée de ses sco­ries sen­sua­lis­to-capi­ta­listes. Au demeu­rant, la famille nucléaire n’est pas une inven­tion du sen­sua­lisme capi­ta­liste. Elle est déjà pré­sente dans les socié­tés antiques et stra­ti­fiées, par exemple en Grèce et à Rome à l’époque clas­sique. Le moyen âge lui-même a connu non seule­ment la famille pay­sanne éten­due mais aus­si le modèle nucléaire.
En somme, voi­ci ce qu’on peut affir­mer : la famille ne sor­ti­ra de la crise dans laquelle elle est plon­gée que si elle com­prend que la solu­tion n’est pas de s’isoler ou de subir les dik­tats de l’Etat et du mar­ché, mais de par­ler au monde pour le chan­ger. Dans cette pers­pec­tive, son salut ne vien­dra pas en deman­dant à l’Etat et au mar­ché ce qu’ils ne peuvent don­ner (amour, équi­libre et fonc­tions), mais du fait de ne comp­ter que sur elle-même, sans autre assis­tance. Il s’agit donc de se diri­ger vers la renais­sance de la famille nucléaire. Com­ment ? Plus d’ouverture vers l’extérieur, plus d’engagement de la part des parents, plus de res­pon­sa­bi­li­té de la part de tous ses membres, et sur­tout plus de sobrié­té dans les habi­tudes et dans les dépenses. Si la famille doit agir seule, le maté­ria­lisme domi­nant ne peut être com­bat­tu que par une éthique de la sobrié­té. Et, de la même façon que celle-ci se trou­va être le fon­de­ment du mona­chisme béné­dic­tin qui favo­ri­sa les ori­gines de la renais­sance médié­vale, ain­si aujourd’hui, toutes pro­por­tions gar­dées et en tenant compte du pas­sage du champ du sacré au monde pro­fane, la nou­velle sobrié­té, sous-ten­due par les idées de limites et de liber­té inté­rieure, peut être à l’origine d’une renais­sance vigou­reuse de la famille et par elle, de la socié­té.
Dire non à la men­ta­li­té de consom­ma­tion signi­fie avant tout se refu­ser à faire fonc­tion­ner la méga­ma­chine capi­ta­liste. En deuxième lieu, cela signi­fie res­pon­sa­bi­li­ser les enfants, faire com­prendre, faire retrou­ver à la famille sa fonc­tion géné­ra­trice de socié­té, de for­ma­tion des nou­velles géné­ra­tions. Com­battre le maté­ria­lisme signi­fie ouvrir le cœur des jeunes à une nou­velle éthique idéa­tion­nelle, qui se base sur une vision spi­ri­tuelle de la réa­li­té, dans laquelle le sacri­fice et la soli­da­ri­té ont l’avantage sur la recherche du pro­fit et de l’exploitation de l’autre. En ce sens, revi­ta­li­sa­tion de la famille et chan­ge­ment social pro­cé­de­raient de la même dyna­mique. Au reste, les deux objec­tifs nous paraissent indis­so­ciables : sans l’un il est impos­sible d’atteindre l’autre. C’est un saut qua­li­ta­tif qu’il nous faut : celui d’un effort per­son­nel, de l’engagement, du volon­ta­risme moral. Rien ne vien­dra du haut, et il n’est pas néces­saire de le deman­der, comme devraient l’avoir ensei­gné les dégâts pro­vo­qués par des décen­nies d’inoculation intense d’individualisme de masse. Du reste, dans nos socié­tés mar­chandes malades, il est impro­bable qu’un poli­tique de haut rang puisse se lan­cer dans une bataille contre la consom­ma­tion. Ce qu’il fau­drait plu­tôt, ce serait une sorte d’Intifada morale en faveur de la famille, dans tout l’Occident, qui par­ti­rait des familles exis­tantes elles-mêmes, avec tous leurs pro­blèmes : en renon­çant aux consom­ma­tions inutiles, en chan­geant de style de vie, tra­vaillant moins si on a un tra­vail, récla­mant comme il se doit un tra­vail quand on n’en a pas, mais avec des horaires réduits, pour être auprès des enfants, non pas pour les cor­rompre (là entre en scène la sobrié­té) mais pour leur apprendre l’importance de la soli­da­ri­té et du don. Autant de pierres qui pour­raient enrayer le moteur de la méga­ma­chine sen­sua­lis­to-capi­ta­liste. De là l’importance d’un mou­ve­ment social pla­çant la famille au centre de ses pré­oc­cu­pa­tions, par­tant des réa­li­tés infé­rieures, des groupes locaux, des petites com­mu­nau­tés et asso­cia­tions. En voyant en ceux-ci les ins­tru­ments d’une mul­ti­pli­ca­tion des ini­tia­tives, des­ti­nées, répé­tons-le, non pas à la ges­tion méca­nique et plate de l’ordre exis­tant, mais au chan­ge­ment créa­tif de la socié­té sen­sua­liste dans sa phase tar­dive.
Sou­ve­nez-vous des grandes mani­fes­ta­tions spon­ta­nées d’il y a quelques années en Bel­gique, à la suite de la tra­gé­die de Mar­ci­nelle, où deux pauvres enfants tom­bés aux mains d’un réseau de pédo­philes avaient per­du la vie. Le tar­do-sen­sua­lisme capi­ta­liste, avec son masque cynique et cor­rom­pu, enlève aus­si les enfants, d’une autre manière, lors des folles courses auto­mo­biles du same­di soir, avec sa drogue, sa des­truc­tion des valeurs, la fuite qu’il orga­nise vers un faux bien-être. Il est temps d’agir, de mani­fes­ter si néces­saire, comme les pauvres familles belges qui deman­daient jus­tice (rap­pe­lez-vous les bal­lons blancs, sym­bole de pure­té, qui s’élevaient des cor­tèges). Nous avons besoin de familles prêtes à sor­tir de la rou­tine quo­ti­dienne, faite éga­le­ment, nous le savons, de peines et de sacri­fices, affa­mées de jus­tice et prêtes à déso­béir, à s’engager, en com­men­çant par se réfor­mer elles-mêmes, pour un monde fina­le­ment revi­ta­li­sé, dans lequel tous, vrai­ment tous, pour­ront se sen­tir comme « une grande famille ».

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