Revue de réflexion politique et religieuse.

Quel sens pour l’his­toire humaine ? Une relec­ture de Karl Pop­per

Article publié le 4 Oct 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Pour en reve­nir à Pop­per, son refus de l’induction, appli­qué au savoir social et à l’évolution his­to­rique, implique natu­rel­le­ment le refus de tout his­to­ri­cisme qui pré­tend induire de la marche pas­sée de l’histoire, les lois qui l’acheminent vers un des­tin pré­vi­sible si ce n’est iné­luc­table. « L’interprétation de l’histoire doit deve­nir la tâche cen­trale de la pen­sée his­to­ri­ciste »… « Inter­pré­ter le pas­sé afin de pré­dire l’avenir » (Misère de l’historicisme, Presses Pocket, 1988, p. 63).
L’antinaturalisme et l’anti-essentialisme sont d’autres termes pour défi­nir la pen­sée de K. Pop­per. Nous créons le monde, mais non pas le monde réel ; nos théo­ries sont nos inven­tions… « nos propres filets avec les­quels nous essayons de prendre le monde réel » (La quête inache­vée, Cal­mann-Lévy, 1981, p. 80). Ain­si la phy­sique ne fait pas de recherches sur l’essence de l’atome ou de la lumière, mais elle a uti­li­sé ces termes pour expli­quer et décrire cer­taines obser­va­tions phy­siques. Très bien, à condi­tion que atome ou lumière ne désigne pas un sin­gu­lier, mais une infi­ni­té de pos­sibles sous l’apparence de chaque sin­gu­lier, ce qui implique une inévi­table nature com­mune entre telle ou telle série de phé­no­mènes. Quand le phy­si­cien dit atome, il ne dit pas atome X ou Y, mais bel et bien un nom uni­ver­sel, autre­ment dit, une essence. Le nomi­na­lisme s’arrête au fait qu’on attache un nom à un ensemble de sin­gu­liers (atomes, par exemple), mais nous ne pou­vons nous empê­cher de nous deman­der ce qui nous auto­rise à fixer un nom ou une pro­prié­té unique sur plu­sieurs ; il y faut à la fois du divers et de l’un ; ce der­nier va non pas à un tel, mais à une infi­ni­té vir­tuelle de sin­gu­liers, capable d’accueillir non seule­ment les sin­gu­liers exis­tants, mais une infi­ni­té d’autres. La « science » ne fonc­tionne que si le cha­peau est tou­jours plus grand que la poin­ture de n’importe quel ensemble concret.
Le nomi­na­lisme sou­tient que la science ne décrit que le com­por­te­ment des phé­no­mènes, encore faut-il que ce com­por­te­ment soit géné­ra­li­sable, trans­por­table, appli­cable non seule­ment à d’autres exis­tants, mais à une infi­ni­té d’inconnus et capable de recueillir l’imprévu. Et ce carac­tère ne dépend pas de mon libre vou­loir ni de mes caté­go­ries incons­cientes ; ce sont les objets qui me le dictent. Je n’en suis maître en aucune façon. Si ça venait de moi incons­ciem­ment ou invo­lon­tai­re­ment, ce serait une autre façon d’être objec­tif ; l’objet reste un objet dès qu’il échappe à mon pou­voir, que ce soit dans la réa­li­té exté­rieure ou dans je ne sais quel monde de caté­go­ries qui s’imposeraient à mon insu, machi­na­le­ment. Ce qui est en dehors de ma volon­té est, au moins par­tiel­le­ment, en dehors de mon moi ; pour cette part qui me com­mande donc m’échappe, il est exac­te­ment comme un objet. Kant l’avait-il remar­qué ?… donc néces­si­té d’un nou­mène propre aux caté­go­ries comme pour toutes les choses exté­rieures et non mani­pu­lables.
Cet anti­na­tu­ra­lisme concerne évi­dem­ment a for­tio­ri la connais­sance des choses sociales et his­to­riques. En ce domaine que reste-t-il à Pop­per pour fon­der son idée de « socié­té ouverte » ? Com­ment mani­pu­ler ces choses ? Com­ment tra­vailler sur cette socié­té ? Com­ment la trans­for­mer ? Qui va la trans­for­mer puisqu’elle ne pos­sède pas de lois intrin­sèques à cet effet ? La réponse de Pop­per repose sur la science telle qu’il la conçoit consti­tuée elle-même d’un ratio­na­lisme impli­quant un huma­nisme tout en excluant émo­tions et pas­sions. La science, selon lui, « a une base morale » ; c’est si vrai qu’ « un ratio­na­liste, même convain­cu de sa supé­rio­ri­té intel­lec­tuelle, n’imposera jamais son auto­ri­té, car cette supé­rio­ri­té dépend, il le sait, de son apti­tude à accep­ter la cri­tique, à recon­naître ses erreurs, et à faire preuve de tolé­rance, tout au moins envers ceux qui la pra­tiquent eux-mêmes » (S.O., t. II, p. 161). Que c’est beau ! Plus d’un témoi­gnage de savants eux-mêmes comme celui de Wat­son et Crick (dans La Double hélice) nous ren­draient plu­tôt per­plexes sur la sain­te­té des cher­cheurs.
Cette sain­te­té consti­tue déjà une condi­tion de l’« ouver­ture » en impli­quant l’impartialité qui, elle-même, « dit res­pon­sa­bi­li­té pour ceux de nos actes qui peuvent affec­ter autrui. En défi­ni­tive, le ratio­na­lisme sup­pose la créa­tion d’institutions des­ti­nées à pro­té­ger la liber­té de pen­sé et de cri­tique, c’est-à-dire la liber­té tout court, et il en résulte l’obligation morale de défendre ces ‑ins­ti­tu­tions » (S.O., t. II, p. 161). Cette phra­séo­lo­gie s’entend depuis long­temps, tarte à la crème fon­da­men­tale de tous les par­tis. Quand a‑t-on vu un poli­ti­cien ne pas défendre les liber­tés ? Appli­quer les méthodes ration­nelles de la science, opé­rer « une recons­truc­tion sociale démo­cra­tique » édi­fiée « au coup par coup » ou « par inter­ven­tions limi­tées (pie­ce­meal social engi­nee­ring) » (S.O., t. I, p. 9), tels sont les mots-clefs qui défi­nissent la doc­trine de Pop­per, qu’il oppose à l’« édi­fi­ca­tion uto­piste » de l’historicisme. On trouve l’expression au tome 2 (p. 161) et en d’autres ouvrages.
Selon Pop­per, l’homme ne subit pas la loi d’un des­tin ; c’est lui-même qui forge ce der­nier. « Pop­per », écrit Ralf Dah­ren­dorf, « est un défen­seur radi­cal de la liber­té, du chan­ge­ment sans effu­sion de sang, de l’essai et de l’erreur, et aus­si d’une marche active vers l’inconnu, et donc des gens qui s’efforcent de for­ger eux-mêmes leur des­tin » (Réflexions sur la révo­lu­tion en Europe, op. cit., p. 35). Si l’homme par consé­quent, n’est pas déter­mi­né par un plan pré­éta­bli, il ne lui reste que la solu­tion de réagir « au coup par coup » ou « par inter­ven­tions limi­tées » afin de pro­gres­ser en éli­mi­nant les erreurs confor­mé­ment à la méthode des sciences. L’homme ne peut faire son his­toire que dans le cadre plus modeste d’un « réfor­misme frag­men­taire » qui lui per­met­tra de faire face hic et nunc à des situa­tions concrètes et d’orienter sa socié­té vers le pré­su­mé mieux.
Si bien que ladite socié­té semble ouverte sur du vide plus que sur du plein, et bri­co­ler à la petite semaine. Tels sont les idéaux que nous offre la pure science. D’ailleurs Pop­per paraît conscient de cette insi­gni­fiance lorsqu’il déclare en s’efforçant d’inventer une jus­ti­fi­ca­tion : « L’intellectuel qui, trou­vant le ratio­na­lisme trop fade, lui pré­fère un éso­té­risme à la mode d’aujourd’hui, comme, par exemple, le mys­ti­cisme médié­val, manque à son devoir envers l’homme. Il se croit très au-des­sus de notre siècle de maté­ria­lisme et de méca­ni­sa­tion à outrance, ce qui prouve sur­tout qu’il est inca­pable de com­prendre l’importance des forces morales que recèle la science moderne » (S.O., t. II, p. 162). Argu­men­ta­tion bien peu scien­ti­fique et, si la science moderne s’était tant sou­ciée des forces morales, aurions-nous joui des bien­faits de la bombe ato­mique, de l’avortement, de tant d’expérimentations sur du bétail humain, etc. ? Mora­le­ment, la science n’est ni bonne ni mau­vaise, tout dépend de l’usage qu’on en fait. Un cou­teau de cui­sine est très utile, mais il peut ser­vir à tuer ; si la science était intrin­sè­que­ment morale, elle inter­di­rait par elle-même les mau­vais usages. Ce n’est pas en rai­son de sa « science » qu’Einstein regret­tait l’effet de sa théo­rie, mais au nom de la simple morale dont il avait pris conscience après-coup. La science en soi ne plaide pour ni n’interdit les bons ou les mau­vais emplois.
De l’avis de Pop­per — nous l’avons vu — l’histoire n’a pas de sens ; avoir un sens peut s’entendre de deux façons ; ou bien elle dirige le monde vers une forme déter­mi­née, comme on dit : le train va de Paris à Lyon ; ou bien elle ache­mine le monde vers une fin qua­li­ta­ti­ve­ment défi­nis­sable : bonne ou mau­vaise ; en géné­ral, les his­to­ri­cismes optent pour une fin heu­reuse : le roi de Prusse ou l’extinction de l’Etat c’est bien ; la deuxième façon d’avoir un sens contient la pre­mière. On peut repro­cher tant à Pop­per qu’à l’historicisme de se can­ton­ner dans des visées socio-maté­ria­listes, igno­rant les fins et les aspi­ra­tions pro­fondes de l’homme ; le mépris impli­cite de la dimen­sion reli­gieuse n’annule pas la réa­li­té et la gra­vi­té de ce fait, encore moins la néces­si­té d’avoir une réponse à ses ques­tions. La vision et l’appréciation de ce domaine du réel n’est pas for­cé­ment l’apanage des grands esprits. Il s’agit pour­tant de l’exigence la plus brû­lante de ‑l’homme.
Aucun sys­tème n’est capable de dénouer l’écheveau de l’histoire et, à pre­mière vue, l’humanité dans son exis­tence de fait, nous indui­rait à pen­ser que le monde est absurde ; c’est Sartre qui aurait rai­son. Cha­cun éprouve, sans bien se l’avouer, ce sen­ti­ment d’être « jeté là » ; qu’est-ce que j’y fais ? D’où viens-je ? où vais-je ? Né de la nuit j’y retourne. Marx nous avait pro­mis un para­dis sur terre ; à sup­po­ser qu’il fût vrai, il était voué aux mêmes aléas et cha­cun doit le quit­ter un jour pour entrer dans la tombe, sans comp­ter son inca­pa­ci­té à prendre en charge et à répa­rer le mal­heur des socié­tés pas­sées ; les bien­fai­teurs de l’humanité viennent tou­jours trop tard. Du point de vue stric­te­ment humain, il n’y a pas de salut uni­ver­sel. Nous ne par­ta­ge­rons pas la féli­ci­té (uto­pique) de nos petits-neveux ou de nos petits-enfants ; ils ne nous réveille­ront pas de nos tom­beaux pour nous invi­ter à leur table. Et, n’en déplaise à Pop­per, la « science moderne » ouvre plus d’enfers que de para­dis. L’humanité ne génère pas de solu­tion de son cru ni à son propre niveau. Depuis des mil­lé­naires, l’homme cherche à s’en sor­tir par sa pen­sée et par ses pra­tiques : il y a tou­jours autant de mal que de bien ; on dirait même que le mal prend l’avantage.
Une Connais­sance enve­loppe toutes les autres. Si le monde ne montre aucun sens en lui-même, il ne laisse pas au moins de sou­pi­rer après un sens ; ni Pop­per ni les his­to­ri­cistes n’auraient pro­po­sé leurs recettes s’ils n’avaient pas enten­du d’une façon ou de l’autre ce sou­pir pro­fond. Au-delà et par-des­sus la science s’exerce la Connais­sance, plus ou moins consciem­ment il est vrai, mais ins­pi­ra­trice des mythes eux-mêmes, y com­pris celui de la science et des rêves sociaux ou natio­naux aux­quels on limite, comme Pop­per et les his­to­ri­cistes qu’il cri­tique, le des­tin de l’homme. La Connais­sance nous révèle un désir bien plus vaste et bien plus pro­fond, la nos­tal­gie d’un para­dis per­du, la tris­tesse d’un arra­che­ment. Ce n’est pas pour rien que l’expression contient le mot per­du en évo­quant ce « para­dis ». J’ai écrit ailleurs que les mythes, les rêves ont tou­jours leur véri­té quelque part : « Si l’homme ne doit pas prendre ses rêves pour la réa­li­té, ses rêves ne se sou­tiennent cepen­dant pas sans une réa­li­té der­nière et fon­da­men­tale qui les nour­rit et plus vraie que tout ce qu’il tient pour ses véri­tés com­munes ».
La vraie Connais­sance nous montre, si nous y sommes atten­tifs, que toutes les œuvres de l’homme sont dic­tées par cette tris­tesse et ce sou­ve­nir : gué­rir l’humanité de toute méchan­ce­té, de toute mala­die et, si c’était pos­sible, faire vivre l’homme éter­nel­le­ment dans un bon­heur sans faille. En même temps, hélas ! tris­tesse de n’y pou­voir par­ve­nir. Le constat de cet état de choses nous habite consciem­ment ou incons­ciem­ment ; cette situa­tion est un phé­no­mène inté­rieur qui mérite, plus que tout autre, d’être décrit. Un regard lucide ne man­que­ra pas d’y per­ce­voir la dimen­sion per­ni­cieuse, dans la volon­té humaine, d’un pen­chant au mal, d’un conflit per­ma­nent et iné­luc­table entre ce der­nier et les puis­sances d’amour du cœur humain ; notre céci­té, nos sar­casmes n’effaceront pas la véri­té du bien et du mal ni leur com­bat. L’humanité est mar­quée par une balafre incu­rable. Pour­tant la per­sé­vé­rance du bien témoigne d’une sourde espé­rance. Sisyphe recom­mence inter­mi­na­ble­ment à rou­ler son rocher sachant qu’il ne par­vien­dra pas de lui-même à sor­tir de son enfer. Cette ambi­guï­té fait par­tie des pro­fon­deurs humaines. L’homme attend d’un ailleurs le salut qu’il ne peut se don­ner ; cette convic­tion n’est pas expli­cite ni claire dans sa conscience ; il l’éprouve comme on vit ; les évi­dences trop immé­diates — lorsqu’on a le nez dedans, comme on dit — ne sont pas les plus faciles à expli­ci­ter. Le manque de recul par rap­port à soi empêche l’âme de se voir et de voir en elle-même, de sai­sir des évi­dences trop évi­dentes, mais ces der­nières se tra­hissent dans nos com­por­te­ments : ain­si Pop­per sait que sa socié­té humaine désire le bien et c’est ce savoir pri­mor­dial, cette Connais­sance qui oriente, au second temps, sa science ; sous cette même pres­sion l’historiciste ima­gine des lois, un Pro­jet humain — j’ajouterai : que les reli­gions inventent des mythes. Ces der­nières affirment d’une façon par­ti­cu­liè­re­ment vive à la fois l’impuissance de l’homme et l’attente du secours d’un Autre.
Rivé à la mort et au mal­heur, pris dans un enfer­me­ment irré­vo­cable, sur quoi l’homme s’appuierait-il pour s’inventer des saluts, des reli­gions, des idéo­lo­gies ? Signe que tous les hori­zons ne sont pas bou­chés. Dans les pires situa­tions, remar­quait Simone Weil, il y a tou­jours une étoile si minime qu’elle soit dans la nuit.
Alors qu’est-ce qui enferme l’homme dans son impuis­sance ? Qu’est-ce qui le pousse à dépas­ser la déses­pé­rance ? Nous tou­chons là au fond du pro­blème. Qu’est-ce qui peut sau­ver inté­gra­le­ment l’humanité pas­sée, pré­sente et future ?
Un enfant du caté­chisme (quand on l’enseignait cor­rec­te­ment) connais­sait la réponse à toutes ces ques­tions. Témoi­gnage pué­ril, pen­se­ra-t-on, mais la véri­té des simples n’en est pas moins véri­té, sur­tout si elle vient de Celui qui ne se révèle qu’aux petits et aux humbles. Le savant, s’il est simple, peut aus­si la trou­ver à sa mesure, la rece­voir du seul homme qui ait pu dire : « Je suis la Voie, la Véri­té et la Vie ». Sin­gu­lière pré­ten­tion qui ne peut éma­ner que d’un fou ou d’un Dieu. Son exis­tence sublime a mon­tré qu’il n’était pas fou, qu’il était donc cré­dible.
Qu’est-ce qui enferme l’homme dans son impuis­sance ? La brouille, dès l’origine, la rup­ture avec son Créa­teur. Qu’est-ce qui pousse l’homme au-delà de sa déses­pé­rance ? Une Misé­ri­corde pro­mise dès la pre­mière faute. Misé­ri­corde dont la pré­sence per­ma­nente, comme une graine qui mûrit ou un ferment qui lève, exerce, depuis tout temps, sa pres­sion sur le fond des consciences ; espé­rance enfouie jusqu’au jour de son habi­ta­tion dans le sein d’une Vierge et de son éclo­sion ache­vée dans un gigan­tesque Acte d’Amour en forme de Croix. Qui dit Amour dit Vie ; qui dit Vie, dit Résur­rec­tion !
Tout cela déployé dans un Phé­no­mène qui tra­verse l’histoire depuis plus de trois mil­lé­naires, le déve­lop­pe­ment his­to­rique et spi­ri­tuel le plus cohé­rent et le plus pérenne qu’on ait jamais vu, méta­mor­phose d’un Peuple qui a enva­hi le monde. Son Etre pèse assez pour qu’on le prenne au sérieux — com­pa­rai­son déri­soire — au moins autant qu’on le fait pour Pla­ton, Hegel, Marx et Pop­per. Les plus scep­tiques et les plus incré­dules ne pour­ront jamais élu­der la ques­tion : et si c’était vrai ?…

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