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Quel sens pour l’his­toire humaine ? Une relec­ture de Karl Pop­per

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 48, pp. 74–87.]

Par quelle for­mule géné­rale défi­ni­rions-nous l’historicisme ? Karl Pop­per semble en pré­ci­ser au mieux la nature dans ce qu’il appelle « la doc­trine his­to­ri­ciste de base — doc­trine selon laquelle l’histoire est régie par des lois par­ti­cu­lières dont la décou­verte per­met­trait de pré­dire le des­tin de l’homme » ((. La socié­té ouverte et ses enne­mis [S.O.], t. I, L’ascendant de Pla­ton, Seuil, 1979, p. 15.))  . Ceci revient à deman­der sous forme inter­ro­ga­tive : « L’histoire a‑t-elle un sens ? ». « A mon avis, elle n’en a pas », répond Pop­per après une labo­rieuse étude ((. S.O, t. II, Hegel et Marx, p. 179.)) .
Le phi­lo­sophe des sciences n’a pas omis de s’intéresser aux sciences sociales, et ce, pour leur dénier, en fin de compte, tout carac­tère scien­ti­fique au moins dans un cer­tain domaine de pré­vi­sions, pour « leur inca­pa­ci­té », notam­ment, « à expli­quer l’essor du tota­li­ta­risme » ; il exprime sa per­plexi­té par « ces deux ques­tions fon­da­men­tales : une science sociale est-elle capable de pro­duire des pré­dic­tions défi­ni­tives de cet ordre ? Et si l’on demande ce que l’avenir réserve à l’humanité, peut-on s’attendre à rece­voir autre chose que la réponse irres­pon­sable d’un devin ? » (S.O., t. I, p. 10). Les ques­tions sont en même temps les réponses.
Pop­per semble bien être de ceux pour qui la science, mal­gré ses limites, consti­tue le bout du monde, le seul lieu de la révé­la­tion de l’homme et de la socié­té à eux-mêmes, mais il ne lui octroie pas plus qu’elle ne peut ; à défaut d’une effi­ca­ci­té ou de pré­vi­sions à long terme, il lui recon­naît le pou­voir d’ « inter­ven­tions limi­tées » et d’un agir « au coup par coup » dans le pro­jet « d’une recons­truc­tion sociale démo­cra­tique » (S.O., t. I, p. 9) par oppo­si­tion à l’ « édi­fi­ca­tion ‑uto­piste ».
Il ne conçoit la science que pour ce qu’elle est à son niveau phy­si­co-mathé­ma­tique et selon le modèle béha­vio­riste qui se limite à ne tra­vailler que sur des com­por­te­ments. Qu’il me soit per­mis de prendre une image qui, tant soit peu cari­ca­tu­rale, aide­ra à sai­sir ce béha­vio­risme clos des sciences en géné­ral : à l’heure où l’on s’interrogeait encore sur la face cachée de la lune, un des­sin humo­ris­tique mon­trait une sorte d’alpiniste qui, par­ve­nu au pôle supé­rieur de notre satel­lite (vu de pro­fil) consta­tait avec ahu­ris­se­ment qu’il n’y avait pas de face cachée de la lune ; il ne res­tait que la calotte en creux de l’hémisphère visible de la terre. La science, affirment savants et scien­ti­fiques, comme A. Jac­quard, ne s’intéresse qu’aux appa­rences ; enten­dons-le des appa­rences sen­sibles ; der­rière, c’est du creux comme pour la lune, tout juste bon pour les rêveurs et les méta­phy­si­ciens, aux­quels s’opposent plus par­ti­cu­liè­re­ment cer­tains extré­mismes comme celui du pre­mier Witt­gen­stein selon qui tous les « états de choses » (ato­mic facts), d’après la déno­mi­na­tion du Trac­ta­tus, sont for­mu­lables dans un jeu de pro­po­si­tions élé­men­taires indé­pen­dantes les unes des autres, de sorte que « tout ce qui peut être dit peut être dit clai­re­ment ; et ce dont on ne peut par­ler, on doit le taire ». Un non-logi­cien célèbre avait déjà dit quelque chose de sem­blable. C’est faire fi de tout un monde, celui de l’imprévisible, des expé­riences, des états d’âme et des états de choses qui sur­viennent durant une vie et qui, tout clairs qu’ils soient pour qui les éprouve, (une souf­france, une jouis­sance, une expé­rience spi­ri­tuelle incon­nues…) ne trouvent pour se dire ni mot ni expres­sion ni pro­po­si­tion consa­crés par quelque consen­sus ou quelque gram­maire, alors même que leur réa­li­té est écra­sante. Le réel dépasse tout lan­gage, et il est à craindre que le plus riche de l’être ne soit des­ti­né qu’au mutisme. Mais le soleil n’est pas anéan­ti par les aveugles, quand bien même ils auraient pris le pou­voir. En ce sens, la science au pou­voir sub­jugue par ses pres­tiges, mais ne sait pas répondre quant au mys­tère fon­cier de ‑l’homme.
Cepen­dant, à bien obser­ver, les réus­sites de la science se can­tonnent dans l’empirique sen­sible et elle n’est pas près de four­nir à l’humanité le sens que celle-ci appelle dans le tré­fonds de son être. Vivre cent ans, deux cents ans, gué­rir toutes les mala­dies, nour­rir le monde entier, et qui plus est, de mets suc­cu­lents, réa­li­ser la paix défi­ni­tive sur terre et y répandre tous les plai­sirs, de toute façon, il fau­dra dis­pa­raître un jour, serait-ce quand la terre suc­com­be­ra à son propre épui­se­ment ou ne résis­te­ra plus au dépé­ris­se­ment solaire. Et encore, ne s’agit-il ici que de l’homme réduit à ses besoins maté­riels.
Toutes nos inven­tions jusqu’à ces chères démo­cra­ties, idoles de sucre, sont fon­dées sur du sable par un temps qui signe notre arrêt de mort en sur­sis. Des voix s’élèvent avec des accents d’éternité, telles que celles de Marx et Hegel. Pop­per leur fait un sort et, en cela on peut le trou­ver judi­cieux et pers­pi­cace étant don­né que son pro­cès du mar­xisme notam­ment a com­men­cé en 1962 alors que nul ne pré­voyait l’effondrement de 1989 dont Ralf Dah­ren­dorf fera, avec moins de mérite, en temps vou­lu, ses choux gras dans Réflexions sur la Révo­lu­tion en Europe, 1989–1990 (Seuil, 1991).
Pop­per fait remon­ter ses inves­ti­ga­tions sur l’historicisme à Héra­clite en lequel la notion de chan­ge­ment prend corps dans la phi­lo­so­phie. Cha­cun se sou­vient de la fameuse image : on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, car, entre temps, il a chan­gé ; « tout coule, rien ne s’arrête ». Le rela­ti­visme éthique résulte tout natu­rel­le­ment de cet état de fait ; le chan­ge­ment est à la racine de la lutte et la guerre est tou­jours juste, et « les dieux honorent ceux qui sont morts au com­bat ».
Pop­per situe Pla­ton dans le droit fil de cet héri­tage ; pour celui-ci est bien ce qui conserve, mal ce qui perd et détruit ; et le chan­ge­ment qui éloigne la chose de son Idée, ins­talle la cor­rup­tion ; le chan­ge­ment c’est le mal tan­dis que l’immobilité est divine. Les lois décrivent ce dépé­ris­se­ment. Le com­mu­nisme de Pla­ton pré­serve en fait l’unité de la classe diri­geante et lui assure la péren­ni­té. Il prône, dans la Répu­blique la recons­ti­tu­tion de la forme tri­bale des socié­tés antiques, « et il a par­fai­te­ment réus­si à nous pré­sen­ter une image idéa­li­sée des vieilles aris­to­cra­ties de la Crète et de Sparte » (S.O., t. I, p. 48). « Tels étaient les modèles qu’il vou­lait recons­ti­tuer » (S.O., t. I, p. 48). Il va de soi que Pla­ton ne plaît guère à Pop­per dont le démo­cra­tisme ne sau­rait s’accommoder de cette « jus­tice tota­li­taire » qui ne concerne pas les justes reven­di­ca­tions des indi­vi­dus, mais qui vise en prio­ri­té « le bien supé­rieur de la cité tout entière et de la race », comme il est dit dans les Lois ; la ver­tu consiste à res­ter cha­cun à sa place et à être bien adap­tés les uns aux autres. Etre en har­mo­nie : c’est cette ver­tu uni­ver­selle que Pla­ton appelle la Jus­tice. Il va de soi que l’intérêt de l’Etat soit le cri­tère de la morale. On peut se deman­der si Pla­ton ne res­sort pas quelque peu rétré­ci de la les­sive de Pop­per, écor­né par les contours étroits d’une phi­lo­so­phie pré­mé­di­tée, la « socié­té ouverte » étant comme la mesure de toutes choses.
Par­lons main­te­nant de Hegel auquel K. Pop­per voue une haine inex­piable. J’avoue qu’on est ten­té de sous­crire même aux excès d’une telle démys­ti­fi­ca­tion. « Le suc­cès de Hegel mar­qua le début de l’«âge de la mal­hon­nê­te­té » selon l’expression uti­li­sée par Scho­pen­hauer pour dési­gner l’époque de l’idéalisme alle­mand qui, selon K. Hei­den, devien­dra l’«époque de l’irresponsabilité », c’est-à-dire du tota­li­ta­risme moderne, où l’irresponsabilité morale suc­cède à l’irresponsabilité intel­lec­tuelle. C’est l’ère des for­mules ron­flantes et du ver­biage pré­ten­tieux » (S.O., t. II, p. 19). « N’étaient ses sinistres consé­quences, le cas Hegel méri­te­rait à peine d’être ana­ly­sé ; mais il per­met de com­prendre com­ment un bouf­fon peut créer de l’histoire » (S.O., t. II, p. 22). Par ailleurs, pour répondre aux accu­sa­tions de par­tia­li­té, Pop­per se défen­dra, mais sans grande convic­tion, de s’être livré à des attaques per­son­nelles : « C’est à la phi­lo­so­phie et non à la bio­gra­phie de Hegel que j’attache de l’importance » (S.O., t. II, p. 205).
Le flux héra­cli­téen n’a pas fini d’inspirer la pen­sée. Le chas­sé-croi­sé per­pé­tuel de l’être et du non-être sug­gé­re­ra cette dia­lec­tique qui fonc­tionne sur le pos­tu­lat qui veut que contra­dic­tions et anti­no­mies consti­tuent l’essence même de la ratio­na­li­té ; on connaît le sché­ma hégé­lien de la thèse, de l’antithèse et de la syn­thèse. Ne pour­rait-on, indé­pen­dam­ment des juge­ments de Pop­per, faire à Hegel le même pro­cès d’irréalisme que fai­sait F. Bacon à Aris­tote, de for­cer les choses à entrer dans des caté­go­ries, dans des moules pré­fa­bri­qués au mépris d’une obser­va­tion sérieuse de la réa­li­té ? Ain­si, pen­ser à un per­fec­tion­ne­ment quel­conque, quand, par exemple, plus d’amour suc­cède à moins d’amour, n’inclut pas la néga­tion de l’état pré­cé­dent, mais l’élève au contraire, ce qui dément la loi de l’antithèse. Les syn­thèses n’unifient pas que des contra­dic­tions.
L’Idée pla­to­ni­cienne, véri­table réel, Hegel la met en équa­tion avec la Rai­son, ce qui fait que tout ce qui est réel est ration­nel et que tout ce qui est ration­nel est réel ; ain­si le déve­lop­pe­ment du réel ira de pair avec celui de la rai­son. Fina­le­ment c’est dans la néces­si­té de l’actuel qu’existe le bon et le rai­son­nable ; « à com­men­cer par le royaume de Prusse ».
L’hégélianisme « sert à la per­fec­tion l’absolutisme du roi de Prusse. Fort oppor­tu­né­ment, la phi­lo­so­phie de l’identité jus­ti­fie l’ordre exis­tant, et abou­tit à un posi­ti­visme moral et juri­dique selon lequel ce qui est est bien, puisqu’il ne peut y avoir d’autres normes que les normes exis­tantes » (S.O., t. II, p. 28).
La pen­sée de Hegel s’ancre dans le royaume de Prusse deve­nu Idéal de l’Etat ; celui-ci est un Esprit vivant, la tota­li­té orga­ni­sée qui se doit de pro­té­ger la véri­té objec­tive ; il a le droit d’avoir sa propre pen­sée qui se doit de pro­té­ger la véri­té objec­tive ; il a le droit d’avoir sa propre pen­sée qui doit être recon­nue comme véri­té objec­tive. Qui est juge ? C’est l’Etat. « Que reste-t-il alors », se demande Pop­per, « de la liber­té de pen­sée, et de celle de la science ? » (S.O., t. 2, p. 30). L’Universel se situe du côté de l’Etat et lorsque la connais­sance se dégrade en opi­nion ou en une Eglise, par exemple, et que celle-ci entre en contra­dic­tion avec l’Etat, il appar­tient à ce der­nier de tran­cher. A ce stade, on est for­te­ment ten­té de se ran­ger aux avis de Pop­per. A‑t-on jamais vu plus gigan­tesque mon­tagne accou­cher d’une aus­si malingre sou­ris ?
C’est l’Etat, enti­té vivante, qui règle l’activité et la liber­té des indi­vi­dus. En lui leur vie, en quelque sorte, converge. Quant au gou­ver­ne­ment, tota­li­té orga­nique, il conserve cette tota­li­té vivante de l’Etat et sa consti­tu­tion ; celle-ci est connexe à l’Esprit d’un peuple ; en elle s’opère la par­ti­ci­pa­tion des indi­vi­dus aux inté­rêts géné­raux. Dans le gou­ver­ne­ment se réa­lise l’unité infi­nie de la Nation avec elle-même en son déve­lop­pe­ment comme Volon­té de l’Etat, per­son­na­li­sée par le pou­voir du prince, qui embrasse tout, décide de tout. Il ne s’agit pas de la voix d’une simple per­sonne morale ou d’une majo­ri­té, mais d’une indi­vi­dua­li­té réelle concré­ti­sée dans la volon­té d’un seul indi­vi­du. « La consti­tu­tion monar­chique », dira Hegel, « est donc celle de la rai­son ‑déve­lop­pée ».
C’est dans la monar­chie prus­sienne de Fré­dé­ric-Guillaume que se trouve « à la fois le haut lieu et la for­te­resse de la liber­té, que sa consti­tu­tion abso­lu­tiste est le but auquel tend l’humanité, et que son gou­ver­ne­ment concentre en lui dans toute sa pure­té l’esprit même de cette liber­té » (S.O., t. II, p. 32). Dans la monar­chie alle­mande « l’Esprit contient et sur­passe toutes les phases anté­rieures » (S.O., t. II, p. 33).
Hegel appel­le­ra Pro­vi­dence la Rai­son en tant que plan selon lequel se réa­lise le déve­lop­pe­ment de cette His­toire uni­ver­selle. « Peut-on, je le demande », écrit Pop­per, « ima­gi­ner manière plus vile de déna­tu­rer tout ce qui est res­pec­table ? » (S.O., t. II, p. 34).
Ain­si, l’histoire du monde se situe-t-elle au-des­sus de la mora­li­té ; elle la fait ; elle révèle l’essence, le des­tin d’une nation. Pop­per en conclu­ra non sans vrai­sem­blance que les prin­ci­paux cou­rants d’idée du tota­li­ta­risme moderne sont un héri­tage direct de Hegel.
Ajou­tons que seul le « Grand Homme » est « celui qui exprime ce que veut son temps et l’accomplit ». Il « est l’instrument essen­tiel de l’Esprit de l’Histoire » (S.O., t. II, p. 51) ; « il appar­tient à sa seule fin, sans rien consi­dé­rer de plus », est-il dit dans la Phi­lo­so­phie de l’Histoire. Il peut tout se per­mettre.
Pour ce qui est de Karl Marx, Pop­per le traite avec beau­coup plus d’égards que Hegel. Mal­gré les cri­tiques qu’il adresse à son sys­tème, il prend son « huma­nisme » au sérieux et le tient, après tout, pour « un bon bon­homme », comme on le dit dans cer­taines de nos pro­vinces, si ce n’est un bien­fai­teur de l’humanité. Il n’a sans doute pas remar­qué les injures vul­gaires qui par­sèment ses écrits et ignore les bio­gra­phies qui ont été publiées, notam­ment Karl Marx, l’histoire d’un bour­geois alle­mand par Fran­çoise P. Lévy (Gras­set, 1976). Cet inven­teur de la Théo­rie du pro­fit jouait allè­gre­ment à la bourse ; il mène un joyeux train de vie et, dans une lettre d’août 1844, Jen­ny s’inquiète de ses dépenses ; c’est un cou­reur d’héritages et il écrit à Engels, le 27 février 1852, au sujet de son oncle : « Si ce chien mou­rait main­te­nant je serais tiré d’affaire ». Il s’endette jusqu’à som­brer dans la misère. C’est lui-même, qui écri­ra en 1875 dans Cri­tique des pro­grammes socia­listes de Gotha et d’Erfurt : « Une inter­dic­tion géné­rale du tra­vail des enfants est incom­pa­tible avec l’existence de la grande indus­trie […] La réa­li­sa­tion, si elle était pos­sible, serait réac­tion­naire car […] le fait de com­bi­ner de bonne heure le tra­vail pro­duc­tif avec l’instruction est un des plus puis­sants moyens de trans­for­ma­tion de la socié­té actuelle ». Voi­là qui tem­pé­re­rait sans doute les émo­tions du cœur qu’éprouve Pop­per à la lec­ture des récits lar­moyants du Capi­tal sur la misère des ouvriers.
Pour Marx, « l’émancipation de l’Allemand est l’émancipation de l’homme » et « les Espa­gnols sont déjà des êtres dégé­né­rés » tan­dis que « le Fran­çais est le type même du cra­paud, hâbleur, men­teur et ser­vile » ; « l’Australie est un Etat de francs scé­lé­rats ». En juillet 1865, il écrit à Engels : « Assu­ré­ment, il n’y a pas d’ânes plus bâtés que les ouvriers ». Sa femme Jen­ny von West­pha­len, que Marx trom­pait avec sa bonne, enten­dait être trai­tée comme la grande dame qu’elle était, selon son rang. On pour­rait allon­ger la liste des griefs envers ce per­son­nage qui, comme l’écrit F.P. Lévy, n’a ces­sé d’utiliser contre ses adver­saires l’arme de leur vie pri­vée. Il n’est pas mau­vais qu’il y ait un juste retour des choses.
Tan­dis que Pla­ton tente d’arrêter le chan­ge­ment, remarque Pop­per, « les phi­lo­sophes contem­po­rains, au contraire, l’accueillent favo­ra­ble­ment »… et s’ils ont renon­cé à l’arrêter, « leurs ten­dances his­to­ri­cistes les poussent à le pré­dire et, par consé­quent, à le sou­mettre à la rai­son, en somme à l’exorciser »… (S.O., t. II, p. 145). D’une part, on entend rendre l’homme maître de son des­tin, d’autre part, on pré­dit un état de choses iné­luc­table que l’homme, par sa révo­lu­tion, ne pour­ra en fait que hâter, sans modi­fier la loi qui le mène ; c’est bien à cette seconde posi­tion que se range le mar­xisme.
Marx croyait à la rai­son, « pour­tant, en affir­mant que nos opi­nions sont déter­mi­nées par nos inté­rêts de classe, doc­trine paral­lèle à celle par laquelle Hegel les rat­ta­chait aux tra­di­tions et aux inté­rêts natio­naux, il a contri­bué à saper la foi en la rai­son » (S.O., t. II, p. 153) ; il ouvrait la voie à un pro­phé­tisme irra­tion­na­liste. Remar­quons au pas­sage que Pop­per iden­ti­fie gra­tui­te­ment pro­phé­tie et irra­tion­nel ; il obéit à cette conven­tion mythique du ratio­na­lisme scien­ti­fique qui inter­dit à la rai­son de regar­der par-des­sus cer­taines œillères déli­mi­tant une région par­tielle du réel prise à tort pour gaba­rit uni­ver­sel ou lieu de la ratio­na­li­té inté­grale ; le champ de la rai­son est infi­ni ; l’irrationnel n’est la plu­part du temps qu’un espace de la rai­son qui dépasse nos capa­ci­tés ou nos conven­tions. Il n’est pro­pre­ment d’irrationnel que dans l’absurdité. Le mys­tère n’est qu’une rai­son trop grande pour l’embrassement de notre intel­lect. Ceci ne signi­fie pas pour autant que le pro­phé­tisme de Marx soit le bon. Les faits eux-mêmes l’ont mon­tré.
Selon Marx c’est le sys­tème social qui déter­mine tout jusqu’aux pen­sées de l’individu, les­quelles sont en par­tie les ins­tru­ments de leur action. « C’est par cette déter­mi­na­tion que pour para­phra­ser Hegel, le sys­tème social et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, l’intérêt objec­tif d’une classe deviennent conscients dans l’esprit sub­jec­tif de leurs membres » (S.O., t. II, p. 79). Ce sont les rap­ports de pro­duc­tion qui com­mandent tout autre sys­tème, notam­ment juri­di­co-poli­tique et « seule une révo­lu­tion sociale peut amé­lio­rer réel­le­ment le sort des tra­vailleurs » (S.O., t. II, p. 84). Les faits cités concer­nant leur misère émeuvent for­te­ment K. Pop­per, ce qui place Marx, dit-il, « à jamais au nombre des libé­ra­teurs de l’humanité ». Il est bien de rire un peu.
Ce qui n’empêchera pas le phi­lo­sophe des sciences de signa­ler les failles du sys­tème. Il montre notam­ment com­ment la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne, au lieu d’avoir été, d’après le sys­tème, la consé­quence finale de l’industrialistion, est sur­ve­nue dans un mou­ve­ment inverse. « Elle aurait dû se pro­duire d’abord dans les pays hau­te­ment indus­tria­li­sés et beau­coup plus tard en Rus­sie » (S.O., t. II, p. 98). De plus, Marx « croyait que le rôle poli­tique et éco­no­mique de l’Etat allait décroître, alors qu’il s’est accru par­tout » (S.O., t. II p. 127). Constat éga­le­ment « qu’aucune des conclu­sions his­to­ri­cistes plus géné­rales de Marx, de ses pré­dic­tions concer­nant « les lois inexo­rables du déve­lop­pe­ment », les stades de l’histoire par les­quels il faut inévi­ta­ble­ment pas­ser, n’a été confir­mée par les faits » (S.O., t. II, p. 129)… « son opti­misme his­to­ri­ciste naïf […] n’est pas moins super­sti­tieux que l’historicisme pes­si­miste de Pla­ton ou de Spen­gler » (S.O., t. II, p. 129).
Ralf Dah­ren­dorf jouis­sant du béné­fice des faits, après la « révo­lu­tion de 1989 », aver­tit un cer­tain Petit Reste que le tort per­siste « de se cram­pon­ner à l’hypothèse erro­née de Marx, selon laquelle le socia­lisme suc­cède au capi­ta­lisme. En fait c’est le contraire qui est vrai » (Réflexions sur la révo­lu­tion en Europe, op. cit., p. 61). Une bonne rai­son de se ral­lier à la « socié­té ouverte » quand l’histoire elle-même dément l’historicisme.
En véri­té, qu’est-ce que la « socié­té ouverte » ? Avant d’en venir au fait sachons que les concep­tions sociales et his­to­riques de Pop­per sont tri­bu­taires de sa phi­lo­so­phie des sciences. Dans la logique de la décou­verte scien­ti­fique, notam­ment, il récuse le pou­voir de l’induction, prin­cipe connu, selon lui, par une expé­rience uni­ver­sa­li­sée elle-même par infé­rence induc­tive, ce qui nous mène à une régres­sion à l’infini. Le pré­ju­gé nomi­na­liste n’aveugle-t-il pas son esprit sur ce qui (une forme de réa­li­té), en chaque être, dépasse l’individu et lui est irré­duc­tible ? Cette facul­té de voir l’universel ou la nature fait par­tie de la rai­son et du simple bon sens. C’est cette connais­sance qui ins­pire à la cui­si­nière de mettre chaque jour la même dose de sel dans son potage ; elle induit impli­ci­te­ment, à par­tir des expé­riences pas­sées, ce qui convient à l’avenir. Nous ne pour­rions vivre sans l’usage per­ma­nent du rai­son­ne­ment induc­tif ; sa pres­sion est si per­sua­sive que nous l’adoptons machi­na­le­ment. Pop­per lui-même la pra­ti­quait, savait, par l’expérience d’hier et d’avant-hier, que le véhi­cule qu’il emprun­tait jour­nel­le­ment allait le conduire de la même façon qu’auparavant dans l’avenir des ins­tants qu’il allait vivre et vers les mêmes occu­pa­tions.
On ne pour­rait rien faire ni vivre, comme nous venons de le dire, si l’on ne voyait, d’une cer­taine manière, au moins un cer­tain ave­nir. Il n’y a pas de rai­son de res­treindre ce pou­voir à la pré­vi­sion de l’immédiat. De même que cer­tains voient mieux, ou même sont seuls à voir, dans une mathé­ma­tique ardue, on en trouve qui voient plus loin dans l’avenir que la moyenne, sans qu’on puisse fixer la limite pré­cise au-delà de laquelle il n’est plus d’avenirs per­cep­tibles. Quoi qu’il en soit, ce pou­voir est aus­si une facul­té ration­nelle, un exer­cice spé­ci­fique de l’intelligence humaine, un com­por­te­ment vital. L’importance qu’il prend dans notre exis­tence prouve chaque jour sa fia­bi­li­té ; au nom de quoi récu­ser celle-ci ?
La cri­tique de l’historicisme par Pop­per pro­cède pour une bonne part de ce refus de l’induction, prin­ci­pa­le­ment en ce qui concerne les pré­vi­sions à long terme ; s’il a rai­son ce n’est pas pour la cause qu’il avance, c’est-à-dire de par l’inanité pure et simple du prin­cipe d’induction, mais de ses limites dans cer­tains domaines, notam­ment celui de l’histoire. Là encore, les uns voient mieux, les autres moins. Que Marx et Hegel aient mal vu, c’est évident, bien qu’ils aient tout de même vu quelque chose. Teil­hard de Char­din s’y est essayé sans doute avec des ambi­tions illu­soires, mais avec plus de pro­fon­deur et de véri­té que Marx. Il a mal­heu­reu­se­ment induit trop pré­ci­pi­tam­ment le pro­grès spi­ri­tuel de l’humanité à par­tir du pro­grès tech­nique qu’il a pris pour une trans­for­ma­tion géné­rale de l’homme. Car­rel (comme je l’ai fait remar­quer en d’autres écrits), plus lucide et avant lui, s’était aper­çu que l’évolution morale et spi­ri­tuelle n’allait pas de pair avec l’évolution scien­ti­fique. En revanche, « le meilleur des mondes » d’Aldous Hux­ley semble bien rece­voir, de nos jours, un com­men­ce­ment de véri­fi­ca­tion, mais ce n’est pas dans la direc­tion du para­dis. Quoi qu’il en soit, il appert qu’on ne peut pro­phé­ti­ser très loin dans l’histoire du monde tel qu’il est. Fau­dra-t-il attendre une révé­la­tion venue d’ailleurs ?
Pour en reve­nir à Pop­per, son refus de l’induction, appli­qué au savoir social et à l’évolution his­to­rique, implique natu­rel­le­ment le refus de tout his­to­ri­cisme qui pré­tend induire de la marche pas­sée de l’histoire, les lois qui l’acheminent vers un des­tin pré­vi­sible si ce n’est iné­luc­table. « L’interprétation de l’histoire doit deve­nir la tâche cen­trale de la pen­sée his­to­ri­ciste »… « Inter­pré­ter le pas­sé afin de pré­dire l’avenir » (Misère de l’historicisme, Presses Pocket, 1988, p. 63).
L’antinaturalisme et l’anti-essentialisme sont d’autres termes pour défi­nir la pen­sée de K. Pop­per. Nous créons le monde, mais non pas le monde réel ; nos théo­ries sont nos inven­tions… « nos propres filets avec les­quels nous essayons de prendre le monde réel » (La quête inache­vée, Cal­mann-Lévy, 1981, p. 80). Ain­si la phy­sique ne fait pas de recherches sur l’essence de l’atome ou de la lumière, mais elle a uti­li­sé ces termes pour expli­quer et décrire cer­taines obser­va­tions phy­siques. Très bien, à condi­tion que atome ou lumière ne désigne pas un sin­gu­lier, mais une infi­ni­té de pos­sibles sous l’apparence de chaque sin­gu­lier, ce qui implique une inévi­table nature com­mune entre telle ou telle série de phé­no­mènes. Quand le phy­si­cien dit atome, il ne dit pas atome X ou Y, mais bel et bien un nom uni­ver­sel, autre­ment dit, une essence. Le nomi­na­lisme s’arrête au fait qu’on attache un nom à un ensemble de sin­gu­liers (atomes, par exemple), mais nous ne pou­vons nous empê­cher de nous deman­der ce qui nous auto­rise à fixer un nom ou une pro­prié­té unique sur plu­sieurs ; il y faut à la fois du divers et de l’un ; ce der­nier va non pas à un tel, mais à une infi­ni­té vir­tuelle de sin­gu­liers, capable d’accueillir non seule­ment les sin­gu­liers exis­tants, mais une infi­ni­té d’autres. La « science » ne fonc­tionne que si le cha­peau est tou­jours plus grand que la poin­ture de n’importe quel ensemble concret.
Le nomi­na­lisme sou­tient que la science ne décrit que le com­por­te­ment des phé­no­mènes, encore faut-il que ce com­por­te­ment soit géné­ra­li­sable, trans­por­table, appli­cable non seule­ment à d’autres exis­tants, mais à une infi­ni­té d’inconnus et capable de recueillir l’imprévu. Et ce carac­tère ne dépend pas de mon libre vou­loir ni de mes caté­go­ries incons­cientes ; ce sont les objets qui me le dictent. Je n’en suis maître en aucune façon. Si ça venait de moi incons­ciem­ment ou invo­lon­tai­re­ment, ce serait une autre façon d’être objec­tif ; l’objet reste un objet dès qu’il échappe à mon pou­voir, que ce soit dans la réa­li­té exté­rieure ou dans je ne sais quel monde de caté­go­ries qui s’imposeraient à mon insu, machi­na­le­ment. Ce qui est en dehors de ma volon­té est, au moins par­tiel­le­ment, en dehors de mon moi ; pour cette part qui me com­mande donc m’échappe, il est exac­te­ment comme un objet. Kant l’avait-il remar­qué ?… donc néces­si­té d’un nou­mène propre aux caté­go­ries comme pour toutes les choses exté­rieures et non mani­pu­lables.
Cet anti­na­tu­ra­lisme concerne évi­dem­ment a for­tio­ri la connais­sance des choses sociales et his­to­riques. En ce domaine que reste-t-il à Pop­per pour fon­der son idée de « socié­té ouverte » ? Com­ment mani­pu­ler ces choses ? Com­ment tra­vailler sur cette socié­té ? Com­ment la trans­for­mer ? Qui va la trans­for­mer puisqu’elle ne pos­sède pas de lois intrin­sèques à cet effet ? La réponse de Pop­per repose sur la science telle qu’il la conçoit consti­tuée elle-même d’un ratio­na­lisme impli­quant un huma­nisme tout en excluant émo­tions et pas­sions. La science, selon lui, « a une base morale » ; c’est si vrai qu’ « un ratio­na­liste, même convain­cu de sa supé­rio­ri­té intel­lec­tuelle, n’imposera jamais son auto­ri­té, car cette supé­rio­ri­té dépend, il le sait, de son apti­tude à accep­ter la cri­tique, à recon­naître ses erreurs, et à faire preuve de tolé­rance, tout au moins envers ceux qui la pra­tiquent eux-mêmes » (S.O., t. II, p. 161). Que c’est beau ! Plus d’un témoi­gnage de savants eux-mêmes comme celui de Wat­son et Crick (dans La Double hélice) nous ren­draient plu­tôt per­plexes sur la sain­te­té des cher­cheurs.
Cette sain­te­té consti­tue déjà une condi­tion de l’« ouver­ture » en impli­quant l’impartialité qui, elle-même, « dit res­pon­sa­bi­li­té pour ceux de nos actes qui peuvent affec­ter autrui. En défi­ni­tive, le ratio­na­lisme sup­pose la créa­tion d’institutions des­ti­nées à pro­té­ger la liber­té de pen­sé et de cri­tique, c’est-à-dire la liber­té tout court, et il en résulte l’obligation morale de défendre ces ‑ins­ti­tu­tions » (S.O., t. II, p. 161). Cette phra­séo­lo­gie s’entend depuis long­temps, tarte à la crème fon­da­men­tale de tous les par­tis. Quand a‑t-on vu un poli­ti­cien ne pas défendre les liber­tés ? Appli­quer les méthodes ration­nelles de la science, opé­rer « une recons­truc­tion sociale démo­cra­tique » édi­fiée « au coup par coup » ou « par inter­ven­tions limi­tées (pie­ce­meal social engi­nee­ring) » (S.O., t. I, p. 9), tels sont les mots-clefs qui défi­nissent la doc­trine de Pop­per, qu’il oppose à l’« édi­fi­ca­tion uto­piste » de l’historicisme. On trouve l’expression au tome 2 (p. 161) et en d’autres ouvrages.
Selon Pop­per, l’homme ne subit pas la loi d’un des­tin ; c’est lui-même qui forge ce der­nier. « Pop­per », écrit Ralf Dah­ren­dorf, « est un défen­seur radi­cal de la liber­té, du chan­ge­ment sans effu­sion de sang, de l’essai et de l’erreur, et aus­si d’une marche active vers l’inconnu, et donc des gens qui s’efforcent de for­ger eux-mêmes leur des­tin » (Réflexions sur la révo­lu­tion en Europe, op. cit., p. 35). Si l’homme par consé­quent, n’est pas déter­mi­né par un plan pré­éta­bli, il ne lui reste que la solu­tion de réagir « au coup par coup » ou « par inter­ven­tions limi­tées » afin de pro­gres­ser en éli­mi­nant les erreurs confor­mé­ment à la méthode des sciences. L’homme ne peut faire son his­toire que dans le cadre plus modeste d’un « réfor­misme frag­men­taire » qui lui per­met­tra de faire face hic et nunc à des situa­tions concrètes et d’orienter sa socié­té vers le pré­su­mé mieux.
Si bien que ladite socié­té semble ouverte sur du vide plus que sur du plein, et bri­co­ler à la petite semaine. Tels sont les idéaux que nous offre la pure science. D’ailleurs Pop­per paraît conscient de cette insi­gni­fiance lorsqu’il déclare en s’efforçant d’inventer une jus­ti­fi­ca­tion : « L’intellectuel qui, trou­vant le ratio­na­lisme trop fade, lui pré­fère un éso­té­risme à la mode d’aujourd’hui, comme, par exemple, le mys­ti­cisme médié­val, manque à son devoir envers l’homme. Il se croit très au-des­sus de notre siècle de maté­ria­lisme et de méca­ni­sa­tion à outrance, ce qui prouve sur­tout qu’il est inca­pable de com­prendre l’importance des forces morales que recèle la science moderne » (S.O., t. II, p. 162). Argu­men­ta­tion bien peu scien­ti­fique et, si la science moderne s’était tant sou­ciée des forces morales, aurions-nous joui des bien­faits de la bombe ato­mique, de l’avortement, de tant d’expérimentations sur du bétail humain, etc. ? Mora­le­ment, la science n’est ni bonne ni mau­vaise, tout dépend de l’usage qu’on en fait. Un cou­teau de cui­sine est très utile, mais il peut ser­vir à tuer ; si la science était intrin­sè­que­ment morale, elle inter­di­rait par elle-même les mau­vais usages. Ce n’est pas en rai­son de sa « science » qu’Einstein regret­tait l’effet de sa théo­rie, mais au nom de la simple morale dont il avait pris conscience après-coup. La science en soi ne plaide pour ni n’interdit les bons ou les mau­vais emplois.
De l’avis de Pop­per — nous l’avons vu — l’histoire n’a pas de sens ; avoir un sens peut s’entendre de deux façons ; ou bien elle dirige le monde vers une forme déter­mi­née, comme on dit : le train va de Paris à Lyon ; ou bien elle ache­mine le monde vers une fin qua­li­ta­ti­ve­ment défi­nis­sable : bonne ou mau­vaise ; en géné­ral, les his­to­ri­cismes optent pour une fin heu­reuse : le roi de Prusse ou l’extinction de l’Etat c’est bien ; la deuxième façon d’avoir un sens contient la pre­mière. On peut repro­cher tant à Pop­per qu’à l’historicisme de se can­ton­ner dans des visées socio-maté­ria­listes, igno­rant les fins et les aspi­ra­tions pro­fondes de l’homme ; le mépris impli­cite de la dimen­sion reli­gieuse n’annule pas la réa­li­té et la gra­vi­té de ce fait, encore moins la néces­si­té d’avoir une réponse à ses ques­tions. La vision et l’appréciation de ce domaine du réel n’est pas for­cé­ment l’apanage des grands esprits. Il s’agit pour­tant de l’exigence la plus brû­lante de ‑l’homme.
Aucun sys­tème n’est capable de dénouer l’écheveau de l’histoire et, à pre­mière vue, l’humanité dans son exis­tence de fait, nous indui­rait à pen­ser que le monde est absurde ; c’est Sartre qui aurait rai­son. Cha­cun éprouve, sans bien se l’avouer, ce sen­ti­ment d’être « jeté là » ; qu’est-ce que j’y fais ? D’où viens-je ? où vais-je ? Né de la nuit j’y retourne. Marx nous avait pro­mis un para­dis sur terre ; à sup­po­ser qu’il fût vrai, il était voué aux mêmes aléas et cha­cun doit le quit­ter un jour pour entrer dans la tombe, sans comp­ter son inca­pa­ci­té à prendre en charge et à répa­rer le mal­heur des socié­tés pas­sées ; les bien­fai­teurs de l’humanité viennent tou­jours trop tard. Du point de vue stric­te­ment humain, il n’y a pas de salut uni­ver­sel. Nous ne par­ta­ge­rons pas la féli­ci­té (uto­pique) de nos petits-neveux ou de nos petits-enfants ; ils ne nous réveille­ront pas de nos tom­beaux pour nous invi­ter à leur table. Et, n’en déplaise à Pop­per, la « science moderne » ouvre plus d’enfers que de para­dis. L’humanité ne génère pas de solu­tion de son cru ni à son propre niveau. Depuis des mil­lé­naires, l’homme cherche à s’en sor­tir par sa pen­sée et par ses pra­tiques : il y a tou­jours autant de mal que de bien ; on dirait même que le mal prend l’avantage.
Une Connais­sance enve­loppe toutes les autres. Si le monde ne montre aucun sens en lui-même, il ne laisse pas au moins de sou­pi­rer après un sens ; ni Pop­per ni les his­to­ri­cistes n’auraient pro­po­sé leurs recettes s’ils n’avaient pas enten­du d’une façon ou de l’autre ce sou­pir pro­fond. Au-delà et par-des­sus la science s’exerce la Connais­sance, plus ou moins consciem­ment il est vrai, mais ins­pi­ra­trice des mythes eux-mêmes, y com­pris celui de la science et des rêves sociaux ou natio­naux aux­quels on limite, comme Pop­per et les his­to­ri­cistes qu’il cri­tique, le des­tin de l’homme. La Connais­sance nous révèle un désir bien plus vaste et bien plus pro­fond, la nos­tal­gie d’un para­dis per­du, la tris­tesse d’un arra­che­ment. Ce n’est pas pour rien que l’expression contient le mot per­du en évo­quant ce « para­dis ». J’ai écrit ailleurs que les mythes, les rêves ont tou­jours leur véri­té quelque part : « Si l’homme ne doit pas prendre ses rêves pour la réa­li­té, ses rêves ne se sou­tiennent cepen­dant pas sans une réa­li­té der­nière et fon­da­men­tale qui les nour­rit et plus vraie que tout ce qu’il tient pour ses véri­tés com­munes ».
La vraie Connais­sance nous montre, si nous y sommes atten­tifs, que toutes les œuvres de l’homme sont dic­tées par cette tris­tesse et ce sou­ve­nir : gué­rir l’humanité de toute méchan­ce­té, de toute mala­die et, si c’était pos­sible, faire vivre l’homme éter­nel­le­ment dans un bon­heur sans faille. En même temps, hélas ! tris­tesse de n’y pou­voir par­ve­nir. Le constat de cet état de choses nous habite consciem­ment ou incons­ciem­ment ; cette situa­tion est un phé­no­mène inté­rieur qui mérite, plus que tout autre, d’être décrit. Un regard lucide ne man­que­ra pas d’y per­ce­voir la dimen­sion per­ni­cieuse, dans la volon­té humaine, d’un pen­chant au mal, d’un conflit per­ma­nent et iné­luc­table entre ce der­nier et les puis­sances d’amour du cœur humain ; notre céci­té, nos sar­casmes n’effaceront pas la véri­té du bien et du mal ni leur com­bat. L’humanité est mar­quée par une balafre incu­rable. Pour­tant la per­sé­vé­rance du bien témoigne d’une sourde espé­rance. Sisyphe recom­mence inter­mi­na­ble­ment à rou­ler son rocher sachant qu’il ne par­vien­dra pas de lui-même à sor­tir de son enfer. Cette ambi­guï­té fait par­tie des pro­fon­deurs humaines. L’homme attend d’un ailleurs le salut qu’il ne peut se don­ner ; cette convic­tion n’est pas expli­cite ni claire dans sa conscience ; il l’éprouve comme on vit ; les évi­dences trop immé­diates — lorsqu’on a le nez dedans, comme on dit — ne sont pas les plus faciles à expli­ci­ter. Le manque de recul par rap­port à soi empêche l’âme de se voir et de voir en elle-même, de sai­sir des évi­dences trop évi­dentes, mais ces der­nières se tra­hissent dans nos com­por­te­ments : ain­si Pop­per sait que sa socié­té humaine désire le bien et c’est ce savoir pri­mor­dial, cette Connais­sance qui oriente, au second temps, sa science ; sous cette même pres­sion l’historiciste ima­gine des lois, un Pro­jet humain — j’ajouterai : que les reli­gions inventent des mythes. Ces der­nières affirment d’une façon par­ti­cu­liè­re­ment vive à la fois l’impuissance de l’homme et l’attente du secours d’un Autre.
Rivé à la mort et au mal­heur, pris dans un enfer­me­ment irré­vo­cable, sur quoi l’homme s’appuierait-il pour s’inventer des saluts, des reli­gions, des idéo­lo­gies ? Signe que tous les hori­zons ne sont pas bou­chés. Dans les pires situa­tions, remar­quait Simone Weil, il y a tou­jours une étoile si minime qu’elle soit dans la nuit.
Alors qu’est-ce qui enferme l’homme dans son impuis­sance ? Qu’est-ce qui le pousse à dépas­ser la déses­pé­rance ? Nous tou­chons là au fond du pro­blème. Qu’est-ce qui peut sau­ver inté­gra­le­ment l’humanité pas­sée, pré­sente et future ?
Un enfant du caté­chisme (quand on l’enseignait cor­rec­te­ment) connais­sait la réponse à toutes ces ques­tions. Témoi­gnage pué­ril, pen­se­ra-t-on, mais la véri­té des simples n’en est pas moins véri­té, sur­tout si elle vient de Celui qui ne se révèle qu’aux petits et aux humbles. Le savant, s’il est simple, peut aus­si la trou­ver à sa mesure, la rece­voir du seul homme qui ait pu dire : « Je suis la Voie, la Véri­té et la Vie ». Sin­gu­lière pré­ten­tion qui ne peut éma­ner que d’un fou ou d’un Dieu. Son exis­tence sublime a mon­tré qu’il n’était pas fou, qu’il était donc cré­dible.
Qu’est-ce qui enferme l’homme dans son impuis­sance ? La brouille, dès l’origine, la rup­ture avec son Créa­teur. Qu’est-ce qui pousse l’homme au-delà de sa déses­pé­rance ? Une Misé­ri­corde pro­mise dès la pre­mière faute. Misé­ri­corde dont la pré­sence per­ma­nente, comme une graine qui mûrit ou un ferment qui lève, exerce, depuis tout temps, sa pres­sion sur le fond des consciences ; espé­rance enfouie jusqu’au jour de son habi­ta­tion dans le sein d’une Vierge et de son éclo­sion ache­vée dans un gigan­tesque Acte d’Amour en forme de Croix. Qui dit Amour dit Vie ; qui dit Vie, dit Résur­rec­tion !
Tout cela déployé dans un Phé­no­mène qui tra­verse l’histoire depuis plus de trois mil­lé­naires, le déve­lop­pe­ment his­to­rique et spi­ri­tuel le plus cohé­rent et le plus pérenne qu’on ait jamais vu, méta­mor­phose d’un Peuple qui a enva­hi le monde. Son Etre pèse assez pour qu’on le prenne au sérieux — com­pa­rai­son déri­soire — au moins autant qu’on le fait pour Pla­ton, Hegel, Marx et Pop­per. Les plus scep­tiques et les plus incré­dules ne pour­ront jamais élu­der la ques­tion : et si c’était vrai ?…