Revue de réflexion politique et religieuse.

La place du prêtre et de l’autel dans la litur­gie

Article publié le 11 Avr 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’orientation vers l’Est du prêtre et de la com­mu­nau­té lors de la litur­gie eucha­ris­tique, dont l’usage dans l’histoire est très tôt attes­té, n’est pas un hasard. Il ne s’agit pas seule­ment de la trans­mis­sion d’une habi­tude mais d’une orien­ta­tion consciente vers Dieu dans la prière, liée de manière étroite au sacri­fice eucha­ris­tique. Mené par le prêtre, le peuple de Dieu en pèle­ri­nage se met en prière devant le Sei­gneur. La pré­fé­rence incon­tes­table accor­dée à une orien­ta­tion com­mune de la prière réside dans ce mou­ve­ment d’offrande col­lec­tive, grâce auquel la dimen­sion sacri­fi­cielle de l’eucharistie est mise en valeur. Par le Christ, nous pré­sen­tons une prière et une offrande et, à la tête de la pro­ces­sion par laquelle s’exprime ce mou­ve­ment d’offrande (pros­pho­ra, obla­tio) se trouve le prêtre, qui se dirige avec les fidèles vers le Sei­gneur. La thèse d’une rela­tion objec­tive entre le carac­tère sacri­fi­ciel de l’Eucharistie et l’orientation com­mune de la prière néces­si­te­rait bien sûr une ana­lyse détaillée mais elle est assez plau­sible. L’expérience pas­to­rale des der­nières décen­nies montre bien que ce lien existe : il est dif­fi­cile de contes­ter le fait que la célé­bra­tion ver­sus popu­lum a été accom­pa­gnée d’une forte dimi­nu­tion de la com­pré­hen­sion de la messe comme repré­sen­ta­tion actuelle et offrande de l’unique sacri­fice du Christ. Il ne s’agit pas de dire que l’orientation de la célé­bra­tion est la seule cause de cette évo­lu­tion. Mais chez les pion­niers du mou­ve­ment litur­gique du XXe siècle, le motif prin­ci­pal de l’introduction de la célé­bra­tion ver­sus popu­lum consis­tait à rendre plus pré­sente la com­pré­hen­sion, sup­po­sée oubliée, de l’eucharistie comme repas sacré. Force est de consta­ter que cette dimen­sion a été sou­li­gnée de manière uni­la­té­rale au détri­ment de l’affirmation que l’eucharistie est « un Sacri­fice visible, tel que la nature des hommes le requé­rait. » ((. Concile de Trente, 22e ses­sion, « expo­si­tion de la doc­trine tou­chant le Sacri­fice de la messe », cha­pitre 1.))  Bouyer voit dans l’opposition de la com­pré­hen­sion de l’eucharistie comme repas et comme offrande un dua­lisme arti­fi­ciel­le­ment fabri­qué, qui semble absurde aux yeux de la tra­di­tion litur­gique ((. L. Bouyer, post­face à Klaus Gam­ber, Zum Herrn hin ! Fra­gen um Kir­chen­bau und Gebet nach Osten, Pus­tet, Ratis­bonne, 1994, p. 74.)) . La caté­chèse mys­ta­go­gique, qui est sans aucun doute très impor­tante, ne pour­ra rat­tra­per cette perte aus­si long­temps que le carac­tère sacri­fi­ciel de la messe ne trou­ve­ra pas son appli­ca­tion cor­res­pon­dante dans la forme litur­gique. En d’autres termes, tous les dis­cours bien inten­tion­nés sur le mys­tère de l’eucharistie, sacri­fice du Christ et de l’Eglise, se perdent dans le loin­tain tant que, lors des célé­bra­tions, ils sont accom­pa­gnés de signes qui les contre­disent.
Comme argu­ment en faveur de la célé­bra­tion « face au peuple », on dit sou­vent qu’elle est impor­tante pour que le dia­logue entre le prêtre et l’assemblée — il ne s’agit pas ici de contes­ter le rôle de ce dia­logue dans cer­taines par­ties de la litur­gie — puisse avoir lieu. Mais le prin­cipe qui régit cet échange est le dia­logue de tout le peuple ras­sem­blé, cler­gé com­pris, avec Dieu. Le litur­giste fran­çais Mar­cel Metz­ger est allé jusqu’à dire que la célé­bra­tion de la messe ver­sus popu­lum n’exprimait pas la forme véri­table de l’Eglise et de l’office litur­gique. Le prêtre ne célèbre pas l’eucharistie vers le peuple, mais c’est bien plu­tôt toute la com­mu­nau­té qui célèbre en étant tour­née vers Dieu le Père, par Jésus-Christ dans le Saint Esprit. Ce dia­logue de Dieu avec son peuple est mis en valeur de manière remar­quable lorsque le célé­brant est tour­né vers l’abside. Puisque les hommes sont liés à l’espace et au temps, leurs prières et louanges adres­sées à Dieu s’actualisent dans des lieux concrets et des moments déter­mi­nés, « s’incarnent » en un sens. Pour Metz­ger l’orientation com­mune dans la prière est la plus haute expres­sion de cette repré­sen­ta­tion spa­tiale de Dieu ((. M. Metz­ger, « La place des liturges à l’autel », Revue des sciences reli­gieuses, n. 45, 1971, p. 140. )) . Ce qui est impor­tant, ici, ce n’est pas l’orientation vers un lieu déter­mi­né du ciel, mais l’explicitation sen­sible de la véri­table forme de l’Eglise par l’orientation com­mune du prêtre et des fidèles, vers celui auquel ils adressent leur prière. En réponse à la bana­li­sa­tion et la désa­cra­li­sa­tion pro­gres­sive de la vie litur­gique, tout devrait être entre­pris pour que soit don­née à la contem­pla­tion et à l’adoration du Sei­gneur la prio­ri­té abso­lue. Les prêtres sont les ser­vi­teurs humbles et dis­crets de ce mys­tère — ni plus, ni moins.
L’orientation com­mune de la prière dans la litur­gie a été l’usage qua­si­ment uni­ver­sel des églises latines jusqu’à une époque très récente. Elle conti­nue d’être la règle dans les églises de tra­di­tion byzan­tine, syriaque, armé­nienne, copte et éthio­pienne. La tra­di­tion litur­gique et la pra­tique actuelle de toutes les églises orien­tales non catho­liques et de la majo­ri­té des églises orien­tales catho­liques connaissent cette orien­ta­tion com­mune de la prière du prêtre et de l’assemblée, au moins lors de l’anaphore. Le fait que dans cer­taines églises orien­tales catho­liques, sur­tout de la dia­spo­ra, ait été intro­duite la célé­bra­tion face au peuple est dû à des influences occi­den­tales de l’après-Concile. Cela repré­sente pour ces églises un éloi­gne­ment de leur tra­di­tion propre, par exemple chez les maro­nites et les syro-mala­bars. Il y a quelques années, la congré­ga­tion romaine res­pon­sable de ce sujet a indi­qué de manière très claire que la célé­bra­tion de la litur­gie ver­sus orien­tem repré­sen­tait une tra­di­tion vivante, pleine de signi­fi­ca­tion et trans­mise depuis les temps les plus recu­lés et qu’il impor­tait de la conser­ver ((. Congre­ga­tio pro Eccle­siis Orien­ta­li­bus, Istru­zione per l’applicazione delle pres­cri­zio­ni litur­giche del Codice dei Cano­ni delle Chiese Orien­ta­li « Il Padre incom­pren­si­bile », Cité du Vati­can, 1996, pp. 85–86 (n. 107). )) .
L’orientation com­mune vers Dieu, qui implique que tous soient tour­nés vers l’autel — que l’orientation vers l’Est soit réelle ou non — est donc la posi­tion la plus adé­quate pour célé­brer l’eucharistie au sens strict, en par­ti­cu­lier le Canon. Ce n’est que lors des par­ties litur­giques en forme de dia­logue, lors de la pro­cla­ma­tion de la Parole et de la dis­tri­bu­tion de la com­mu­nion, que le prêtre doit se tour­ner vers le peuple. Il n’est pas ques­tion d’évoquer ici dans le détail com­ment cette pro­po­si­tion pour­rait être mise en pra­tique de manière concrète. Néan­moins la recom­man­da­tion demeure : le prêtre devrait prier en étant tour­né vers l’autel, sur­tout dans les églises anciennes où un autel majeur, dont la qua­li­té esthé­tique est sou­vent impor­tante, repré­sente l’élément domi­nant de l’ensemble de l’espace. Les somp­tueux autels qui se trouvent dans les églises occi­den­tales du moyen âge et de l’époque baroque, tout autant que les orga­ni­sa­tions absi­diales du pre­mier siècle encore conser­vées dans les églises byzan­tines et orien­tales, contri­buent à hono­rer Dieu et rendre pré­sente de manière sacra­men­telle, aux yeux des chré­tiens ras­sem­blés pour la prière et le sacri­fice de la messe, l’œuvre de Rédemp­tion par Lui accom­plie. Car « l’autel est pour ain­si dire une ouver­ture dans le ciel ; bien loin de fer­mer l’espace de l’église, il per­met à la fois l’entrée de celui qui est l’Orient dans la com­mu­nau­té ras­sem­blée et l’échappée de celle-ci hors de la pri­son de ce monde. » ((. L’Esprit de la litur­gie, « Le lieu sacré », pp. 59–60.))

-->