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La place du prêtre et de l’autel dans la litur­gie

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 89]

Le fait que le prêtre célèbre le plus sou­vent le sacre­ment de l’eucharistie face aux fidèles consti­tue l’un des chan­ge­ments les plus frap­pants qui ont affec­té la litur­gie catho­lique durant les der­nières décen­nies. Cette évo­lu­tion a été accom­pa­gnée de la mise en place d’autels iso­lés, ce qui a sou­vent entraî­né dans des églises char­gées d’histoire des tra­vaux de trans­for­ma­tion aus­si radi­caux que contro­ver­sés. L’impression s’est ins­tal­lée — et pas seule­ment dans l’opinion publique interne à l’Eglise — que la posi­tion du célé­brant ver­sus popu­lum lors de la messe était une obli­ga­tion, et même que celle-ci avait été pres­crite par la réforme de la litur­gie lan­cée par le concile Vati­can II. Or la lec­ture des docu­ments du Concile et de l’après-Concile montre qu’il n’en est rien. Dans la consti­tu­tion conci­liaire sur la litur­gie Sacro­sanc­tum Conci­lium, il n’est ques­tion ni d’une célé­bra­tion ver­sus popu­lum ni de la construc­tion de nou­veaux autels. Les règles litur­giques actuel­le­ment en vigueur consi­dèrent comme sou­hai­table que l’autel prin­ci­pal d’une église soit éle­vé à une cer­taine dis­tance du mur pour qu’il soit pos­sible d’en faire le tour et afin qu’une célé­bra­tion face au peuple soit pos­sible. En aucun cas il n’est dit que l’orientation du prêtre vers le peuple doit être consi­dé­rée tou­jours et par­tout comme la meilleure manière de célé­brer la messe. De nom­breuses per­sonnes, dès les années soixante, ont expri­mé un avis cri­tique sur l’extension de ce mode de célé­bra­tion ver­sus popu­lum. Aux côtés du litur­giste d’Innsbruck Josef Andreas Jung­mann, s.j., et de l’oratorien fran­çais Louis Bouyer, on peut men­tion­ner Joseph Rat­zin­ger — qui était alors jeune théo­lo­gien ayant par­ti­ci­pé au Concile et qui est depuis deve­nu le pape Benoît XVI ((. J. Rat­zin­ger, « Der Katho­li­zis­mus nach dem Kon­zil », Auf dein Wort hin. 81. Deut­scher Katho­li­ken­tag vom 13. Juli bis 17. Juli 1966 in Bam­berg, Ver­lag Boni­fa­cius-Dru­cke­rei, Pader­born, 1966, pp. 245–264 ; J. A. Jung­mann, « Der neue Altar », Der Seel­sor­ger, n. 37, 1967, pp. 374–381 ; L. Bouyer, Litur­gy and Archi­tec­ture, Notre-Dame, India­na, 1967, trad. fran­çaise : Archi­tec­ture et litur­gie, Cerf, coll. « foi vivante », 1991.)) .
L’orientation du célé­brant face au peuple durant la tota­li­té de la céré­mo­nie eucha­ris­tique n’a dans les faits jamais été offi­ciel­le­ment pres­crite ni même intro­duite par la réforme litur­gique. En géné­ral, les argu­ments tirés de l’histoire litur­gique et invo­qués en sa faveur sont la réfé­rence à la pra­tique litur­gique pré­su­mée de l’Eglise des pre­miers temps. Les argu­ments pro­pre­ment théo­lo­giques, quant à eux, sont déri­vés de la notion de par­ti­ci­pa­tio actuo­sa, la « par­ti­ci­pa­tion active » des croyants à la litur­gie, telle que l’avait pré­sen­tée le pape saint Pie X et qui a été pla­cée au centre de la Consti­tu­tion litur­gique Sacro­sanc­tum Conci­lium. Ces der­nières années, une nou­velle approche cri­tique a vu le jour ; elle exige un appro­fon­dis­se­ment théo­lo­gique de cette impor­tante notion face à l’interprétation qui en a été don­née dans la période de l’après-Concile. On dis­cute le fait que le vis-à-vis per­ma­nent du prêtre et des fidèles soit pro­fi­table à une véri­table par­ti­ci­pa­tion des croyants — telle qu’elle est exi­gée par le Concile Vati­can II. Dans son livre fon­da­men­tal sur L’Esprit de la litur­gie, le car­di­nal Rat­zin­ger fai­sait ain­si une dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre litur­gie de la Parole et litur­gie eucha­ris­tique au sens strict : « L’aspect secon­daire de ces actions exté­rieures devrait être clai­re­ment mani­fes­té ; l’évidence doit s’imposer : l’oratio ouvre l’espace à l’actio de Dieu. Et lorsque se déroule cette phase essen­tielle de la litur­gie, lorsque com­mence la Prière eucha­ris­tique, toute acti­vi­té doit ces­ser. Le com­prendre, c’est com­prendre qu’il n’est plus alors ques­tion d’observer ni même de regar­der le prêtre, mais de contem­pler ensemble le Sei­gneur et d’aller à sa ren­contre. » ((. L’Esprit de la litur­gie, « Par­ti­ci­pa­tion active », Ad Solem, Genève, 2001, p. 139. ))
Dans ce même ouvrage, le car­di­nal Rat­zin­ger sou­li­gnait éga­le­ment le carac­tère tri­ni­taire de la litur­gie : toute célé­bra­tion de l’eucharistie est une prière adres­sée au Père par le Christ dans le Saint Esprit. Com­ment expri­mer au mieux ce com­por­te­ment inté­rieur dans les gestes litur­giques ? Lorsque nous par­lons avec quelqu’un, nous nous tour­nons natu­rel­le­ment vers cette per­sonne. Cela vaut éga­le­ment pour les céré­mo­nies litur­giques, qui impliquent que la prière du prêtre et des croyants soit orien­tée vers leur divin des­ti­na­taire ((. J. Rat­zin­ger, Das Fest des Glau­bens. Ver­suche zur Theo­lo­gie des Got­tes­dienstes, Johannes Ver­lag, Ein­sie­deln, 1993, pp. 121–123. ))  Les expres­sions cou­ram­ment employées « face au peuple » ou « dos au peuple » ne prennent d’ailleurs pas en consi­dé­ra­tion celui à qui est adres­sée la prière et le sacri­fice : le Sei­gneur.
En ce qui concerne la dimen­sion his­to­rique de la ques­tion, il faut tout d’abord sou­li­gner que, dès les pre­miers temps, les chré­tiens se tour­naient vers l’Est, vers le soleil levant, pour prier. On consi­dé­rait, tant pour la prière pri­vée que pour la célé­bra­tion litur­gique, qu’on ne devait plus suivre l’ancien usage juif consis­tant à prier vers la Jéru­sa­lem ter­restre mais qu’il fal­lait plu­tôt se tour­ner vers la nou­velle Jéru­sa­lem, la cité céleste, que le Sei­gneur res­sus­ci­té for­me­ra en ras­sem­blant les rache­tés, lorsqu’il revien­dra pour juger le monde. Le soleil levant fut consi­dé­ré par les pre­miers chré­tiens comme une expres­sion adé­quate de l’espérance de la parou­sie, du retour du Christ dans sa gloire. L’orientation vers l’Est devint déter­mi­nante pour la litur­gie et la construc­tion des églises durant les siècles sui­vants. On consi­dé­ra jusqu’à l’époque du bas moyen âge que les absides des églises et leurs autels devaient être orien­tés vers l’Est, lorsque cela, bien sûr, était pos­sible. De cette manière, la sym­bo­lique cos­mique de la messe revê­tait une forme concrète.
Même dans les lieux où le face-à-face du prêtre et des fidèles était vrai­sem­bla­ble­ment la règle — pen­sons à cer­taines églises des pre­miers siècles dont l’entrée était orien­tée vers l’Est, en par­ti­cu­lier à Rome et en Afrique du Nord —, le contact visuel n’existait pas, au moins lors de la Prière eucha­ris­tique, car tous priaient en levant les bras et en tour­nant leur regard vers le ciel. Dans l’Antiquité et à l’époque du haut moyen âge, il aurait sem­blé étrange d’associer une véri­table par­ti­ci­pa­tion de tous à l’action litur­gique au fait de pou­voir obser­ver les actions du célé­brant. En tout cas, la célé­bra­tion ver­sus popu­lum telle qu’elle est aujourd’hui com­prise était incon­nue de l’Antiquité chré­tienne. Le fait de prendre comme exemple de cette manière de célé­brer la pra­tique des basi­liques romaines et leur orien­ta­tion — comme celle de Saint-Pierre de Rome — serait un ana­chro­nisme ((. Sur ce sujet, on peut se réfé­rer aux tra­vaux du litur­giste de Ratis­bonne Klaus Gam­ber, même s’il ne sont pas tou­jours fiables quant aux détails his­to­riques. K. Gam­ber, Ritus moder­nus. Gesam­melte Auf­sätze zur Litur­gie­re­form, Pus­tet, Ratis­bonne, 1972 ; Litur­gie und Kir­chen­bau. Stu­dien zur Ges­chichte der Meß­feier und des Got­te­shauses in der Früh­zeit, Pus­tet, Ratis­bonne, 1976.)) .
L’orientation vers l’Est du prêtre et de la com­mu­nau­té lors de la litur­gie eucha­ris­tique, dont l’usage dans l’histoire est très tôt attes­té, n’est pas un hasard. Il ne s’agit pas seule­ment de la trans­mis­sion d’une habi­tude mais d’une orien­ta­tion consciente vers Dieu dans la prière, liée de manière étroite au sacri­fice eucha­ris­tique. Mené par le prêtre, le peuple de Dieu en pèle­ri­nage se met en prière devant le Sei­gneur. La pré­fé­rence incon­tes­table accor­dée à une orien­ta­tion com­mune de la prière réside dans ce mou­ve­ment d’offrande col­lec­tive, grâce auquel la dimen­sion sacri­fi­cielle de l’eucharistie est mise en valeur. Par le Christ, nous pré­sen­tons une prière et une offrande et, à la tête de la pro­ces­sion par laquelle s’exprime ce mou­ve­ment d’offrande (pros­pho­ra, obla­tio) se trouve le prêtre, qui se dirige avec les fidèles vers le Sei­gneur. La thèse d’une rela­tion objec­tive entre le carac­tère sacri­fi­ciel de l’Eucharistie et l’orientation com­mune de la prière néces­si­te­rait bien sûr une ana­lyse détaillée mais elle est assez plau­sible. L’expérience pas­to­rale des der­nières décen­nies montre bien que ce lien existe : il est dif­fi­cile de contes­ter le fait que la célé­bra­tion ver­sus popu­lum a été accom­pa­gnée d’une forte dimi­nu­tion de la com­pré­hen­sion de la messe comme repré­sen­ta­tion actuelle et offrande de l’unique sacri­fice du Christ. Il ne s’agit pas de dire que l’orientation de la célé­bra­tion est la seule cause de cette évo­lu­tion. Mais chez les pion­niers du mou­ve­ment litur­gique du XXe siècle, le motif prin­ci­pal de l’introduction de la célé­bra­tion ver­sus popu­lum consis­tait à rendre plus pré­sente la com­pré­hen­sion, sup­po­sée oubliée, de l’eucharistie comme repas sacré. Force est de consta­ter que cette dimen­sion a été sou­li­gnée de manière uni­la­té­rale au détri­ment de l’affirmation que l’eucharistie est « un Sacri­fice visible, tel que la nature des hommes le requé­rait. » ((. Concile de Trente, 22e ses­sion, « expo­si­tion de la doc­trine tou­chant le Sacri­fice de la messe », cha­pitre 1.))  Bouyer voit dans l’opposition de la com­pré­hen­sion de l’eucharistie comme repas et comme offrande un dua­lisme arti­fi­ciel­le­ment fabri­qué, qui semble absurde aux yeux de la tra­di­tion litur­gique ((. L. Bouyer, post­face à Klaus Gam­ber, Zum Herrn hin ! Fra­gen um Kir­chen­bau und Gebet nach Osten, Pus­tet, Ratis­bonne, 1994, p. 74.)) . La caté­chèse mys­ta­go­gique, qui est sans aucun doute très impor­tante, ne pour­ra rat­tra­per cette perte aus­si long­temps que le carac­tère sacri­fi­ciel de la messe ne trou­ve­ra pas son appli­ca­tion cor­res­pon­dante dans la forme litur­gique. En d’autres termes, tous les dis­cours bien inten­tion­nés sur le mys­tère de l’eucharistie, sacri­fice du Christ et de l’Eglise, se perdent dans le loin­tain tant que, lors des célé­bra­tions, ils sont accom­pa­gnés de signes qui les contre­disent.
Comme argu­ment en faveur de la célé­bra­tion « face au peuple », on dit sou­vent qu’elle est impor­tante pour que le dia­logue entre le prêtre et l’assemblée — il ne s’agit pas ici de contes­ter le rôle de ce dia­logue dans cer­taines par­ties de la litur­gie — puisse avoir lieu. Mais le prin­cipe qui régit cet échange est le dia­logue de tout le peuple ras­sem­blé, cler­gé com­pris, avec Dieu. Le litur­giste fran­çais Mar­cel Metz­ger est allé jusqu’à dire que la célé­bra­tion de la messe ver­sus popu­lum n’exprimait pas la forme véri­table de l’Eglise et de l’office litur­gique. Le prêtre ne célèbre pas l’eucharistie vers le peuple, mais c’est bien plu­tôt toute la com­mu­nau­té qui célèbre en étant tour­née vers Dieu le Père, par Jésus-Christ dans le Saint Esprit. Ce dia­logue de Dieu avec son peuple est mis en valeur de manière remar­quable lorsque le célé­brant est tour­né vers l’abside. Puisque les hommes sont liés à l’espace et au temps, leurs prières et louanges adres­sées à Dieu s’actualisent dans des lieux concrets et des moments déter­mi­nés, « s’incarnent » en un sens. Pour Metz­ger l’orientation com­mune dans la prière est la plus haute expres­sion de cette repré­sen­ta­tion spa­tiale de Dieu ((. M. Metz­ger, « La place des liturges à l’autel », Revue des sciences reli­gieuses, n. 45, 1971, p. 140. )) . Ce qui est impor­tant, ici, ce n’est pas l’orientation vers un lieu déter­mi­né du ciel, mais l’explicitation sen­sible de la véri­table forme de l’Eglise par l’orientation com­mune du prêtre et des fidèles, vers celui auquel ils adressent leur prière. En réponse à la bana­li­sa­tion et la désa­cra­li­sa­tion pro­gres­sive de la vie litur­gique, tout devrait être entre­pris pour que soit don­née à la contem­pla­tion et à l’adoration du Sei­gneur la prio­ri­té abso­lue. Les prêtres sont les ser­vi­teurs humbles et dis­crets de ce mys­tère — ni plus, ni moins.
L’orientation com­mune de la prière dans la litur­gie a été l’usage qua­si­ment uni­ver­sel des églises latines jusqu’à une époque très récente. Elle conti­nue d’être la règle dans les églises de tra­di­tion byzan­tine, syriaque, armé­nienne, copte et éthio­pienne. La tra­di­tion litur­gique et la pra­tique actuelle de toutes les églises orien­tales non catho­liques et de la majo­ri­té des églises orien­tales catho­liques connaissent cette orien­ta­tion com­mune de la prière du prêtre et de l’assemblée, au moins lors de l’anaphore. Le fait que dans cer­taines églises orien­tales catho­liques, sur­tout de la dia­spo­ra, ait été intro­duite la célé­bra­tion face au peuple est dû à des influences occi­den­tales de l’après-Concile. Cela repré­sente pour ces églises un éloi­gne­ment de leur tra­di­tion propre, par exemple chez les maro­nites et les syro-mala­bars. Il y a quelques années, la congré­ga­tion romaine res­pon­sable de ce sujet a indi­qué de manière très claire que la célé­bra­tion de la litur­gie ver­sus orien­tem repré­sen­tait une tra­di­tion vivante, pleine de signi­fi­ca­tion et trans­mise depuis les temps les plus recu­lés et qu’il impor­tait de la conser­ver ((. Congre­ga­tio pro Eccle­siis Orien­ta­li­bus, Istru­zione per l’applicazione delle pres­cri­zio­ni litur­giche del Codice dei Cano­ni delle Chiese Orien­ta­li « Il Padre incom­pren­si­bile », Cité du Vati­can, 1996, pp. 85–86 (n. 107). )) .
L’orientation com­mune vers Dieu, qui implique que tous soient tour­nés vers l’autel — que l’orientation vers l’Est soit réelle ou non — est donc la posi­tion la plus adé­quate pour célé­brer l’eucharistie au sens strict, en par­ti­cu­lier le Canon. Ce n’est que lors des par­ties litur­giques en forme de dia­logue, lors de la pro­cla­ma­tion de la Parole et de la dis­tri­bu­tion de la com­mu­nion, que le prêtre doit se tour­ner vers le peuple. Il n’est pas ques­tion d’évoquer ici dans le détail com­ment cette pro­po­si­tion pour­rait être mise en pra­tique de manière concrète. Néan­moins la recom­man­da­tion demeure : le prêtre devrait prier en étant tour­né vers l’autel, sur­tout dans les églises anciennes où un autel majeur, dont la qua­li­té esthé­tique est sou­vent impor­tante, repré­sente l’élément domi­nant de l’ensemble de l’espace. Les somp­tueux autels qui se trouvent dans les églises occi­den­tales du moyen âge et de l’époque baroque, tout autant que les orga­ni­sa­tions absi­diales du pre­mier siècle encore conser­vées dans les églises byzan­tines et orien­tales, contri­buent à hono­rer Dieu et rendre pré­sente de manière sacra­men­telle, aux yeux des chré­tiens ras­sem­blés pour la prière et le sacri­fice de la messe, l’œuvre de Rédemp­tion par Lui accom­plie. Car « l’autel est pour ain­si dire une ouver­ture dans le ciel ; bien loin de fer­mer l’espace de l’église, il per­met à la fois l’entrée de celui qui est l’Orient dans la com­mu­nau­té ras­sem­blée et l’échappée de celle-ci hors de la pri­son de ce monde. » ((. L’Esprit de la litur­gie, « Le lieu sacré », pp. 59–60.))