L’intellectuel-moraliste et la crise de la politique
2. Partons de quelques remarques sociologiques, synthétiques et nécessairement superficielles, car l’évolution des rapports entre culture et engagement politique n’a pas seulement subi l’influence d’événements particuliers de portée historique, mais aussi les effets de dynamiques sociales moins bruyantes.
Même si nous adoptons la définition restreinte forgée par Coser — les intellectuels comme men of ideas —, la première donnée dont nous devons prendre acte est leur forte croissance numérique au cours des vingt dernières années. Le signe de ce phénomène n’est pas tant l’augmentation de la scolarisation dans les pays développés que la prolifération des instruments d’expression des idées. Avec le renforcement des moyens audiovisuels et la naissance de nouveaux canaux de communication, la manipulation de signes, symboles, messages et enseignements — depuis toujours terrain de chasse privilégié des hommes de culture — a pris des proportions que même Guy Debord, dans ses vaticinations sur la société du spectacle, n’avait pas prévues. La classe intellectuelle a tiré de cette expansion un double avantage, en termes de débouchés professionnels et d’influence : en effet, si les lieux de production de paroles et d’images se multiplient et voient le nombre de leurs utilisateurs augmenter, la capacité de rayonnement du pouvoir idéologique s’intensifie elle aussi, même si, en raison des coûts élevés de l’innovation médiatique, la dépendance du pouvoir économique ne s’atténue pas et croît au contraire dans certains secteurs. Il est encore plus intéressant de constater que la majorité des nouveaux admis n’est pas allée renforcer les bastions classiques de l’intelligentsia — Université, maisons d’édition, journaux —, mais s’est dispersée dans les nombreuses « niches » créées par la révolution informatique, y compris celles de la communication interactive. L’accroissement des intellectuels comme catégorie s’est donc accompagné d’une augmentation drastique de leur spécialisation, car pour s’exprimer en ligne sur Internet avec efficacité ou pour exploiter les avantages de la technologie digitale, il faut des langages et des styles différents de ceux que l’on emploie dans un cours ex cathedra ou dans les colonnes d’un quotidien.
Contrairement à ce que prévoyaient les théories à la mode, cette spécialisation n’a pas suivi la ligne de partage tracée par la vieille distinction entre les idéologues et les spécialistes. En fait, l’alluvion de connaissances provoquée par les nouvelles technologies a plutôt confondu les rôles, obligeant les vulgarisateurs d’idées générales à soutenir leurs argumentations avec des références plus nombreuses aux aspects empiriques de leur application et les spécialistes à clarifier la compatibilité des moyens proposés avec le cadre des valeurs communément acceptées (pour ne donner que deux exemples riches d’implications politiques, il suffit de penser aux débats sur les perspectives de la bio-éthique ou sur l’opportunité d’imposer des limites à la circulation des messages sur les « autoroutes de l’information »). D’une manière ou d’une autre, la classe intellectuelle semble aujourd’hui cheminer sur la voie de la fragmentation en une multitude de groupes restreints pratiquant l’auto-référence, plus désireux de cultiver jalousement leurs propres codes spécialisés que d’acquérir un embryon de connaissance unificatrice. Le noyau dur d’une « classe des doctes » décidée à exercer un rôle autonome dans la société résiste un peu sous toutes les latitudes, malgré la succession des déceptions idéologiques et les divisions intestines, mais il est désormais contraint de tenir compte d’une tendance latente à la tribalisation du royaume des signes.
Une troisième donnée a influé sur l’autoreprésentation des intellectuels dans les dernières décennies, donc sur leur positionnement par rapport aux représentants des autres pouvoirs sociaux : les prévisions sur leur appauvrissement, matériel et psychologique, qui aurait dû en provoquer la « prolétarisation », ont été démenties. Bien que les professions spécifiquement définissables comme intellectuelles restent, dans l’ensemble, mal payées, elles n’en ont pas moins continué à garantir à ceux qui les exercent un certain « prestige social », suffisant à les valoriser aux yeux de beaucoup à une époque où les distances de classe se sont atténuées et où la tertiarisation a considérablement réduit le poids du travail matériel. Les « hommes d’idées » occupant les marches les plus élevées de la hiérarchie interne ont joui en outre, sous l’effet de l’influence croissante des médias, des satisfactions dérivant d’une plus grande exposition publique : à la ressource de la parole ils ont pu ajouter celle de l’image. Au-delà des conséquences spécifiquement politiques, auxquelles nous ferons allusion plus loin, cette visibilité s’est traduite dans une attestation de prestige qui a eu un effet très sédatif sur la charge de révolte que la génération de 68 portait avec elle. La présence dans les salons des talk shows télévisuels et la promotion au rang de faiseurs d’opinion auxquels les quotidiens demandent des avis sur les sujets les plus disparates, ont agi, en somme, comme un puissant moyen d’intégration dans la collectivité. Le contact par les ondes avec des publics nombreux, en particulier, a « normalisé » le philosophe comme le politologue, l’astrophysicien comme le littérateur, le contraignant à renoncer au moins en partie au caractère ésotérique de son langage habituel, mais lui offrant en compensation une reconnaissance officielle de ses prérogatives de conseiller à la persuasion de masse (même si, dans cette optique, le « toutologue » prend souvent la place du spécialiste authentique).
3. Ces changements, en apparence plutôt indolores, de la condition sociale de l’intellectuel ont fortement influé sur sa manière de se déterminer face à la politique. La fonction de plus en plus cruciale, que l’information et la communication remplissent à l’intérieur du circuit travail-temps libre, a permis aux « opérateurs culturels » de traverser sans dommages excessifs la crise de l’ordre bipolaire sur lequel le monde s’était politiquement et idéologiquement structuré au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La rhétorique pragmatique de l’ultralibéralisme de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, l’involution terroriste des utopies révolutionnaires et le collapsus des idéaux et des régimes communistes qui a suivi l’écroulement du Mur de Berlin, ont donné un second souffle aux théoriciens de la fin des idéologies et propagé une méfiance palpable envers les « mauvais maîtres » et autres prédicateurs de modèles idéaux abstraits. Mais tout cela n’a pas entraîné une réduction importante du poids des hommes de culture dans la vie publique. Paradoxalement, le discrédit qui s’est abattu sur les idéologies et sur leurs lieux de production a au contraire fini par amplifier le rôle politique des intellectuels : de divulgateurs de grands projets, ceux-ci se sont transformés en gardiens de la morale commune. La conversion en masse d’un bon nombre de représentants du marxisme radical à la cause des droits de l’homme — qui avait eu un prologue significatif dans l’aventure des « nouveaux philosophes » dès le milieu des années soixante-dix mais qui ne s’est pleinement manifestée que lorsque le socialisme réel s’est approché de son terme —, est un exemple éclatant mais non exclusif de ce phénomène. Plus généralement, c’est la notion même d’engagement politique qui a changé de sens : alors que cet engagement évoquait il y a encore quelques années l’agitation directe et la descente dans l’arène de la conflictualité sociale, aujourd’hui on l’entend surtout comme un plaidoyer pour des principes éthiques, dont les médias sont devenus la chaire idéale. Lors de la métamorphose, les tonalités alarmistes de la dénonciation, caractéristiques de tant d’appels et manifestes du passé, n’ont pas disparu, mais se sont adaptées à de nouvelles cibles : on est passé des paris sur l’avenir aux louanges d’un présent presque toujours dépeint comme le « moins pire » des mondes possibles et à la vitupération des embûches qui en menacent la perpétuation.
Ce tournant met en sourdine, provisoirement du moins, la polémique qui, dès l’époque des désaccords entre Julien Benda et Paul Nizan, a opposé les intellectuels qui se proclamaient au-dessus de la mêlée à ceux qui acceptaient de « se salir les mains » dans les disputes civiles. Si l’horizon de l’engagement politique n’est plus circonscrit aux raisons d’une partie, même importante, de la société, mais s’élargit au point de prétendre s’identifier aux intérêts objectifs de toute l’humanité, la vocation de l’intellectuel militant finit en effet par coïncider, en principe du moins, avec le souci de la garde de la Vérité, typique de l’intellectuel pur. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que les « hommes d’idées » ont réussi à se tailler une forme de présence civique complètement autonome de la politique. Il arrive au contraire que le refroidissement de la température idéologique, qui d’un côté a marqué le déclin de la figure de l’intellectuel sympathisant, du tristement célèbre « compagnon de route », rapproche d’une autre façon de la politique institutionnelle un certain nombre de représentants du monde de la culture qui s’étaient tenus à lointaine distance d’elle. Le phénomène des techniciens dans un premier temps « prêtés » à l’action gouvernementale, puis passés à une participation stable à la politique active, n’est pas seulement une récente mode italienne. Il s’exprime depuis longtemps dans bien d’autres pays, Etats-Unis compris, et va de pair avec l’augmentation du nombre des universitaires, journalistes et écrivains qui occupent des fauteuils parlementaires. Cette tendance est en partie stimulée par le travail de promotion de nombreux spécialistes au rang d’hommes publics, travail dû à la presse et à la télévision, et par la forte tentation de paraître qui l’accompagne. Mais il est évident qu’un autre facteur influe sur elle : la diffusion d’une vision « faible » et purement pragmatique de la politique, laquelle suppose que les avis et les compétences comptent plus que le charisme et la capacité à prendre des décisions.
Certains observateurs ont cru pouvoir déduire de ces indices que l’époque des intellectuels animateurs de grandes et conflictuelles passions collectives — ouverte par le couple Lumières-Révolution et prolongée jusqu’à la fin de la guerre froide —, est désormais sur le déclin. Ce qui renaît sous cette formulation nouvelle, c’est le désir très idéologique et un peu idyllique d’imaginer l’avenir comme une ère où le rôle principal reviendra aux techniciens : non plus les ingénieurs-démiurges dont on rêva sous Weimar mais les économistes, les experts en droit constitutionnel, les instituts de sondage, les spécialistes des systèmes électoraux, les sociologues. En fait, la réalité semble montrer une division du travail des intellectuels engagés, division dictée par le tempérament non moins que par les connaissances de ceux qui choisissent telle ou telle voie. Certains d’entre eux préfèrent apporter leur contribution au fonctionnement du système politique depuis l’intérieur : ils deviennent alors députés, sénateurs, ministres, diplomates, grands commis de l’Etat ou (bien plus rarement) dirigeants de tel ou tel parti. D’autres choisissent en revanche de s’exprimer à travers les circuits médiatiques : ils fondent et dirigent des revues, écrivent des éditoriaux dans des quotidiens et hebdomadaires, publient des livres politiques, font circuler des lettres ouvertes et des pétitions, envoient des messages par vidéo au moyen de débats et d’entretiens, tiennent des cours et prononcent des conférences où transparaît une volonté déclarée de divulguer des jugements de valeur. Dans les deux cas, ils choisissent une ligne interventionniste : à ceci près que dans le premier cas ils acceptent d’assumer une investiture et/ou une étiquette, de sorte qu’ils sont inévitablement bien vus surtout de leur camp et mal vus par les autres, tandis que dans le second cas ils s’ingénient généralement à dissimuler leur appartenance derrière l’écran — selon les cas et les fronts — de valeurs présumées universelles, populaires ou de bon sens dont leur voix ne servirait que d’amplificateur.