Revue de réflexion politique et religieuse.

L’in­tel­lec­tuel-mora­liste et la crise de la poli­tique

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

2. Par­tons de quelques remarques socio­lo­giques, syn­thé­tiques et néces­sai­re­ment super­fi­cielles, car l’évolution des rap­ports entre culture et enga­ge­ment poli­tique n’a pas seule­ment subi l’influence d’événements par­ti­cu­liers de por­tée his­to­rique, mais aus­si les effets de dyna­miques sociales moins bruyantes.
Même si nous adop­tons la défi­ni­tion res­treinte for­gée par Coser — les intel­lec­tuels comme men of ideas —, la pre­mière don­née dont nous devons prendre acte est leur forte crois­sance numé­rique au cours des vingt der­nières années. Le signe de ce phé­no­mène n’est pas tant l’augmentation de la sco­la­ri­sa­tion dans les pays déve­lop­pés que la pro­li­fé­ra­tion des ins­tru­ments d’expression des idées. Avec le ren­for­ce­ment des moyens audio­vi­suels et la nais­sance de nou­veaux canaux de com­mu­ni­ca­tion, la mani­pu­la­tion de signes, sym­boles, mes­sages et ensei­gne­ments — depuis tou­jours ter­rain de chasse pri­vi­lé­gié des hommes de culture — a pris des pro­por­tions que même Guy Debord, dans ses vati­ci­na­tions sur la socié­té du spec­tacle, n’avait pas pré­vues. La classe intel­lec­tuelle a tiré de cette expan­sion un double avan­tage, en termes de débou­chés pro­fes­sion­nels et d’influence : en effet, si les lieux de pro­duc­tion de paroles et d’images se mul­ti­plient et voient le nombre de leurs uti­li­sa­teurs aug­men­ter, la capa­ci­té de rayon­ne­ment du pou­voir idéo­lo­gique s’intensifie elle aus­si, même si, en rai­son des coûts éle­vés de l’innovation média­tique, la dépen­dance du pou­voir éco­no­mique ne s’atténue pas et croît au contraire dans cer­tains sec­teurs. Il est encore plus inté­res­sant de consta­ter que la majo­ri­té des nou­veaux admis n’est pas allée ren­for­cer les bas­tions clas­siques de l’intelligentsia — Uni­ver­si­té, mai­sons d’édition, jour­naux —, mais s’est dis­per­sée dans les nom­breuses « niches » créées par la révo­lu­tion infor­ma­tique, y com­pris celles de la com­mu­ni­ca­tion inter­ac­tive. L’accroissement des intel­lec­tuels comme caté­go­rie s’est donc accom­pa­gné d’une aug­men­ta­tion dras­tique de leur spé­cia­li­sa­tion, car pour s’exprimer en ligne sur Inter­net avec effi­ca­ci­té ou pour exploi­ter les avan­tages de la tech­no­lo­gie digi­tale, il faut des lan­gages et des styles dif­fé­rents de ceux que l’on emploie dans un cours ex cathe­dra ou dans les colonnes d’un quo­ti­dien.
Contrai­re­ment à ce que pré­voyaient les théo­ries à la mode, cette spé­cia­li­sa­tion n’a pas sui­vi la ligne de par­tage tra­cée par la vieille dis­tinc­tion entre les idéo­logues et les spé­cia­listes. En fait, l’alluvion de connais­sances pro­vo­quée par les nou­velles tech­no­lo­gies a plu­tôt confon­du les rôles, obli­geant les vul­ga­ri­sa­teurs d’idées géné­rales à sou­te­nir leurs argu­men­ta­tions avec des réfé­rences plus nom­breuses aux aspects empi­riques de leur appli­ca­tion et les spé­cia­listes à cla­ri­fier la com­pa­ti­bi­li­té des moyens pro­po­sés avec le cadre des valeurs com­mu­né­ment accep­tées (pour ne don­ner que deux exemples riches d’implications poli­tiques, il suf­fit de pen­ser aux débats sur les pers­pec­tives de la bio-éthique ou sur l’opportunité d’imposer des limites à la cir­cu­la­tion des mes­sages sur les « auto­routes de l’information »). D’une manière ou d’une autre, la classe intel­lec­tuelle semble aujourd’hui che­mi­ner sur la voie de la frag­men­ta­tion en une mul­ti­tude de groupes res­treints pra­ti­quant l’auto-référence, plus dési­reux de culti­ver jalou­se­ment leurs propres codes spé­cia­li­sés que d’acquérir un embryon de connais­sance uni­fi­ca­trice. Le noyau dur d’une « classe des doctes » déci­dée à exer­cer un rôle auto­nome dans la socié­té résiste un peu sous toutes les lati­tudes, mal­gré la suc­ces­sion des décep­tions idéo­lo­giques et les divi­sions intes­tines, mais il est désor­mais contraint de tenir compte d’une ten­dance latente à la tri­ba­li­sa­tion du royaume des signes.
Une troi­sième don­née a influé sur l’autoreprésentation des intel­lec­tuels dans les der­nières décen­nies, donc sur leur posi­tion­ne­ment par rap­port aux repré­sen­tants des autres pou­voirs sociaux : les pré­vi­sions sur leur appau­vris­se­ment, maté­riel et psy­cho­lo­gique, qui aurait dû en pro­vo­quer la « pro­lé­ta­ri­sa­tion », ont été démen­ties. Bien que les pro­fes­sions spé­ci­fi­que­ment défi­nis­sables comme intel­lec­tuelles res­tent, dans l’ensemble, mal payées, elles n’en ont pas moins conti­nué à garan­tir à ceux qui les exercent un cer­tain « pres­tige social », suf­fi­sant à les valo­ri­ser aux yeux de beau­coup à une époque où les dis­tances de classe se sont atté­nuées et où la ter­tia­ri­sa­tion a consi­dé­ra­ble­ment réduit le poids du tra­vail maté­riel. Les « hommes d’idées » occu­pant les marches les plus éle­vées de la hié­rar­chie interne ont joui en outre, sous l’effet de l’influence crois­sante des médias, des satis­fac­tions déri­vant d’une plus grande expo­si­tion publique : à la res­source de la parole ils ont pu ajou­ter celle de l’image. Au-delà des consé­quences spé­ci­fi­que­ment poli­tiques, aux­quelles nous ferons allu­sion plus loin, cette visi­bi­li­té s’est tra­duite dans une attes­ta­tion de pres­tige qui a eu un effet très séda­tif sur la charge de révolte que la géné­ra­tion de 68 por­tait avec elle. La pré­sence dans les salons des talk shows télé­vi­suels et la pro­mo­tion au rang de fai­seurs d’opinion aux­quels les quo­ti­diens demandent des avis sur les sujets les plus dis­pa­rates, ont agi, en somme, comme un puis­sant moyen d’intégration dans la col­lec­ti­vi­té. Le contact par les ondes avec des publics nom­breux, en par­ti­cu­lier, a « nor­ma­li­sé » le phi­lo­sophe comme le poli­to­logue, l’astrophysicien comme le lit­té­ra­teur, le contrai­gnant à renon­cer au moins en par­tie au carac­tère éso­té­rique de son lan­gage habi­tuel, mais lui offrant en com­pen­sa­tion une recon­nais­sance offi­cielle de ses pré­ro­ga­tives de conseiller à la per­sua­sion de masse (même si, dans cette optique, le « tou­to­logue » prend sou­vent la place du spé­cia­liste authen­tique).
3. Ces chan­ge­ments, en appa­rence plu­tôt indo­lores, de la condi­tion sociale de l’intellectuel ont for­te­ment influé sur sa manière de se déter­mi­ner face à la poli­tique. La fonc­tion de plus en plus cru­ciale, que l’information et la com­mu­ni­ca­tion rem­plissent à l’intérieur du cir­cuit tra­vail-temps libre, a per­mis aux « opé­ra­teurs cultu­rels » de tra­ver­ser sans dom­mages exces­sifs la crise de l’ordre bipo­laire sur lequel le monde s’était poli­ti­que­ment et idéo­lo­gi­que­ment struc­tu­ré au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale. La rhé­to­rique prag­ma­tique de l’ultralibéralisme de Ronald Rea­gan et Mar­ga­ret That­cher, l’involution ter­ro­riste des uto­pies révo­lu­tion­naires et le col­lap­sus des idéaux et des régimes com­mu­nistes qui a sui­vi l’écroulement du Mur de Ber­lin, ont don­né un second souffle aux théo­ri­ciens de la fin des idéo­lo­gies et pro­pa­gé une méfiance pal­pable envers les « mau­vais maîtres » et autres pré­di­ca­teurs de modèles idéaux abs­traits. Mais tout cela n’a pas entraî­né une réduc­tion impor­tante du poids des hommes de culture dans la vie publique. Para­doxa­le­ment, le dis­cré­dit qui s’est abat­tu sur les idéo­lo­gies et sur leurs lieux de pro­duc­tion a au contraire fini par ampli­fier le rôle poli­tique des intel­lec­tuels : de divul­ga­teurs de grands pro­jets, ceux-ci se sont trans­for­més en gar­diens de la morale com­mune. La conver­sion en masse d’un bon nombre de repré­sen­tants du mar­xisme radi­cal à la cause des droits de l’homme — qui avait eu un pro­logue signi­fi­ca­tif dans l’aventure des « nou­veaux phi­lo­sophes » dès le milieu des années soixante-dix mais qui ne s’est plei­ne­ment mani­fes­tée que lorsque le socia­lisme réel s’est appro­ché de son terme —, est un exemple écla­tant mais non exclu­sif de ce phé­no­mène. Plus géné­ra­le­ment, c’est la notion même d’engagement poli­tique qui a chan­gé de sens : alors que cet enga­ge­ment évo­quait il y a encore quelques années l’agitation directe et la des­cente dans l’arène de la conflic­tua­li­té sociale, aujourd’hui on l’entend sur­tout comme un plai­doyer pour des prin­cipes éthiques, dont les médias sont deve­nus la chaire idéale. Lors de la méta­mor­phose, les tona­li­tés alar­mistes de la dénon­cia­tion, carac­té­ris­tiques de tant d’appels et mani­festes du pas­sé, n’ont pas dis­pa­ru, mais se sont adap­tées à de nou­velles cibles : on est pas­sé des paris sur l’avenir aux louanges d’un pré­sent presque tou­jours dépeint comme le « moins pire » des mondes pos­sibles et à la vitu­pé­ra­tion des embûches qui en menacent la per­pé­tua­tion.
Ce tour­nant met en sour­dine, pro­vi­soi­re­ment du moins, la polé­mique qui, dès l’époque des désac­cords entre Julien Ben­da et Paul Nizan, a oppo­sé les intel­lec­tuels qui se pro­cla­maient au-des­sus de la mêlée à ceux qui accep­taient de « se salir les mains » dans les dis­putes civiles. Si l’horizon de l’engagement poli­tique n’est plus cir­cons­crit aux rai­sons d’une par­tie, même impor­tante, de la socié­té, mais s’élargit au point de pré­tendre s’identifier aux inté­rêts objec­tifs de toute l’humanité, la voca­tion de l’intellectuel mili­tant finit en effet par coïn­ci­der, en prin­cipe du moins, avec le sou­ci de la garde de la Véri­té, typique de l’intellectuel pur. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que les « hommes d’idées » ont réus­si à se tailler une forme de pré­sence civique com­plè­te­ment auto­nome de la poli­tique. Il arrive au contraire que le refroi­dis­se­ment de la tem­pé­ra­ture idéo­lo­gique, qui d’un côté a mar­qué le déclin de la figure de l’intellectuel sym­pa­thi­sant, du tris­te­ment célèbre « com­pa­gnon de route », rap­proche d’une autre façon de la poli­tique ins­ti­tu­tion­nelle un cer­tain nombre de repré­sen­tants du monde de la culture qui s’étaient tenus à loin­taine dis­tance d’elle. Le phé­no­mène des tech­ni­ciens dans un pre­mier temps « prê­tés » à l’action gou­ver­ne­men­tale, puis pas­sés à une par­ti­ci­pa­tion stable à la poli­tique active, n’est pas seule­ment une récente mode ita­lienne. Il s’exprime depuis long­temps dans bien d’autres pays, Etats-Unis com­pris, et va de pair avec l’augmentation du nombre des uni­ver­si­taires, jour­na­listes et écri­vains qui occupent des fau­teuils par­le­men­taires. Cette ten­dance est en par­tie sti­mu­lée par le tra­vail de pro­mo­tion de nom­breux spé­cia­listes au rang d’hommes publics, tra­vail dû à la presse et à la télé­vi­sion, et par la forte ten­ta­tion de paraître qui l’accompagne. Mais il est évident qu’un autre fac­teur influe sur elle : la dif­fu­sion d’une vision « faible » et pure­ment prag­ma­tique de la poli­tique, laquelle sup­pose que les avis et les com­pé­tences comptent plus que le cha­risme et la capa­ci­té à prendre des déci­sions.
Cer­tains obser­va­teurs ont cru pou­voir déduire de ces indices que l’époque des intel­lec­tuels ani­ma­teurs de grandes et conflic­tuelles pas­sions col­lec­tives — ouverte par le couple Lumières-Révo­lu­tion et pro­lon­gée jusqu’à la fin de la guerre froide —, est désor­mais sur le déclin. Ce qui renaît sous cette for­mu­la­tion nou­velle, c’est le désir très idéo­lo­gique et un peu idyl­lique d’imaginer l’avenir comme une ère où le rôle prin­ci­pal revien­dra aux tech­ni­ciens : non plus les ingé­nieurs-démiurges dont on rêva sous Wei­mar mais les éco­no­mistes, les experts en droit consti­tu­tion­nel, les ins­ti­tuts de son­dage, les spé­cia­listes des sys­tèmes élec­to­raux, les socio­logues. En fait, la réa­li­té semble mon­trer une divi­sion du tra­vail des intel­lec­tuels enga­gés, divi­sion dic­tée par le tem­pé­ra­ment non moins que par les connais­sances de ceux qui choi­sissent telle ou telle voie. Cer­tains d’entre eux pré­fèrent appor­ter leur contri­bu­tion au fonc­tion­ne­ment du sys­tème poli­tique depuis l’intérieur : ils deviennent alors dépu­tés, séna­teurs, ministres, diplo­mates, grands com­mis de l’Etat ou (bien plus rare­ment) diri­geants de tel ou tel par­ti. D’autres choi­sissent en revanche de s’exprimer à tra­vers les cir­cuits média­tiques : ils fondent et dirigent des revues, écrivent des édi­to­riaux dans des quo­ti­diens et heb­do­ma­daires, publient des livres poli­tiques, font cir­cu­ler des lettres ouvertes et des péti­tions, envoient des mes­sages par vidéo au moyen de débats et d’entretiens, tiennent des cours et pro­noncent des confé­rences où trans­pa­raît une volon­té décla­rée de divul­guer des juge­ments de valeur. Dans les deux cas, ils choi­sissent une ligne inter­ven­tion­niste : à ceci près que dans le pre­mier cas ils acceptent d’assumer une inves­ti­ture et/ou une éti­quette, de sorte qu’ils sont inévi­ta­ble­ment bien vus sur­tout de leur camp et mal vus par les autres, tan­dis que dans le second cas ils s’ingénient géné­ra­le­ment à dis­si­mu­ler leur appar­te­nance der­rière l’écran — selon les cas et les fronts — de valeurs pré­su­mées uni­ver­selles, popu­laires ou de bon sens dont leur voix ne ser­vi­rait que d’amplificateur.

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