Cet article a paru pour la première fois dans la Rivista di Filosofia, publiée par les éditions Il Mulino (Bologne), n. 1/1997, numéro monographique consacré au thème « Philosophie et engagement politique ». Il a été repris dans la revue Trasgressioni, XII, n. 23, janvier-avril 1997, pp. 73–84.
Est-il possible de dégager, dans le cadre des grandes transformations internationales qui ont caractérisé la dernière décennie, des éléments certains de nouveauté dans la relation existant entre les intellectuels et l’engagement politique, en Italie et plus généralement dans le monde que l’on a l’habitude de dire « occidental » ?
1. Si l’on prenait à la lettre les suggestions contenues dans les nombreux écrits que Norberto Bobbio a consacrés à ce thème, la réponse devrait être positive. N’en déplaise aux plus raffinées techniques de communication en temps réel, la croissance — en nombre et en domaines de spécialisation — des « opérateurs culturels » a tellement élargi la casuistique qu’il est impossible de fournir une analyse exhaustive de leurs attitudes. Il reste donc acquis que « tout jugement global sur les intellectuels est toujours inadéquat, trompeur et objectivement faux » (( Norberto Bobbio, Il dubbio e la scelta. Intellettuali e potere nella società contemporanea, La Nuova Italia Scientifica, Rome, 1993, p. ‑13.)) . Dans ce domaine également, il y a toutefois une façon d’éviter le piège des fausses généralisations : cette façon n’est autre que celle employée par tous ceux qui s’occupent scientifiquement des comportements de groupe. Il s’agit de se contenter de définir des lignes tendancielles significatives et empiriquement vérifiables, qui ne valent pas pour tous les sujets individuellement considérés mais qui caractérisent dans son ensemble la « société des doctes » et qui en déterminent la perception par les étrangers (en l’occurrence, l’opinion publique). Si l’on procède ainsi, l’évolution intervenue dans le rapport entre intellectuels et politique à partir des années quatre-vingt saute aux yeux et se prête à plusieurs sortes de considérations.
Avant de se livrer à celles-ci, il convient de se pencher sur une seconde observation de Bobbio, encore plus insidieuse que la première : le rappel de la nécessaire distinction, lorsqu’on aborde ce thème, entre le moment descriptif et le moment normatif. Aucun avertissement ne saurait être plus doux aux oreilles de celui qui, professant le credo weberien, s’efforce de réserver les jugements de valeur à un domaine séparé de celui de la recherche scientifique et de la transmission de ses résultats. Toujours pour nous en tenir à la leçon de Weber, il serait cependant naïf de croire — et malhonnête de faire croire — qu’en matière d’analyse un scientifique peut faire abstraction d’une référence, plus ou moins implicite, à la conception du monde dont s’inspirent ses choix de vie quotidienne. On en veut du reste pour preuve l’équivoque dans laquelle Bobbio lui-même est tombé lorsque, dans un petit livre qui a connu un grand succès, il a prétendu s’occuper de la distinction politique droite/gauche « avec un certain détachement » et sans se poser « le problème de porter sur elle un jugement » (( Id., Destra e sinistra, Donzelli, Rome, 1995, nouvelle édition revue et augmentée d’une réponse aux critiques, p. 30 (Tr. fr. : Droite et gauche, Seuil, 1996 — N.d.T.).)) . Si sincère que puisse être ce propos, il est démenti dès le moment où, en attribuant à l’un des termes de la dualité examinée une tendance à valoriser l’inégalité, jugée par lui opposée à la « vocation profonde » de l’histoire humaine (( Cf. Norberto Bobbio, « Politica e cultura » (1962), à présent dans Il dubbio e la scelta, op. cit., p. 65, où l’on peut lire également que « le seul sens visible de l’histoire, c’est la découverte de l’égalité essentielle de tous les hommes », ce qui implique d’adopter comme « maxime fondamentale » l’impératif : « Favorise une égalité toujours plus grande entre toi et ton ‑prochain ».)) , le philosophe turinois choisit déjà nettement son camp. Pour ne pas commettre des erreurs analogues, il faut être conscient de la part d’arbitraire implicite dans toute stratégie cognitive et déclarer dès le départ les objectifs que l’on se propose d’atteindre. Dans notre cas, l’intention consiste à définir pour commencer les symptômes à nos yeux les plus importants des changements en cours dans le domaine qui nous intéresse, puis à insérer dans le discours certains éléments de jugement et de proposition sur les dilemmes qui attendent les intellectuels désireux d’intervenir dans la réalité politique et sociale de notre temps.
2. Partons de quelques remarques sociologiques, synthétiques et nécessairement superficielles, car l’évolution des rapports entre culture et engagement politique n’a pas seulement subi l’influence d’événements particuliers de portée historique, mais aussi les effets de dynamiques sociales moins bruyantes.
Même si nous adoptons la définition restreinte forgée par Coser — les intellectuels comme men of ideas —, la première donnée dont nous devons prendre acte est leur forte croissance numérique au cours des vingt dernières années. Le signe de ce phénomène n’est pas tant l’augmentation de la scolarisation dans les pays développés que la prolifération des instruments d’expression des idées. Avec le renforcement des moyens audiovisuels et la naissance de nouveaux canaux de communication, la manipulation de signes, symboles, messages et enseignements — depuis toujours terrain de chasse privilégié des hommes de culture — a pris des proportions que même Guy Debord, dans ses vaticinations sur la société du spectacle, n’avait pas prévues. La classe intellectuelle a tiré de cette expansion un double avantage, en termes de débouchés professionnels et d’influence : en effet, si les lieux de production de paroles et d’images se multiplient et voient le nombre de leurs utilisateurs augmenter, la capacité de rayonnement du pouvoir idéologique s’intensifie elle aussi, même si, en raison des coûts élevés de l’innovation médiatique, la dépendance du pouvoir économique ne s’atténue pas et croît au contraire dans certains secteurs. Il est encore plus intéressant de constater que la majorité des nouveaux admis n’est pas allée renforcer les bastions classiques de l’intelligentsia — Université, maisons d’édition, journaux —, mais s’est dispersée dans les nombreuses « niches » créées par la révolution informatique, y compris celles de la communication interactive. L’accroissement des intellectuels comme catégorie s’est donc accompagné d’une augmentation drastique de leur spécialisation, car pour s’exprimer en ligne sur Internet avec efficacité ou pour exploiter les avantages de la technologie digitale, il faut des langages et des styles différents de ceux que l’on emploie dans un cours ex cathedra ou dans les colonnes d’un quotidien.
Contrairement à ce que prévoyaient les théories à la mode, cette spécialisation n’a pas suivi la ligne de partage tracée par la vieille distinction entre les idéologues et les spécialistes. En fait, l’alluvion de connaissances provoquée par les nouvelles technologies a plutôt confondu les rôles, obligeant les vulgarisateurs d’idées générales à soutenir leurs argumentations avec des références plus nombreuses aux aspects empiriques de leur application et les spécialistes à clarifier la compatibilité des moyens proposés avec le cadre des valeurs communément acceptées (pour ne donner que deux exemples riches d’implications politiques, il suffit de penser aux débats sur les perspectives de la bio-éthique ou sur l’opportunité d’imposer des limites à la circulation des messages sur les « autoroutes de l’information »). D’une manière ou d’une autre, la classe intellectuelle semble aujourd’hui cheminer sur la voie de la fragmentation en une multitude de groupes restreints pratiquant l’auto-référence, plus désireux de cultiver jalousement leurs propres codes spécialisés que d’acquérir un embryon de connaissance unificatrice. Le noyau dur d’une « classe des doctes » décidée à exercer un rôle autonome dans la société résiste un peu sous toutes les latitudes, malgré la succession des déceptions idéologiques et les divisions intestines, mais il est désormais contraint de tenir compte d’une tendance latente à la tribalisation du royaume des signes.
Une troisième donnée a influé sur l’autoreprésentation des intellectuels dans les dernières décennies, donc sur leur positionnement par rapport aux représentants des autres pouvoirs sociaux : les prévisions sur leur appauvrissement, matériel et psychologique, qui aurait dû en provoquer la « prolétarisation », ont été démenties. Bien que les professions spécifiquement définissables comme intellectuelles restent, dans l’ensemble, mal payées, elles n’en ont pas moins continué à garantir à ceux qui les exercent un certain « prestige social », suffisant à les valoriser aux yeux de beaucoup à une époque où les distances de classe se sont atténuées et où la tertiarisation a considérablement réduit le poids du travail matériel. Les « hommes d’idées » occupant les marches les plus élevées de la hiérarchie interne ont joui en outre, sous l’effet de l’influence croissante des médias, des satisfactions dérivant d’une plus grande exposition publique : à la ressource de la parole ils ont pu ajouter celle de l’image. Au-delà des conséquences spécifiquement politiques, auxquelles nous ferons allusion plus loin, cette visibilité s’est traduite dans une attestation de prestige qui a eu un effet très sédatif sur la charge de révolte que la génération de 68 portait avec elle. La présence dans les salons des talk shows télévisuels et la promotion au rang de faiseurs d’opinion auxquels les quotidiens demandent des avis sur les sujets les plus disparates, ont agi, en somme, comme un puissant moyen d’intégration dans la collectivité. Le contact par les ondes avec des publics nombreux, en particulier, a « normalisé » le philosophe comme le politologue, l’astrophysicien comme le littérateur, le contraignant à renoncer au moins en partie au caractère ésotérique de son langage habituel, mais lui offrant en compensation une reconnaissance officielle de ses prérogatives de conseiller à la persuasion de masse (même si, dans cette optique, le « toutologue » prend souvent la place du spécialiste authentique).
3. Ces changements, en apparence plutôt indolores, de la condition sociale de l’intellectuel ont fortement influé sur sa manière de se déterminer face à la politique. La fonction de plus en plus cruciale, que l’information et la communication remplissent à l’intérieur du circuit travail-temps libre, a permis aux « opérateurs culturels » de traverser sans dommages excessifs la crise de l’ordre bipolaire sur lequel le monde s’était politiquement et idéologiquement structuré au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La rhétorique pragmatique de l’ultralibéralisme de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, l’involution terroriste des utopies révolutionnaires et le collapsus des idéaux et des régimes communistes qui a suivi l’écroulement du Mur de Berlin, ont donné un second souffle aux théoriciens de la fin des idéologies et propagé une méfiance palpable envers les « mauvais maîtres » et autres prédicateurs de modèles idéaux abstraits. Mais tout cela n’a pas entraîné une réduction importante du poids des hommes de culture dans la vie publique. Paradoxalement, le discrédit qui s’est abattu sur les idéologies et sur leurs lieux de production a au contraire fini par amplifier le rôle politique des intellectuels : de divulgateurs de grands projets, ceux-ci se sont transformés en gardiens de la morale commune. La conversion en masse d’un bon nombre de représentants du marxisme radical à la cause des droits de l’homme — qui avait eu un prologue significatif dans l’aventure des « nouveaux philosophes » dès le milieu des années soixante-dix mais qui ne s’est pleinement manifestée que lorsque le socialisme réel s’est approché de son terme —, est un exemple éclatant mais non exclusif de ce phénomène. Plus généralement, c’est la notion même d’engagement politique qui a changé de sens : alors que cet engagement évoquait il y a encore quelques années l’agitation directe et la descente dans l’arène de la conflictualité sociale, aujourd’hui on l’entend surtout comme un plaidoyer pour des principes éthiques, dont les médias sont devenus la chaire idéale. Lors de la métamorphose, les tonalités alarmistes de la dénonciation, caractéristiques de tant d’appels et manifestes du passé, n’ont pas disparu, mais se sont adaptées à de nouvelles cibles : on est passé des paris sur l’avenir aux louanges d’un présent presque toujours dépeint comme le « moins pire » des mondes possibles et à la vitupération des embûches qui en menacent la perpétuation.
Ce tournant met en sourdine, provisoirement du moins, la polémique qui, dès l’époque des désaccords entre Julien Benda et Paul Nizan, a opposé les intellectuels qui se proclamaient au-dessus de la mêlée à ceux qui acceptaient de « se salir les mains » dans les disputes civiles. Si l’horizon de l’engagement politique n’est plus circonscrit aux raisons d’une partie, même importante, de la société, mais s’élargit au point de prétendre s’identifier aux intérêts objectifs de toute l’humanité, la vocation de l’intellectuel militant finit en effet par coïncider, en principe du moins, avec le souci de la garde de la Vérité, typique de l’intellectuel pur. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que les « hommes d’idées » ont réussi à se tailler une forme de présence civique complètement autonome de la politique. Il arrive au contraire que le refroidissement de la température idéologique, qui d’un côté a marqué le déclin de la figure de l’intellectuel sympathisant, du tristement célèbre « compagnon de route », rapproche d’une autre façon de la politique institutionnelle un certain nombre de représentants du monde de la culture qui s’étaient tenus à lointaine distance d’elle. Le phénomène des techniciens dans un premier temps « prêtés » à l’action gouvernementale, puis passés à une participation stable à la politique active, n’est pas seulement une récente mode italienne. Il s’exprime depuis longtemps dans bien d’autres pays, Etats-Unis compris, et va de pair avec l’augmentation du nombre des universitaires, journalistes et écrivains qui occupent des fauteuils parlementaires. Cette tendance est en partie stimulée par le travail de promotion de nombreux spécialistes au rang d’hommes publics, travail dû à la presse et à la télévision, et par la forte tentation de paraître qui l’accompagne. Mais il est évident qu’un autre facteur influe sur elle : la diffusion d’une vision « faible » et purement pragmatique de la politique, laquelle suppose que les avis et les compétences comptent plus que le charisme et la capacité à prendre des décisions.
Certains observateurs ont cru pouvoir déduire de ces indices que l’époque des intellectuels animateurs de grandes et conflictuelles passions collectives — ouverte par le couple Lumières-Révolution et prolongée jusqu’à la fin de la guerre froide —, est désormais sur le déclin. Ce qui renaît sous cette formulation nouvelle, c’est le désir très idéologique et un peu idyllique d’imaginer l’avenir comme une ère où le rôle principal reviendra aux techniciens : non plus les ingénieurs-démiurges dont on rêva sous Weimar mais les économistes, les experts en droit constitutionnel, les instituts de sondage, les spécialistes des systèmes électoraux, les sociologues. En fait, la réalité semble montrer une division du travail des intellectuels engagés, division dictée par le tempérament non moins que par les connaissances de ceux qui choisissent telle ou telle voie. Certains d’entre eux préfèrent apporter leur contribution au fonctionnement du système politique depuis l’intérieur : ils deviennent alors députés, sénateurs, ministres, diplomates, grands commis de l’Etat ou (bien plus rarement) dirigeants de tel ou tel parti. D’autres choisissent en revanche de s’exprimer à travers les circuits médiatiques : ils fondent et dirigent des revues, écrivent des éditoriaux dans des quotidiens et hebdomadaires, publient des livres politiques, font circuler des lettres ouvertes et des pétitions, envoient des messages par vidéo au moyen de débats et d’entretiens, tiennent des cours et prononcent des conférences où transparaît une volonté déclarée de divulguer des jugements de valeur. Dans les deux cas, ils choisissent une ligne interventionniste : à ceci près que dans le premier cas ils acceptent d’assumer une investiture et/ou une étiquette, de sorte qu’ils sont inévitablement bien vus surtout de leur camp et mal vus par les autres, tandis que dans le second cas ils s’ingénient généralement à dissimuler leur appartenance derrière l’écran — selon les cas et les fronts — de valeurs présumées universelles, populaires ou de bon sens dont leur voix ne servirait que d’amplificateur.
4. Que cette innovation dans le style d’intervention des intellectuels en politique puisse concourir à civiliser l’affrontement des opinions, voilà qui reste à démontrer. L’échec ou l’éclipse de quelques-unes des principales idéologies du XXe siècle ne marque pas la fin de l’époque des Grands Récits, mais se contente d’en inaugurer une autre : l’époque du récit sacré de la Fin de l’Histoire, de la révélation au monde du credo universel des droits de l’homme incarné par le modèle politico-culturel occidental, la légende d’une nouvelle Arche qui a soustrait au déluge la nombreuse et querelleuse famille de la seule idéologie digne d’être sauvée du désastre, le libéralisme. L’adhésion enthousiaste d’une grande partie de l’establishment culturel de tout l’Occident au nouveau Verbe — que les dissidents ont taxé de « pensée unique » pour en souligner la vocation à l’hégémonie — rend la circulation des idées hétérodoxes encore plus difficile que par le passé. La conviction d’être le porte-parole du Juste et du Vrai face à des adversaires plongés dans l’erreur rendait de nombreux intellectuels imperméables au doute, même quand l’affrontement entre les grandes conceptions du monde qui se disputaient l’influence sur l’imaginaire collectif était, aux dires de tous, loin d’être joué. Mais le conflit entre les parties se chargeait de rétablir certains points d’équilibre, bien que plutôt précaires. A présent qu’une seule Weltanschauung s’arroge le droit d’interpréter les raisons de l’humanité, quiconque réfute la prédication officielle se place en dehors du contexte civil. Ce n’est pas tant le politicien professionnel, qui ne réussit pas à se libérer d’un vernis de sectarisme, qui prononce son excommunication, que l’homme de culture, sacralisé par les médias comme juge suprême, voire exclusif, de la légitimité des discours et des projets soumis à la discussion publique.
Nous avons admis en commençant que ce que nous décrivons ici est une tendance, non une donnée absolue ; donc une règle qui prévoit et souffre des exceptions. Il s’agit toutefois d’une tendance désormais si répandue qu’elle devient inquiétante par ses effets. En acceptant le rôle de moraliste que la vision manichéenne de l’universalisme libéral lui confie, l’intellectuel se défausse en effet de la tâche qu’il s’était promis d’assumer en démocratie, celle de garant du pluralisme culturel. S’il admet l’existence — en dehors et au-dessus du système des lois positives, qui devrait fournir à chaque communauté les garanties nécessaires à s’assurer un développement ordonné — de principes intangibles et indiscutables, s’il accepte de se plier à des exigences « éthiques » supérieures même au droit d’expression, alors il se transforme en censeur. En blâmant et en stigmatisant les idées qui ne conviennent pas à son arrière-plan de croyances, au point de réclamer la mise au ban de ceux qui les expriment, il éloigne la démocratie de l’horizon du « polythéisme des valeurs » qu’elle prétendait savoir et vouloir accueillir, à la différence de tous les autres régimes. Dans le même temps, l’intellectuel-moraliste banalise la discussion politique, en la faisant tourner autour d’idées-tabous (la paix, la liberté, l’égalité, l’intégration raciale, la solidarité, la coexistence entre les peuples) : des idées que personne ne veut plus remettre en cause sur le plan théorique, mais dont les faits s’obstinent à ne tenir aucun compte.
Ceux qui estiment que ce tableau de la situation est exagéré sont invités à un exercice d’observation empirique. Il est vrai que le thème des limites structurelles du pluralisme dans les systèmes politiques libéraux est apparu depuis longtemps (( Nous nous permettons de renvoyer, pour une discussion de ce thème, à notre livre La « rivoluzione legale », Il Mulino, Bologne, 1993, chap. II (« Dilemmi del pluralismo e società di massa »), pp. 49–80.)) et que l’un des théoriciens les plus autorisés de la démocratie libérale a écrit : « La tolérance n’est pas toujours une vertu. L’intolérance n’est pas toujours un vice » (( Norberto Bobbio, « Tolleranza e verità » (1987), à présent dans Il dubbio e la scelta, op. cit., p. ‑210.)) . Mais ce n’est que récemment qu’on a vu naître une théorie comme celle de la political correctness, qui subordonne ouvertement la liberté de circulation des opinions au respect d’une série de réquisits d’opportunité éthique. En outre, si par le passé il était fréquent de lire des manifestes à travers lesquels un certain nombre d’hommes de culture prenaient position sur des faits d’actualité, dénonçant par là des hommes et des idées qui ne leur plaisaient pas, il y a quelques années encore il aurait paru scandaleux qu’on pût se servir d’une pétition afin de prendre pour cible les intentions — d’ailleurs supposées et non prouvées — des défenseurs de conceptions différentes. Lorsque la chose est arrivée, avec la publication en France durant l’été 1993 de l’« Appel à la vigilance » signé par quarante représentants de la culture politiquement « engagée » (parmi lesquels Eco, Bourdieu, Derrida, Duby, Rossanda, Vernant, Virilio, etc.) — qui, se déclarant « préoccupés par la réapparition, dans la vie intellectuelle française et européenne, de courants antidémocratiques », appelaient à l’exclusion des maisons d’édition, des organes de presse et des universités, d’autres intellectuels à leurs yeux suspects en tant que défenseurs de la « disparition de toute démarcation entre droite et gauche [et] d’un présumé renouveau des idées de nation et d’identité culturelle » (( Cf. le texte complet de l’appel et le commentaire, sous forme d’entretien, d’Umberto Eco (« Il pensiero è una continua vigilanza »), in Jean-Marie Colombani, Sopravviverà la sinistra ai socialisti ?, Diabasis, Reggio Emilia, 1994, pp. 209–218 (éd. fr. : La gauche survivra-t-elle aux socialistes ?, Flammarion, 1994 — N.d.T.).)) —, seules quelques voix isolées se sont levées pour condamner l’initiative. Ce qui ne doit pas étonner : lorsque la dissidence est comparée à la violation des tables de la loi de la morale universelle, ceux qui s’en rendent coupables assument devant l’opinion publique (la formation des critères de jugement de celle-ci étant considérée par l’intellectuel-moraliste comme sa tâche fondamentale) la physionomie du barbare, qui mérite un destin de proscrit. La réprobation, qui s’abat systématiquement sur ceux qui osent mettre en discussion la supériorité des stéréotypes culturels occidentaux sur ceux des populations d’autres zones de la planète — à commencer par les Arabes, habituellement englobés dans le cliché de l’« intégrisme islamique » —, en est un exemple supplémentaire et non moins significatif.
Il n’est pas encore dit que ce rôle sacerdotal, de « noble patriarche », oracle et gardien des bases immatérielles d’un ordre inspiré du way of life sorti vainqueur de la guerre froide, soit destiné à s’imposer pour une longue période comme idéal-type du rapport entre intellectuel et engagement politique. Les différents signes de résistance à cette tendance qui se sont manifestés ces dernières années ne doivent pas être sous-estimés (( Cf. par exemple les pages de Pierre-André Taguieff, « Esprit démocratique et loi du soupçon. Le sens du débat dans une démocratie pluraliste », dans son livre Sur la Nouvelle droite, Descartes & Cie, Paris, 1994, pp. 337–391.)) . Si toutefois cela advenait, il y aurait au moins deux bonnes raisons de le regretter. En premier lieu parce que, tous les jugements de valeur réputés en harmonie avec les principes de la morale universelle étant soustraits au droit et au devoir de critique