Les paroisses parisiennes à l’époque du Concile
Luc Perrin, historien né en 1958, maître de conférence (histoire de l’Eglise) à la faculté de théologie catholique de l’Université de Strasbourg II, s’est signalé par des publications comme L’Affaire Lefebvre (Cerf/Fides, 1989), Au service de la mission : Robert Frossard (Les Editions ouvrières, 1991). Il participe à la monumentale Histoire de Vatican II éditée par G. Alberigo (premier volume à paraître aux éditions du Cerf à la rentrée). Le prochain fascicule du dictionnaire Catholicisme contiendra son article sur « Traditionalisme catholique ». On peut également signaler sa contribution sur « Mgr Marcel Lefebvre » dans Universalia 1992 (Livre de poche). Luc Perrin a présenté en 1994 une thèse de doctorat à l’Université de Paris-Sorbonne, sous la direction de Jean-Marie Mayeur : Les paroisses parisiennes et le Concile Vatican II (1959–1968), et c’est sur ce dernier thème que nous l’avons interrogé.
CATHOLICA — Vous avez étudié une époque particulièrement intéressante du catholicisme français, celle qui précède et suit immédiatement le Concile. Mais votre angle d’étude, la paroisse parisienne, est inhabituel.
Luc PERRIN — Mes investigations sur cette période charnière se sont concentrées sur un milieu institutionnel qui avait été moins étudié par les chercheurs, et qui paraissait le plus banal, celui de la paroisse. Alors que ce qui avait focalisé l’attention, c’était le monde des mouvements, des prises de positions publiques, des personnalités d’évêques et autres. Au fond ce monde des humbles, presque des anonymes, était resté dans l’ombre.
Vous vous êtes fait, en quelque sorte, l’historien des « sans grades » et des « sans voix ». Votre thèse corrige et nuance un certain nombre de jugements en montrant notamment qu’en ce qui concerne ces paroisses parisiennes, la période en question reste malgré tout, sous l’apparence des transformations, une période de continuité.
Une thèse est un cheminement. Je suis parti du point de départ habituel qui fait du Concile Vatican II un commencement, la naissance d’une nouvelle Eglise qui se superposerait à l’Eglise antérieure et en particulier à l’Eglise post-tridentine. C’est dans ce monde des paroisses que se sont manifestées au cours des années soixante-dix des réactions de rejet spectaculaires, la plus connue étant St-Nicolas-du-Chardonnet à Paris. La décennie soixante aurait vu le passage à une nouvelle Eglise, un passage de témoins en quelque sorte. Le travail de recherche aidant, mon point de vue s’est progressivement transformé. Et le premier constat pour moi, qui étais parti à la recherche des causes d’une rupture, a été la découverte de permanences. C’est même l’aspect le plus massif des résultats de mon travail. Ces permanences existent à plusieurs niveaux : structures diocésaines, structures paroissiales et aussi au niveau de toute la politique missionnaire. Car cette dernière, que l’on présente souvent comme la caractéristique du Concile, on voit comment elle s’est en fait mise en place à Paris bien avant le Concile.
Spécialement, dans les années soixante, s’est déroulé dans le diocèse et dans les paroisses parisiennes un débat entre clercs, auquel participaient les laïcs engagés, pour savoir comment devait s’organiser la mission, débat qui poursuit celui ouvert dans les années trente et quarante. Les orientations missionnaires avaient été lancées à Paris par le cardinal Suhard à partir de la guerre. Je pense à la Mission de France, dans le XIIIe arrondissement, à la Mission de Paris autour des abbés Godin et Daniel, à toute une série d’initiatives comme les Missionnaires du Travail avec Robert Frossard, aux paroisses missionnaires qui ont concentré l’attention comme St-Séverin et en banlieue l’Haÿ-les-Roses. Dans le diocèse de Paris, à la veille du Concile et même dans l’immédiat après-Concile, le débat des années quarante se retrouve à l’identique. Mais les problématiques se dégagent d’une sorte de gangue. Clarification et radicalisation s’accentuent à partir de 1968 et dans les années soixante-dix. Dans les années soixante ce n’est pas encore le cas, et tous les éléments coexistent encore de manière un peu confuse. Un exemple est le débat autour de la « paroisse communautaire ». Dans les années soixante-dix, il y aura opposition entre paroisse territoriale et Action catholique, c’est-à-dire le regroupement autour de militants insérés dans la société, la paroisse étant conservée comme lieu de prière. Mais dans les années soixante, le débat n’en est pas là. Il oppose la « paroisse communautaire » à la « paroisse d’œuvres », c’est-à-dire la paroisse de chrétienté à l’ancienne. Cette dernière s’était développée à la fin du XIXe siècle, avait connu son heure de gloire entre les années 1900 et 1930, et restait encore très vivante à Paris dans les années soixante. Le mouvement missionnaire des années quarante lui opposait un autre modèle, à savoir la paroisse communautaire.
Mais on s’aperçoit, quand on en analyse les composantes et les fonctionnements — ce que j’ai fait principalement à travers le cas de St-Séverin —, que cette paroisse communautaire, qui se voulait l’anti-modèle de la paroisse d’œuvres, n’en était qu’une modernisation. C’était le nouveau visage d’une structure pérenne : des modes de fonctionnement étaient modernisés, en faisant notamment une place différente aux laïcs (congrès, assemblées, commissions…) mais structurellement la paroisse était identique. On était toujours devant le vieux modèle intégral, remis au goût du jour. On intégrait une part de collégialité dans la structure, par exemple avec l’équipe de prêtres qui s’organise autour du curé, et avec l’équipe des laïcs, responsables. Mais, fondamentalement, l’approche de cette paroisse communautaire restait toujours celle d’un quadrillage du terrain selon des formes nouvelles. Parfois même, elle en rajoutait : il est ainsi frappant de retrouver dans la paroisse communautaire la problématique du village. St-Séverin se voulait paroisse communautaire en plein cœur du Paris étudiant, un village chrétien et même un village breton, car son curé le chanoine Connan, originaire de Bretagne, était au fond un vrai recteur breton. Il est allé jusqu’à essayer d’implanter dans le Ve arrondissement des coutumes villageoises bretonnes, telle la cérémonie des relevailles.
Changement dans la continuité, ou continuité du changement déjà amorcé… Rien ne laissait donc prévoir les ruptures qui ont suivi ?
Une petite musique se fait entendre cependant en contrepoint de cet air dominant. C’est celle d’une ligne de rupture plus marquée, qui va se développer dans les années soixante-dix, en tentant de marginaliser la paroisse. Elle considérait la paroisse communautaire elle-même comme un écran pour l’évangélisation et en plus comme un mauvais terrain, puisque on y restait entre soi, alors que l’objectif de la mission est d’aller vers « ceux qui sont loin », formule qu’on retrouvera souvent. Mais comme j’ai étudié la structure paroissiale, je n’ai pu voir apparaître cette tendance que d’une manière biaisée, puisque bien entendu elle trouvera sa pleine expression dans les mouvements. Elle se développera plus précisément dans les mouvements d’Action catholique spécialisée, car les mouvements d’Action catholique générale, principalement les gros bataillons de l’époque, ceux de l’ACGF, Action catholique générale des Femmes, sont largement « emparoissialisés ». L’évolution est en train de s’esquisser au niveau national, volonté de se détacher de la paroisse, mais n’est encore qu’en gestation. Au tournant des années 1965, il y a des tentatives pour concilier l’approche paroissiale communautaire avec cette approche du tout Action catholique, et pour donner aux mouvements la première place au sein de la paroisse. Par exemple, à N.-D. du Rosaire dans le XIVe arrondissement, les curés ont essayé de réaliser cette symbiose. Si bien qu’on aura ces trois lignes : paroisse d’œuvres, paroisse communautaire, et symbiose entre l’approche paroissiale et l’approche de l’Action catholique.
Alors qu’au début des années soixante rien n’était donc encore décidé, le basculement a commencé à se produire vers 1965.
Il faut évoquer le cardinal Feltin qui a dirigé le diocèse entre 1949 et 1966. Le cardinal Feltin a refusé de trancher. Il a été, comme il l’a dit, un homme de patronage. Or le patronage est un des points sur lesquels les lignes pastorales vont justement s’opposer. C’est un dossier sur lequel il y a des attitudes de conflit nettes dans les années soixante-dix. Le cardinal Feltin a, d’un côté, soutenu la Mission de Paris en s’engageant personnellement aux côtés des prêtres-ouvriers fidèles à Rome. De l’autre côté, en 1966, il est venu inaugurer les nouveaux locaux du patronage de St-François-Xavier. Le cardinal, tout au long de son épiscopat, a accueilli les représentants de lignes pastorales divergentes, a fait à chacune sa place dans le diocèse. De ce point de vue, les années conciliaires et les années de l’immédiat après Concile (1965–1968) sont celles où l’on voit les lignes pastorales se durcir, se radicaliser. L’idée se manifeste qu’on ne peut plus maintenir cette gestion antérieure du « tout à tous » et que l’on doit choisir. L’orientation du nouvel archevêque, Mgr Pierre Veuillot, sera claire : il choisit dans le sens de l’option missionnaire, c’est-à-dire, dans un premier temps, en privilégiant la paroisse communautaire par rapport à la paroisse d’œuvres — car la confusion subsiste toujours —, et dans un second temps, en donnant une priorité à l’aumônerie d’Action catholique. L’idée se développe, d’une part que la nouvelle orientation est légitime en ce sens qu’elle serait plus efficace (la paroisse d’œuvres, y compris la paroisse communautaire ayant fait fausse route), et d’autre part que, de toute façon, on sera contraint de sortir de la structure de la paroisse pour des raisons matérielles. Car on parle déjà beaucoup de pénurie de prêtres. Cela peut faire sourire aujourd’hui par rapport à ce que nous connaissons, mais cette pénurie était alors présente dans les discours comme une réalité prospective. On disait en substance : « Dans dix ans, il n’y aura plus assez de prêtres et nous n’aurons plus les moyens de faire vivre la structure paroissiale. Préparons-nous au changement avant d’avoir à le subir ». Une première inflexion a donc lieu dans les années 1965–1968. Dans ces deux ou trois années qui précèdent 1968, un durcissement des positions est perceptible et l’on voit apparaître en filigrane ce qui va se développer à partir du choc de 1968 dans des circonstances dramatisées.
Peut-on dire que l’évolution liturgique s’est faite, dans ces années soixante, de la même manière que l’évolution pastorale : continuation d’un renouvellement commencé antérieurement ; puis accélération vers 1965 ?
Mon travail a deux limites en ce domaine. La première limite est la limite chronologique : 1968. Ce que je peux avancer n’est valable que pour la décennie qui précède la pleine réforme, celle de la constitution Missale Romanum de 1969. La deuxième tient au fait que Paris n’est pas la France : on ne perdra pas de vue ces deux restrictions dans ce qui suit.
Une paroisse-clé du mouvement liturgique parisien a été St-Séverin, avec les PP. Connan et Ponsar. La nouvelle équipe s’installe à St-Séverin en 1947. Elle est en contact étroit avec le Centre de Pastorale liturgique de Vanves. La paroisse voisinait avec St-Sulpice, une paroisse également très engagée dans le mouvement liturgique dès les années cinquante. Quand j’ai interrogé le P. Ponsar et que je lui ai demandé ce qu’avait représenté pour lui le Concile, sa réponse a été naturelle : « La confirmation de nos intuitions. Nous appliquions les idées du Concile vingt ans avant ». Ceci dit, la pratique liturgique d’un Michonneau, à Colombes, était fort différente de ce qui sera souvent appliqué dans les années soixante-dix. A l’époque que j’ai étudiée, on trouve des gens qui ne pratiquaient pas des liturgies a minima, mais qui étaient au contraire des partisans de liturgies a maxima, si j’ose dire. On ne supprimait pas : on ajoutait, on expliquait. Il est très frappant de voir avec quelle minutie les prêtres de St-Séverin préparaient chaque office. Dans les conseils hebdomadaires de l’équipe sacerdotale, la partie de la préparation de la liturgie occupait un temps important, et était extrêmement précise : elle concernait les attitudes, jusqu’à l’expression du visage du diacre ! Tout était passé au crible, tout était minuté, préparé, pensé. Le bulletin paroissial de l’époque détaille tous les rites de la messe, en donne l’origine, en fait l’explication.
Dans la période des années soixante, on voit donc se développer l’influence du mouvement liturgique à partir de quelques tests : l’autel face au peuple, la transformation de l’architecture intérieure, la présence d’un animateur, le développement des messes dialoguées, l’esquisse de la séparation entre liturgie de la parole et liturgie de l’eucharistie, et surtout, selon la formule d’un des cahiers spéciaux de St-Séverin, la disposition « des chrétiens autour de l’autel ». Il y a production de nouveaux rites : procession, offrandes, utilisation de para-liturgies, liturgies de la lumière et de l’eau. Tout cela reste cependant dans un cadre juridique : en 1957, l’équipe de St-Séverin se fera rappeler à l’ordre à propos d’entorses aux rubriques sur certains points précis et les prêtres y mettront bon ordre.
L’influence du mouvement liturgique est présente dans les paroisses de manière inégale. St-Nicolas-du-Chardonnet, à quelques pas de l’église St-Séverin, avait un public territorialement semblable (St-Séverin drainait cependant beaucoup de gens extérieurs au Quartier latin). Mais ces deux paroisses si proches étaient à des années-lumières l’une de l’autre. St-Nicolas-du-Chardonnet et St-Médard étaient deux kystes au sein du doyenné du Ve et VIe arrondissement.