Luc Perrin, historien né en 1958, maître de conférence (histoire de l’Eglise) à la faculté de théologie catholique de l’Université de Strasbourg II, s’est signalé par des publications comme L’Affaire Lefebvre (Cerf/Fides, 1989), Au service de la mission : Robert Frossard (Les Editions ouvrières, 1991). Il participe à la monumentale Histoire de Vatican II éditée par G. Alberigo (premier volume à paraître aux éditions du Cerf à la rentrée). Le prochain fascicule du dictionnaire Catholicisme contiendra son article sur « Traditionalisme catholique ». On peut également signaler sa contribution sur « Mgr Marcel Lefebvre » dans Universalia 1992 (Livre de poche). Luc Perrin a présenté en 1994 une thèse de doctorat à l’Université de Paris-Sorbonne, sous la direction de Jean-Marie Mayeur : Les paroisses parisiennes et le Concile Vatican II (1959–1968), et c’est sur ce dernier thème que nous l’avons interrogé.
CATHOLICA — Vous avez étudié une époque particulièrement intéressante du catholicisme français, celle qui précède et suit immédiatement le Concile. Mais votre angle d’étude, la paroisse parisienne, est inhabituel.
Luc PERRIN — Mes investigations sur cette période charnière se sont concentrées sur un milieu institutionnel qui avait été moins étudié par les chercheurs, et qui paraissait le plus banal, celui de la paroisse. Alors que ce qui avait focalisé l’attention, c’était le monde des mouvements, des prises de positions publiques, des personnalités d’évêques et autres. Au fond ce monde des humbles, presque des anonymes, était resté dans l’ombre.
Vous vous êtes fait, en quelque sorte, l’historien des « sans grades » et des « sans voix ». Votre thèse corrige et nuance un certain nombre de jugements en montrant notamment qu’en ce qui concerne ces paroisses parisiennes, la période en question reste malgré tout, sous l’apparence des transformations, une période de continuité.
Une thèse est un cheminement. Je suis parti du point de départ habituel qui fait du Concile Vatican II un commencement, la naissance d’une nouvelle Eglise qui se superposerait à l’Eglise antérieure et en particulier à l’Eglise post-tridentine. C’est dans ce monde des paroisses que se sont manifestées au cours des années soixante-dix des réactions de rejet spectaculaires, la plus connue étant St-Nicolas-du-Chardonnet à Paris. La décennie soixante aurait vu le passage à une nouvelle Eglise, un passage de témoins en quelque sorte. Le travail de recherche aidant, mon point de vue s’est progressivement transformé. Et le premier constat pour moi, qui étais parti à la recherche des causes d’une rupture, a été la découverte de permanences. C’est même l’aspect le plus massif des résultats de mon travail. Ces permanences existent à plusieurs niveaux : structures diocésaines, structures paroissiales et aussi au niveau de toute la politique missionnaire. Car cette dernière, que l’on présente souvent comme la caractéristique du Concile, on voit comment elle s’est en fait mise en place à Paris bien avant le Concile.
Spécialement, dans les années soixante, s’est déroulé dans le diocèse et dans les paroisses parisiennes un débat entre clercs, auquel participaient les laïcs engagés, pour savoir comment devait s’organiser la mission, débat qui poursuit celui ouvert dans les années trente et quarante. Les orientations missionnaires avaient été lancées à Paris par le cardinal Suhard à partir de la guerre. Je pense à la Mission de France, dans le XIIIe arrondissement, à la Mission de Paris autour des abbés Godin et Daniel, à toute une série d’initiatives comme les Missionnaires du Travail avec Robert Frossard, aux paroisses missionnaires qui ont concentré l’attention comme St-Séverin et en banlieue l’Haÿ-les-Roses. Dans le diocèse de Paris, à la veille du Concile et même dans l’immédiat après-Concile, le débat des années quarante se retrouve à l’identique. Mais les problématiques se dégagent d’une sorte de gangue. Clarification et radicalisation s’accentuent à partir de 1968 et dans les années soixante-dix. Dans les années soixante ce n’est pas encore le cas, et tous les éléments coexistent encore de manière un peu confuse. Un exemple est le débat autour de la « paroisse communautaire ». Dans les années soixante-dix, il y aura opposition entre paroisse territoriale et Action catholique, c’est-à-dire le regroupement autour de militants insérés dans la société, la paroisse étant conservée comme lieu de prière. Mais dans les années soixante, le débat n’en est pas là. Il oppose la « paroisse communautaire » à la « paroisse d’œuvres », c’est-à-dire la paroisse de chrétienté à l’ancienne. Cette dernière s’était développée à la fin du XIXe siècle, avait connu son heure de gloire entre les années 1900 et 1930, et restait encore très vivante à Paris dans les années soixante. Le mouvement missionnaire des années quarante lui opposait un autre modèle, à savoir la paroisse communautaire.
Mais on s’aperçoit, quand on en analyse les composantes et les fonctionnements — ce que j’ai fait principalement à travers le cas de St-Séverin —, que cette paroisse communautaire, qui se voulait l’anti-modèle de la paroisse d’œuvres, n’en était qu’une modernisation. C’était le nouveau visage d’une structure pérenne : des modes de fonctionnement étaient modernisés, en faisant notamment une place différente aux laïcs (congrès, assemblées, commissions…) mais structurellement la paroisse était identique. On était toujours devant le vieux modèle intégral, remis au goût du jour. On intégrait une part de collégialité dans la structure, par exemple avec l’équipe de prêtres qui s’organise autour du curé, et avec l’équipe des laïcs, responsables. Mais, fondamentalement, l’approche de cette paroisse communautaire restait toujours celle d’un quadrillage du terrain selon des formes nouvelles. Parfois même, elle en rajoutait : il est ainsi frappant de retrouver dans la paroisse communautaire la problématique du village. St-Séverin se voulait paroisse communautaire en plein cœur du Paris étudiant, un village chrétien et même un village breton, car son curé le chanoine Connan, originaire de Bretagne, était au fond un vrai recteur breton. Il est allé jusqu’à essayer d’implanter dans le Ve arrondissement des coutumes villageoises bretonnes, telle la cérémonie des relevailles.
Changement dans la continuité, ou continuité du changement déjà amorcé… Rien ne laissait donc prévoir les ruptures qui ont suivi ?
Une petite musique se fait entendre cependant en contrepoint de cet air dominant. C’est celle d’une ligne de rupture plus marquée, qui va se développer dans les années soixante-dix, en tentant de marginaliser la paroisse. Elle considérait la paroisse communautaire elle-même comme un écran pour l’évangélisation et en plus comme un mauvais terrain, puisque on y restait entre soi, alors que l’objectif de la mission est d’aller vers « ceux qui sont loin », formule qu’on retrouvera souvent. Mais comme j’ai étudié la structure paroissiale, je n’ai pu voir apparaître cette tendance que d’une manière biaisée, puisque bien entendu elle trouvera sa pleine expression dans les mouvements. Elle se développera plus précisément dans les mouvements d’Action catholique spécialisée, car les mouvements d’Action catholique générale, principalement les gros bataillons de l’époque, ceux de l’ACGF, Action catholique générale des Femmes, sont largement « emparoissialisés ». L’évolution est en train de s’esquisser au niveau national, volonté de se détacher de la paroisse, mais n’est encore qu’en gestation. Au tournant des années 1965, il y a des tentatives pour concilier l’approche paroissiale communautaire avec cette approche du tout Action catholique, et pour donner aux mouvements la première place au sein de la paroisse. Par exemple, à N.-D. du Rosaire dans le XIVe arrondissement, les curés ont essayé de réaliser cette symbiose. Si bien qu’on aura ces trois lignes : paroisse d’œuvres, paroisse communautaire, et symbiose entre l’approche paroissiale et l’approche de l’Action catholique.
Alors qu’au début des années soixante rien n’était donc encore décidé, le basculement a commencé à se produire vers 1965.
Il faut évoquer le cardinal Feltin qui a dirigé le diocèse entre 1949 et 1966. Le cardinal Feltin a refusé de trancher. Il a été, comme il l’a dit, un homme de patronage. Or le patronage est un des points sur lesquels les lignes pastorales vont justement s’opposer. C’est un dossier sur lequel il y a des attitudes de conflit nettes dans les années soixante-dix. Le cardinal Feltin a, d’un côté, soutenu la Mission de Paris en s’engageant personnellement aux côtés des prêtres-ouvriers fidèles à Rome. De l’autre côté, en 1966, il est venu inaugurer les nouveaux locaux du patronage de St-François-Xavier. Le cardinal, tout au long de son épiscopat, a accueilli les représentants de lignes pastorales divergentes, a fait à chacune sa place dans le diocèse. De ce point de vue, les années conciliaires et les années de l’immédiat après Concile (1965–1968) sont celles où l’on voit les lignes pastorales se durcir, se radicaliser. L’idée se manifeste qu’on ne peut plus maintenir cette gestion antérieure du « tout à tous » et que l’on doit choisir. L’orientation du nouvel archevêque, Mgr Pierre Veuillot, sera claire : il choisit dans le sens de l’option missionnaire, c’est-à-dire, dans un premier temps, en privilégiant la paroisse communautaire par rapport à la paroisse d’œuvres — car la confusion subsiste toujours —, et dans un second temps, en donnant une priorité à l’aumônerie d’Action catholique. L’idée se développe, d’une part que la nouvelle orientation est légitime en ce sens qu’elle serait plus efficace (la paroisse d’œuvres, y compris la paroisse communautaire ayant fait fausse route), et d’autre part que, de toute façon, on sera contraint de sortir de la structure de la paroisse pour des raisons matérielles. Car on parle déjà beaucoup de pénurie de prêtres. Cela peut faire sourire aujourd’hui par rapport à ce que nous connaissons, mais cette pénurie était alors présente dans les discours comme une réalité prospective. On disait en substance : « Dans dix ans, il n’y aura plus assez de prêtres et nous n’aurons plus les moyens de faire vivre la structure paroissiale. Préparons-nous au changement avant d’avoir à le subir ». Une première inflexion a donc lieu dans les années 1965–1968. Dans ces deux ou trois années qui précèdent 1968, un durcissement des positions est perceptible et l’on voit apparaître en filigrane ce qui va se développer à partir du choc de 1968 dans des circonstances dramatisées.
Peut-on dire que l’évolution liturgique s’est faite, dans ces années soixante, de la même manière que l’évolution pastorale : continuation d’un renouvellement commencé antérieurement ; puis accélération vers 1965 ?
Mon travail a deux limites en ce domaine. La première limite est la limite chronologique : 1968. Ce que je peux avancer n’est valable que pour la décennie qui précède la pleine réforme, celle de la constitution Missale Romanum de 1969. La deuxième tient au fait que Paris n’est pas la France : on ne perdra pas de vue ces deux restrictions dans ce qui suit.
Une paroisse-clé du mouvement liturgique parisien a été St-Séverin, avec les PP. Connan et Ponsar. La nouvelle équipe s’installe à St-Séverin en 1947. Elle est en contact étroit avec le Centre de Pastorale liturgique de Vanves. La paroisse voisinait avec St-Sulpice, une paroisse également très engagée dans le mouvement liturgique dès les années cinquante. Quand j’ai interrogé le P. Ponsar et que je lui ai demandé ce qu’avait représenté pour lui le Concile, sa réponse a été naturelle : « La confirmation de nos intuitions. Nous appliquions les idées du Concile vingt ans avant ». Ceci dit, la pratique liturgique d’un Michonneau, à Colombes, était fort différente de ce qui sera souvent appliqué dans les années soixante-dix. A l’époque que j’ai étudiée, on trouve des gens qui ne pratiquaient pas des liturgies a minima, mais qui étaient au contraire des partisans de liturgies a maxima, si j’ose dire. On ne supprimait pas : on ajoutait, on expliquait. Il est très frappant de voir avec quelle minutie les prêtres de St-Séverin préparaient chaque office. Dans les conseils hebdomadaires de l’équipe sacerdotale, la partie de la préparation de la liturgie occupait un temps important, et était extrêmement précise : elle concernait les attitudes, jusqu’à l’expression du visage du diacre ! Tout était passé au crible, tout était minuté, préparé, pensé. Le bulletin paroissial de l’époque détaille tous les rites de la messe, en donne l’origine, en fait l’explication.
Dans la période des années soixante, on voit donc se développer l’influence du mouvement liturgique à partir de quelques tests : l’autel face au peuple, la transformation de l’architecture intérieure, la présence d’un animateur, le développement des messes dialoguées, l’esquisse de la séparation entre liturgie de la parole et liturgie de l’eucharistie, et surtout, selon la formule d’un des cahiers spéciaux de St-Séverin, la disposition « des chrétiens autour de l’autel ». Il y a production de nouveaux rites : procession, offrandes, utilisation de para-liturgies, liturgies de la lumière et de l’eau. Tout cela reste cependant dans un cadre juridique : en 1957, l’équipe de St-Séverin se fera rappeler à l’ordre à propos d’entorses aux rubriques sur certains points précis et les prêtres y mettront bon ordre.
L’influence du mouvement liturgique est présente dans les paroisses de manière inégale. St-Nicolas-du-Chardonnet, à quelques pas de l’église St-Séverin, avait un public territorialement semblable (St-Séverin drainait cependant beaucoup de gens extérieurs au Quartier latin). Mais ces deux paroisses si proches étaient à des années-lumières l’une de l’autre. St-Nicolas-du-Chardonnet et St-Médard étaient deux kystes au sein du doyenné du Ve et VIe arrondissement.
St-Nicolas-du-Chardonnet était une paroisse traditionnelle ?
Tout à fait ! St-Nicolas-du-Chardonnet était une paroisse traditionnelle, dans le sens de l’époque évidemment, avec un homme comme le chanoine Régnault, qui s’était passionné pour l’Action catholique dans sa jeunesse. C’était une paroisse plutôt âgée, plutôt somnolente, par rapport au brio, au dynamisme qu’a eu la paroisse St-Séverin jusqu’au Concile. Ensuite l’originalité de cette dernière est devenue moins grande.
Vous avez observé qu’esthétiquement le mouvement liturgique et l’apparition des réformes conciliaires correspondent à un style très daté.
Il est frappant de constater la convergence entre l’esthétique de l’époque (Le Corbusier, les H.L.M., mise en scène à la Wagner) et le thème conciliaire du dépouillement, le goût de la simplicité des formes et du décor intérieur des églises. Inspirés par des considérations différentes, conservateurs de la Ville de Paris et curés se rejoignaient quant à leurs choix esthétiques. Certaines mesures qualifiées par d’aucuns d’iconoclastes ont été réclamées par les autorités administratives.
Le premier train de réformes conciliaires date de 1964.
Quand le Concile a pris en compte les grandes idées du mouvement liturgique, l’application dans un premier temps, à Paris, s’est faite sans difficulté, en ce sens que le terrain était bien préparé dans l’ensemble. C’est un point sur lequel on n’a pas suffisamment insisté : il y a dans l’histoire de la réforme liturgique une période (1963–1969) différente de celle qui a suivi. Le regard rétrospectif, qui fait de Vatican II une naissance, fausse le point de vue, en ce sens que la constitution conciliaire sur la liturgie de 1963 est fort différente de la constitution Missale Romanum de 1969. Les principes généraux sont posés mais rien ne laissait penser que la langue liturgique serait intégralement abandonnée et rien ne laissait non plus penser que le canon romain serait transformé ou remanié. C’est un point qu’il faut souligner : Mgr Lefebvre, opposant s’il en fut, a voté la constitution liturgique sans état d’âme. Il en a fait la promotion à ses confrères spiritains, avec quelques réserves et une interprétation minimaliste, mais il n’y voyait pas d’obstacle fondamental.
La période de 1963 à 1969 a donc été une période de transition. On peut même dire que l’essentiel de la réforme était à peu près acquis en 1969, tout au moins dans ce qui en était la marque la plus visible, c’est-à-dire le passage à la langue vernaculaire : il s’est fait de façon progressive à partir de 1964. Au printemps 1965, on pouvait célébrer la messe entièrement en français, à l’exception du canon romain. A l’automne 1967 elle pouvait être célébrée entièrement en français.
Les premières applications de la réforme liturgique sont des applications qui sont dans l’ensemble modérées — très modérées même dans un certain nombre de paroisses où subsiste l’ancien rituel, mais c’est il est vrai un fait minoritaire. Certaines paroisses (St-Louis‑d’Antin, St-Augustin) ont avancé de manière très pondérée en veillant à ne pas rompre avec l’héritage culturel. C’est après 1968 qu’il y a une accélération. Les rythmes de la réforme ne seront plus les mêmes, avec surtout la volonté de l’imposer comme voie unique, du jour au lendemain.
A la manière de la révolution de Mao, pour citer le cardinal Lustiger.
Exactement ! Il y a deux temps : le rythme, l’approche du temps des années soixante n’est pas la même que celle des années soixante-dix. Les années soixante-dix me paraissent marquées dans le domaine liturgique comme dans le domaine pastoral au sceau de l’urgence. On veut faire vite, et on veut faire systématique. Alors que dans les années soixante, il y a une influence qui progresse plus ou moins lentement, avec la volonté de ne pas trancher dans le vif. Cette période de transition est donc une période complexe : les modifications s’y font par petites touches. Entre 1963 et le 1er janvier 1970, en France, les modifications gardent un caractère facultatif. En ce sens, il y a eu dans cette période un bi-ritualisme : le rite de St-Pie‑V continuait d’être célébré dans un certain nombre de paroisses, à certaines heures, concurremment avec la liturgie en français. L’introduction du français a été la grande innovation de la période, mais elle n’a pas soulevé de problèmes majeurs à l’époque : il ne semble pas y avoir eu un attachement spécial à la langue latine dans la population paroissiale.
Vous parlez de la population paroissiale, car c’est aussi l’époque de la protestation des intellectuels contre l’abandon du latin : les plaintes de Mauriac dans Le Figaro Littéraire, les pétitions d’écrivains.
Oui, mais dans les paroisses, ce que réclament les fidèles, c’est du silence, de l’intériorité, des temps de recueillement. L’ennemi numéro un des paroissiens récalcitrants, c’est l’animateur. Ils parlent de « caporalisme », de « bavardage ». Les paroissiens sont gênés dans leur approche de la messe, en ce sens que la liturgie est conçue comme devant être communautaire, comme devant impliquer chaque personne. La multiplication des réponses, des actes à faire au sein de la liturgie est l’application de ce qui est le thème dominant de l’époque et du mouvement missionnaire : l’engagement. On voit souvent cet engagement comme un engagement syndical, engagement dans la cité, engagement dans les mouvements d’Action catholique, dans des cercles de réflexion. On ne perçoit pas assez la répercussion que le thème a eue dans la liturgie : il y a eu une volonté d’engager le fidèle. Les bulletins paroissiaux le disaient souvent : on ne doit pas assister à la liturgie, on doit y participer. La participation, par exemple le fait de chanter, y compris dans l’ancien rite, était considérée comme une nécessité. Il fallait être présent du début jusqu’à la fin et non pas partir immédiatement après la communion. En ce sens-là, j’ai pu parler de l’existence d’une part de néo-tridentinisme dans l’esprit des réformes conciliaires. On avait la volonté de reconvertir les pratiquants. On estimait qu’ils étaient devenus trop individualistes. La gêne des fidèles manifestait une sorte de réticence par rapport à cet engagement. On voit là une continuité dans la mentalité catholique en France : les cathédrales associatives du catholicisme intégral, puissantes et florissantes en Allemagne, n’ont jamais été que de modestes chapelles en France. Il y a toujours eu beaucoup d’individualisme, de réserve, beaucoup de retrait. Emile Poulat a parlé d’un « catholicisme bourgeois ».
L’autre élément de rejet dans les paroisses est le regret des changements concernant les chants. Il est certain que l’introduction du répertoire Gélineau n’a pas toujours été bien perçue. Il y avait un attachement au chant traditionnel. Il y a eu en particulier, à l’époque, une bataille autour de « Minuit chrétien ». Ce sont des réactions qui sont très culturelles, qui touchent à la fois une certaine approche du sacré et de la piété au sein de la liturgie, et qui manifestent aussi un attachement viscéral au lieu, au bâtiment église. Car les fidèles étaient très attachés à l’aménagement intérieur des églises. Ils avaient le sentiment que le prêtre n’a pas pleine autorité sur la paroisse, qu’il ne peut décider à sa guise des statues, des décors, de l’architecture. Près de trois-quarts de siècle après la Séparation, on retrouve l’esprit des conseils de fabrique, dans lesquels les fabriciens avaient juridiquement leur mot à dire sur l’aménagement des églises.
Paradoxe bien connu d’un idéal démocratique à marches forcées, qui se heurte à la volonté populaire !
Je peux citer le P. Yvan Daniel, qui me disait, avec beaucoup de regret : « Ah ! Il est vrai qu’à l’époque, nous ne consultions pas beaucoup les laïcs et que nous ne tenions pas grand compte de leur avis ». Un autre témoignage m’a été donné par le P. Ponsar, à St-Séverin. Une équipe liturgique avait été constituée du temps du P. Connan, en 1961. Cette équipe liturgique avait un rôle moteur et le P. Ponsar se trouvait en position de frein. L’orgue (dont Michel Chapuis était titulaire) était pointé d’un doigt accusateur par les militants de la commission de liturgie parce qu’il empiétait sur le chant collectif. Les morceaux étaient trop longs. Certains l’auraient même condamné au silence sans vergogne. Le P. Ponsar, qui a toujours eu un sens très vif de l’esthétique en général et de la musique en particulier, a dû se faire le défenseur de l’orgue et de sa place au sein de la liturgie. Mais, me disait-il, les choses évoluant, à la fin de son ministère à St-Séverin, en 1967, il avait dissous la commission de liturgie. Car les rôles s’étaient inversés et la commission était devenue beaucoup plus conservatrice que lui. Elle n’était plus utile. Il est intéressant de voir qu’en fait cette participation des laïcs était souvent une participation-prétexte. Serge Bonnet a parlé des avatars du cléricalisme sous la Ve République, dans un ouvrage fort célèbre. Les prêtres qui ont vécu cela en ont été conscients.
Qu’en était-il de la pratique religieuse dans cette période ?
Je n’ai pas de statistique précise en dehors de celles publiées dans les papiers Boulard, la dernière enquête générale s’arrête en 1962. La crise me semble plutôt postérieure. La quantité de messes qui étaient proposées le dimanche dans les paroisses y compris modestes est impressionnante. On voit cependant apparaître quelques suppressions de messes. Mais il faut prendre en compte la réalité urbaine avec les deux caractéristiques des années soixante à Paris. La première est le départ en week-end. La deuxième est un mouvement considérable de transformation de la ville elle-même : les quartiers du centre de Paris se vident de leur population ; certaines paroisses voient la nature de celle-ci changer complètement (exemple, arrivée de juifs d’Algérie, à partir de 1962). La mobilité de la population se fait plus grande. D’après les chiffres du chanoine Boulard, il y aurait un certain tassement, mais pas considérable et pas vraiment significatif, du nombre des baptêmes. La chute apparaît dans les premières années de la décennie soixante-dix. Il faut savoir aussi que Paris est traditionnellement une ville de basse pratique, au moins pour les arrondissements de la moitié Est et Sud.
Par contre la pratique de la confession semble en régression très forte. Les prêtres n’ont pas fait de statistiques. Ils ont un certain nombre d’indications personnelles de mémoire : ils se souviennent des heures de présence au confessionnal, très fortement réduites en fin de période. C’est aussi l’époque des premières célébrations pénitentielles qui se développent à partir de 1965. Elles ont un grand succès et jusqu’en 1968 elles sont toujours accompagnées d’absolutions individuelles.
Que pensez-vous du motif souvent invoqué à Rome concernant les phénomènes de rejet que la réforme liturgique a rencontrés dans les paroisses : elle n’aurait pas été suffisamment expliquée aux fidèles ?
Il y a là une des légendes qu’il faut faire voler en éclats, tout au moins pour Paris. C’est une légende commode. Pour commencer, il y a eu le développement du mouvement liturgique dont j’ai parlé. La réforme a donc été préparée, parfois sur vingt ans. Ensuite, j’ai pu enquêter directement sur les bulletins paroissiaux et auprès des prêtres, et je peux dire qu’un énorme effort d’explication a été réalisé, avec beaucoup d’inventivité sur le plan pédagogique. Les bulletins paroissiaux ont été mobilisés. Le prône a été utilisé. Des répétitions ont été faites pour préparer telle prière qui était introduite, tel passage qui était modifié. Des conférences liturgiques, qui existaient parfois auparavant, ont été consacrées à l’explication de la réforme. Des commissions de laïcs ayant pour mission de jouer un rôle de relais entre le clergé et les paroissiens ont été mises en place presque partout. Des panneaux explicatifs ont été posés à l’entrée des églises. Il faut être clair : dire que la réforme a été mal expliquée est véritablement un faux procès fait au clergé. D’où vient ce faux procès ? Un gouvernement ne dira jamais : « Je me suis trompé », « tel choix n’a pas été convenablement fait ». Mais il dira : « Je ne me fais pas comprendre », « je n’explique pas bien ». C’est une tradition gouvernementale : ne pas s’interroger sur les choix que l’on fait, mais mettre les difficultés sur un « défaut de communication », pour utiliser l’hexagonal d’aujourd’hui. Ce défaut de communication, tout au moins pour Paris, est mythique.
Propos recueillis par Claude Barthe
Catholica, n. 52