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Les paroisses pari­siennes à l’époque du Concile

Luc Per­rin, his­to­rien né en 1958, maître de confé­rence (his­toire de l’Eglise) à la facul­té de théo­lo­gie catho­lique de l’Université de Stras­bourg II, s’est signa­lé par des publi­ca­tions comme L’Affaire Lefebvre (Cerf/Fides, 1989), Au ser­vice de la mis­sion : Robert Fros­sard (Les Edi­tions ouvrières, 1991). Il par­ti­cipe à la monu­men­tale His­toire de Vati­can II édi­tée par G. Albe­ri­go (pre­mier volume à paraître aux édi­tions du Cerf à la ren­trée). Le pro­chain fas­ci­cule du dic­tion­naire Catho­li­cisme contien­dra son article sur « Tra­di­tio­na­lisme catho­lique ». On peut éga­le­ment signa­ler sa contri­bu­tion sur « Mgr Mar­cel Lefebvre » dans Uni­ver­sa­lia 1992 (Livre de poche). Luc Per­rin a pré­sen­té en 1994 une thèse de doc­to­rat à l’Université de Paris-Sor­bonne, sous la direc­tion de Jean-Marie Mayeur : Les paroisses pari­siennes et le Concile Vati­can II (1959–1968), et c’est sur ce der­nier thème que nous l’avons inter­ro­gé.

CATHOLICA — Vous avez étu­dié une époque par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sante du catho­li­cisme fran­çais, celle qui pré­cède et suit immé­dia­te­ment le Concile. Mais votre angle d’étude, la paroisse pari­sienne, est inha­bi­tuel.

Luc PERRIN — Mes inves­ti­ga­tions sur cette période char­nière se sont concen­trées sur un milieu ins­ti­tu­tion­nel qui avait été moins étu­dié par les cher­cheurs, et qui parais­sait le plus banal, celui de la paroisse. Alors que ce qui avait foca­li­sé l’attention, c’était le monde des mou­ve­ments, des prises de posi­tions publiques, des per­son­na­li­tés d’évêques et autres. Au fond ce monde des humbles, presque des ano­nymes, était res­té dans l’ombre.

Vous vous êtes fait, en quelque sorte, l’historien des « sans grades » et des « sans voix ». Votre thèse cor­rige et nuance un cer­tain nombre de juge­ments en mon­trant notam­ment qu’en ce qui concerne ces paroisses pari­siennes, la période en ques­tion reste mal­gré tout, sous l’apparence des trans­for­ma­tions, une période de conti­nui­té.

Une thèse est un che­mi­ne­ment. Je suis par­ti du point de départ habi­tuel qui fait du Concile Vati­can II un com­men­ce­ment, la nais­sance d’une nou­velle Eglise qui se super­po­se­rait à l’Eglise anté­rieure et en par­ti­cu­lier à l’Eglise post-tri­den­tine. C’est dans ce monde des paroisses que se sont mani­fes­tées au cours des années soixante-dix des réac­tions de rejet spec­ta­cu­laires, la plus connue étant St-Nico­las-du-Char­don­net à Paris. La décen­nie soixante aurait vu le pas­sage à une nou­velle Eglise, un pas­sage de témoins en quelque sorte. Le tra­vail de recherche aidant, mon point de vue s’est pro­gres­si­ve­ment trans­for­mé. Et le pre­mier constat pour moi, qui étais par­ti à la recherche des causes d’une rup­ture, a été la décou­verte de per­ma­nences. C’est même l’aspect le plus mas­sif des résul­tats de mon tra­vail. Ces per­ma­nences existent à plu­sieurs niveaux : struc­tures dio­cé­saines, struc­tures parois­siales et aus­si au niveau de toute la poli­tique mis­sion­naire. Car cette der­nière, que l’on pré­sente sou­vent comme la carac­té­ris­tique du Concile, on voit com­ment elle s’est en fait mise en place à Paris bien avant le Concile.
Spé­cia­le­ment, dans les années soixante, s’est dérou­lé dans le dio­cèse et dans les paroisses pari­siennes un débat entre clercs, auquel par­ti­ci­paient les laïcs enga­gés, pour savoir com­ment devait s’organiser la mis­sion, débat qui pour­suit celui ouvert dans les années trente et qua­rante. Les orien­ta­tions mis­sion­naires avaient été lan­cées à Paris par le car­di­nal Suhard à par­tir de la guerre. Je pense à la Mis­sion de France, dans le XIIIe arron­dis­se­ment, à la Mis­sion de Paris autour des abbés Godin et Daniel, à toute une série d’initiatives comme les Mis­sion­naires du Tra­vail avec Robert Fros­sard, aux paroisses mis­sion­naires qui ont concen­tré l’attention comme St-Séve­rin et en ban­lieue l’Haÿ-les-Roses. Dans le dio­cèse de Paris, à la veille du Concile et même dans l’immédiat après-Concile, le débat des années qua­rante se retrouve à l’identique. Mais les pro­blé­ma­tiques se dégagent d’une sorte de gangue. Cla­ri­fi­ca­tion et radi­ca­li­sa­tion s’accentuent à par­tir de 1968 et dans les années soixante-dix. Dans les années soixante ce n’est pas encore le cas, et tous les élé­ments coexistent encore de manière un peu confuse. Un exemple est le débat autour de la « paroisse com­mu­nau­taire ». Dans les années soixante-dix, il y aura oppo­si­tion entre paroisse ter­ri­to­riale et Action catho­lique, c’est-à-dire le regrou­pe­ment autour de mili­tants insé­rés dans la socié­té, la paroisse étant conser­vée comme lieu de prière. Mais dans les années soixante, le débat n’en est pas là. Il oppose la « paroisse com­mu­nau­taire » à la « paroisse d’œuvres », c’est-à-dire la paroisse de chré­tien­té à l’ancienne. Cette der­nière s’était déve­lop­pée à la fin du XIXe siècle, avait connu son heure de gloire entre les années 1900 et 1930, et res­tait encore très vivante à Paris dans les années soixante. Le mou­ve­ment mis­sion­naire des années qua­rante lui oppo­sait un autre modèle, à savoir la paroisse com­mu­nau­taire.
Mais on s’aperçoit, quand on en ana­lyse les com­po­santes et les fonc­tion­ne­ments — ce que j’ai fait prin­ci­pa­le­ment à tra­vers le cas de St-Séve­rin —, que cette paroisse com­mu­nau­taire, qui se vou­lait l’anti-modèle de la paroisse d’œuvres, n’en était qu’une moder­ni­sa­tion. C’était le nou­veau visage d’une struc­ture pérenne : des modes de fonc­tion­ne­ment étaient moder­ni­sés, en fai­sant notam­ment une place dif­fé­rente aux laïcs (congrès, assem­blées, com­mis­sions…) mais struc­tu­rel­le­ment la paroisse était iden­tique. On était tou­jours devant le vieux modèle inté­gral, remis au goût du jour. On inté­grait une part de col­lé­gia­li­té dans la struc­ture, par exemple avec l’équipe de prêtres qui s’organise autour du curé, et avec l’équipe des laïcs, res­pon­sables. Mais, fon­da­men­ta­le­ment, l’approche de cette paroisse com­mu­nau­taire res­tait tou­jours celle d’un qua­drillage du ter­rain selon des formes nou­velles. Par­fois même, elle en rajou­tait : il est ain­si frap­pant de retrou­ver dans la paroisse com­mu­nau­taire la pro­blé­ma­tique du vil­lage. St-Séve­rin se vou­lait paroisse com­mu­nau­taire en plein cœur du Paris étu­diant, un vil­lage chré­tien et même un vil­lage bre­ton, car son curé le cha­noine Connan, ori­gi­naire de Bre­tagne, était au fond un vrai rec­teur bre­ton. Il est allé jusqu’à essayer d’implanter dans le Ve arron­dis­se­ment des cou­tumes vil­la­geoises bre­tonnes, telle la céré­mo­nie des rele­vailles.

Chan­ge­ment dans la conti­nui­té, ou conti­nui­té du chan­ge­ment déjà amor­cé… Rien ne lais­sait donc pré­voir les rup­tures qui ont sui­vi ?

Une petite musique se fait entendre cepen­dant en contre­point de cet air domi­nant. C’est celle d’une ligne de rup­ture plus mar­quée, qui va se déve­lop­per dans les années soixante-dix, en ten­tant de mar­gi­na­li­ser la paroisse. Elle consi­dé­rait la paroisse com­mu­nau­taire elle-même comme un écran pour l’évangélisation et en plus comme un mau­vais ter­rain, puisque on y res­tait entre soi, alors que l’objectif de la mis­sion est d’aller vers « ceux qui sont loin », for­mule qu’on retrou­ve­ra sou­vent. Mais comme j’ai étu­dié la struc­ture parois­siale, je n’ai pu voir appa­raître cette ten­dance que d’une manière biai­sée, puisque bien enten­du elle trou­ve­ra sa pleine expres­sion dans les mou­ve­ments. Elle se déve­lop­pe­ra plus pré­ci­sé­ment dans les mou­ve­ments d’Action catho­lique spé­cia­li­sée, car les mou­ve­ments d’Action catho­lique géné­rale, prin­ci­pa­le­ment les gros bataillons de l’époque, ceux de l’ACGF, Action catho­lique géné­rale des Femmes, sont lar­ge­ment « empa­rois­sia­li­sés ». L’évolution est en train de s’esquisser au niveau natio­nal, volon­té de se déta­cher de la paroisse, mais n’est encore qu’en ges­ta­tion. Au tour­nant des années 1965, il y a des ten­ta­tives pour conci­lier l’approche parois­siale com­mu­nau­taire avec cette approche du tout Action catho­lique, et pour don­ner aux mou­ve­ments la pre­mière place au sein de la paroisse. Par exemple, à N.-D. du Rosaire dans le XIVe arron­dis­se­ment, les curés ont essayé de réa­li­ser cette sym­biose. Si bien qu’on aura ces trois lignes : paroisse d’œuvres, paroisse com­mu­nau­taire, et sym­biose entre l’approche parois­siale et l’approche de l’Action catho­lique.

Alors qu’au début des années soixante rien n’était donc encore déci­dé, le bas­cu­le­ment a com­men­cé à se pro­duire vers 1965.

Il faut évo­quer le car­di­nal Fel­tin qui a diri­gé le dio­cèse entre 1949 et 1966. Le car­di­nal Fel­tin a refu­sé de tran­cher. Il a été, comme il l’a dit, un homme de patro­nage. Or le patro­nage est un des points sur les­quels les lignes pas­to­rales vont jus­te­ment s’opposer. C’est un dos­sier sur lequel il y a des atti­tudes de conflit nettes dans les années soixante-dix. Le car­di­nal Fel­tin a, d’un côté, sou­te­nu la Mis­sion de Paris en s’engageant per­son­nel­le­ment aux côtés des prêtres-ouvriers fidèles à Rome. De l’autre côté, en 1966, il est venu inau­gu­rer les nou­veaux locaux du patro­nage de St-Fran­çois-Xavier. Le car­di­nal, tout au long de son épis­co­pat, a accueilli les repré­sen­tants de lignes pas­to­rales diver­gentes, a fait à cha­cune sa place dans le dio­cèse. De ce point de vue, les années conci­liaires et les années de l’immédiat après Concile (1965–1968) sont celles où l’on voit les lignes pas­to­rales se dur­cir, se radi­ca­li­ser. L’idée se mani­feste qu’on ne peut plus main­te­nir cette ges­tion anté­rieure du « tout à tous » et que l’on doit choi­sir. L’orientation du nou­vel arche­vêque, Mgr Pierre Veuillot, sera claire : il choi­sit dans le sens de l’option mis­sion­naire, c’est-à-dire, dans un pre­mier temps, en pri­vi­lé­giant la paroisse com­mu­nau­taire par rap­port à la paroisse d’œuvres — car la confu­sion sub­siste tou­jours —, et dans un second temps, en don­nant une prio­ri­té à l’aumônerie d’Action catho­lique. L’idée se déve­loppe, d’une part que la nou­velle orien­ta­tion est légi­time en ce sens qu’elle serait plus effi­cace (la paroisse d’œuvres, y com­pris la paroisse com­mu­nau­taire ayant fait fausse route), et d’autre part que, de toute façon, on sera contraint de sor­tir de la struc­ture de la paroisse pour des rai­sons maté­rielles. Car on parle déjà beau­coup de pénu­rie de prêtres. Cela peut faire sou­rire aujourd’hui par rap­port à ce que nous connais­sons, mais cette pénu­rie était alors pré­sente dans les dis­cours comme une réa­li­té pros­pec­tive. On disait en sub­stance : « Dans dix ans, il n’y aura plus assez de prêtres et nous n’aurons plus les moyens de faire vivre la struc­ture parois­siale. Pré­pa­rons-nous au chan­ge­ment avant d’avoir à le subir ». Une pre­mière inflexion a donc lieu dans les années 1965–1968. Dans ces deux ou trois années qui pré­cèdent 1968, un dur­cis­se­ment des posi­tions est per­cep­tible et l’on voit appa­raître en fili­grane ce qui va se déve­lop­per à par­tir du choc de 1968 dans des cir­cons­tances dra­ma­ti­sées.

Peut-on dire que l’évolution litur­gique s’est faite, dans ces années soixante, de la même manière que l’évolution pas­to­rale : conti­nua­tion d’un renou­vel­le­ment com­men­cé anté­rieu­re­ment ; puis accé­lé­ra­tion vers 1965 ?

Mon tra­vail a deux limites en ce domaine. La pre­mière limite est la limite chro­no­lo­gique : 1968. Ce que je peux avan­cer n’est valable que pour la décen­nie qui pré­cède la pleine réforme, celle de la consti­tu­tion Mis­sale Roma­num de 1969. La deuxième tient au fait que Paris n’est pas la France : on ne per­dra pas de vue ces deux res­tric­tions dans ce qui suit.
Une paroisse-clé du mou­ve­ment litur­gique pari­sien a été St-Séve­rin, avec les PP. Connan et Pon­sar. La nou­velle équipe s’installe à St-Séve­rin en 1947. Elle est en contact étroit avec le Centre de Pas­to­rale litur­gique de Vanves. La paroisse voi­si­nait avec St-Sul­pice, une paroisse éga­le­ment très enga­gée dans le mou­ve­ment litur­gique dès les années cin­quante. Quand j’ai inter­ro­gé le P. Pon­sar et que je lui ai deman­dé ce qu’avait repré­sen­té pour lui le Concile, sa réponse a été natu­relle : « La confir­ma­tion de nos intui­tions. Nous appli­quions les idées du Concile vingt ans avant ». Ceci dit, la pra­tique litur­gique d’un Michon­neau, à Colombes, était fort dif­fé­rente de ce qui sera sou­vent appli­qué dans les années soixante-dix. A l’époque que j’ai étu­diée, on trouve des gens qui ne pra­ti­quaient pas des litur­gies a mini­ma, mais qui étaient au contraire des par­ti­sans de litur­gies a maxi­ma, si j’ose dire. On ne sup­pri­mait pas : on ajou­tait, on expli­quait. Il est très frap­pant de voir avec quelle minu­tie les prêtres de St-Séve­rin pré­pa­raient chaque office. Dans les conseils heb­do­ma­daires de l’équipe sacer­do­tale, la par­tie de la pré­pa­ra­tion de la litur­gie occu­pait un temps impor­tant, et était extrê­me­ment pré­cise : elle concer­nait les atti­tudes, jusqu’à l’expression du visage du diacre ! Tout était pas­sé au crible, tout était minu­té, pré­pa­ré, pen­sé. Le bul­le­tin parois­sial de l’époque détaille tous les rites de la messe, en donne l’origine, en fait l’explication.
Dans la période des années soixante, on voit donc se déve­lop­per l’influence du mou­ve­ment litur­gique à par­tir de quelques tests : l’autel face au peuple, la trans­for­ma­tion de l’architecture inté­rieure, la pré­sence d’un ani­ma­teur, le déve­lop­pe­ment des messes dia­lo­guées, l’esquisse de la sépa­ra­tion entre litur­gie de la parole et litur­gie de l’eucharistie, et sur­tout, selon la for­mule d’un des cahiers spé­ciaux de St-Séve­rin, la dis­po­si­tion « des chré­tiens autour de l’autel ». Il y a pro­duc­tion de nou­veaux rites : pro­ces­sion, offrandes, uti­li­sa­tion de para-litur­gies, litur­gies de la lumière et de l’eau. Tout cela reste cepen­dant dans un cadre juri­dique : en 1957, l’équipe de St-Séve­rin se fera rap­pe­ler à l’ordre à pro­pos d’entorses aux rubriques sur cer­tains points pré­cis et les prêtres y met­tront bon ordre.
L’influence du mou­ve­ment litur­gique est pré­sente dans les paroisses de manière inégale. St-Nico­las-du-Char­don­net, à quelques pas de l’église St-Séve­rin, avait un public ter­ri­to­ria­le­ment sem­blable (St-Séve­rin drai­nait cepen­dant beau­coup de gens exté­rieurs au Quar­tier latin). Mais ces deux paroisses si proches étaient à des années-lumières l’une de l’autre. St-Nico­las-du-Char­don­net et St-Médard étaient deux kystes au sein du doyen­né du Ve et VIe arron­dis­se­ment.

St-Nico­las-du-Char­don­net était une paroisse tra­di­tion­nelle ?

Tout à fait ! St-Nico­las-du-Char­don­net était une paroisse tra­di­tion­nelle, dans le sens de l’époque évi­dem­ment, avec un homme comme le cha­noine Régnault, qui s’était pas­sion­né pour l’Action catho­lique dans sa jeu­nesse. C’était une paroisse plu­tôt âgée, plu­tôt som­no­lente, par rap­port au brio, au dyna­misme qu’a eu la paroisse St-Séve­rin jusqu’au Concile. Ensuite l’originalité de cette der­nière est deve­nue moins grande.

Vous avez obser­vé qu’esthétiquement le mou­ve­ment litur­gique et l’apparition des réformes conci­liaires cor­res­pondent à un style très daté.

Il est frap­pant de consta­ter la conver­gence entre l’esthétique de l’époque (Le Cor­bu­sier, les H.L.M., mise en scène à la Wag­ner) et le thème conci­liaire du dépouille­ment, le goût de la sim­pli­ci­té des formes et du décor inté­rieur des églises. Ins­pi­rés par des consi­dé­ra­tions dif­fé­rentes, conser­va­teurs de la Ville de Paris et curés se rejoi­gnaient quant à leurs choix esthé­tiques. Cer­taines mesures qua­li­fiées par d’aucuns d’iconoclastes ont été récla­mées par les auto­ri­tés admi­nis­tra­tives.

Le pre­mier train de réformes conci­liaires date de 1964.

Quand le Concile a pris en compte les grandes idées du mou­ve­ment litur­gique, l’application dans un pre­mier temps, à Paris, s’est faite sans dif­fi­cul­té, en ce sens que le ter­rain était bien pré­pa­ré dans l’ensemble. C’est un point sur lequel on n’a pas suf­fi­sam­ment insis­té : il y a dans l’histoire de la réforme litur­gique une période (1963–1969) dif­fé­rente de celle qui a sui­vi. Le regard rétros­pec­tif, qui fait de Vati­can II une nais­sance, fausse le point de vue, en ce sens que la consti­tu­tion conci­liaire sur la litur­gie de 1963 est fort dif­fé­rente de la consti­tu­tion Mis­sale Roma­num de 1969. Les prin­cipes géné­raux sont posés mais rien ne lais­sait pen­ser que la langue litur­gique serait inté­gra­le­ment aban­don­née et rien ne lais­sait non plus pen­ser que le canon romain serait trans­for­mé ou rema­nié. C’est un point qu’il faut sou­li­gner : Mgr Lefebvre, oppo­sant s’il en fut, a voté la consti­tu­tion litur­gique sans état d’âme. Il en a fait la pro­mo­tion à ses confrères spi­ri­tains, avec quelques réserves et une inter­pré­ta­tion mini­ma­liste, mais il n’y voyait pas d’obstacle fon­da­men­tal.
La période de 1963 à 1969 a donc été une période de tran­si­tion. On peut même dire que l’essentiel de la réforme était à peu près acquis en 1969, tout au moins dans ce qui en était la marque la plus visible, c’est-à-dire le pas­sage à la langue ver­na­cu­laire : il s’est fait de façon pro­gres­sive à par­tir de 1964. Au prin­temps 1965, on pou­vait célé­brer la messe entiè­re­ment en fran­çais, à l’exception du canon romain. A l’automne 1967 elle pou­vait être célé­brée entiè­re­ment en fran­çais.
Les pre­mières appli­ca­tions de la réforme litur­gique sont des appli­ca­tions qui sont dans l’ensemble modé­rées — très modé­rées même dans un cer­tain nombre de paroisses où sub­siste l’ancien rituel, mais c’est il est vrai un fait mino­ri­taire. Cer­taines paroisses (St-Louis‑d’Antin, St-Augus­tin) ont avan­cé de manière très pon­dé­rée en veillant à ne pas rompre avec l’héritage cultu­rel. C’est après 1968 qu’il y a une accé­lé­ra­tion. Les rythmes de la réforme ne seront plus les mêmes, avec sur­tout la volon­té de l’imposer comme voie unique, du jour au len­de­main.

A la manière de la révo­lu­tion de Mao, pour citer le car­di­nal Lus­ti­ger.

Exac­te­ment ! Il y a deux temps : le rythme, l’approche du temps des années soixante n’est pas la même que celle des années soixante-dix. Les années soixante-dix me paraissent mar­quées dans le domaine litur­gique comme dans le domaine pas­to­ral au sceau de l’urgence. On veut faire vite, et on veut faire sys­té­ma­tique. Alors que dans les années soixante, il y a une influence qui pro­gresse plus ou moins len­te­ment, avec la volon­té de ne pas tran­cher dans le vif. Cette période de tran­si­tion est donc une période com­plexe : les modi­fi­ca­tions s’y font par petites touches. Entre 1963 et le 1er jan­vier 1970, en France, les modi­fi­ca­tions gardent un carac­tère facul­ta­tif. En ce sens, il y a eu dans cette période un bi-ritua­lisme : le rite de St-Pie‑V conti­nuait d’être célé­bré dans un cer­tain nombre de paroisses, à cer­taines heures, concur­rem­ment avec la litur­gie en fran­çais. L’introduction du fran­çais a été la grande inno­va­tion de la période, mais elle n’a pas sou­le­vé de pro­blèmes majeurs à l’époque : il ne semble pas y avoir eu un atta­che­ment spé­cial à la langue latine dans la popu­la­tion parois­siale.

Vous par­lez de la popu­la­tion parois­siale, car c’est aus­si l’époque de la pro­tes­ta­tion des intel­lec­tuels contre l’abandon du latin : les plaintes de Mau­riac dans Le Figa­ro Lit­té­raire, les péti­tions d’écrivains.

Oui, mais dans les paroisses, ce que réclament les fidèles, c’est du silence, de l’intériorité, des temps de recueille­ment. L’ennemi numé­ro un des parois­siens récal­ci­trants, c’est l’animateur. Ils parlent de « capo­ra­lisme », de « bavar­dage ». Les parois­siens sont gênés dans leur approche de la messe, en ce sens que la litur­gie est conçue comme devant être com­mu­nau­taire, comme devant impli­quer chaque per­sonne. La mul­ti­pli­ca­tion des réponses, des actes à faire au sein de la litur­gie est l’application de ce qui est le thème domi­nant de l’époque et du mou­ve­ment mis­sion­naire : l’engagement. On voit sou­vent cet enga­ge­ment comme un enga­ge­ment syn­di­cal, enga­ge­ment dans la cité, enga­ge­ment dans les mou­ve­ments d’Action catho­lique, dans des cercles de réflexion. On ne per­çoit pas assez la réper­cus­sion que le thème a eue dans la litur­gie : il y a eu une volon­té d’engager le fidèle. Les bul­le­tins parois­siaux le disaient sou­vent : on ne doit pas assis­ter à la litur­gie, on doit y par­ti­ci­per. La par­ti­ci­pa­tion, par exemple le fait de chan­ter, y com­pris dans l’ancien rite, était consi­dé­rée comme une néces­si­té. Il fal­lait être pré­sent du début jusqu’à la fin et non pas par­tir immé­dia­te­ment après la com­mu­nion. En ce sens-là, j’ai pu par­ler de l’existence d’une part de néo-tri­den­ti­nisme dans l’esprit des réformes conci­liaires. On avait la volon­té de recon­ver­tir les pra­ti­quants. On esti­mait qu’ils étaient deve­nus trop indi­vi­dua­listes. La gêne des fidèles mani­fes­tait une sorte de réti­cence par rap­port à cet enga­ge­ment. On voit là une conti­nui­té dans la men­ta­li­té catho­lique en France : les cathé­drales asso­cia­tives du catho­li­cisme inté­gral, puis­santes et flo­ris­santes en Alle­magne, n’ont jamais été que de modestes cha­pelles en France. Il y a tou­jours eu beau­coup d’individualisme, de réserve, beau­coup de retrait. Emile Pou­lat a par­lé d’un « catho­li­cisme bour­geois ».
L’autre élé­ment de rejet dans les paroisses est le regret des chan­ge­ments concer­nant les chants. Il est cer­tain que l’introduction du réper­toire Géli­neau n’a pas tou­jours été bien per­çue. Il y avait un atta­che­ment au chant tra­di­tion­nel. Il y a eu en par­ti­cu­lier, à l’époque, une bataille autour de « Minuit chré­tien ». Ce sont des réac­tions qui sont très cultu­relles, qui touchent à la fois une cer­taine approche du sacré et de la pié­té au sein de la litur­gie, et qui mani­festent aus­si un atta­che­ment vis­cé­ral au lieu, au bâti­ment église. Car les fidèles étaient très atta­chés à l’aménagement inté­rieur des églises. Ils avaient le sen­ti­ment que le prêtre n’a pas pleine auto­ri­té sur la paroisse, qu’il ne peut déci­der à sa guise des sta­tues, des décors, de l’architecture. Près de trois-quarts de siècle après la Sépa­ra­tion, on retrouve l’esprit des conseils de fabrique, dans les­quels les fabri­ciens avaient juri­di­que­ment leur mot à dire sur l’aménagement des églises.

Para­doxe bien connu d’un idéal démo­cra­tique à marches for­cées, qui se heurte à la volon­té popu­laire !

Je peux citer le P. Yvan Daniel, qui me disait, avec beau­coup de regret : « Ah ! Il est vrai qu’à l’époque, nous ne consul­tions pas beau­coup les laïcs et que nous ne tenions pas grand compte de leur avis ». Un autre témoi­gnage m’a été don­né par le P. Pon­sar, à St-Séve­rin. Une équipe litur­gique avait été consti­tuée du temps du P. Connan, en 1961. Cette équipe litur­gique avait un rôle moteur et le P. Pon­sar se trou­vait en posi­tion de frein. L’orgue (dont Michel Cha­puis était titu­laire) était poin­té d’un doigt accu­sa­teur par les mili­tants de la com­mis­sion de litur­gie parce qu’il empié­tait sur le chant col­lec­tif. Les mor­ceaux étaient trop longs. Cer­tains l’auraient même condam­né au silence sans ver­gogne. Le P. Pon­sar, qui a tou­jours eu un sens très vif de l’esthétique en géné­ral et de la musique en par­ti­cu­lier, a dû se faire le défen­seur de l’orgue et de sa place au sein de la litur­gie. Mais, me disait-il, les choses évo­luant, à la fin de son minis­tère à St-Séve­rin, en 1967, il avait dis­sous la com­mis­sion de litur­gie. Car les rôles s’étaient inver­sés et la com­mis­sion était deve­nue beau­coup plus conser­va­trice que lui. Elle n’était plus utile. Il est inté­res­sant de voir qu’en fait cette par­ti­ci­pa­tion des laïcs était sou­vent une par­ti­ci­pa­tion-pré­texte. Serge Bon­net a par­lé des ava­tars du clé­ri­ca­lisme sous la Ve Répu­blique, dans un ouvrage fort célèbre. Les prêtres qui ont vécu cela en ont été conscients.

Qu’en était-il de la pra­tique reli­gieuse dans cette période ?

Je n’ai pas de sta­tis­tique pré­cise en dehors de celles publiées dans les papiers Bou­lard, la der­nière enquête géné­rale s’arrête en 1962. La crise me semble plu­tôt pos­té­rieure. La quan­ti­té de messes qui étaient pro­po­sées le dimanche dans les paroisses y com­pris modestes est impres­sion­nante. On voit cepen­dant appa­raître quelques sup­pres­sions de messes. Mais il faut prendre en compte la réa­li­té urbaine avec les deux carac­té­ris­tiques des années soixante à Paris. La pre­mière est le départ en week-end. La deuxième est un mou­ve­ment consi­dé­rable de trans­for­ma­tion de la ville elle-même : les quar­tiers du centre de Paris se vident de leur popu­la­tion ; cer­taines paroisses voient la nature de celle-ci chan­ger com­plè­te­ment (exemple, arri­vée de juifs d’Algérie, à par­tir de 1962). La mobi­li­té de la popu­la­tion se fait plus grande. D’après les chiffres du cha­noine Bou­lard, il y aurait un cer­tain tas­se­ment, mais pas consi­dé­rable et pas vrai­ment signi­fi­ca­tif, du nombre des bap­têmes. La chute appa­raît dans les pre­mières années de la décen­nie soixante-dix. Il faut savoir aus­si que Paris est tra­di­tion­nel­le­ment une ville de basse pra­tique, au moins pour les arron­dis­se­ments de la moi­tié Est et Sud.
Par contre la pra­tique de la confes­sion semble en régres­sion très forte. Les prêtres n’ont pas fait de sta­tis­tiques. Ils ont un cer­tain nombre d’indications per­son­nelles de mémoire : ils se sou­viennent des heures de pré­sence au confes­sion­nal, très for­te­ment réduites en fin de période. C’est aus­si l’époque des pre­mières célé­bra­tions péni­ten­tielles qui se déve­loppent à par­tir de 1965. Elles ont un grand suc­cès et jusqu’en 1968 elles sont tou­jours accom­pa­gnées d’absolutions indi­vi­duelles.

Que pen­sez-vous du motif sou­vent invo­qué à Rome concer­nant les phé­no­mènes de rejet que la réforme litur­gique a ren­con­trés dans les paroisses : elle n’aurait pas été suf­fi­sam­ment expli­quée aux fidèles ?

Il y a là une des légendes qu’il faut faire voler en éclats, tout au moins pour Paris. C’est une légende com­mode. Pour com­men­cer, il y a eu le déve­lop­pe­ment du mou­ve­ment litur­gique dont j’ai par­lé. La réforme a donc été pré­pa­rée, par­fois sur vingt ans. Ensuite, j’ai pu enquê­ter direc­te­ment sur les bul­le­tins parois­siaux et auprès des prêtres, et je peux dire qu’un énorme effort d’explication a été réa­li­sé, avec beau­coup d’inventivité sur le plan péda­go­gique. Les bul­le­tins parois­siaux ont été mobi­li­sés. Le prône a été uti­li­sé. Des répé­ti­tions ont été faites pour pré­pa­rer telle prière qui était intro­duite, tel pas­sage qui était modi­fié. Des confé­rences litur­giques, qui exis­taient par­fois aupa­ra­vant, ont été consa­crées à l’explication de la réforme. Des com­mis­sions de laïcs ayant pour mis­sion de jouer un rôle de relais entre le cler­gé et les parois­siens ont été mises en place presque par­tout. Des pan­neaux expli­ca­tifs ont été posés à l’entrée des églises. Il faut être clair : dire que la réforme a été mal expli­quée est véri­ta­ble­ment un faux pro­cès fait au cler­gé. D’où vient ce faux pro­cès ? Un gou­ver­ne­ment ne dira jamais : « Je me suis trom­pé », « tel choix n’a pas été conve­na­ble­ment fait ». Mais il dira : « Je ne me fais pas com­prendre », « je n’explique pas bien ». C’est une tra­di­tion gou­ver­ne­men­tale : ne pas s’interroger sur les choix que l’on fait, mais mettre les dif­fi­cul­tés sur un « défaut de com­mu­ni­ca­tion », pour uti­li­ser l’hexagonal d’aujourd’hui. Ce défaut de com­mu­ni­ca­tion, tout au moins pour Paris, est mythique.

Pro­pos recueillis par Claude Barthe

Catho­li­ca, n. 52